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Des brevets très larges

Le monopole légal revendiqué par Myriad Genetics en Europe était singulièrement large[2]. Il reposait sur la superposition de trois types de brevets sur le gène BRCA1 et d'un brevet sur le gène BRCA2.

Le premier brevet[3], entièrement révoqué aujourd'hui, revendiquait une méthode de diagnostic génétique pour le cancer du sein et de l'ovaire consistant : (1) à prélever un échantillon d'ADN chez un patient ; (2) à détecter une altération dans la séquence du gène BRCA1 en comparant le gène du patient et un gène de référence ; (3) à établir la signification médicale de cette altération. La portée de ce brevet était très étendue : premièrement, parce qu'il réclamait toute méthode de diagnostic génétique utilisant le gène BRCA1, sans limitation de procédés techniques particuliers ; deuxièmement, il revendiquait la séquence du gène comme l'outil de base du diagnostic génétique (la séquence revendiquée constituant le standard, l'étalon, qui permet de détecter les mutations dans les échantillons des patients). Bien qu'il ne s'agisse pas d'un brevet de produit revendiquant directement le gène en tant que substance, la séquence, sa description, sa nouveauté, l'activité inventive qu'il a été nécessaire de déployer pour l'identifier, furent au coeur de la discussion sur la recevabilité de ce brevet, bien plus que les diverses méthodes de test énumérées qui étaient largement connues par la communauté scientifique et médicale au moment du dépôt du brevet. Ce brevet fut d'ailleurs révoqué sur la base des erreurs contenues dans la séquence revendiquée par Myriad.

Ce brevet de méthode est complété par un brevet de produit qui jouit d'une protection plus large encore[4]. Le brevet portant sur le gène BRCA1 revendique la séquence génétique isolée en tant que « produit » ainsi que ses produits dérivés (la protéine codée par le gène ainsi que ses anticorps, les cellules transformées et les animaux transgéniques dans lesquels le gène est inscrit), les usages de la séquence comme sonde, des vecteurs contenant le gène, les méthodes de production de protéines recombinantes, et les diverses applications médicales ou industrielles de ce gène (diagnostiques, thérapeutiques et les méthodes de screening de médicaments anticancéreux qui utiliseraient une cellule hôte transformée). La portée de ce type de brevet est dite absolue [1, 2], au sens où elle protège toute reproduction et utilisation de ce gène, y compris les nouvelles applications qui n'ont pas été envisagées ou démontrées par le titulaire du brevet. Dans le domaine de la génétique, le pouvoir de contrôle de tels brevets est susceptible de s'étendre à plusieurs fonctions biologiques du gène, quand bien même elles ne seraient pas décrites dans le brevet initial du découvreur de la séquence.

Un troisième type de brevet vient compléter la protection. Il revendique des mutations particulières du gène BRCA1 associées à des prédispositions au cancer et décline toutes les revendications de produits et d'applications diagnostiques, thérapeutiques, scientifiques de ces mutations[5]. Les brevets de mutation présentent plusieurs intérêts : premièrement, il est plus facile de décrire des mutations ponctuelles bien définies que la séquence d'un gène de grande taille comme BRCA1 ; deuxièmement, en cas d'invalidation de la séquence complète du gène, ils permettent de sauvegarder certaines positions propriétaires ; troisièmement, il est possible de prolonger le monopole du breveté en faisant de nouveaux dépôts au fur et à mesure de la découverte de nouvelles mutations, pour peu qu'elles soient suffisamment représentées dans la population.

Les revendications de ces trois types de brevets se chevauchent (les applications diagnostiques sont réservées par les brevets de méthode, les brevets de produit sur la séquence complète et les brevets sur des mutations spécifiques). Il fallait donc s'opposer aux trois brevets pour lever le monopole.

Une « rébellion » des cliniciens et généticiens européens : s'opposer à un monopole sur une pratique médicale

Quelles furent les principales justifications du déclenchement de cette opposition juridique ? [3]

L'argument le plus avancé tient au refus de tout monopole dans le domaine de la médecine. Les praticiens européens s'opposaient avant tout à toute restriction de leur pratique due à l'existence de brevets : « Myriad wants to enforce a monopoly on the provision of a service. This is an unwaranted and novel restriction on medical pratice » (Rob Elles, Secretary of the British Society for Human Genetics). Le second argument est celui de l'impact d'un tel monopole sur le prix et l'accessibilité des tests et sur la charge qui en incomberait au système de santé[6]. Un troisième argument tient au blocage de la technique qu'entraînent des brevets aussi étendus. En effet, dans la mesure où ils revendiquent toute méthode diagnostique génétique dans le domaine du cancer du sein, quelle que soit la technique utilisée, les brevets de Myriad permettent de contrôler toute nouvelle solution technique : « Le monopole devient alors clairement un frein à toute optimisation diagnostique et à tout développement technologique » (Institut Curie, septembre 2001). Or, les méthodes de tests ne sont pas stabilisées. Ainsi, grâce au développement d'une méthode de diagnostic originale, l'Institut Curie est parvenu à détecter une mutation de grande taille, chez une patiente américaine, qui n'avait pas été identifiée par le test de Myriad [4]. Les opposants demandent une révision du format des brevets et un retour à des brevets de procédés bien définis qui permettent des améliorations techniques sans dépendance et sans blocage. Un quatrième point, soulevé par le consortium des sociétés de génétique humaine, contestait le brevet sur la méthode de diagnostic génétique au nom de l'exclusion de la brevetabilité des méthodes de diagnostic appliquées au corps humain[7].

Qui sont les opposants ? Il s'agit en premier lieu d'une coalition de trois institutions médicales françaises : l'Institut Curie, l'Institut Gustave Roussy et l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, qui reçurent le soutien du Ministère de la Recherche et du Ministère de la Santé ; en second lieu, d'un consortium qui regroupe onze sociétés de génétique humaine européennes et deux associations de malades conduites par la Société belge de génétique humaine ; en troisième lieu, de trois États européens représentés par leur Ministère de la Santé (Belgique, Pays-Bas et Autriche) ; enfin, d'une association écologiste (Greenpeace), du Parti Suisse du Travail, et d'un opposant à titre individuel, le Dr Wilhelms. La cartographie des opposants illustre principalement un conflit entre l'intérêt de la santé publique et un monopole sur une pratique médicale, et secondairement un conflit sur la brevetabilité des gènes humains et du vivant qui n'est repris que par Greenpeace, le consortium des sociétés de génétique humaine et par le Dr Wilhelms.

La procédure d'opposition offre à quiconque la possibilité de contester la validité ou l'étendue d'un brevet au regard des critères de recevabilité ou d'exclusion à la brevetabilité codifiés par le droit européen. Elle ne permet pas de juger de l'usage des brevets par leur propriétaire et de mettre en cause directement un monopole dû à l'existence d'un brevet. La contestation des brevets de Myriad dans les mémoires d'opposition porte principalement sur la validité des brevets revendiqués au regard des critères d'invention : date de priorité, nouveauté, activité inventive, application industrielle, suffisance de description et clarté des revendications. Plus particulièrement, les divers opposants ont fait valoir : (1) le défaut de priorité et de nouveauté de ces brevets, compte tenu des erreurs contenues dans la séquence revendiquée par Myriad à la date du 16 septembre 1994 ; (2) le défaut d'activité inventive de Myriad au regard de la recherche collective et des échanges de connaissances organisés au sein du consortium international sur le cancer du sein, dont Myriad a bénéficié en tant que membre ; (3) le défaut d'application industrielle, dans la mesure où l'établissement de la signification pathogène ou non pathogène des mutations est une tâche qui comporte toujours beaucoup d'incertitudes au terme de dix années de tests réalisés par des centaines de groupes de généticiens à travers le monde. Quelques opposants ont également motivé leur opposition par des articles qui touchent aux exceptions à la brevetabilité d'inventions « qui seraient contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs »[8], en raison de la collecte et de la revendication de matériel d'origine humaine sans consentement du donneur à breveter (Parti Suisse du Travail), ou encore, en raison des effets négatifs du monopole de Myriad pour la santé publique (Greenpeace).

Révocation totale ou partielle des brevets : erreurs dans la séquence revendiquée et perte de priorité des brevets

Pour s'approprier le gène BRCA1 en avance sur ses compétiteurs, au fur et à mesure qu'elle complétait le séquençage du gène, Myriad déposa pas moins de huit demandes de brevets aux États-Unis, entre août 1994 et juin 1995. Elle fit une demande de brevet européen en août 1995, sur la base des priorités américaines. Entre temps, la séquence du gène avait été divulguée dans une banque de données publiques, Genbank, en octobre 1994, notamment par Myriad. En raison de cette divulgation, Myriad ne pouvait s'appuyer que sur une demande de brevet antérieure, en septembre 1994. Or les opposants ont pu, grâce à un examen méticuleux de la séquence, établir que les premières demandes de brevets faites par Myriad en 1994 comportaient dix erreurs, comparées à la séquence consensus, et que, pour cette raison, elles ne pouvaient fonder les brevets européens. Myriad n'a fourni une définition correcte de la séquence de BRCA1 dans ses demandes de brevet qu'à la date du 24 mars 1995. Or, à cette date, la séquence était déjà dans le domaine public. Les brevets de Myriad perdaient ainsi leur nouveauté.

Lors de la seconde procédure orale, les 18 et 19 janvier 2005, Myriad essaya de sortir de ce mauvais pas en proposant une nouvelle définition de la séquence d'après son procédé d'obtention (à savoir, la constitution d'une bibliothèque d'ADN que l'on crible au moyen d'un jeu de sondes). Elle espérait ainsi s'affranchir des erreurs contenues dans la séquence de 1994. L'Office européen des brevets (OEB) repoussa cette nouvelle requête qui s'étendait au-delà du contenu de la demande de brevet et comportait des ambiguïtés et un manque de clarté, tant pour ce qui concerne la séquence qui serait obtenue que les procédés d'obtention qui sont insuffisamment décrits dans le brevet.

Quels enseignements peut-on tirer de cette décision ?

Premièrement, cette décision, qui infirme la délivrance de ces brevets par l'OEB en 2001 et 2002, montre les difficultés de l'examen de tels brevets de séquence : « Finding such small différences in large genes is close to impossible » (Siobhan Yates, Head of Biotechnology at the European Patent Office [5]). La découverte des erreurs contenues dans les brevets de Myriad n'a été possible qu'au terme d'un nouvel examen des brevets par les opposants, grâce au travail conjoint, pendant plusieurs mois, des généticiens et des ingénieurs en brevets.

Deuxièmement, cette décision illustre la fragilité de telles demandes faites dans le contexte d'une course aux brevets. En prenant de vitesse les groupes concurrents et en faisant des dépôts précoces, Myriad s'exposait à déposer des séquences erronées. Encore faut-il que les examinateurs puissent identifier ces erreurs et les sanctionnent.

Troisièmement, en refusant une priorité pour une séquence erronée, l'OEB tend à renforcer les critères de recevabilité des brevets de séquence et à fragiliser les demandes qui comportent des séquences insuffisamment établies. Les opposants demandaient un tel renforcement de la brevetabilité pour réduire les risques de litiges sur des brevets mal établis et pour éviter de récompenser les acteurs les plus opportunistes qui brevettent sans faire un travail de validation suffisant. Cette décision peut favoriser une meilleure qualité des brevets déposés.

Quatrièmement, cette décision donne un signal encourageant aux parties intéressées : médecins, chercheurs, institutions médicales, pour exercer leur vigilance sur les brevets qui sont déposés et délivrés dans leur domaine d'activité.

Cinquièmement, la révocation ou les restrictions de ces brevets ne modifient pas les normes de brevetabilité des séquences génétiques en Europe. Certains opposants regrettent que ces décisions aient été prises uniquement sur des critères de priorité et non sur des principes plus fondamentaux comme l'activité inventive relative à l'identification de gènes d'intérêt médical[9].

Préservation et organisation de l'économie clinique des tests en Europe

Avant même la révocation ou la limitation de ces brevets, la procédure d'opposition a eu un impact important sur l'économie des tests génétiques en Europe. Bien que les brevets délivrés par l'OEB en 2001 et 2002 fussent immédiatement opposables aux laboratoires européens qui réalisaient des tests génétiques, le déclenchement de l'opposition a eu un effet suspensif sur leur mise en oeuvre. Tous les laboratoires européens ont continué à offrir leurs tests aux patientes sans verser de royalties et Myriad s'est bien gardé de faire saisir les tests chez les contrevenants.

En France, le Ministère de la Santé a mis en place un programme spécifique pour organiser et développer l'offre de tests génétiques dans le domaine du cancer[10]. Les laboratoires ont pu s'équiper, recruter des personnels et augmenter notablement leurs capacités de consultation et de réalisation des tests [6]. En même temps, ils renforçaient leur structure en réseau, notamment pour valider les mutations nouvellement identifiées. Les laboratoires de tests ont continué leur travail d'amélioration des techniques de diagnostic génétique ou de validation de nouvelles technologies. La révocation ou la forte limitation des brevets de Myriad conforte et stabilise cette activité.

L'opposition, puis la révocation de ces brevets auront sans doute un effet dissuasif pour d'autres détenteurs de brevets sur des gènes qui seraient tentés de les faire valoir de manière monopolistique en Europe.

Impact de l'opposition sur le droit de la propriété intellectuelle

L'opposition des généticiens et des oncologues européens a eu un impact considérable sur la discussion relative aux brevets sur les séquences génétiques et leurs applications médicales. Tout d'abord, elle a montré que la relation vertueuse que l'on supposait entre l'attribution de brevets, l'innovation médicale et la santé publique, pouvait se gripper dès lors qu'on accordait des brevets trop larges susceptibles de faire naître des monopoles. De nombreuses voix se sont élevées pour demander une restriction du format des brevets dans ce domaine particulier et, autant que possible, d'éviter les brevets portant sur les séquences en tant que produit, et s'ils sont accordés, d'en limiter la portée[11] [7]. En France, la loi de bioéthique adoptée en août dernier contient un article qui s'efforce de réduire la portée des brevets de séquence à la seule application décrite dans le brevet afin de ne pas bloquer l'invention de nouvelles applications qui seraient dépendantes du premier brevet[12]. Ensuite, ce cas d'opposition a justifié que l'on élargisse le champ d'application des licences d'office pour raison de santé publique au diagnostic in vitro. C'est chose faite dans la nouvelle loi de bioéthique du 6 août 2004[13]. Cette mesure de licence obligatoire intéresse également l'Allemagne et la Belgique. L'opposition européenne a aussi eu un impact au Canada où le gouvernement de la santé de l'Ontario a refusé de reconnaître le monopole de la société Myriad Genetics et a autorisé les laboratoires cliniques à continuer leurs tests.

Conclusions

En utilisant la procédure d'opposition aux brevets sur les gènes du cancer du sein, les institutions scientifiques et médicales européennes ont exercé un rôle régulateur sur la propriété des inventions biomédicales, sans qu'il soit besoin pour le Ministère de la Santé d'en arriver à l'attribution d'une licence obligatoire. Elles ont conforté leur intervention dans le domaine de la propriété intellectuelle, non seulement comme déposantes de brevets dans le cadre de leurs missions de transfert de technologie, mais aussi comme opposantes dans une situation où le maintien de ces brevets s'avérait contraire à l'intérêt de la santé publique.