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Le 15 novembre 1833, durant sa leçon de clinique chirurgicale à l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu, le professeur Dupuytren sentit que la partie droite de son visage, lèvres, paupières, se paralysait : il était victime d’une « attaque ». Il réussit à terminer son enseignement, mais la survenue de cet accident vasculaire ne lui laissait guère d’illusion sur la suite. Il n’avait que 56 ans.

« Je m’étais toujours proposé de renoncer à 60 ans à cette vie dévorante, mais y renoncer avant ce temps, y renoncer par impuissance de la continuer, descendre de la première place, conquise au prix de tant de peines et d’efforts, voilà qui est douloureux au-delà de toute expression » [1].

Il avait rêvé en effet de s’arrêter à 60 ans pour se consacrer aux affaires publiques. Pour s’y préparer, il s’était présenté à la députation sous Louis-Philippe lors des élections censitaires de 1831, à Saint-Yrieix en Limousin, proche de son village natal. Mais malgré sa notoriété, et sans doute parce que l’option conservatrice qu’il avait choisie représentait l’ancien régime détesté de Charles X, il fut battu par un libéral, simple médecin de campagne qui plus est ! « Je suis bien désabusé des grandeurs et des vanités de ce monde. Je vais terminer dans le travail une carrière que j’ai été prêt à leur sacrifier ».

Il est vrai que son activité avait été débordante. D’abord chirurgien de seconde classe à l’Hôtel-Dieu en 1802, il obtient le poste de chirurgien adjoint en 1808 et n’a de cesse de supplanter son chef, Philippe-Jean Pelletan[1], déjà âgé à l’époque de 68 ans. Il le fait destituer par des méthodes qui apparaissent indiscutablement peu déontologiques [3]. Ainsi arrivé à ses fins, pendant plus de 20 ans, il opère et enseigne de façon intensive. Les comptes rendus opératoires sont consignés par son ami et admirateur le Docteur Marx : près de 1 000 interventions par an qui vont des amputations aux ablations de tumeurs en passant par le traitement des fistules lacrymales et des cataractes (par abaissement du cristallin avec une aiguille qui porte son nom) [4]. Pendant les nombreux évènements sanglants de cette période agitée de l’histoire de France, il travaille sans relâche. Il acquiert ainsi une expérience incomparable : chirurgie viscérale, traumatologie… Au cours des combats sous les murs de Paris contre les Russes en 1814, il opère sur place de nombreux blessés, français et ennemis.

Dans la nuit du 13 au 14 février 1820, il tente en vain de sauver le Duc de Berry qui venait d’être poignardé, en sortant d’une représentation à l’Opéra du « Carnaval de Venise » (Figure 1) : « la nécessité d’opérer fut aussitôt communiquée au Prince, qui y consentit avec courage. Une incision fut faite à la peau. Cette opération avait conduit à découvrir une ouverture dans toute la hauteur du 4e espace intercostal ; elle avait confirmé l’existence d’un épanchement sanguin, mais n’avait pas fait découvrir d’où le sang était parti. Il était dès lors évident qu’on ne pouvait fonder aucun espoir raisonnable sur la continuation de secours de ce genre… » [5].

Figure 1

L’assassinat du Duc de Berry.

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Pendant les « Trois Glorieuses », lors de l’insurrection de 1830, des centaines de blessés affluent à l’Hôtel-Dieu ainsi qu’à Bicêtre et à la Salpêtrière où se trouvent des chirurgiens qui furent ses élèves.

Très tôt, sa renommée lui vaut bien des honneurs. En 1816, le roi Louis XVIII lui confère le titre de Baron héréditaire [6]. Il reçoit la croix de chevalier de l’ordre de Saint-Michel et la croix de chevalier de la légion d’honneur. Après l’épidémie de choléra qui sévit en France et en particulier dans la région parisienne en 1832[2], il reçoit la médaille de bronze attribuée par Louis-Philippe en reconnaissance de ses services. Car, là encore, il est sur le terrain et - membre du conseil de salubrité - il se dépense sans compter durant toute la période de l’épidémie. C’est à ce moment qu’a lieu, malgré tout, le mariage de sa fille unique Adeline : les quelques 10 000 consultants annuels de son père en avait fait une des plus riches héritières de France, ce qui lui a permis d’épouser un prétendant titré, de la noblesse d’empire, Louis Napoléon Bonnin de La Bonninière, Comte de Beaumont dont elle aura un fils dès 1833 [7].

C’est une des rares réussites de la vie familiale de Guillaume Dupuytren, car il se sépara de son épouse Geneviève Lambert de Saint-Olive, après plus de dix années de mariage. Cette Lyonnaise, qui avait apporté une dot confortable, aurait été - dit-on - frivole ce qui n’est pas impossible puisqu’après leur séparation, ce fut lui qui obtint la garde de leur fille Adeline.

Sa personnalité fut controversée de son vivant et ses élèves l’affublèrent de surnoms peu élogieux [2]. Mais pour mieux connaître cet homme admiré et haï, il suffit de le retrouver dans le portrait qu’Honoré de Balzac a tracé de lui sous les traits du docteur Desplein, dans la « Messe de l’athée » où ses talents de chirurgien, mais aussi l’ambiguïté de son attitude vis-à-vis de la religion y sont décrits (nous savons à présent que Guillaume Dupuytren était franc-maçon). On le retrouve aussi dans « Modeste Mignon » où il opère Madame Mignon de la cataracte, ou dans « Pierrette » trépanée par ses soins, et dans d’autres romans de la Comédie Humaine : « l’Interdiction », « la Rabouilleuse », « le cousin Pons »…

Que reste-t-il de lui à présent ?

Dans son village natal, à Pierre-Buffière, une fontaine, la fontaine Adeline exécutée selon ses volontés testamentaires et une statue, érigée sur la place, là même où une voyageuse aurait tenté de l’enlever quant il était petit tant il était mignon. La statue de bronze de 1864 d’un Dupuytren méditatif, la main reposant sur un compresseur artériel de son invention, fut - comme tant d’autres dans nos villes – déboulonnée et fondue par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, puis remplacée à l’occasion du bicentenaire de la naissance du grand homme en 1977. La générosité publique (puisqu’il s’agissait d’une souscription) est d’autant plus méritoire que, parvenu au faîte de sa gloire, le Baron Dupuytren n’avait guère manifesté d’intérêt pour son village natal.

Il a légué à l’intention de son ami Léon Jean-Baptiste Cruveilhier, des fonds pour une chaire d’anatomie pathologique, et pour un musée, le musée Dupuytren, qui, après quelques vicissitudes, et transféré des Cordeliers à l’ancienne Faculté de Médecine, se visite toujours aujourd’hui.

Mais surtout, parmi l’héritage disparate et obsolète qu’il nous a laissé : abcès de Dupuytren (dans la fosse iliaque droite), phlegmon de Dupuytren (dans la région antéro-latérale du cou), bandage, corset, pilule, aiguille, entérotome…, il nous reste la fracture du poignet, la contracture éponymes (Figure 2) [8], et ce quatrain :

Monsieur Dupuytren, voyez ma misère

Ma dextre rigide et mes doigts perclus

J’ai un annulaire qui n’annule guère

Et l’auriculaire n’auricule plus.

R. Vilain

Figure 2

Contracture ou maladie de Dupuytren.

Contracture ou maladie de Dupuytren.

Cette rétraction progressive de l’aponévrose palmaire, entraînant un déficit d’extension des doigts, survient fréquemment après 60 ans surtout dans les populations européennes (5 % environ avec prédominance masculine) et peut être traitée chirurgicalement.

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