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1. Introduction

L’entrée dans l’écrit est un moment clé de la scolarisation de l’enfant dans la mesure où il marque aussi l’entrée dans une culture scolaire empreinte de normes, de valeurs et de référents (Chiss, 2008) qui peuvent différer de ceux auxquels l’enfant est exposé au sein de sa cellule familiale (Moore, 2006). Nombreuses sont les études qui, depuis la fin des années 1990, insistent sur la nécessité de construire des ponts entre les diverses instances de socialisation que sont l’école, la famille et la communauté dans lesquelles l’enfant évolue pour envisager autrement les apprentissages de la langue écrite, et plus largement, le rapport à l’écrit dans les sociétés contemporaines (à titre d’exemples voir Perregaux, 2006; Perregaux et Deschoux, 2007; Castellotti et Moore, 2012). Ces études menées entre autres dans les champs de la sociologie de l’éducation, de la famille, mais aussi dans celui de la didactique (de la lecture, de l’écriture, des langues) insistent sur les enjeux que représente la construction d’un rapport personnel à l’écrit qui prend en compte les dimensions cognitives, affectives, linguistiques, culturelles et sociales dans lesquelles s’épanouit un individu.

En concevant le rapport à l’écrit comme situé dans une société donnée (Barton et Hamilton, 2010; Gee, 1996; Pierre, 2003a et b), la collaboration entre les différentes instances de socialisation présuppose à l’école un décloisonnement des connaissances et des lieux de construction des savoirs dans la mesure où de nombreux apprentissages se réalisent hors de la sphère scolaire. Elle appelle également une ouverture de l’école aux ressources linguistiques, culturelles et symboliques que les élèves portent en eux pour les transformer en des atouts et des leviers d’apprentissage (Molinié et Moore, 2012; Moore, 2006 et 2012) pour le développement de la littératie, notamment en français (langue première ou seconde). Cette porosité des frontières entre les sphères éducatives, familiales et communautaires nécessite une intégration de la pluralité – qui marque de son empreinte les sociétés dans lesquelles les élèves vivent – par une réflexion et des outils didactiques qui ne dissocient plus, à travers l’ensemble des curriculums, des savoirs diversement situés et les valeurs locales et familiales qui les sous-tendent.

La mise en place de ce rapport multidimensionnel à l’écrit est d’autant plus importante qu’elle se déroule dans un contexte de langues en contact (Armand, 2011) comme c’est le cas dans un pays comme le Canada où deux langues officielles cohabitent au côté de nombreuses langues autochtones et de migration, où depuis 2006, une personne sur cinq s’est déclarée allophone en n’ayant ni l’anglais ni le français comme langue première et où en Colombie-Britannique, par exemple, plus de 22 % de la population a déclaré une autre langue que les deux langues officielles (Statistique Canada, 2010). Cette diversité constitue un incontournable de la réalité des salles de classe, le pluralisme linguistique et culturel de la clientèle scolaire n’y étant plus une exception.

En nous positionnant au niveau microdidactique de la classe, nous nous attacherons ici à montrer comment certains enseignants, dans leurs pratiques quotidiennes, développent un rapport à la littératie chez leurs élèves à partir de livres bi-/plurilingues en s’appuyant sur des approches dites plurielles (Candelier, 2008; Candelier, Camilleri-Grima, Castellotti, de Pietro, Lörincz, Meissner et al., 2012) et créent des espaces de continuités et de rencontres entre les sphères scolaires, familiales et sociales pour embrasser la diversité croissante de ces contextes d’appropriation. En nous situant dans une approche écologique de la diversité linguistique et culturelle et en illustrant nos propos par des données de recherche ethnographique (Moore et Sabatier, 2012; Litalien, Moore et Sabatier, 2012), il s’agira d’explorer le rôle de la littérature jeunesse (Montésinos-Gelet et Morin, 2004; Fleuret, 2012; Tauveron, 2002), et plus précisément de ce que nous désignons comme des albums ou des livres bi-/plurilingues, dans le développement de la littératie en français et le développement de compétences de médiation chez les enfants à l’école élémentaire, en soulignant leur articulation avec les autres activités et apprentissages de la classe et les relations qu’ils ouvrent entre l’école, les familles et les communautés en milieu multilingue et multiculturel.

2. Cadre conceptuel

Les recherches dans le domaine de l’enseignement de la lecture et de l’écriture reconnaissent la complexité des processus d’apprentissage du lire-écrire (Snow, Barnes, Chandler, Goodman et Hemphill, 1991; Morin, 2009; Chiss, 2012, entre autres) et insistent sur le fait que pour apprendre à lire et à écrire il ne suffit pas de déchiffrer le code, mais il convient aussi de maîtriser «un processus social de communication axé sur la construction du sens» (Dagenais, 2012, p. 18). De cet avancement des recherches qui a donné à voir une nouvelle conception des rapports à l’écrit dans la société, ont émergé la notion de littératie (voir Molinié et Moore, 2012 pour un état des lieux dans les travaux anglophones et francophones) et une vision sociologique et culturelle du rapport à l’écrit qui conduisent à dépasser l’apprentissage des seules habiletés à lire et écrire par un individu pour l’inscrire dans une culture de l’écrit et lui permettre d’en adopter les pratiques.

Dans des contextes de diversité linguistique et culturelle croissante comme le sont les sociétés contemporaines, où la construction des savoirs du lire-écrire s’effectue en langue seconde ou minoritaire ou au contact de plusieurs langues, où les pratiques de littératie des familles ne sont pas nécessairement celles de l’école, à commencer par les langues en usage et les raisons pour lesquelles un rapport à l’écrit est établi ou non et où, en conséquence, selon Budach et Patrick (2012), il y a intérêt à reconnaitre l’émergence et la coexistence au sein d’une même société de plusieurs définitions de la littératie dans des contextes communautaires spécifiques, la notion de littératie initialement pensée au singulier, ainsi que le rapport à l’écrit, se décline désormais au pluriel.

Dans la lignée des travaux portant sur les New Literacy Studies (Gee, 1996; Street, 1993), et en relation avec le concept de multiliteracy (Cope et Kalantzis, 2000) qui porte un intérêt spécifique à la multimodalité (Kress, 2003), et en prenant en compte le multilinguisme qui marque de son empreinte les sociétés d’aujourd’hui (Martin-Jones et Jones, 2000), c’est alors tout l’éventail des liens entre les pratiques de littératie, les répertoires linguistiques des individus et des communautés qui est à reconsidérer, ainsi que les différentes instances de littératie (Dionne et Berger, 2007). Afin de contenir l’ensemble de ces éléments sous une seule notion, Moore (2006) a proposé le néologisme de «pratiques» et de «compétences plurilittératiées» pour faire référence aux pratiques et aux compétences développées dans plusieurs littératies, ou formes de littératies, dans une ou plusieurs langues. Le terme plurilittératié sous-tend alors l’idée que les langues et formes littératiées se développent en relation les unes aux autres, de même qu’en relation à leurs contextes d’émergence et qu’elles constituent un atout et une ressource d’apprentissage (Hornberger et Skilton-Sylvester, 2000; Martin-Jones et Jones, 2000). La notion de plurilittératies englobe les artefacts qui matérialisent ces relations et donnent à lire les pratiques de littératie et les enjeux de pouvoir qui y sont associés en écho au courant de critical literacy (Dagenais, 2012). Pahl et Rowsell (2011) parlent plus spécifiquement de artifactual critical literacies pour évoquer l’étude des pratiques adoptées dans et autour des objets.

En effet, de par les déplacements des individus qui les possèdent, ces objets et autres artefacts traversent les frontières traditionnelles des espaces dans lesquels ils sont situés et participent à créer des liens entre les pratiques littératiées générées par les différentes communautés (sociale, familiale, scolaire) afin de cerner les manières dont un individu (se) socialise par le biais de la lecture et de l’écriture. «Ressources sémiotiques capables de circuler et de voyager en créant des liens entre des mondes différents» (Budach et Patrick, 2012, p. 89), ils dépolarisent les lieux de construction et de transmission des savoirs, pour ouvrir les instances littératiées les unes aux autres, et particulièrement l’instance scolaire qui n’est plus, dès lors, l’unique lieu de production des connaissances.

Replacé dans la perspective d’entrer dans le monde de l’écrit à l’école, il s’agit alors de proposer, à la suite de Heath (1983) qui parle d’éducation à la littératie, une didactique qui prend a) appui sur le milieu familial et communautaire pour initier les élèves à la culture scolaire à partir de ce qu’ils possèdent déjà et b) intègre la mise en oeuvre de compétences et de ressources plurilingues et interculturelles dans l’enseignement et l’apprentissage. Les approches plurielles des langues et des cultures, qui sont «des approches didactiques qui mettent en oeuvre des activités d’enseignement-apprentissage qui impliquent à la fois plusieurs (= plus d’une) variétés linguistiques et culturelles» (Candelier et al., 2012: p. 6; Lörencz et de Pietro, 2011: p. 50; voir aussi Daryai-Hansen et Schröder-Sura, 2013) répondent à ces finalités dans la mesure où elles visent à développer des outils qui assurent à chaque individu la compréhension réciproque et valorisée de la diversité linguistique et culturelle en plaçant les langues et les cultures au coeur des apprentissages, au-delà des langues et cultures de l’école. Elles s’attachent tout particulièrement à développer chez les élèves une «compétence de médiation», que nous entendons, à la suite de Candelier et al. (2012), comme une unité complexe, située et à fonction sociale, faisant appel à différentes ressources relevant aussi bien des savoir-faire, des savoirs que des savoir-être, et liée à des tâches et des familles de situations socialement pertinentes, au sein de la compétence plus globale à gérer la communication linguistique et culturelle en contexte d’altérité (voir annexe 1). Les tenants de ces approches insistent sur le développement d’un curriculum intégré qui associe les savoirs locaux, le partage des expertises et repense les frontières (école, familles, communautés) selon des modalités d’interaction qui mobilisent les différents types de savoirs socioculturels apportés par les enfants comme des ressources éducatives ayant toute leur place dans la classe (Dagenais, Moore, Sabatier, Lamarre et Armand, 2009; Litalien et al., 2012).

3. Ancrage méthodologique

Les études de cas qui constituent le corpus de données proposent une lecture ethnographique de la classe inspirée des travaux de Cambra Giné (2003) et Cicurel (2011), à des fins de formation professionnelle (Moore et Sabatier, 2012). Elles ont été réalisées dans sept classes de deuxième et troisième années de deux commissions scolaires de la région de Vancouver en Colombie-Britannique (Canada). Trois d’entre elles ont été menées dans des classes du programme d’immersion en français; les quatre autres dans des classes d’un conseil scolaire francophone. Le premier point commun de ces classes est d’avoir le français comme langue dans laquelle s’effectuent les apprentissages. Le second point de rapprochement a trait aux profils linguistiques et culturels variés qui caractérisent l’ensemble des acteurs de la classe. En effet, dans les classes du programme d’immersion, les trois enseignantes et leurs élèves ont tous des répertoires langagiers et culturels pluriels, dans lesquels le français apparaît comme une seconde ou une troisième langue; dans les classes du programme francophone, les quatre enseignants sont issus des communautés francophones québécoise et française et la (presque) totalité des élèves vient de familles exogames. Ces profils sont à l’image du reste de la Colombie-Britannique qui se caractérise par une grande diversité linguistique et culturelle du fait du nombre croissant de migrations internes, de migrations internationales et de la présence de Premières Nations à l’échelle de la province. Ces terrains d’enquête, s’ils ne peuvent être représentatifs de l’ensemble de la composition des classes en Colombie-Britannique, n’en sont pas moins typiques de la réalité scolaire de la région vancouvéroise.

Les données de recherche, qui ont été l’objet d’analyses de contenu thématiques à visée didactique, informent sur le quotidien des salles de classe. Un ensemble hétérogène, mais complémentaire de données se dessine, composé de photos (des murs de l’école aux travaux des élèves), de prises de note, d’entretiens compréhensifs et d’explicitation des pratiques professionnelles réalisés avec les sept enseignants (identifiés par l’initiale de leur prénom) et d’entretiens complémentaires auprès de parents volontaires. Près de 200 heures d’enregistrement vidéo (pour lesquelles les autorisations éthiques ont été obtenues auprès des enseignants, des parents et des enfants) documentent également les séquences de classe, les scénarios pédagogiques ainsi que les interactions entre enseignants et élèves qui se déroulent en classe. Les enregistrements couvrent une semaine entière dans la vie de chacune des sept classes; ils ont été réalisés de manière systématique, du début à la fin de la journée scolaire des élèves et des enseignants. Les données s’inscrivent ainsi dans une perspective compréhensive pour saisir la relation didactique qui se tisse entre enseignants et élèves pour la construction des compétences et la négociation des savoirs.

Dans cette contribution, nous focalisons notre analyse sur la littérature jeunesse qu’on trouve dans les classes, ainsi que sur les pratiques pédagogiques qui mettent en scène l’utilisation de livres bi-/plurilingues comme supports du développement de la littératie en français et, par la rencontre altéritaire qu’ils soutiennent, comme leviers de la mise en place de compétences «mobilisant, dans la réflexion et dans l’action, des savoirs, savoir-être et savoir-faire valables pour toute langue et toute culture et portant sur les relations entre langues et entre cultures» (Candelier et al., 2012, p. 21). La contribution cherchera ainsi à répondre aux trois ensembles de questions suivants:

  • Q1. Y a-t-il, dans ces classes dont l’objectif est l’apprentissage du et en français, une présence de livres dans d’autres langues que la langue scolaire? Si oui, comment s’organise la présence de ces livres dans les coins lecture?

  • Q2. Quels types de livres bi-/plurilingues trouve-t-on dans les coins bibliothèques des classes et des écoles? Quelles sont les langues et les écritures représentées?

  • Q3. Qu’en font les enseignants et leurs élèves? Quelles sont les séquences pédagogiques construites autour des livres bi-/plurilingues, et pour construire quels types de savoirs?

4. Des espaces et des livres bi-/plurilingues

Cette première partie de notre contribution explore les deux premiers ensembles de questionnement de notre étude.

L’espace physique de la salle de classe participe à inscrire la construction des compétences et des savoirs littératiés dans la spécificité des classes dans lesquelles elle est observée (Moore et Sabatier, 2010 et 2012). L’aménagement pédagogique de cet espace permet de saisir la manière dont chaque enseignant organise spatialement, entre autres, l’entrée dans le monde de la littératie, et plus particulièrement pour ce qui nous intéresse ici: le monde du livre. Dans chacune des sept classes participant aux études de cas, se sont dégagées différentes aires d’enseignement et d’apprentissage autour de la littératie: si chacune des écoles dispose d’une bibliothèque commune que les enfants ont coutume de fréquenter, chaque classe agençait un coin bibliothèque (le «coin lecture»), souvent organisé autour de chaises en rotin ou d’un sofa, agrémentés de coussins colorés, d’attrapeurs de rêves, d’arbres en papier mâché, parfois de réels troncs transformés en tabourets. Les enfants lisent à leur pupitre, dans ces coins lectures, seuls ou en groupe, avec l’enseignant, assis ou couchés par terre (exemple 1).

Exemple 1

Coin bibliothèque et coins lecture dans les écoles et les classes

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Ces coins lecture se caractérisent tous par la pluralité des ouvrages qui s’y côtoient et se définissent d’emblée comme des lieux où plusieurs langues et cultures sont en contact et sont mis au service de l’entrée dans la littératie du et en français (exemple 2). Ainsi, à côté d’ouvrages techniques propices au développement d’une langue normée et scolaire – Mon premier Larousse et le Dictionnaire actif Nathan, cohabitent d’autres livres qui racontent Les Belles Histoires, soulignent le plaisir de l’acte de lire avec la collection J’aime lire, ou font sur le mode informatif découvrir le monde animal comme Les araignées et leurs toiles. Certains sous forme d’atlas invitent à la découverte d’environnements lointains, tels La Russie, La Chine ou Le monde arabe, en français ou en anglais (Finland), soulignant par là même la cohabitation des deux langues du Canada dans la classe. D’autres mettent en scène différents personnages dans diverses situations, Caramel apprend à nager, L’espion sous l’eau, La visite de grand-maman, pour ne citer que quelques exemples. Les thématiques sont en lien avec le monde de l’enfance et de l’imaginaire, mais également avec les sujets abordés par le curriculum; elles soulignent plus ou moins explicitement certains traits culturels, notamment locaux et spécifiques à la Colombie-Britannique.

Exemple 2

La variété des livres disponibles dans les coins lecture dans les classes

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Dans aucune des écoles ni des classes observées, nous n’avons noté un rangement par langue des ouvrages et albums pour les enfants. Comme on peut le voir dans l’exemple ci-dessus (exemple 2), les albums en français, langue des classes observées, côtoient aussi bien en immersion française que dans les écoles francophones des albums dans d’autres langues: l’anglais et des langues européennes (comme l’allemand), mais aussi des langues non européennes et d’autres alphabets (le coréen). Les rangements existant le sont par ordre alphabétique (dans la bibliothèque de l’école, mais pas dans les classes), (parfois) par albums (les Tintin, les Schtroumpfs, les Garfield), le plus souvent par niveaux de lecture (on trouve alors des petits paniers que peuvent prendre les élèves selon leurs habiletés dans la lecture autonome) (exemple 3).

Exemple 3

Les rangements dans les bibliothèques et dans les classes

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On trouve dans ces coins lecture plusieurs types de livres bi-/plurilingues. Nous en distinguerons au moins huit, dont les frontières sont poreuses (certains ouvrages pouvant, de fait, relever de plusieurs catégories):

  1. ceux qui mettent en scène une histoire partagée que les enfants connaissent et peuvent avoir déjà lue dans leur langue familiale (comme Le Petit Chaperon rouge de Grimm ou Perrault, que l’on trouve aussi dans une version détournée: Le Petit Chaperon chinois) ou une histoire que les enfants ont vue en anglais dans la version filmée des studios Disney (Le Roi lion, Blanche-Neige);

  2. ceux qui mettent en scène dans la langue scolaire une histoire inscrite dans une autre culture (Les Papinachois et le panier d’écorce, l’Afrique de Zigomar, dalla-dalla);

  3. ceux qui présentent une histoire originellement en français traduite dans d’autres langues (Tintin d’Hergé);

  4. les contes bilingues présentant alternativement une histoire en français traduite dans une autre langue, avec la même graphie (par exemple Le secret de la lanterne. Nibawasakonendjigan o kimodji tibadjimowin, avec une traduction en algonquin), ou dans au moins deux graphies différentes (L’enfant qui rêvait de s’envoler, La grand-mère d’Aputik, La légende du Corbeau, Les trouvailles d’Adami, quatre titres traduits en inuktitut). Dans cet ensemble, Albin visite les autochtones présente un cas particulièrement intéressant dans le sens où l’histoire en français est traduite dans 11 langues autochtones (montagnais, cri, atikamekw, algonquin, abénaquis, mohawk, wendat, micmac, malécite, naskapi, inuktitut) et deux écritures: l’alphabet latin (utilisant différents diacritiques selon les langues) et l’écriture syllabaire du cri et de l’inuktitut. On peut aussi citer ici Comptines et berceuses des rizières qui présente 29 comptines de Chine et d’Asie, lues, chantées et écrites dans les différentes langues et écritures des régions d’Asie représentées, avec une transcription phonétique pour les langues non alphabétiques. Toutes les chansons sont aussi traduites en français;

  5. les livres dans une autre langue détournés dans la classe de français pour encourager, par exemple, un travail d’observation, d’écoute et d’acculturation à des sons différents, une réflexion sur les aspects culturels de la présentation graphique et des illustrations, et/ou une réflexion sur les dimensions plurilingues et pluriculturelles locales (en utilisant par exemple un conte autochtone dans une langue autochtone locale, comme Sásq’ets. The Story of the Sasquatch, transcrit en Halq’eméylem d’une histoire orale de la nation Stó:lō);

  6. ceux qui mettent en scène des rencontres (de cultures, d’aires géographiques, mais aussi de langues et d’écritures sans qu’il ne s’agisse d’une traduction à proprement parler du texte), comme par exemple People et sa traduction en français Six milliards de visages, Tintin et le lotus bleu, Lian ou bien encore Voyage en Chine ou Mon premier dictionnaire français-anglais tout en arabe;

  7. ceux qui encouragent plus particulièrement un travail interdisciplinaire et interculturel, comme Petit Aigle, Mon premier livre de peinture chinoise, Les animaux ou encore Flight of the Hummingbird. A parable for the Environment;

  8. enfin, les livres mixtes, qui mettent en scène, linguistiquement et graphiquement, des énoncés typiques de la communication exolingue, sous forme d’alternances codiques tremplins (par exemple la collection Au Pays des langues entre langues européennes) ou de croisements graphiques à l’intérieur même du même texte et d’un même énoncé (comme Un rêve pour toutes les nuits, Les dix soleils amoureux des douze lunes, Le voyage de Mao-Mi ou bien encore Le secret d’un prénom), où les idéogrammes chinois, au fil de l’histoire, prennent la place des mots en français. Nous n’avons, dans les classes observées, trouvé aucun exemple d’albums jeunesse de cette catégorie, même si certains titres sont présents dans certaines classes plus avancées des mêmes écoles.

Le premier type d’ouvrages qui retient l’attention est donc celui que nous avons décrit en a), tels que l’histoire de Blanche-Neige et les sept nains (exemple 4). Le livre figure dans un coin bibliothèque d’une des trois classes d’immersion; il correspond à un degré réduit au minimum du livre bi-/plurilingue. Il repose sur une histoire largement partagée (un conte, un mythe ou une légende); il est ici rédigé dans la langue de la classe, mais il est décliné dans d’autres idiomes en dehors de la sphère scolaire. En effet, bien que n’ayant pour la plupart jamais lu ce conte en français, presque tous les enfants des classes concernées en connaissent déjà l’histoire et s’appuient sur ces connaissances préalables lors de la découverte du conte en français, soit parce qu’ils connaissent le livre dans leur langue, ou qu’ils en ont vu des versions animées. Ce faisant, l’histoire présentée en français témoigne de la circulation et de la transformation d’un contenu et de référents culturels par delà des frontières linguistiques et culturelles marquées pour permettre le partage d’un savoir commun désormais translocal et national. En dépit d’une apparente unicité sémiotique, graphique et linguistique, les dimensions d’une plurilittératie n’en sont pas moins présentes. Ce conte est inspiré par un mythe germanique; il est ancré dans des traditions européennes et le récit a été popularisé au 19e siècle dans la littérature par les frères Grimm, puis par un film d’animation américain au 20e siècle. Le Roi lion, pour sa part, dont la version animée The Lion King des studios Disney date de 1994, raconte l’histoire de Simba, un lionceau d’Afrique qui doit succéder à son père. Le lion s’inspire aussi largement de l’oeuvre littéraire de Shakespeare (Hamlet, 1603), mais aussi d’un manga japonais d’Osamu Tezuka (Le Roi Léo, 1951: [ジャングル大帝, Janguru Taitei]).

Exemple 4

Blanche-Neige et les sept nains et Le Roi lion

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Ces histoires qui se caractérisent par leur appartenance à ce qui pourrait relever d’un savoir commun (funds of knowledge; González, Moll et Amanti, 2005) propre aux cultures populaires, servent de déclencheur à un développement littératié dans la langue qui se construit, le français, en lien avec d’autres langues et d’autres univers culturels de référence.

L’ouvrage People et sa traduction en français Six milliards de visages, présents tous les deux dans une deuxième classe d’immersion, offre un même récit et sa traduction dans les deux langues au sein de la classe (exemple 5) et aborde le thème de la diversité et la valorisation des capitaux linguistiques et culturels autres que ceux de l’école ou de la société environnante majoritaire. Par des illustrations (identiques dans l’une ou l’autre langue) et un lexique qui explicitent ce qu’est la diversité, ce livre invite à une réflexion sur soi, sur autrui et sur ce qui constitue les ressemblances et les différences des êtres humains, y compris dans les écritures. Si les dimensions plurilingues et pluriculturelles des sociétés contemporaines sont clairement exposées, elles ne sont pas cependant contextualisées; le rapport au monde dans ces livres se construit et est construit davantage sur un mode générique: les ouvrages informent sur un mode ludique pour mieux aider l’élève à se questionner. Les différents univers linguisticoculturels sont présentés selon des modalités de juxtaposition les uns à côté des autres sans réelle interaction entre eux.

Exemple 5

People et Six milliards de visages

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À l’inverse, illustrant la catégorie f), un titre de la collection Les Belles Histoires, présent dans la troisième classe d’immersion (exemple 6), ou L’Afrique de Zigomar et dalla-dalla rencontrés dans la classe de B. au Conseil scolaire francophone annoncent une histoire qui met en scène une autre culture dans la langue de l’école. Les couleurs (le doré des dômes des églises orthodoxes, le bleu du ciel), certains traits de l’architecture russe, un palmier, des éléments de costumes (la fourrure du col du manteau, la coiffe tronconique en forme de fez) en couvertures des ouvrages contextualisent directement le récit pour initier une rencontre interculturelle qui, en plus de valoriser au sein de l’espace classe des cultures autres que celle de l’école, est illustrée graphiquement par un contact implicité entre des univers de référence divers. À la croisée de la catégorie f) et de la catégorie g), Voyage en Chine. Quatre pièces pour flûte à bec soprano, photographié dans la classe de R., présente aussi des couleurs et des éléments culturels qu’on associe à la Chine (le rouge, la fleur de lotus, la grande muraille de Chine), mais on y trouve aussi des sinogrammes qui s’inscrivent verticalement à la droite du titre de l’ouvrage en couverture. On peut faire le même type d’observation à propos de bandes dessinées présentes dans toutes les écoles, telles que par exemple Tintin et le lotus bleu qui présente dès la couverture sur fond rouge un vase chinois (dans lequel sont cachés Milou et son maître Tintin, vêtu d’un hanfu traditionnel), un énorme dragon et des sinogrammes.

Exemple 6

Les Belles Histoires, L’Afrique de Zigomar, dalla-dalla, Tintin et le lotus bleu et Voyage en Chine

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Dans toutes les classes observées, illustrant le type d) des livres plurilingues, on note la présence de nombreux contes autochtones canadiens, en français, en anglais, bilingues ou trilingues, parfois dans plusieurs systèmes d’écriture. Outre la présence dans le texte en français de noms de personnages clairement autochtones (Anaanatsiaq, Eskéo dans Les Papinachois et le panier d’écorce) ou l’utilisation d’un lexique emprunté (les lemmings) ou le style des illustrations (L’équipée fantastique), la présence de l’autre ainsi que sa valorisation peuvent également se traduire par la graphie qui est utilisée pour raconter l’histoire. Ainsi dans l’ouvrage Un Inukshuk solitaire ou encore La grand-mère d’Aputik (exemple 7), rencontrés dans les coins bibliothèque de plusieurs classes d’immersion et du programme francophone, la dimension bilingue et pluriculturelle apparait à la fois dans l’utilisation de la version syllabaire de l’inuktitut et sa présence aux côtés de la langue française, bien que située en dessous, et dans la mise en exergue des liens intergénérationnels et de la place sociétale majeure des aînés dans les communautés autochtones. La disposition des langues et leur partage de et sur la page révèlent la manière dont chaque langue possède et occupe son espace. Ils illustrent aussi, symboliquement, la cohabitation des langues et des cultures, à l’image d’un Canada officiellement bilingue et multiculturel.

Exemple 7

L’équipée fantastique, Les Papinachois et le panier d’écorce, La grand-mère d’Aputik et Un Inukshuk solitaire (Classes de R. et de C., Programme francophone)

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L’entrée dans l’écrit s’effectue ici par l’utilisation concomitante de deux systèmes d’écriture et s’inscrit donc au niveau des alphabets, qui dès lors deviennent des objets culturels par essence, alors que les dimensions d’oralité des langues qui interagissent avec leurs variétés scripturales, l’inscrivent dans des référents sémiographiques (illustrations, symboles, couleurs, lettrages) (Moore, 2012) conditionnés par l’univers de référence culturel auquel le récit veut se rattacher. Si l’histoire peut se raconter et se lire en français, elle réfère de par sa scénographie et son visuel à un univers autochtone régi par des codes culturels précis. Dans un environnement sociolinguistique et culturel comme la Colombie-Britannique où de nombreuses langues autochtones sont encore présentes, ces livres dans les salles de classe d’immersion et d’un conseil scolaire francophone témoignent de l’ouverture d’un espace de communication plurilittératié qui valorise des expériences et savoirs locaux.

Les dimensions plurilittératiées des ouvrages, telles que nous les avons rapidement mises à jour dans les quelques exemples de livres bi/plurilingues rencontrés dans les coins bibliothèques des classes, conduisent à apporter des éléments de réflexion pour développer dans le contexte scolaire qui est le nôtre, le rapport à la littératie en français sur un mode bi-/plurilingue dans la mesure où le rapport au français et à la langue écrite se construit naturellement en contact avec d’autres univers linguistiques, culturels et symboliques.

5. Livres bi-/plurilingues, approches plurielles et compétences plurilittératiées

Cette partie de notre analyse cherche à mieux comprendre ce que font de ces livres, dans leur pratique quotidienne, les enseignants et leurs élèves? Nous mettons un accent particulier sur les séquences pédagogiques construites autour des livres bi-/plurilingues, et sur les savoirs qu’ils soutiennent et développent.

Dans la plupart des classes, les livres bi-/plurilingues, que les enfants sont encouragés à feuilleter librement, sont aussi utilisés didactiquement par les enseignants pour engager l’imagination des élèves, les inciter à écrire leurs propres histoires, et comme des déclencheurs pour une réflexion sur la diversité locale et transnationale, souvent à l’occasion d’événements particuliers qui rythment l’année pour les enfants: les changements de saisons, les fêtes religieuses et culturelles (l’hiver, la fête de Noël, le Nouvel An chinois, la Saint-Valentin). Les livres ouvrent alors sur des projets artistiques, l’initiation à d’autres graphies et des projets d’écriture en français (exemple 8), mais aussi sur des prolongements sur les compétences transversales en littératie (travail sur l’illustration, le titre, etc.) qui peuvent se faire aussi bien en français que dans d’autres langues et graphies.

Exemple 8

L’Inukshuk solitaire (Classe de J. – Immersion) et Les dragons du nouvel an chinois (Classe de B. – Programme francophone)

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Les séquences d’exploitation didactique des livres bi-/plurilingues menées par les enseignants révèlent toutes l’instauration d’un espace collaboratif pour partager des savoirs et des pratiques autour des littératies scolaire, familiale et communautaire et construire ensemble des compétences plurilittératiées. Dans les classes où les études de cas ont été menées, les livres bi-/plurilingues en circulation participent à établir, par delà les coins bibliothèque, l’espace de la classe comme un espace bi-/plurilingue et pluriculturel et d’ouverture à l’altérité, où circulent et se négocient des formes diverses de savoirs qui se construisent et s’appuient sur les expériences et les capitaux culturels et symboliques des élèves (Perregaux, 2009).

Le développement des compétences du savoir lire-écrire s’y inscrit dans une démarche transversale d’observation de la langue sous ses différents aspects, à commencer par la dimension orale. Dans un contexte de langue seconde, où «la fragilité des acquis est certainement une des caractéristiques les plus significatives des apprentissages en FL2» (Vigner, 2001, p. 106), les activités engagent les relations complexes entre lecture, écriture, parole, modes d’apprentissage et savoirs (Boisvert, 2003). Elles soulignent le décloisonnement entre l’oral et l’écrit, le langage oral étant directement relié au langage écrit sous toutes ses formes. Ainsi, dans une classe du programme francophone, la séquence d’exploitation pédagogique d’un album jeunesse intitulé Petit Aigle débute par une activité de lecture du texte par l’enseignant au groupe-classe. Cette première étape est un moment important dans la construction des compétences littératiées, car comme le souligne Pierre (1991), la lecture de livres à des enfants est considérée comme une activité majeure d’entrer dans l’écrit.

D’abord orienté sur la compréhension globale de l’histoire, le travail pédagogique de l’enseignant conduit ensuite progressivement les élèves dans l’exploration des univers culturels, graphiques et sonores mis en scène dans l’album. Les conversations en français autour du texte et de sa compréhension s’ancrent dans les dimensions multimodales de la littératie. L’observation de couvertures d’autres albums jeunesse, activité là encore vécue dans le langage oral et reposant sur un texte écrit, puis le travail qui s’organise à partir de l’ensemble des titres autour des inférences de contenu, de la lecture de l’image, de la négociation du sens, de l’argumentation et de la rédaction en français tissent ensuite les liens entre littératie, musique, activité physique par la danse, le théâtre et la formation personnelle et sociale (voir Litalien et al., 2012 pour l’analyse détaillée de l’exploitation de l’album). En travaillant de manière transversale et intégrée le développement des dimensions cognitives (les habiletés de lecture et d’écriture), linguistiques (le français langue scolaire), affectives et sociales (le rapport à l’autre), l’enseignant favorise un rapport au monde qui place ses élèves, les langues qu’ils parlent et les cultures dont ils sont porteurs au coeur des apprentissages, au-delà des seules langues et cultures qui ont droit de cité à l’école.

La reconnaissance des héritages familiaux et communautaires s’affiche par ailleurs sur les murs de certaines classes (exemple 9), comme sur ceux d’une classe dans le programme francophone dans laquelle les lieux de naissance des parents des élèves sont valorisés, ou sur les vêtements d’un autre enseignant qui porte accrochée à sa boutonnière une marteniza (sorte de pompon) blanche et rouge pour célébrer la venue du printemps en Bulgarie, pays d’origine d’un élève, ou encore sur un artefact apporté de la maison par un élève suite au travail sur l’album jeunesse Petit Aigle.

Exemple 9

Classes du programme francophone – Classes de Y. et de R.

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Pour construire les compétences du lire-écrire, les scénarios pédagogiques des enseignants prennent donc appui sur des articulations réfléchies entre les expertises scolaires et familiales et communautaires, ainsi que sur la valorisation des savoirs d’expériences des apprenants comme des atouts et des leviers d’apprentissage pour aider leurs élèves à se coconstruire dans ces milieux différents, mais complémentaires. La centration des pratiques pédagogiques autour de la personnalité de l’enfant et de ses univers afin de viser chacune des dimensions (cognitives, affectives et sociales) nécessaires à son épanouissement est un des principes qui fondent la culture éducative des classes britanno-colombiennes. Les enseignants s’attachent à développer, à côté des savoirs scolaires, des savoir-être et des savoir-vivre qui participent au bien-être de l’enfant.

Dans les classes du même conseil francophone, les enseignants dans leurs pratiques quotidiennes donnent aussi à voir des perspectives qui insistent sur l’importance d’intégrer l’enseignement des disciplines aux savoirs scientifiques culturels locaux, en s’appuyant notamment sur les récits et les représentations totémiques autochtones, le tout en lien avec une entrée dans l’écrit qui s’organise par l’art et le dessin. On y voit ainsi comment l’appui sur l’environnement écologique local peut mobiliser les connaissances culturelles, servir la réflexion et ancrer la construction des savoirs nouveaux tout en développant les compétences en français (exemple 10).

Exemple 10

Classe du programme francophone (Classe de R.)

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La démarche didactique de ces enseignants explicite un ancrage situé et expérientiel des apprentissages (conformément aux attendus ministériels édictés par BC’s Education Plan, ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique 2011, p. 3), car c’est par la compréhension et la saisie du contexte dans lequel il vit, évolue, se déplace que l’élève donne du sens à son expérience scolaire et extrascolaire (Moore et Sabatier, 2012). Lors des entretiens d’explicitation sur leurs pratiques de classe, les enseignants insistent sur la manière dont ils tissent l’articulation entre savoirs disciplinaires, artistiques et linguistiques, et sur la façon dont ils prennent appuient sur les connaissances des parents et les expériences des enfants pour faciliter la rencontre et l’ouverture à l’altérité, le développement des savoir-être et le respect des rituels, tout comme la responsabilisation et l’inscription citoyenne dans la collectivité locale et globale. Ce faisant, c’est bien clairement une compétence de médiation qui se donne à voir, car l’approche du développement de la littératie s’inscrit dès lors dans une perspective écologique qui conduit au développement d’un rapport à l’écrit personnalisé chez chacun des élèves et favorise l’articulation entre les mondes dans lesquels circulent les enfants: la famille, l’école et la communauté.

En adoptant un modèle holistique qui reconnait que d’autres instances, d’autres espaces et d’autres lieux sont autant porteurs de savoirs que l’école, les pratiques plurielles des enseignants s’attachent à construire la rencontre entre ces différentes instances par la recherche des zones de compatibilité et de différence. En ce sens, ce sont toutes les compétences globales mobilisant, dans la réflexion et dans l’action, des savoirs, savoir-faire et savoir-être transversaux et pluriinterculturels qui sont favorisées par les approches plurielles mises en place par les enseignants: aussi bien la compétence à gérer la communication linguistique et culturelle en contexte d’altérité (C1) et celle qui permet l’élargissement d’un répertoire linguistique et culturel pluriel (C2) que les compétences qui relèvent de l’une et l’autre zone: la compétence de décentration (C3), à donner du sens à des éléments linguistiques et/ou culturels non familiers (C4), la compétence de distanciation (C5), ainsi que celle à analyser de façon critique la situation et les activités dans lesquelles on est engagé (C6) ou, enfin, la compétence de reconnaissance de l’autre et de l’altérité (C7) (voir annexe 1).

Par un souci constant de développer les apprentissages littératiés à partir des savoirs des apprenants et des environnements dans lesquels ils sont situés, les enseignants organisent un fin tissage des contenus curriculaires à transmettre, des savoirs disciplinaires à apprendre, des savoirs locaux à disposition et des savoirs d’expérience que les élèves apportent avec eux en classe pour les mettre au service d’une intégration didactique de la pluralité linguistique et culturelle. Ils construisent un rapport aux littératies sur un mode bi-/plurilingue qui permet à chaque élève de lire le monde, de construire des représentations positives de l’autre et de construire des identités citoyennes pour une société plus équitable.

6. Les livres bi-/plurilingues pour favoriser la rencontre école-familles-communautés

Ici et là, de nombreux plans d’action, partenariats et autres initiatives (voir par exemple le Programme de soutien à l’école montréalaise, 2006; l’initiative Sacs d’histoires de la direction générale de l’enseignement primaire du canton de Genève, 2007; voir aussi la recension d’initiatives réalisée par Boisvert, 2003; entre autres) proposent différents mesures et projets pour favoriser les apprentissages en lecture et en écriture dans une collaboration entre l’école, les familles et les communautés. Tous s’attachent à faire ressortir la continuité des contextes d’appropriation comme condition première de réussite ainsi qu’une dynamique de collaboration et une complémentarité d’action qui repose sur «un regard qui capte sous un autre angle le vécu du jeune» (Kanouté, Vierginat, Charrette, Lafortune, Lavoie et Gosselin-Gagné, 2011, p. 418).

L’étude des ouvrages rencontrés dans les bibliothèques des classes où les études de cas ont été menées éclaire la manière dont les pratiques littératiées sont façonnées par les environnements immédiats dans lesquels elles sont inscrites et comment le vécu extrascolaire des élèves peut être mobilisé à des fins d’apprentissage. Les différents livres bi-/plurilingues présents dans les différentes salles de classe ouvrent des espaces de communication plurilittératiés qui s’ancrent dans la conception de la littératie qui, selon Bertlett et Vasudan (2010) (cités dans Budach et Patrick, 2012, p. 89) «addresses a gap between multimodality, literacy practices and everyday life». Cette conception (sup)pose le livre non plus comme un simple support sémiotique, mais comme le produit de pratiques sociales et culturelles qui joue un rôle dans le processus de création du sens pour penser le rapport au monde. Autrement dit, dans ces classes de deuxième et troisième années, le livre bi-/plurilingue ne sert pas seulement à entrer dans la littératie scolaire et à acquérir une culture scolaire; il facilite un travail autour des connaissances sur l’écrit qui sont indissociables des pratiques de socialisation dans lesquelles elles se développent. Par le contact avec des livres bi-/plurilingues, les élèves développent un rapport à l’écrit qui repose sur des objets dont les fonctions sont tout à la fois a) de symboliser et représenter des relations et des événements qui ont une importance pour les individus et les communautés, b) d’ouvrir de nouveaux horizons et mondes d’expérience en contribuant à la création de sens, c) d’être rattaché à des pratiques socioculturelles et d) d’incorporer l’histoire d’expériences humaines vécues en oeuvrant comme éléments de connexion en se rattachant à des contextes divers (Pahl et Rowsell, 2011).

Devenus espaces discursifs par essence relationnels, dans la mesure où la position de chacun n’existe pas en soi, mais en interactions avec autrui (Bourdieu, 1979; Lefebvre, 1974), les livres-objets renvoient alors à la polyphonie de ceux qui les écrivent/les produisent et les lisent/les interprètent et qui participent à donner du sens à la réalité sociale. Qui plus est, les manières de dire, de faire, d’agir et de vivre des individus qu’ils véhiculent sont corrélées à des capitaux culturels, symboliques, économiques et sociaux qui évoluent au gré des espaces sociaux traversés par les individus. Du fait que ces espaces sont inextricablement connectés, ils peuvent se rencontrer, se croiser, s’imprégner les uns des autres, autrement dit, ils peuvent entrer en contact les uns avec les autres, sans pour autant être réductibles les uns aux autres. Envisagés comme autant d’espaces de communication au sein desquels se révèlent plus ou moins explicitement les relations entre les langues, les cultures et les écritures et où s’engagent un dialogue entre différents univers de référence littératiés, utilisés à des fins didactiques, les livres bi-/plurilingues trouvés sur les étagères des coins bibliothèques des sept classes participantes sont porteurs d’un rapport à l’écrit dans lequel peut se lire la réalité sociale; ils participent naturellement à faciliter les passages entre les différents espaces sociaux propres à l’école, aux familles et aux communautés; ils deviennent les traits d’union entre ces différentes instances en permettant d’engager le dialogue avec et entre celles-ci en se faisant les échos des rapports au monde et à sa pluralité. La complexité qu’ils révèlent participent à exposer la façon dont les enseignants dans leurs pratiques quotidiennes de classe conçoivent le développement du lire-écrire en relation avec la vision du monde qu’ils souhaitent promouvoir.

Les frontières des lieux de construction des savoirs s’établissent alors au-delà des murs de la salle de classe, par-delà la langue de l’école, en lien avec des cultures, des univers de référence et des instances de socialisation autres. Ce décloisonnement des lieux de construction et de production des connaissances suppose une conception des liens entre les diverses instances de socialisation qui est complémentaire et non concurrentielle. L’utilisation pédagogique des livres bi-/plurilingues les établit comme outils propices à développer des compétences littératiées définies à la fois comme des compétences personnelles et des pratiques sociales qui se fondent sur une éthique de la valorisation de la diversité linguistique et culturelle. Lorsqu’ils sont discutés et travaillés au sein de la classe de français, les livres bi-/plurilingues participent à la construction des compétences plurilittératiées en français, en sollicitant les procédés de codage et de décodage du texte, mais également en replaçant les idées et discours dans leurs contextes de production supportant l’hypothèse que plusieurs littératies, plusieurs définitions de littératie et plusieurs rapports à la littératie peuvent émerger dans des espaces sociaux spécifiques, ici l’espace scolaire.

On note toutefois que les enseignants sont peu préparés à ce type de travail avec leurs élèves en classe (Moore et Sabatier, 2012) et qu’ils disposent de peu d’outils qui leur permettent de construire des séquences didactiques dans la perspective d’approches plurielles qui, elles, restent méconnues dans le contexte canadien.

7. Conclusion

Une étude des albums jeunesse dans les classes de français langue de scolarisation (en immersion ou dans les programmes francophones) en Colombie-Britannique permet de montrer la grande variété des livres bi-/plurilingues présents dans les classes et les usages divers que les élèves et les enseignants en font dans leur quotidien. Ces coins bibliothèques témoignent de la place de choix que les livres occupent dans la construction des habiletés de littératie, mais également dans la manière dont les enseignants inscrivent le rapport à l’écrit de leurs élèves dans le rapport à la société et aux valeurs et croyances qui la sous-tendent, les livres représentant une forme matérielle et culturelle privilégiée de la littératie (Chiss, 2008). L’étude illustre également les pratiques pédagogiques que les enseignants déploient. Ces pratiques prennent appui sur les capitaux linguistiques, culturels et symboliques variés pour développer des apprentissages scolaires et sociaux axés sur une acceptation de la pluralité et du vivre ensemble et sur une finalité qui assure à chaque élève la compréhension réciproque et valorisée de la diversité linguistique et culturelle.

Une attention plus soutenue portée aux livres en termes de contenus, de récits narratifs, mais aussi de scripts, de graphismes, d’illustrations ou encore de couleurs et de scénographie, montre un ensemble varié de ressources sémiotiques et matérialise les modalités à partir desquelles le rapport au monde de l’écrit voulu par les enseignants des classes s’établit. Partant de livres écrits dans une seule langue (qu’elle soit langue de l’école ou langue de l’environnement linguistique), à des livres écrits dans la langue de l’école (ou en anglais) qui prennent place dans une autre culture, à des livres qui mettent en scène plusieurs langues, plusieurs cultures, voire plusieurs écritures, ces ouvrages, que l’on peut qualifier d’outils bi-/plurilingues pour l’entrée à l’écrit en français, ouvrent tous des espaces de communication plurilittératiés à partir desquels il est possible de tisser des liens (implicites ou non, directs ou indirects) avec le monde extérieur à la salle de classe.

Les livres bi-/plurilingues conduisent ainsi les enseignants à (ré)interroger certaines modalités d’intervention dans les contextes de contacts de langues pour favoriser la prise en compte et la mise en place de situations scolaires plurilingues qui mettent en cohérence l’école avec les familles et les communautés – ce travail en partenariat conduit à la synergie entre les langues de l’école et les autres; il place le français comme langue tremplin dans les constructions des connaissances, du savoir et du rapport à l’autre.

Construire des séquences pédagogiques qui mettent en scène la diversité linguistique et culturelle permet de favoriser dès les premiers apprentissages en lecture-écriture une collaboration école-famille-milieu. Les livres bi-/plurilingues sont des outils ludiques pour l’entrée dans l’écrit et le développement de la littératie en français. Ils permettent de miser sur les langues familiales et communautaires pour renforcer le lien entre l’école, les familles et les communautés tout en soutenant les apprentissages et en favorisant et donnant le goût de la lecture et de l’écriture chez les élèves. Dans une démarche d’ouverture à la pluralité et de développement de compétences plurilittératiées, ils encouragent la lecture, dans toutes les langues du répertoire, ainsi que la construction des savoirs transversaux du lire-écrire. Ils devraient aussi mieux permettre d’encourager les familles à partager les savoirs et les histoires à l’école.