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La loi n°88-1138 relative à la «protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales» (dite loi Huriet-Sérusclat), fut votée en France le 20décembre 1988 ((→) m/s 2004, n°1, p.244). Dix ans plus tard, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) écrivait que cette loi fit «sortir la recherche de la clandestinité» [1]. Peut-on dire que c’était là une de ses raisons d’être ? Au lendemain du vote, J. Dangoumau répondait affirmativement : «Par la loi de 1988, la société, à travers ses représentants, accepte la recherche biomédicale chez l’homme, mais elle en définit le cadre dans le souci prioritaire de la protection des personnes» [2]. C’est ce cadre qui fait aujourd’hui l’objet d’une révision globale.

Le présent article, appuyé sur une recherche philosophique universitaire [3], propose un regard historique sur la genèse de la loi de 1988, fondé en partie sur des témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête IRC (information et consentement à la recherche médicale) [4] (voir aussi [5]) ainsi que sur la consultation de sources primaires[1]. Cette mise en perspective vise à rappeler comment la loi de 1988, en énonçant des normes pour la recherche scientifique sur l’être humain, posait aussi en principe sa légitimité.

Origine pharmacologique de la loi

Deux points de vue seront tout d’abord brièvement développés sur les origines de la loi Huriet. Cela permettra ensuite d’identifier la problématique à partir de laquelle cette loi fut élaborée, et enfin d’en interroger la figure «protectrice des personnes».

La loi Huriet appartient à l’histoire des textes normatifs: elle est intervenue après un certain nombre de codes, déclarations et guidelines édictés au cours de la seconde moitié du xxe siècle par différentes institutions non gouvernementales, définissant les bonnes conduites en matière de recherche scientifique avec expérimentation humaine. Si, de ce point de vue, la loi de 1988 est congruente avec les recommandations s’adressant au chercheur dans la Déclaration d’Helsinki en 1964 [6], elle occupe en même temps une place singulière dans le champ bioéthique. Nous verrons en effet que dans le système juridique français, la loi Huriet constitue un fait justificatif visant à écarter les sanctions pénales qui seraient autrement applicables aux pratiques d’expérimentation humaine.

La loi Huriet fait suite à l’élaboration, particulièrement importante depuis les années 1960, de réglementations touchant la production et la commercialisation des produits pharmaceutiques [7]. Afin d’assurer la sécurité des médicaments (objet d’une préoccupation grandissante des opinions publiques) produits par l’industrie et mis sur un marché de plus en plus ouvert à l’international, les instances européennes et nationales ont cherché à harmoniser les réglementations touchant à leur validation et à leur contrôle. C’est dans ce cadre que l’ordonnance du 23 septembre 1967 institua en France la procédure d’Autorisation de mise sur le marché (AMM), remplaçant le système de validation des médicaments par des cliniciens-experts, en place depuis 1941. La directive européenne du 20 mai 1975 (75-318) rendit ensuite obligatoire pour l’obtention de l’AMM la présentation de résultats d’essais cliniques de toxicité, de tolérance, d’efficacité… réalisés chez l’homme, et notamment chez l’homme sain. Les essais chez l’homme devenant obligatoires, il est normal que leur existence fût entérinée juridiquement. Selon ce premier point de vue, la loi de 1988 trouve son origine dans une double normativité : législative, concernant l’obligation de procéder à des essais de médicaments chez l’être humain pour obtenir l’AMM, éthique et déontologique, concernant la manière dont ces essais peuvent être conduits.

La loi de 1988 appartient aussi à l’histoire des sciences : elle est un prolongement, dans le champ normatif, d’une évolution historique de la science biomédicale. Rappelons que les essais biomédicaux chez l’être humain n’ont pas toujours été conçus comme relevant de pratiques scientifiques spéciales. L’application de méthodes numériques à la clinique et à l’évaluation critique de la pharmacopée remonte au moins au xixesiècle, mais n’a pris son essor en France que bien après 1945. Il y a quelques décennies à peine, «en France, essayer un médicament revenait à le donner à des malades» (IRC-GT01)[2].

Dans les années 70, c’est via la pharmacologie clinique, discipline mixte mobilisant les statistiques dans l’activité de recherche clinique, qu’ont été introduits dans les essais de médicaments les aspects méthodologiques fondamentaux de l’expérimentation clinique (contrôle contre placebo, randomisation, double-aveugle…). En permettant de valider un produit avec une certaine fiabilité, cette jeune discipline scientifique a accompagné l’évolution rapide des réglementations, ce qui permettait en même temps la standardisation des normes méthodologiques suivies. En l’occurrence, la Direction de la pharmacie et du médicament (remplacée en 1993 par l’Agence du médicament, puis en 1998 par l’AFSSAPS), l’un des relais institutionnels des réformateurs français [8], nommait, dès la création en 1978 de la Commission d’autorisation de mise sur le marché, des pharmacologues cliniciens formés aux standards internationaux; cette procédure introduisit une rupture avec le système antérieur, qui fondait la validation d’un médicament sur la conviction clinique d’un expert de renom plutôt que sur l’administration de preuves selon des méthodes référencées. L’émergence de standards scientifiques pour les essais de médicaments peut se comprendre, de ce second point de vue, comme une précondition historique de la réflexion normative sur ce qu’il convient de faire et ne pas faire en matière d’expérimentation.

En définitive, la genèse de la loi Huriet apparaît imbriquée dans une histoire à deux voix : celle des normes éthiques et réglementaires, apparues au cours des cinquante dernières années, et celle de l’introduction en France des méthodes de l’expérimentation clinique.

Enjeux d’une intervention législative

En 1982, le «rapport Dangoumau» [9], du nom du directeur de la Pharmacie chargé par le ministre J.Ralite de faire le point sur les essais de médicaments en France, jetait un pavé dans la mare en dénonçant l’incohérence d’une législation imposant d’un côté de mener des essais de médicaments afin d’évaluer leur sécurité et leur efficacité, et empêchant de l’autre, par l’absence de cadre juridique approprié, qu’ils aient lieu dans de bonnes conditions. Un avant-projet de loi fut rédigé dans le sillage de ce rapport, mais le gouvernement Fabius renonça à le présenter devant le Parlement en 1985 [10]. Un an plus tôt pourtant, le Comité consultatif national d’éthique avait consacré l’un de ses premiers avis [11] à ce problème et préconisait lui aussi une intervention du législateur. Parmi d’autres initiatives [12], c’est finalement une proposition de loi d’origine sénatoriale qui permit, en 1988, de trouver une issue. Comment s’expliquer que des initiatives à ce point convergentes n’aient pas abouti plus tôt ?

Le problème majeur que ces différentes initiatives avaient pour objectif de régler résidait dans les essais (dits de phase I) menés sur des volontaires sains, recrutés et rémunérés par des centres spécialisés pour procéder aux premières études pharmacologiques chez l’homme des futurs médicaments. Avant 1988, la jurisprudence constitutive du droit médical tendait à considérer ce type d’essais comme pénalement punissable, pour les motifs suivants : «administration de substances nuisibles à la santé», «coups et blessures», ou même, selon certains, «empoisonnement». Cette menace n’empêchait pas que de tels essais aient lieu, mais les reléguait dans une clandestinité qui, en donnant licence à des essais de qualité parfois très médiocre, rendait d’autant plus difficile l’aveu public de leur existence. De plus, «les conséquences dommageables d’un acte volontaire ne [pouvant] être assurées» [13], les responsables d’essais faisaient face à un risque économique et juridique jugé difficilement supportable.

D’aucuns, cependant, considéraient que la responsabilité des expérimentateurs ne devait pas être atténuée par une autorisation législative, et que l’illégalité incitait les cliniciens à la prudence. Mais la crainte qu’éclate un scandale concernant des cobayes humains (qu’on se rappelle l’émoi soulevé par l’«affaire Milhaud» en 1985 [14]) poussa un groupe de cliniciens-chercheurs et d’industriels, soutenus par l’administration, à demander que soient légalement autorisés ces essais chez l’homme. Un colloque organisé en 1987 par des pharmacologues-cliniciens réunis en «Association pour la législation des essais sans but thérapeutique» sensibilisa des parlementaires et permit de déboucher quelques mois plus tard sur le vote de la loi Huriet. Mais si «le moteur de la loi était l’essai sur volontaire sain» (IRC-GT22), il ne pouvait pas constituer son motif juridique. Puisque c’était la finalité expérimentale des essais qui posait un problème, les essais de médicaments pratiqués chez des malades parallèlement à leur prise en charge - essais tout aussi scientifiques que ceux menés sur des volontaires sains - étaient également concernés. Cela rendit infiniment plus sensible et complexe le processus législatif engagé.

Le fait de mener une recherche conjointement à une prise en charge de soin rend délicate, aussi bien pour le médecin que pour le patient, la distinction entre les deux dimensions de la relation [15]. Celles-ci sont pourtant tout à fait différentes : il existe toujours dans le soin une incertitude, irréductible parce qu’inhérente à tout acte médical, qui ne représente toutefois qu’une contrainte externe ; dans les actes de recherche, à l’inverse, c’est l’incertitude, l’objectif de connaissance, qui est au coeur de la démarche. Mais «la crainte que le patient ne comprenne pas cet aspect des choses» rend malaisé pour le médecin de le rendre explicite : «il est très difficile de dire à un patient : je ne sais pas» (IRC-GT11).

C’est donc en fait l’essentiel de la tradition clinique, ce «cadrage particulier du travail médical autour du chevet du malade» [16], qui se trouvait remis en jeu dans le fait de reconnaître publiquement l’existence de recherches - menées auprès de malades ou non - distinctes de l’activité thérapeutique. L’approche statistique de l’évaluation des médicaments implique une dénaturation du colloque singulier entre le médecin et son patient, en particulier parce qu’elle impose un travail tourné vers le collectif, tant du point de vue du recrutement d’une population de sujets que de celui de l’équipe de recherche, qui doit réunir plusieurs compétences (clinique, statistique…). Légaliser les actes de recherche clinique impliquait de franchir un cap, de rompre avec un modèle d’expertise individuelle jusqu’alors garante de la relation médecin/malade. La très lente pénétration du mode de pensée statistique dans le milieu médical français, et l’hostilité d’une profession envers toute intervention des pouvoirs publics dans la relation médicale constituaient les obstacles de fond rencontrés par une demande paradoxalement restreinte, à l’origine, aux essais sur volontaires sains.

Bénéfice et protection des personnes

La loi Huriet a assez tôt distingué deux sortes de recherches, en fonction de la présence ou non d’un bénéfice direct potentiel pour le sujet. Elle s’inspirait de la déclaration d’Helsinki faisant une distinction analogue entre recherches clinique et non clinique (distinction d’ailleurs abandonnée dans sa dernière révision à Edimbourg [17]). La loi reconnaissait donc l’existence de recherches sur l’être humain, mais les considérait du point de vue du bénéfice individuel que pouvait, ou non, en attendre le sujet. La différence entre le soin et la recherche, entre la visée de l’intérêt du patient et celle de l’obtention d’une connaissance, s’en trouvait par là même brouillée. En revanche, la démarcation entre deux types de recherche, fondée sur la notion de bénéfice individuel, fut confortée par la trajectoire inattendue de la proposition de loi : originellement destinée à autoriser les «essais non thérapeutiques» sur volontaires sains, elle vit son champ d’application étendu, d’abord à toutes les phases d’essais de médicaments, puis aux recherches biomédicales dans le sens large du terme. Tout s’est alors passé comme si l’on avait cherché à maintenir la distinction entre deux situations (essais sur volontaires sains/essais thérapeutiques) souvent considérées comme essentiellement différentes du point de vue de leur justification éthique.

La référence à un bénéfice individuel direct est parfois tenue pour une condition de la protection des personnes, ce bénéfice devant par exemple être majeur pour les recherches sur des patients fragilisés (art. L.1121-5 du Code de la santé publique). Une telle conception fut renforcée par l’affichage choisi pour le texte de loi. Tout indique en effet que la notion de «protection des personnes», apparue tardivement dans la genèse du texte, a vraisemblablement constitué un renversement utile, permettant de rendre plus présentable devant le Parlement un projet de légalisation de l’expérimentation humaine (IRC-GT24). Cela donnait une tonalité humaniste (voir par exemple [18]), une dimension «éthique» favorable à la discussion apaisée d’un texte d’une telle importance symbolique.

Il ne s’agit pas ici de dire, cyniquement, que la référence à l’éthique et à la protection des personnes a permis au législateur d’avancer masqué pour «vendre le corps du citoyen» à l’industrie pharmaceutique [19], mais plutôt de souligner la fonction d’écran remplie par la notion de «protection des personnes» : en donnant à penser que le texte avait d’abord pour motif de protéger les personnes, elle conduit naturellement à faire jouer un rôle cardinal à la notion de bénéfice individuel.

Or, si la loi de 1988 recèle une dimension éthique et protège effectivement les personnes, n’est-ce pas plutôt simplement parce qu’en reconnaissant que des investigations scientifiques sur l’être humain existent, elle a permis de les ancrer dans un ensemble de normes bien à propos (principe d’information des personnes et de recueil de leur consentement, condition d’intérêt scientifique des recherches, proportionnalité entre les risques pour le sujet et l’intérêt de l’objectif poursuivi, révision par un comité indépendant, régime de responsabilité favorable au sujet…) ?

Conclusions

Réévaluer les normes juridiques s’appliquant aux recherches sur l’être humain est une tâche complexe, qui consiste notamment à éprouver la cohérence de ces normes, juger de leur application concrète sur le terrain, rechercher leur accord avec des valeurs sociales possiblement conflictuelles. Nous avons rappelé les modalités historiques de naissance de la loi française sur l’expérimentation humaine : son motif initial était de lever une lourde ambiguïté juridique concernant les pratiques d’essais scientifiques de médicaments sur des volontaires ; mais ces pratiques n’étaient alors que partiellement comprises, tant dans l’habitus médical que dans les représentations communes. La mise en perspective historique des concepts juridiques proposée ici permet de rappeler que le champ normatif des recherches biomédicales fait fonds sur des choix de société longtemps restés implicites.