Corps de l’article

« En psychologie, il y a des méthodes expérimentales et une confusion conceptuelle. […]. L’existence de méthodes expérimentales nous fait croire que nous disposons de moyens pour nous débarrasser des problèmes qui nous inquiètent, alors que problème et méthode se croisent sans pour autant se rencontrer ».

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, 1953

En septembre 2005, le service d’expertise collective de l’Inserm publie un rapport préparé à la demande de la CANAM (Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes) sur Les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent [1]. Ce rapport complète une expertise faite en 2002 sur les troubles de l’enfant et de l’adolescent, mais qui n’avait pas inclus ce syndrome. Aussitôt publié, il déclenche un séisme polémique au moins aussi virulent que celui provoqué par l’évaluation des psychothérapies paru en 2004, dans le contexte d’une réforme des professions de psychothérapeute et de l’établissement d’un statut juridique pour exercer [2, 3][1].

Ces deux rapports ont des objets différents (l’efficacité des psychothérapies, d’une part, un trouble touchant entre 3 et 9 % des 13-18 ans, d’autre part), mais les polémiques se situent sur un même registre, celui d’une guerre qui a explosé depuis quelques années entre les approches dynamiques inspirées par la psychanalyse, qui défendent une conception du sujet humain socialisé et parlant, et les thérapies comportementalo-cognitivistes, qui défendent une conception du sujet naturel et cérébral. Cela veut dire que les manières de considérer les pathologies, leurs causes, leurs indications de traitements, l’évaluation de la façon dont un patient va mieux sont différentes. Disons tout de suite qu’il est des plus difficiles de sortir de la querelle parce que la psychiatrie avive à un point inégalé une tension qui existe dans tous les domaines pathologiques entre une perspective holiste ou globale et une perspective physiopathologique ou réductionniste (en un sens neutre) [4, 5][2]. Il est néanmoins possible de clarifier le débat en précisant en quoi consiste cette expertise en santé mentale et ce qu’elle devrait être.

Après avoir rapidement passé en revue la teneur de la polémique, je proposerai un abord différent de l’analyse produite par l’Inserm, car au-delà des excès en tout genre, elle suscite un malaise dont il convient de rendre compte en le rendant explicite.

Il faut aussi préciser que j’interviens dans ce débat à deux titres : en tant que sociologue dont l’expertise scientifique consiste à clarifier les choix qui s’offrent en termes sociaux pour décider entre ce qui est préférable et ce qui l’est moins ; en tant que directeur d’une unité de recherche en sciences sociales associée à l’Inserm (ainsi qu’au CNRS et à l’université Paris 5) et spécialisée dans les questions de santé mentale. Le lecteur doit noter que nous n’avons pas été consultés sur la façon dont on pourrait ou devrait poser les problèmes en fonction d’objectifs qui auraient dû être clarifiés. Les sciences sociales sont-elles une cerise sur le gâteau de la recherche en santé publique ?

Apocalypse Now ?

Les réactions à la publication sont immédiates. « L’Inserm sème le trouble », écrivent quatre pédopsychiatres dans Le Monde début octobre 2005 [6]. « Un monde d’apocalypse a envahi le courrier adressé au Nouvel Observateur depuis la parution » de ce dernier rapport, poursuit l’hebdomadaire trois semaines plus tard [7]. Une pétition (pas de zéro de conduite pour les enfants), lancée à la fin de l’année 2005 et qui a réuni en mars 2006 plus de 100 000 signatures, s’insurge à la fois contre la méthode du rapport et ses recommandations : « Les enfants dépistés seraient soumis à une batterie de tests élaborés sur la base des théories neuropsychologie comportementaliste qui permettent de repérer toute déviance. À une norme établie selon les critères de la littérature scientifique anglo-saxonne. Avec une telle approche déterministe et suivant un principe de linéarité, le moindre geste, les premières bêtises d’enfants risquent d’être interprétées comme l’expression d’une personnalité pathologique qu’il conviendrait de neutraliser au plus vite ». Une lettre ouverte a été envoyée au directeur général de l’Inserm par le président de la Société française de santé publique qui défend la classification française (4e version, 2000), parce qu’elle prend en compte « l’ensemble du fonctionnement psychopathologique de l’enfant », contre l’usage de la classification américaine qui se contente de lister des symptômes [8]. L’opposition France/États-Unis (ou monde anglo-saxon) recoupe l’opposition entre approches dynamiques et cognitivo-comportementalistes[3].

L’Inserm est accusé de « stigmatiser comme pathologiques des colères et des actes de désobéissance et les présenter comme « prédictifs » d’une future délinquance » [6]. Un psychanalyste estime « que même des personnes obnubilées par le discours sécuritaire ne pourront pas le lire sans frémir, car il met elles-mêmes et leurs enfants sous surveillance, dans une suspicion généralisée qui réunit futures victimes et futures criminels dans le même ensemble de la population » [9]. Un article signé conjointement par le président du Comité d’éthique de l’Inserm et celui du Comité consultatif national d’éthique vient en renfort pour souligner qu’il « faut enrichir l’humain, pas le réduire ; soulager la souffrance et aider chacun à inventer son avenir […] ; respecter l’altérité et la diversité » [10][4] … Le rapport est soupçonné d’alimenter les stratégies sécuritaires du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, mais la question se pose bien car l’installation de ces symptômes est un facteur, mais non une cause, de comportements psychopathiques et délinquants à partir de l’adolescence, comme le reconnaissent tous les professionnels quels que soient leurs orientations cliniques. On reproche à ce rapport de proposer des « mesures de « dressage » des comportements [traduire : comportementalo-cognitivistes], puis, si elles échouent, des « camisoles » chimiques » [6]. On s’inquiète également de la médicalisation « à outrance » : l’orientation médicale est effectivement un choix explicite dans la construction du problème par l’expertise[5], et en matière de santé publique, c’est un choix non seulement limité, mais aussi erroné.

Bref, l’Inserm aurait finalement établi une expertise qui vise à généraliser à la fois la médicalisation et la criminalisation dans une société qui s’adonne au culte de la performance.

Les experts, le directeur général de l’Inserm, Christian Bréchot, et sans doute nombre de chercheurs de l’Institut, semblent surpris de l’apocalypse que ces rapports ont déclenchée. Le directeur général de l’Inserm considère que ce rapport est « une contribution à un débat de société, avec une perspective scientifique et médicale » et s’est déclaré « choqué par les accusations de récupération politique » [11][6]. Jeanne Etiemble, directrice du service d’expertise collective, en est abasourdie, et déclare très justement que « nous ne nous occupons pas de ce qui se passe dans le cabinet des psys. En revanche, nous avons la conviction qu’il faut accompagner le plus tôt possible ces enfants en difficultés » (cité dans [7]).

Fréquentant depuis une dizaine d’années la recherche médicale et biologique, je comprends parfaitement l’étonnement de ces scientifiques. Ils ont des raisons de penser que les experts ont fait leur métier en compilant une littérature scientifique internationale, en faisant la synthèse de différentes variables, et en approchant les problèmes dans une perspective multifactorielle (environnement, gènes, mécanismes neurobiologiques…). Tous ces éléments conduisent à penser qu’a été établie une expertise scientifique.

Le point est que mes collègues biologistes et épidémiologistes ne comprennent pas un fait social de toute première importance : à partir du moment où la science intervient sur les questions de société, elle se trouve automatiquement prise dans les conflits que ces questions occasionnent toujours. Le problème n’est donc pas que les expertises ne sont pas là pour plaire à tout le monde, il est à la fois conceptuel (la démarche est erronée parce qu’elle n’emploie pas les bons instruments) et institutionnel (la recherche médicale est confondue avec recherche en santé publique). C’est ce que souhaitent montrer les cinq remarques suivantes.

Cinq remarques pour une clarification du débat

Soulignons un consensus de tous les acteurs qui n’a pas été suffisamment mis en avant tant la confusion et l’alacrité sont fortes, consensus qui aurait dû être le point de départ d’un authentique débat public sur ce que l’on appelait autrefois l’enfance en danger. Tout le monde s’accorde, et pas seulement le groupe d’experts, à dire que tout commence très tôt chez les enfants et qu’il convient donc d’agir en conséquence, c’est-à-dire dépister et prendre en charge. Ainsi, Pierre Delion, professeur de pédopsychiatrie à Lille et psychanalyste, déclare : « Le dépistage est une notion importante. Il faut que cette notion ne soit pas dévoyée. On en a besoin pour mieux prendre en charge les enfants, en aucun cas pour les stigmatiser » [12][7]. C’est ce que dit l’expertise : « Les comportements d’opposition et d’agressivité prédominent pendant la petite enfance puis tendent à se normaliser. La question est donc de savoir pourquoi certains enfants maintiennent un comportement agressif et antisocial. […] Identifier les facteurs de risque reste une tâche de première importance pour mettre en oeuvre des programmes de prévention, d’autant que ces facteurs peuvent être […] présents dès la grossesse. Aussi, les espoirs s’orientent-ils vers un repérage et une intervention précoce » ([1], p. 328)[8].

En revanche, les manières de penser et les critères définissant les actions à mener diffèrent, et elles n’ont pas été suffisamment mises en relief pour que les décideurs puissent tout simplement se repérer entre les alternatives possibles. C’est certes le défaut de la polémique, mais c’est aussi la grave insuffisance du rapport de l’Inserm que de ne pas avoir permis la mise en scène et la mise en sens (pour reprendre une expression de Claude Lefort) de la confrontation.

Le subjectif et l’objectif : la distinction fait/valeur est-elle scientifique ?

Le principe de cette expertise collective, comme des deux précédentes, est qu’elle repose sur la distinction entre les faits, qui sont objectifs, et les valeurs, qui sont subjectives. C’est ce principe qui lui permet de faire valoir que l’approche employée est scientifique. Malheureusement, en évitant les biais de subjectivité, le groupe d’expert a succombé aux biais de l’objectivité. Ici, l’expertise a confondu un formalisme scientifique avec l’esprit scientifique. Expliquons-nous.

La réalité de ce domaine de la santé publique est que les polémiques y ont la particularité d’aller bien au-delà des controverses thérapeutiques, cliniques ou étiologiques que l’on trouve dans les autres domaines pathologiques. Les pathologies mentales sont un terrain classique pour la question des rapports corps/esprit, mais aujourd’hui cette question est sortie des rubriques savantes pour se retrouver dans la rue (voir [13]), car la souffrance psychique et la santé mentale sont désormais incontournables, concernent très concrètement des millions de gens, et notamment une multitude d’associations de patients qui font face à des problèmes épouvantables. Ceci est un fait, et plus précisément un fait social qu’il est néfaste d’ignorer et dont le sociologue doit rendre compte : pourquoi une telle passion en santé mentale ou en psychiatrie et non en cardiologie ?

Il est sans doute difficile de sortir de ce climat malsain et déraisonnable, car les passions se déchaînent plus facilement pour la raison suivante : les pathologies mentales sont mentales en ceci qu’elle mettent en jeu, dans la définition même de la pathologie, une double dimension morale et sociale. Les rapports de l’Inserm le disent : « la caractéristique majeure [du trouble des conduites] est une atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales » ([1], p. 13). Ils le disent certes, mais sans s’en rendre compte parce qu’ils ne savent pas aborder cette dimension. Cela tient à une raison : la composition du « groupe d’experts et auteurs » chargée de l’expertise n’a pas jugé utile d’intégrer une expertise capable de traiter cette question. Il est impossible de séparer les faits des valeurs, parce que justement ce sont des « faits de valeurs » qui sont l’objet de ce rapport comme des deux précédents. « L’indépendance des faits et des valeurs, écrit Hilary Putnam, est plus difficile à défendre lorsque les faits eux-mêmes sont de l’ordre du « manque de considération », du « ne penser qu’à soi », ou du « faire n’importe quoi pour de l’argent » [14]. Sans entrer dans une discussion très technique sur ce point, rappelons, à la suite de Putnam, que l’emploi d’expressions comme « peu d’empathie », « être dur, sans remords ni culpabilité » ([1], p. 7)… constitue une « très bonne illustration du vague total qui entoure la distinction « fait-valeur » dans le monde et le langage réels » ([14], p. 156-7). Le manque d’empathie, l’absence de culpabilité… sont des faits pour nous parce qu’ils ont une valeur morale ordinaire (ils imprègnent la vie quotidienne[9]), en l’occurrence négative, pour nous, dans nos sociétés. Comme l’écrit Putnam, « ce qui compte comme monde réel dépend de nos valeurs » ([14], p. 155, p. 224)[10]. Et il ne faut en déduire aucun relativisme culturel [15] : « Le fait de reconnaître que nos jugements prétendent à une validité objective et le fait de reconnaître qu’ils tiennent leur forme d’une culture et d’une situation problématique particulières n’ont rien d’incompatibles ». L’indépendance des faits et des valeurs ne tient pas, car nous avons de bonnes raisons de penser et d’affirmer, par exemple, que l’absence de culpabilité (dans le trouble des conduites) ou, au contraire l’excès de culpabilité (dans la mélancolie) sont une mauvaise chose. Il est donc non scientifique de penser que les valeurs relèvent d’une opinion subjective. La distinction fait/valeur est une thèse métaphysique, et le service d’expertise collective fait de la métaphysique comme M. Jourdain de la prose.

Voici un exemple de l’incompréhension à l’égard des faits de valeurs que sont les faits sociaux. La commission a auditionné un sociologue compétent sur les questions de délinquance, Laurent Mucchielli, mais n’a pas intégré dans l’analyse un point central de son argument : « l’augmentation des agressions touche toutes les tranches d’âges, et pas seulement les jeunes. La dénonciation croissante des violences dans les relations sociales traduit par ailleurs l’évolution des représentations au moins autant que des comportements » (comprendre : des valeurs[11]). Elle ne l’a pas inté gré, parce qu’elle ne disposait pas des compétences pour simplement entendre ce qui aurait mérité d’être développé dans le corps du rapport : ce n’est pas spécifique aux jeunes (toutes les tranches d’âges), les valeurs ont changé en la matière (l’évolution des représentations).

Combien de tomates sont nécessaires pour faire crier la soprano ?

Les résultats de l’expertise sont triviaux ou vagues et ne font, au mieux, que répéter dans un langage scientifique ce que chacun sait déjà. Par exemple, voilà comment est conclu le chapitre sur l’attachement (on sait l’importance des tout premiers temps de la vie) : « La théorie de l’attachement et nombre d’études sur le comportement du type de l’apprentissage social se rejoignent dans l’effet préventif d’une attitude parentale proche, soutenant et surveillant ce que fait l’enfant, en évitant les punitions trop dures et les châtiments corporels. Ceci souligne l’importance de la continuité de l’attitude parentale » ([1], p. 129). A-t-on vraiment besoin de consulter la littérature internationale (une soixantaine de références) pour obtenir un tel résultat ? Le lecteur pourra comparer les résultats de ce rapport à l’éblouissante « revue de littérature scientifique » que Georges Perec avait consacré à « La démonstration expérimentale de l’organisation du lancer de tomates chez les sopranos » : « De récentes observations faites par Unsofort & Tchetera [16] ont noté que plus on lance de tomates sur la soprano, plus elle crie » [17][12]. Moins un parent est bienveillant, ferme et constant, plus l’enfant s’agite, s’oppose et crie (cqfd ?).

Au trivial se surajoute le vague, notamment parce que les relations entre les différents facteurs ne sont pas précisées, et l’on se contente de réciter la messe comme dans la conclusion sur les facteurs génétiques : « Les études d’adoption plaident pour des interactions entre les facteurs génétiques et les événements de vie. Ces interactions commencent à être prises en compte dans la génétique du trouble des conduites, avec des résultats intéressants et révélateurs du type de susceptibilité apporté par les gènes en génétique des comportements. La génétique peut ainsi participer à l’identification de terrains biologiques vulnérables, des facteurs environnementaux, et de la synergie entre les différents facteurs de risque dans la genèse du trouble des conduites » ([1], p. 210-2). Mais quelle est cette synergie ? Car il ne suffit pas de prononcer le mot, il faut encore dire en quoi elle consiste un peu plus précisément. Les experts sont incapables de le faire, parce qu’il y a de fortes raisons, avancées d’ailleurs par les généticiens eux-mêmes, qui rendent l’entreprise douteuse. Ainsi, Françoise Clerget-Darpoux (qui a été présidente de la Société internationale de génétique épidémiologique) écrivait en 2002 : « Pour les maladies psychiatriques, l’influence de l’environnement familial est particulièrement difficile à distinguer de l’influence de la génétique. S’il est vrai que l’enfant ayant un voire deux parent(s) atteint(s) hérite d’un risque génétique plus élevé, il hérite également d’un environnement plus défavorable » [18]. Il y a là une critique récurrente. En 1973, le psychiatre et neurobiologiste Steven Rose estimait déjà qu’il « est impossible de distinguer certains types d’effets génétiques d’effets dus à l’environnement, tout spécialement à cause de l’influence transgénérationnelle du milieu sur les individus » [19].

Est-il vraiment nécessaire d’ignorer la réalité ?

Le groupe d’experts ne fait pas état de l’action menée en France et à l’étranger, alors qu’un bilan précis est ce dont nous avons besoin dans une expertise. Ainsi, à propos des programmes de prévention, il fait « l’hypothèse qu’il existe, en France, quelques interventions ponctuelles visant à prévenir les comportements violents chez les enfants et les adolescents » ([1], p. 321). Les quelques 320 intersecteurs de pédopsychiatrie sans compter un certain nombre de réseaux médico-sociaux ne font-ils rien ? C’est vraiment difficile à croire. En tout cas, il aurait été nettement plus intéressant que l’expertise étaye son hypothèse. Y a-t-il des secteurs où l’action est plus efficace qu’ailleurs ? Y a-t-il des actions en réseaux meilleures que d’autres ? N’a-t-on nulle part en France établi, pas à pas et sur de longues années, des relations entre institutions de prise en charge, écoles, justices, et sans attendre une hypothétique demande des parents ?

La revue de littérature internationale est faite sans description des différents contextes sociaux, économiques et juridiques. Elle est comme une démonstration de sciences expérimentale qui doit se faire à environnement stable et constant pour prouver son universalité, ce qui ne correspond à rien de ce qui peut se passer dans la vie sociale où tout ce qui arrive est incompréhensible sans insertion dans un contexte relationnel plus large qui donne sens aux événements. Les entités sociales, à la différence des entités biologiques, ne sont pas observables directement (par un dispositif expérimental adéquat). L’incompréhension de ce qu’est un fait social[13] a une conséquence pratique : elle ne permet aucune évaluation comparée de l’action menée en France et à l’étranger, autrement dit de ce qui est préférable et de ce qui ne l’est pas. La confusion conceptuelle et l’absence de raison pratique sont liées.

Une théorie magique de la science ?

Les résultats n’ouvrent pas la voie à l’action, parce qu’il s’agit d’une liste d’actions, dont un certain nombre peuvent avoir un intérêt, mais qui ne sont pas présentées dans une perspective globale et systématique, appuyées sur un bilan des actions menées et de ce qui se fait sur le terrain.

Ainsi, le trouble des conduites est isolé des autres troubles du comportement bien qu’il soit en permanence rappelé sa comorbidité avec eux (le « trouble oppositionnel avec provocation » et le « trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité »). C’est non seulement l’ensemble de ces troubles qu’il aurait fallu avoir à l’esprit dans les recommandations, au lieu d’un compartimentage qui ne correspond pas à la vie réelle et, en conséquence, ne permet pas d’agir, mais en plus le rapport n’intègre pas les troubles « à bas bruit », malgré la recommandation d’un clinicienne auditionnée de « développer la capacité à identifier les conduites de repli sur soi et les tendances dépressives […] des enfants » (p. 392). Cette clinicienne avait d’ailleurs précisé que l’évaluation « est plus aisée pour les comportements perturbateurs, agressifs et violents » ([1], p. 392). La comorbidité avec les syndromes anxieux et dépressifs est notée d’ailleurs dans le rapport, mais cela s’avère sans conséquence. Ce n’est pas tant le dépistage précoce qui est le problème que sa limitation aux seuls troubles bruyants.

De plus, la recommandation d’un dépistage à 36 mois semble à tout le moins excessive parce qu’elle est contradictoire avec les résultats : « La majorité des symptômes du trouble des conduites (agression physique, destruction de biens, vols) apparaissent au cours des deux premières années après la naissance et diminuent généralement avec l’âge » ([1], p. 64). Les symptôme d’agression, qui sont les plus prédictifs de l’installation du trouble à l’adolescence, augmentent « jusqu’aux environs de la quatrième année. Par la suite, leur fréquence diminue chez la très grande majorité des enfants » ([1], p. 336). Dans la petite minorité qui reste, 3 % à 11 % voient leur symptômes se maintenir jusqu’à l’adolescence. Pourquoi alors dépister ce trouble à 36 mois puisqu’à cet âge on ne peut rien dire du futur de ces enfants ? Pourquoi proposer de noter les symptômes dans un carnet de santé alors qu’aucun pronostic ne peut être établi au dire même de l’expertise ? Comment s’explique cette contradiction ? Tout simplement par un pêché capital que ne doit faire aucun épidémiologiste digne de ce nom et commis par le groupe d’expert : confondre des facteurs de risques avec des causes. Et c’est parce qu’ils ont au moins laissé planer une coupable ambiguïté, qu’ils sont accusés de stigmatiser les enfants. On n’a d’ailleurs pas beaucoup entendu les épidémiologistes et les experts en santé publique sur ce point décisif : n’ont-ils pas une compétence à apporter dans le débat public[14]  ? D’ailleurs, il semble que les épidémiologistes, notamment de l’Inserm, soient quasiment absents du groupe d’expert. Encore un autre regard expert oublié ? C’est d’autant plus gênant que les problèmes de définition et de mesure des pathologies se posent de manière particulièrement aigue en épidémiologie psychiatrique, ce qui conduit souvent à une surestimation du nombre de personnes atteintes. Ce problème bien connu et très débattu en épidémiologie psychiatrique, notamment aux États-Unis, est absent de l’expertise, ce qui veut dire que les pourcentages donnés sont sujets à caution ([21], particulièrement p. 13-15).

Ce que le groupe d’expert n’a pas intégré, c’est peut-être tout bonnement le principal : ces enfants et ces adolescents expriment de manière bruyante ou silencieuse une souffrance psychique assez vive pour faire l’objet sinon d’un diagnostic de pathologie psychiatrique, du moins d’une grave détresse psychologique qui s’exprime dans le comportement, et cela d’autant plus que l’investissement de ces enfants dans le langage est faible.

Nombre de psychiatres et psychologues cliniciens en institutions insistent d’ailleurs sur le fait que les pathologies de l’agir (qui désignent dans leur langage ce que les cognitivistes appellent troubles des conduites) sont une conduite autothérapeutique ou de défense de la part de ces enfants qui vise à lutter contre l’effondrement dépressif, qu’il soit une réaction de détresse psychologique à un environnement délabré ou une maladie mentale caractérisée. Roger Misès, qui est l’un des promoteurs de la pédopsychiatrie en France et a débuté dans les années 1950 au moment où régnait l’idée d’enfant caractériel, souligne bien la différence principale entre les approches de type comportementale/cognitiviste et les approches dynamiques : les premières ont une conception de la pathologie en termes de déficit (par exemple, déficit des activités verbales, dysfonctionnement d’aires cérébrales), les secondes en termes de défense. « Il y aurait, sur ce terrain, à mener une confrontation utile entre les différents modèles, de façon à apporter des éclairages différents, parfois complémentaires » [22][15]. Pourquoi ces approches n’ont-elles pas été intégrées au groupe d’experts pour mener cette confrontation des plus utiles pour élaborer un jugement fondé ? Parce qu’elles se réclament de la psychanalyse ou de la psychiatrie sociale ? Si c’est le cas, il aurait fallu justifier scientifiquement leur exclusion. Car les psychanalystes s’évaluent les uns les autres, sont soucieux de voir leurs patients aller mieux, ont des contrôles pour évaluer la direction de la cure. Pourquoi d’ailleurs les psychanalystes ne s’expriment-ils jamais publiquement pour expliquer et faire connaître leurs critères d’évaluation ([2, 23])[16]  ?

Au lieu d’une approche globale sur les problèmes d’une enfance en danger, dont une partie devient une adolescence et une population adultes dangereuses, on a un entassement de facteurs, génétiques, neurobiologiques, d’attachement, d’environnement…, dont on ne voit ni les liens entre eux ni la ligne directrice[17]. Croire que l’on dit quelque chose de la réalité en additionnant des facteurs hétérogènes sans que l’on dispose du principe de leur articulation d’ensemble, c’est confondre une approche multifactorielle avec une cacophonie de facteurs, autrement dit c’est se réclamer d’une théorie magique de la science. Et c’est aussi regarder les choses par le petit bout de la lorgnette. Le service d’expertise collective croit avoir adopté des méthodes scientifiques validées internationalement, mais en sociologie comme en biologie, les méthodes doivent être adaptée à l’objet que l’on observe et sur lequel on entend agir. Les entités sociales ont autant de cohérence que les entités biologiques, mais leur cohérence n’est pas de même nature. Comment aborder les entités sociales ? Voilà bien une question totalement absente de ce rapport.

Le facteur institutionnel : confusion entre biomédecine et santé publique ?

Les experts confondent point de vue médical et point de vue de santé publique. Le trouble des conduites est un genre de problème où le débat n’est pas principalement thérapeutique : thérapies comportementalo-cognitivistes plus médicaments versus psychanalyse. La thérapeutique n’est qu’un aspect d’un problème qui doit être abordée dans une perspective globale parce que s’entremêlent bien souvent des handicaps multiples de pauvreté et de problèmes familiaux, ce que savent tous les cliniciens sur le terrain. Ces handicaps sont notés à de multiples reprises dans le rapport : « c’est le cumul de plusieurs expériences défavorables qui semble jouer une rôle » (voir aussi, notamment [1], p. 95-98), mais il n’en est tiré aucune conséquence, parce que l’outillage conceptuel permettant d’en faire autre chose qu’un facteur de risque supplémentaire fait défaut.

Une question de santé publique n’est pas seulement scientifique ou seulement médicale. Les problèmes de l’offre et de l’accessibilité [24][18], de la continuité du suivi, mais aussi du partenariat entre clinique, école, justice, travail social, qui sont les problèmes essentiels pour réduire les risques de psychopathie et de délinquance à l’adolescence et qui sont d’abord des problèmes de politique publique (de moyens certes, mais aussi de méthode), de lutte contre les inégalités sociales, sont totalement hors de l’expertise [25][19]. C’est la conséquence d’une approche métaphysique des problèmes.

La recherche médicale et biologique semble avoir du mal à comprendre la différence entre clarifier un problème en vue de justifier des décisions à prendre et prouver une découverte ou un mécanisme physiopathologique. L’Institut est plus à l’aise avec les maladies « à physiopathologie » (comme les cancers) qu’avec les maladies qui atteignent l’imagination, les émotions et les sentiments moraux, font souffrir l’être humain en invalidant sa vie relationnelle (méfiance excessive qui déclenche la violence, culpabilité ou honte pathologiques qui engendrent l’inhibition et l’isolement, etc.). Si « le rôle de l’Inserm est de contribuer à des débats de société », comme le souhaite Christian Bréchot, il lui faut faire un effort sociologique pour comprendre ce qu’est « une société », ce qu’est une entité sociale, en quoi elle se différencie d’une entité naturelle ou biologique. Ce n’est pas une mince affaire car il lui faudra réformer sa démarche médicale. C’est un choix de politique scientifique, mais c’est le seul qui puisse favoriser des discussions en vue de décisions de politique publique aux motifs et aux visées plus assurés au lieu de déchaîner les passions et de contribuer à brouiller un paysage qui est déjà assez compliqué comme cela.