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En mémoire de Francis Harry Compton Crick

L’essor de la génétique classique au cours de la première moitié du xxe siècle est l’histoire d’une des grandes réussites de notre temps, et cette histoire est bien connue. Cependant, malgré ces nombreux succès, la question demeure : quelle sorte d’objet un gène peut-il être, qui puisse se reproduire lui-même avec une fidélité aussi remarquable, génération après génération? De fait, ce fut cette propriété-là du gène, la manifestation d’« une durabilité ou permanence quasi miraculeuse », qui laissa autant perplexe Schrödinger, au point de lui donner l’idée de s’attaquer à cette question, la plus vaste de toutes : « Qu’est-ce que la vie ? » Pour Schrödinger, il paraissait évident que la question de savoir ce qui conférait au gène une telle durabilité, ce qui le dotait de son apparente immunité à l’égard de la seconde loi de la thermodynamique (sa « permanence inexplicable par la physique classique »), touchait au coeur même de la distinction entre êtres vivants et êtres non vivants. Il croyait non seulement que la réponse à cette question résoudrait le problème de l’hérédité, mais aussi qu’elle expliquerait la capacité tout aussi remarquable des organismes à se maintenir malgré les dommages causés par l’entropie, de perdurer beaucoup plus longtemps que les lois de la physique ne le laisseraient prévoir. En bref, elle nous fournirait le secret de la vie.

Hélas, Schrödinger ne découvrit pas le secret de la vie. En tant que l’un des pères de la mécanique quantique, il n’est pas surprenant qu’il ait entrevu la solution de ce problème dans l’explication que la théorie avait déjà donnée de la stabilité chimique des molécules. Le modèle particulier de la structure des gènes sur lequel il fondait ses espoirs avait été proposé en 1935 par deux physiciens et un généticien. Dans leur description, le gène était représenté comme un système mécanique quantique qui tirait sa stabilité de la valeur élevée de la barrière énergétique séparant un état d’un autre. Les contributions théoriques au modèle furent réalisées par Max Delbrück (un étudiant de Niels Bohr) et, en conséquence, Schrödinger y faisait référence comme au « modèle de Delbrück », ajoutant aux spéculations de ce dernier la proposition provocante selon laquelle le gène n’était pas seulement une grande molécule, mais un « cristal ou solide apériodique ». De fait, il ne voyait pas d’« autre alternative à l’explication moléculaire de la substance héréditaire». Comme il l’écrivait, « l’aspect physique ne nous laisse aucune autre possibilité pour rendre compte de sa permanence. Si le modèle Delbrück devait échouer, nous n’aurions plus qu’à abandonner d’autres tentatives ».

Cependant, le modèle de Delbrück échoua bel et bien, et la solution de Schrödinger avec lui. Toutefois, même avec tous ses défauts, le réel effort entrepris par un physicien si éminent pour résoudre un problème biologique tellement fondamental constitua une puissante source d’inspiration pour toute une génération de jeunes physiciens et biologistes, en les encourageant dans leurs propres recherches pour découvrir la structure moléculaire du gène. Et ils ne tardèrent pas à réussir. Ce succès, néanmoins, ne fut pas la conséquence de spéculations théoriques, mais celle d’une série de comptes rendus expérimentaux qui limitèrent la recherche à la structure d’un candidat chimique spécifique.

La voie qui conduisit les biologistes à accepter l’ADN comme étant le matériel génétique a une longue histoire, riche et bien étudiée. Dans la plupart des exposés de vulgarisation, cependant, cette histoire commence avec l’article d’Avery, MacLeod et McCarty, qui démontrait par l’expérience directe que l’ADN était le support de la spécificité biologique (du moins chez les bactéries). Cet article désormais classique fut publié la même année (1944) que le livre de Schrödinger. Les auteurs y produisent des preuves solides montrant que l’ADN « [devait] être considéré non seulement comme important structurellement, mais aussi comme fonctionnellement actif dans la détermination des activités biochimiques et des caractéristiques spécifiques des cellules de pneumocoques ». Mais tout le monde n’en fut pas immédiatement convaincu. En fait, ce ne fut qu’après la presque aussi célèbre « expérience du mixer » de Hershey et Chase, en 1952, que la plupart des biologistes furent acquis à l’idée que le matériel génétique était constitué d’ADN.

Moins d’un an plus tard, Watson et Crick trouvèrent le filon. Lorsqu’ils eurent mis la dernière touche à leur modèle de la structure de l’ADN, au printemps 1953, Watson rapporte que Crick « courut au bar Eagle pour dire à tous ceux qui pouvaient l’entendre que nous avions découvert le secret de la vie ». Il n’est pas difficile de comprendre cet enthousiasme. Non seulement cette structure suggérait un mécanisme pour la remarquable capacité d’autoréplication du gène, un mécanisme étonnant par sa grande simplicité, mais aussi, en même temps, elle fournissait une explication (également simple) de la stabilité du gène, c’est-à-dire de la fidélité prétendue miraculeuse avec laquelle il pouvait être copié pendant tant de générations. L’appariement complémentaire des bases pouvait, d’un seul coup, faire le travail à la fois de réplication et de conservation ou, du moins, c’est ce qu’il semblait.

Si l’on supposait (comme on le faisait) que l’ADN était une molécule intrinsèquement stable et que l’appariement complémentaire des bases s’effectuait sans erreur, alors il ne fallait rien de plus. Dans un certain sens, l’on pourrait même dire que le triomphe de Watson et Crick donnait rétrospectivement une justification aux spéculations antérieures de Schrödinger. Du point de vue avantageux du modèle simple qui se dégageait désormais, sa proposition d’un cristal ou d’un solide apériodique comme structure du gène (et peut-être du chromosome tout entier) acquérait, au moins avec le recul, une aura de prophétie.

L’exploit de Watson et Crick reste sans rival dans les annales de la biologie du xxe siècle, et cela vaut la peine de s’y attarder un moment pour apprécier l’extraordinaire sentiment de satisfaction qui accompagna leurs découvertes. Depuis le début du siècle, la notion de gène, conçu comme une entité autoréplicative portant le secret de son immortalité dans sa structure même, avait été l’objet principal de la génétique, mais personne n’avait jamais été capable de dire de quelle sorte de matériel une telle entité pouvait être constituée. Désormais, après plus de cinquante ans, on avait démontré qu’une substance chimique réelle, déjà connue pour être l’un des constituants de base des chromosomes, possédait les propriétés nécessaires pour définir le gène. Avant même que l’on élucidât le mécanisme par lequel la séquence de nucléotides dans une molécule d’ADN pouvait être traduite en une séquence d’acides aminés dans une molécule de protéine, la certitude était répandue que la base matérielle de la génétique avait été enfin établie.

La décennie qui suivit sembla quasi héroïque. Tous les problèmes fondamentaux de la biologie cédèrent rapidement, sans difficulté ni surprise. En 1968, un article intitulé That was the molecular biology that was (Ce qu’était la biologie moléculaire) parut dans la revue Science. Gunther Stent, un participant actif à cette nouvelle recherche passionnante, y décrivait le prochain déclin de la discipline qui était, « la veille encore, un domaine d’avant-garde, désormais un champ d’investigation définitivement banal ». D’après Stent, en 1963, la biologie moléculaire était déjà entrée dans ce qu’il appelait sa « phase académique ». Il écrivait: « Tout espoir de voir encore apparaître des paradoxes dans l’étude de l’hérédité a été abandonné depuis longtemps, et la seule chose qui demeure aujourd’hui, c’est la nécessité de régler les détails. »

L’histoire des sciences est remplie d’ironie, et les conséquences du tour de force de Watson et Crick ne souffrent pas d’exception. Comme chacun sait, désormais, Stent ne pouvait pas se tromper davantage. La carrière de la biologie moléculaire après 1968 fut tout sauf un déclin.