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L’un des principaux défis de l’Union européenne consistera à construire, d’ici 2010, l’économie fondée sur le savoir la plus compétitive et la plus dynamique au monde. En particulier, il conviendra que la part du PIB consacrée à la recherche et au développement atteigne 3 %, alors qu’elle n’est aujourd’hui, en France, que de 2,2 %. La recherche devrait donc être considérée sur le moyen et le long terme comme le premier contributeur à cet objectif et le véritable moteur de notre dynamisme économique, suivant non seulement l’exemple des États-Unis et des pays scandinaves, mais aussi celui de la Chine et de l’Inde. Pour que cette recherche soit porteuse de croissance économique, il convient que soit assurée la formation d’hommes et de femmes chercheurs et enseignants-chercheurs en sciences et technologie, d’autant plus que la recherche publique va être confrontée au départ à la retraite de nombre de ses personnels dans les cinq à dix ans et que les entreprises sont et seront amenées à accroître leur effort de recherche dans les années à venir.

Par tradition, le monde académique, et plus particulièrement le monde universitaire, a toujours nourri un sentiment de relative distance à l’égard du monde de l’entreprise, sentiment dont on peut s’étonner qu’il persiste de nos jours, en dépit d’initiatives telles que la loi sur l’innovation (1999) ou, encore, de la position volontariste, toutes tendances confondues, des différents ministres en charge de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur qui se sont succédé au cours de la dernière décennie. Les fondements de cette incompréhension réciproque relèvent d’une part de la structure même de l’Université et de l’Éducation Nationale en général, qui dès l’origine a séparé les écoles professionnelles, telles les écoles d’ingénieurs, et les cursus généraux de l’enseignement supérieur et, d’autre part, de la gouvernance de nos universités et même de nos lycées professionnels mal adaptée aux collaborations avec le secteur industriel.

Actions de formation à et par la recherche : adéquation ou inadéquation entre les objectifs et les besoins ?

Les études doctorales sont une formation à et par la recherche. Elles sont dispensées au sein des 311 écoles doctorales rattachées aux établissements d’enseignement supérieur. L’apprentissage de la recherche ne peut pas être théorisé, et la seule façon de former un jeune chercheur consiste en une intégration au sein d’une équipe de recherche accompagnée d’un tutorat étroit, tel que cela est pratiqué pendant le travail de thèse.

Le doctorat doit être conçu et vécu comme expérience professionnelle, et la thèse devrait être considérée comme un véritable certificat d’aptitude professionnelle pour le métier de chercheur. Cette expérience doit être le moyen de préparer le futur docteur à son avenir professionnel, quel qu’il soit. Des efforts considérables ont été entrepris pour mettre le doctorant dans des conditions d’apprentissage à la pratique de la recherche les plus favorables possible : l’institution des doctorats d’université en trois ans, sur le modèle du PhD anglo-saxon, la création de l’habilitation à diriger les recherches, la limitation du nombre de thésards par encadrant. Mais il ne faut pas se leurrer, même dans ces conditions, la formation des doctorants souffre de nombreuses inadéquations vis-à-vis des objectifs affichés.

La formation par la recherche aboutissant au doctorat a longtemps été conçue dans une perspective académique, en partant du principe que la carrière des jeunes docteurs se déroulerait essentiellement en milieu universitaire. Au terme de leur formation, nombre de doctorants méconnaissent en grande partie le monde de l’entreprise. Cela pose la question de « l’employabilité » des jeunes docteurs dans le secteur privé, et donc de l’adaptation de la formation par la recherche, telle qu’elle est dispensée actuellement en France. Elle pose plus largement la question des relations entre universités et industrie.

Une inadéquation quantitative

Les universités françaises délivrent bon an mal an 10 000 grades de docteurs (équivalent au PhD), dont 6 000 en sciences (contre plus de 20 000 diplômes d’ingénieurs/an), et il est intéressant de comparer ce nombre aux possibilités d’emploi offertes par la recherche publique ou privée, au niveau national. Environ 3 000 postes/an sont offerts dans le secteur académique, organismes de recherche compris : il est donc évident que si les doctorants veulent poursuivre une carrière dans le domaine de la recherche pour laquelle ils ont été formés, ils vont devoir se tourner vers d’autres structures que les établissements publics. Pour les doctorats scientifiques, l’industrie, dans la mesure où elle intègre une activité de Recherche et Développement, constitue un débouché important et « absorbe » une grosse part de ces jeunes diplômés, car l’innovation dans les entreprises s’appuie sur l’embauche de personnels hautement qualifiés, docteurs ou ingénieurs : les débouchés du secteur privé représentent, toutes disciplines confondues, un tiers (35 %) de l’insertion professionnelle des docteurs. Il est intéressant de noter qu’au total, 2/3 des « docteurs Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche en entreprise) » accèdent à un poste en entreprise. En 2001, près d’un chercheur sur trois était employé dans le secteur privé. Leur nombre a presque triplé au cours des deux dernières décennies. Ils sont aujourd’hui environ 90 000 au sein de ce secteur. Leur recrutement reste sensible aux variations de l’activité économique, et notamment à l’évolution des dépenses de recherche et développement des entreprises.

En 1997, trois ans après leur thèse, deux docteurs sur trois s’inséraient dans le public, contre seulement un sur deux en 2001. En 2004, cette voie avait été choisie par 47 % des jeunes docteurs qui travaillaient trois ans après l’obtention de leur thèse. Après la soutenance de la thèse, près d’un docteur sur quatre n’a toujours pas accédé à un emploi à durée indéterminée ou au statut de fonctionnaire.

Il faut souligner l’écart considérable existant avec la situation observable aux États-Unis, où 50 % des nouveaux docteurs s’orientent vers l’entreprise. Les jeunes chercheurs français semblent, pour certains, continuer à vivre l’insertion dans le monde de l’entreprise comme un échec.

Une inadéquation qualitative

Du côté doctorant, la méconnaissance du monde socio-économique, vu par certains comme rebutant, est importante. Cette méconnaissance est d’autant plus forte que les encadrants ont parfois soit la même perception, soit la même ignorance du monde de la recherche en entreprise. L’ouverture sur le monde industriel se doit d’être obtenue en priorité par le « vécu ». Fédérer réellement l’ensemble des acteurs concernés, et favoriser l’interpénétration des milieux académique et non académique devraient contribuer à renforcer le système des écoles doctorales et le rendre plus lisible pour le monde industriel, mais aussi pour les futurs doctorants.

Pourrait-on imaginer aujourd’hui une formation professionnelle qui ignorerait superbement le cadre et l’objectif de sa formation et qui n’inclurait pas dans son cursus un stage obligatoire et qualifiant dans une entreprise correspondant au secteur d’activité choisi ? Ce que les CAP, BEP et BTS ont compris depuis longtemps, l’Université ne l’a pas encore intégré dans sa pratique ; alors qu’une part importante des docteurs exerceront en dehors de l’Université et des EPST (Établissement publics à caractère scientifique ou technique), la formation à la recherche persiste à s’effectuer pour son immense majorité au sein des dites universités et EPST.

Cette connaissance serait utile même à ceux qui feront carrière dans le secteur public, en facilitant le dialogue avec leur environnement économique et l’établissement de partenariats de recherche entre les deux secteurs. L’effort de sensibilisation devrait également s’étendre aux chercheurs et enseignants-chercheurs, en particulier lorsqu’ils ont des responsabilités d’encadrement.

Actions de formation à et par la recherche en entreprise : les Cifre

Les aides à la formation doctorale sont multiples. Les bourses sur critères universitaires peuvent être accordées aux étudiants inscrits à la préparation d’un DEA ou d’un 3e et 4e semestres de « master » recherche. Elles sont allouées par le recteur d’Académie dans le cadre d’un contingent fixé par le ministre chargé de l’Enseignement Supérieur.

Les allocations de recherche doctorale sont accordées par le ministère chargé de l’Enseignement supérieur et de la recherche pour une durée de 3 ans. Ce ministère attribue ainsi 4 000 nouvelles allocations chaque année, qui concernent près de 22 % des étudiants inscrits en première année de doctorat. Le nombre total d’allocataires s’élève donc à environ 12 000, ce qui représente une masse financière de 257,3 MÐ en 2006.

Principes

Les conventions industrielles de formation par la recherche en entreprise (Cifre), gérées par l’ANRT (Association nationale de la recherche technique) pour le compte du ministère chargé de la Recherche, permettent aux doctorants de préparer une thèse en entreprise. Le doctorant doit être titulaire d’un master ou d’un diplôme d’école d’ingénieur, et doit s’inscrire dans une école doctorale. Un contrat de travail à durée déterminée de trois ans, ou indéterminée, doit être conclu entre l’étudiant et l’entreprise ; un contrat de collaboration, autour d’un projet de recherche, est établi entre l’entreprise et le laboratoire extérieur impliqué (Encadré).

L’entreprise reçoit une subvention annuelle d’un montant de 14 635 Ð, ce qui correspond à 50 % du salaire chargé du doctorant. La convention fixe un salaire minimum brut annuel pour le doctorant de 20 215 Ð (soit 1 685 Ð/mois), à charge pour l’entreprise de le compléter. Le ministère a ainsi attribué en 2004 plus de 1 000 nouvelles Cifre, le nombre total de celles-ci s’élevant donc à environ 2 500 en 2005, pour une masse financière de 40 MÐ.

Le nombre de Cifre dédié au domaine de la recherche biomédicale au cours des 14 dernières années a été de 14 000, soit environ 1 000 par an. Plus de 60 % ont été réalisées dans des PME, et plus de 16 % dans des grandes entreprises. Seules 15 % étaient dédiées à une thématique médicale, 37 % concernaient le secteur des biotechnologies et plus de 40 % concernaient la pharmacie. La région Ile-de-France regroupe près de 40 % de ces thèses.

Les industries de santé ont aujourd’hui un rôle essentiel dans le système de santé et de la recherche biomédicale : contribution à la formation, activités et financement de la recherche, création d’emploi et force d’innovation dans le domaine biomédical et du médicament, notamment. Si les progrès scientifiques et technologiques y sont constants et hautement contributifs au potentiel d’innovation, ce potentiel dépend en premier lieu de l’excellence et de la créativité des chercheurs. Dans le groupe de Recherche Servier, nous accueillons chaque année une dizaine de bourses Cifre dans différents secteurs de notre Recherche : chimie thérapeutique, biotechnologies, pharmacologie, biopharmacie…

Bien que cela ne soit pas clairement défini « dans les textes », les Cifre, pour Servier, doivent impérativement effectuer 1/3 de leur travail de thèse au sein du laboratoire industriel. Les étudiants doctorants bénéficient dès lors d’un double tutorat, académique et industriel. Ils se confrontent à la réalité industrielle en termes de management d’hommes et de projets et sont souvent très heureux de contribuer à un projet de recherche dont ils peuvent percevoir, même si c’est sur le moyen ou sur le long terme, une application, et ce en particulier dans le domaine du progrès thérapeutique. Le facteur humain constituant un facteur clef de réussite des partenariats de recherche, le doctorant Cifre constitue le vecteur humain extrêmement précieux et essentiel à l’échange des connaissances et des expertises. Il bénéficie de l’expérience des « anciens » au sein du laboratoire de recherche industrielle et apporte en contrepartie un questionnement nouveau et stimulant dans une structure de recherche moins mouvante que le monde académique. Au terme du travail de thèse, notre conseil est toujours de l’orienter dans la mesure du possible vers une formation post-doctorale dans le milieu académique ou industriel, afin d’aborder leur carrière professionnelle avec une formation solide et « pluriculturelle ».

Débouchés

Le dispositif Cifre a permis de renforcer, et souvent de créer, des liens entre les universités et les entreprises. Ces contrats représentent un moyen privilégié d’insertion dans le secteur privé pour les jeunes docteurs. Ils confortent la qualité des partenariats entre recherche publique et recherche privée, même si la thèse est davantage une contribution des industriels à la formation de ces jeunes docteurs qu’une participation forte à court ou moyen terme à l’avancée des programmes de recherches industriels. Ils constituent une première expérience de la vie professionnelle dans l’industrie ou le tertiaire. Un docteur muni d’une thèse Cifre possède à la fois une expérience de la recherche et une connaissance du monde de l’entreprise. Dans notre domaine, il apparaît clairement que les docteurs ayant fait leur thèse uniquement dans le secteur académique ont plus de difficultés à intégrer le secteur privé.

Le mode de financement de la thèse détermine largement la nature de l’emploi occupé trois ans après l’obtention du doctorat. Parmi les boursiers Cifre, 43 % travaillent dans la recherche privée, alors que moins de 25 % occupent un emploi dans le secteur public. Inversement, 69 % des allocataires de recherche ont un emploi dans le secteur public, et seulement 15 % dans le privé ; 31 % des docteurs ayant soutenu leur thèse en 2001 déclarent avoir effectué au moins un stage post-doctoral après cette soutenance.

Selon une enquête[1] réalisée auprès d’anciens Cifre diplômés entre 1987 et 19992, 80 % ont intégré le secteur privé : 58 % sont de formation ingénieur et 42 % des universitaires, 41 % sont embauchés dans une PME et 59 % dans une grande entreprise (54 % restent dans l’entreprise qui a contracté la convention Cifre), 60 % exercent une fonction de recherche (10 ans après, ils ne sont plus que 30 %). Ils restent à 75 % dans une entreprise de même taille et à 75 %, également, dans la région géographique où la convention s’est déroulée majoritairement (entreprise ou laboratoire).

La bonne insertion des boursiers Cifre est en partie due à la nature du dispositif, le candidat devant valoriser un projet professionnel et attester de ses compétences devant des employeurs potentiels. Ces conventions ne concernent encore qu’une faible part des diplômés de doctorats, environ 5 % en 2001. Très efficaces, les Cifre gagneraient à toucher un nombre plus important de jeunes scientifiques. Le plan Innovation 2003 a fixé comme objectif à l’ANRT la réalisation de 1 500 CIFRE annuels, nombre récemment revu à la hausse avec pour objectif 2 000 Cifre à l’horizon 2 010. L’extension du principe des CIFRE au niveau post-doctoral (Cipre), comme cela est prévu dans la loi d’orientation pour la recherche, est une initiative à encourager fortement, le post-doctorat étant plus adapté, en termes d’expertise et de durée, à un travail de recherche finalisée en lien avec les objectifs d’une recherche industrielle.

Conclusions

Notre pays dispose d’un potentiel humain scientifique et technologique de premier plan, mais le couplage de ces expertises, de ces connaissances et de ces découvertes avec les activités industrielles s’effectue moins naturellement qu’aux États-Unis ou au Japon.

L’intensité et la qualité des interactions entre la société, le monde de la recherche et le secteur économique sont pourtant les facteurs essentiels de la créativité et du potentiel d’innovation du système français de recherche, afin de renforcer l’excellence scientifique et la compétitivité économique de la France et de l’Europe. Améliorer la qualité et l’efficacité de la recherche publique, stimuler l’investissement des entreprises dans la R&D et renforcer les partenariats publics privés constituent les clefs de la politique d’innovation, certes, mais la formation par la recherche se doit d’en constituer la pierre angulaire. L’objectif prioritaire reste donc l’amélioration du couplage entre l’enseignement supérieur, la recherche publique et la recherche privée. Quelques mesures simples pourraient y contribuer :

  • donner une place « réelle » aux acteurs du monde non académique dans les conseils d’écoles doctorales ;

  • inciter les écoles doctorales à développer un « label » lisible permettant notamment aux étudiants, mais également au monde industriel, de mieux identifier le profil des docteurs formés dans chaque école ;

  • créer la possibilité, voire l’obligation, de découvrir le monde de la recherche en entreprise au cours de la période d’élaboration de la thèse ;

  • mieux organiser le suivi de l’insertion professionnelle du docteur après la thèse, notamment au niveau des écoles doctorales, comme cela se fait dans les écoles d’ingénieurs ;

  • valoriser des indicateurs de performance autres que le nombre de publications, par exemple le nombre de brevets déposés. La fréquence des échanges entre les milieux de la recherche académique et industrielle, ainsi que la réussite des coopérations interdisciplinaires et industrielles, devraient également constituer un élément d’évaluation du chercheur, cette prise en compte devenant, dès lors, susceptible de faire évoluer les mentalités ;

  • développer la culture de l’innovation, la culture de projet (l’organisation et les « process » qu’elle nécessite), et inciter l’étudiant à mieux intégrer une vision des enjeux économiques qui pourraient résulter de son travail de recherche. Enfin, les pôles de compétitivité sont de formidables opportunités pour intégrer cette vision plus cohésive de la formation dans le système de recherche public et privé français.

Le décloisonnement des sphères publiques et privées est indispensable pour que la France maintienne sa position dans une compétition internationale fondée sur l’innovation ; la formation peut et doit y contribuer, tâchons ensemble de relever ce défi.