Corps de l’article

En mars 1999, au lieu d'organiser un colloque de la revue NPS comme on l'avait fait les années précédentes, nous avons préféré organiser un séminaire sur les pratiques sociales en émergence dans le champ des services sociaux, que ce soit dans les institutions ou dans les organismes communautaires. Le choix du thème de ce séminaire se voulait en continuité et en complémentarité avec les États généraux du travail social tenus en 1998 par l'Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec (OPTSQ), en collaboration avec le Regroupement des unités de formation universitaire en travail social (RUFUTS). Initié et animé par les membres de l'OPTSQ, les États généraux ont principalement porté sur les problèmes et sur l'avenir du travail social « professionnalisé », c'est-à-dire de ce qui, à travers un système explicite et formalisé de connaissances et d'actes spécifiques, définit une identité professionnelle du travail social et en même temps le distingue des autres pratiques professionnelles et occupations évoluant dans le même champ, dans le cadre des institutions et organismes de notre système de services sociaux et de santé. Sans vouloir en réduire la valeur et la portée[1], il faut reconnaître qu'en traitant les problèmes de pratique avec ce regard de l'agir professionnel « constitué » et du cadre organisationnel dominant (sociosanitaire), l'exercice n'a pu faire porter la réflexion sur l'ensemble des problèmes de la pratique sociale, c'est-à-dire sur les problèmes sociaux non reconnus et balisés par des programmes et les pratiques sociales émergentes ou ne se définissant pas selon les règles et les identités des professions[2].

C'est précisément sur ce terrain que nous avons voulu prolonger la réflexion par le séminaire NPS ; celui-ci, qui a réuni plus d'une cinquantaine de personnes pendant une journée complète, a été l'occasion de présentations et d'échanges extrêmement riches sur des projets et expériences qui tentent d'aborder des problèmes sociaux peu ou pas connus et d'introduire de nouvelles façons de procéder dans les pratiques. On y a vu qu'innover dans le champ du travail social était difficile mais possible, grâce à de bonnes doses de créativité et d'audace, à un désir et une capacité d'adapter l'agir aux réalités plus complexes et lourdes de la pauvreté et des marginalités nouvelles. Ces pratiques nouvelles, qui ne peuvent toutefois être qualifiées de novatrices du seul fait de leur nouveauté ou de leur apparition comme réponses « hors normes », présentent en général beaucoup d'intérêt, car elles constituent des tentatives de réponses aux nouveaux problèmes sociaux, comme à ceux pour lesquels les solutions traditionnelles se sont révélées inadéquates.

Comme elles sont encore peu ou mal définies, et le plus souvent en rupture avec les modèles et règles établis, ces pratiques nouvelles se heurtent souvent aux « acquis » organisationnels et professionnels, qui n'existent pas uniquement dans les institutions, mais aussi, de plus en plus maintenant, dans les organismes communautaires. Elles offrent pourtant la possibilité de développer de nouveaux savoirs, qui interpellent les façons de faire traditionnelles et les savoirs constitués des professions organisées et des formations universitaires qui les alimentent. Cela est particulièrement vrai de la profession du travail social, qui s'est toujours définie par sa capacité à porter un « regard social » sur l'intervention psychosociale, c'est-à-dire à contextualiser les problèmes sociaux des individus dans leur univers social.

Des interventions renouvelées pour des réalités nouvelles

Les temps sont difficiles pour l'intervention sociale en général, et pour le travail social professionnel en particulier, en raison des nombreux changements récents qu'on a connus avec les restructurations dans les services sociaux et de santé. Mais, contrairement à la tendance qui voit surtout les enjeux sous l'angle de la menace, il nous semble qu'il faille considérer les éléments positifs identifiables dans la réalité actuelle, et ce, au-delà du simple fait qu'une conjoncture nouvelle peut poser des défis stimulants.

Par exemple, les nouvelles technologies ne font pas que contribuer à développer un individualisme outrancier, ou de nouvelles perspectives de productivité et de mondialisation potentiellement destructrices. Elles apportent aussi des éléments d'espoir, en fournissant de nouveaux outils d'échange d'information, de concertation et d'action aux forces progressistes actives dans la transformation des rapports sociaux.

Signalons également les nouvelles pratiques d'intervention sociale qu'on retrouve de plus en plus dans divers champs de pratique. À ce titre, nommons simplement les pratiques communautaires reliées aux « services de proximité », à l'insertion ou à la réinsertion sociale, au « développement local », les nouvelles solidarités internationales créées autour de la recherche d'alternatives à l'économisme dominant (cette « pensée unique » dont il faudrait bien sortir s'il est vrai qu'on en diffère...), etc.

C'est à partir d'un tel repérage des éléments positifs dans une conjoncture, qu'on a parfois tendance à considérer comme négative, que nous avons cherché à identifier, à nommer, à décrire ou à évaluer les lieux d'enracinement de nouvelles approches en travail social, de pratiques d'intervention sociale adaptées aux nouvelles situations. Car si la vigueur d'une profession se mesure à l'aune de l'importance de son objet et à celle de sa capacité à s'y attaquer, il faut bien avouer que ce n'est certes pas le premier volet qui fait défaut actuellement... Les problèmes sont nombreux et bien réels. En outre, de nouvelles pratiques se font jour graduellement, manifestant la créativité d'un bon nombre de praticiens et praticiennes, en lien ou non avec le travail social professionnalisé.

S'il ne faut pas minimiser les dangers qui guettent la profession du travail social, nous pensons aussi qu'elle est en mesure de se donner une légitimité et une compétence renouvelées en reconnaissant les indiscutables expertises – et en se reconnaissant à travers elles – trop souvent cachées ou cherchant encore trop peu de nouvelles avenues pour résoudre certains problèmes sociaux. Son avenir réside peut-être dans une plus grande ouverture aux réalités nouvelles et dans sa capacité d'y jouer un rôle créateur. C'est donc en nous posant certaines questions de fond relativement à cette contribution des travailleurs sociaux à la résolution des nouveaux problèmes sociaux que nous pouvons espérer tracer le profil d'un « nouveau travail social ».

De quel travail social parlons-nous ? Les nouvelles pratiques sont-elles « professionnelles » ?

Pour reconnaître des pratiques nouvelles en travail social, il faut d'abord se demander de quel travail social il s'agit. Autrement dit : que signifie aujourd'hui être un professionnel du travail social ?

Rappelons d'abord quelques éléments du problème. Plus que toute autre pratique d'intervention, le travail social est marqué par ses origines « sociales » plus ou moins contradictoires, notamment un courant réformiste libéral et un courant moraliste, charitable et rationalisateur, qui ont, au départ et longtemps, cohabité dans la tradition américaine. La professionnalisation du travail social s'inscrit donc dans cette tension entre un besoin de reconnaissance d'intervenants « psychosociaux » qualifiés, au regard de la prise en charge des problèmes sociaux, et la critique sociale de la construction des problèmes sociaux et des modèles dominants de prise en charge institutionnelle et professionnelle. Le dilemme entre l'agent de contrôle et l'agent de changement a toujours été plus ou moins présent dans la pratique du travail social, suivant les lieux et les époques, tant dans la formation que dans la pratique.

Dans cette perspective, pour contribuer à clarifier les débats, nous avions proposé comme base de réflexion de situer la pratique du travail social à trois niveaux distincts et reliés :

  • la profession telle qu'elle est représentée et définie formellement par l'Ordre professionnel, qui se fait le promoteur d'un contenu de formation « typique » et qui, surtout, définit et garantit de la qualité de la pratique, au nom du public. Les membres qui y sont admissibles sont les diplômés des programmes universitaires de travail social qu'elle reconnaît ; y adhèrent ceux et celles pour qui le titre professionnel réservé et non l'exercice exclusif encadre et définit la pratique, dans un organisme de service public ou en bureau privé. Dans l'exercice de son mandat de protection du public, l'Ordre doit pourvoir à la formation continue et s'assurer de la compétence des membres. C'est en même temps par là que passe la délimitation des rôles et tâches spécifiques qui déterminent le travail social et aussi le distinguent des autres professions. C'est le niveau où se négocient des questions comme la reconnaissance des « actes professionnels » réservés ou partagés, dans un contexte de compétition pour l'occupation d'espaces d'exercice et le contrôle de moyens de pouvoir. Par-delà cette dimension « corporatiste », la profession véhicule une certaine vision du social, qui apporte le regard social par rapport au médical, au légal et à la psychologie, basée sur des approches et des méthodes spécifiques, mais aussi sur des valeurs, ce qui en fait une profession qui se démarque par un code d'éthique ayant une portée nettement sociale[3]  ;

  • la discipline, correspondant aux grands traits des contenus de formation reconnus par l'Ordre, mais qui relève des choix idéologiques, théoriques et pédagogiques exercés librement par les unités de formation. C'est le lieu de l'effort d'intégration des éléments théoriques et méthodologiques qui caractérisent le travail social habilitant à l'intervention sur les problèmes sociaux, ainsi que des éléments normatifs à base de valeurs à la fois fondamentales et sociales, d'inspiration humaniste, souvent véhiculées et reconnues par les mouvements sociaux. Ce niveau s'est longtemps conçu comme une science sociale appliquée, empruntant ses connaissances de base aux disciplines sociales dites « fondamentales » ; on le reconnaît maintenant de plus en plus comme un construit issu de la pratique, à partir de l'analyse et de la formalisation des problèmes sociaux et de l'intervention. Comme lieux de recherche et de formation, les écoles professionnelles de travail social sont, avec les milieux de pratique, des lieux déterminants de construction et d'acquisition de l'identité professionnelle. Cette définition identitaire tend, d'une part, à être unifiée par un processus d'analyse et d'intervention sur le social, qui contribue à délimiter les affinités et les bases communes de la discipline ; d'autre part, elle est multiple par la diversité et la polyvalence qui sont véhiculées dans la formation au regard de la vision des problèmes sociaux et de l'intervention sociale, inévitables et même souhaitables dans une discipline constamment écartelée entre les savoirs établis et les savoirs en développement ;

  • le «  champ  » de l'action sociale, en mouvement et en construction en raison des nouvelles problématiques, des nouvelles mobilisations et des nouvelles pratiques qui s'y développent. C'est l'espace que créent les mouvements sociaux par la redéfinition des problèmes sociaux, la définition et l'entrée en scène de nouveaux acteurs et la production de nouvelles pratiques alliant revendication de droits et de programmes sociaux, ainsi que le développement de nouvelles stratégies et approches dans l'intervention sociale. C'est le lieu d'expression du travail social « réformateur », qui renoue avec les origines de la profession ; il est produit par des acteurs aux valeurs et motivations diverses, pas toujours d'inspirations ou d'orientations progressistes mais qui, dans l'ensemble, contribuent au renouvellement de la discipline. Que l'on pense, par exemple, à l'influence de la critique féministe des problèmes sociaux et des approches d'intervention féministe dans les programmes de travail social. On y retrouve des intervenants y compris des travailleurs sociaux membres de l'ordre professionnel se définissant parfois d'abord comme militants, pour qui la formation disciplinaire ou professionnelle n'est pas déterminante, et font même assez peu souvent référence à leur appartenance disciplinaire dans leurs pratiques. Il est par ailleurs fréquent de retrouver les militants-intervenants dans les programmes de formation en travail social, avec comme principale motivation, non pas l'acquisition d'un statut professionnel, mais celle de connaissances et d'outils d'analyse et d'intervention.

Ainsi décrits, ces trois niveaux sont beaucoup trop sommaires pour qu'on puisse en mesurer la valeur en tant que tentative de formalisation de la réalité de la pratique sociale. Ils nous semblent néanmoins constituer une représentation suffisamment évocatrice du champ du travail social pour qu'on puisse s'en inspirer. Nous les voyons comme des espaces en interactions constantes, en tensions l'un avec l'autre. On pourrait illustrer leurs liens par trois cercles mobiles interreliés, qui à l'occasion peuvent presque se superposer, mais qui, plus souvent qu'autrement, sont déphasés à des degrés divers l'un par rapport à l'autre. C'est pourquoi peut-être on voit apparaître à l'occasion, entre les membres de l'Ordre et les intervenants que nous avons identifiés à l'action sociale, des affinités, des complicités, dans l'analyse et l'action sur le terrain de la pratique quotidienne comme pour les grands enjeux de société, mais aussi des divergences dans les points de vue et dans l'intervention. De même, il est inévitable que les diplômés de travail social ne se définissent pas majoritairement à travers la profession formalisée ; par ses liens avec les pratiques émergentes de l'action sociale, la formation à la discipline débouche souvent sur un horizon plus vaste que les principaux champs de pratique balisés et occupés par les membres de l'ordre professionnel, dont l'adhésion n'est d'ailleurs pas une condition d'exercice dans la plupart des milieux de pratique.

Bref, pour employer une image connue, on ne peut réduire l'action sociale à la profession ni même à la discipline du travail social, tout comme on ne peut définir la justice par le droit ou la santé par la médecine.

Un numéro à l'écoute du « nouveau » travail social

Nous n'avons certes pas la prétention de vouloir décréter ici ce qui est nouveau et novateur dans les pratiques actuelles. Le numéro que nous proposons se veut quand même une contribution faisant écho aux terrains neufs de la pratique du travail social, tels qu'ils se développent à partir de problématiques et dans des pratiques qui redéfinissent et élargissent son action. Il s'appuie sur certaines présentations faites au Séminaire de mars 1999 ; malheureusement, nous n'avons pu obtenir à temps ou en textes conformes aux règles de publication plusieurs des contributions qui y ont été apportées. On comprend facilement les contingences et les contraintes qui limitent la capacité des gens de la pratique à rendre dans un tel écrit les réflexions et intuitions tirées de leur pratique. Dans certains cas, ce n'est que partie remise, pour un prochain numéro qui prolongera le thème actuel du nouveau travail social avec des contributions plus théoriques…

Par un heureux concours de circonstances, ce ne sont pas que les textes du dossier qui alimentent le thème du nouveau travail social. L'éditorial signé par Jean Carrette en constitue la pièce d'introduction par le regard…

L'entrevue réalisée par Michel Parazelli et Mario Poirier avec Riccardo Lucchini, de l'Université de Fribourg en Suisse, nous introduit dans l'univers des enfants de la rue en Amérique latine. À notre avis, cette entrevue lance bien le débat sur les pratiques nouvelles, issues de nouvelles problématiques. Cette problématique complexe et lourde des enfants de la rue gagne à être mieux connue pour ce qu'elle est là-bas, mais aussi pour le regard qu'elle nous amène à avoir sur les jeunes de la rue d'ici. Pour Lucchini, occuper la rue n'est pas que la résultante négative et aliénante d'un processus de désaffiliation ; cela représente aussi, pour bon nombre d'enfants des bidonvilles et de familles éclatées, des stratégies positives de survie dans l'immédiat, de reconstruction de liens sociaux structurants et de transition pour apprendre à mieux contrôler leur avenir. Comprendre le phénomène dans ses multiples dimensions permet d'adopter des approches d'intervention plus respectueuses des véritables enjeux : soit de dépasser la vision caritative et misérabiliste (la rue est mauvaise en soi) incitant d'abord à prendre des mesures correctrices (sortir l'enfant de la rue), pour voir ce lieu comme producteur de sens et de richesses, et de l'utiliser comme cadre d'action pour aider l'enfant à se construire un avenir d'adulte responsable.

Dans un texte combinant la mise en perspective historique et l'exploration des enjeux actuels de la pratique sociale au Québec, Louis Favreau prend appui sur le travail social « généraliste » qui se déploie dans de nouveaux lieux et se transforme pour proposer une analyse du travail social et de ses nouvelles pratiques. L'aggravation des problèmes économiques et ses conséquences sur l'appauvrissement, le désengagement de l'État et le recours accru aux organismes communautaires, l'intervention intersectorielle, de même que l'accent mis sur l'économie sociale et le développement local comme axe de développement sont tous des facteurs qui, d'une part, contribuent à la crise d'identité du travail social, tel qu'il s'est défini et construit au Québec depuis les 40 dernières années, et, d'autre part, lui indiquent des avenues de pratiques sociales plus adaptées. Selon Favreau, la profession « vit à nouveau un déplacement de ses modes d'intervention, de ses lieux d'exercice, de ses champs d'intervention prioritaires », lesquels ont pour objets la pauvreté individuelle et collective, le lien « social-économique » dans l'intervention, à travers les nouvelles stratégies et organismes communautaires misant sur le développement local communautaire. L'intervention ne s'exercerait donc plus exclusivement dans les institutions et sous le couvert du service public, mais se situerait bien davantage dans l'interface entre le public et le privé, entre l'institutionnel et le communautaire, entre le formel et l'informel.

C'est cette interface que Michelle Duval et Annie Fontaine explorent dans leur texte sur le travail de rue comme instance de médiation entre les jeunes de la rue et les professionnels des institutions. Constatant une méconnaissance des intervenants institutionnels de la spécificité et de la pertinence du travail de rue, elles établissent que la qualité des rapports entre ces deux catégories d'intervenants est fonction de la capacité des professionnels « établis » à accepter les nouvelles pratiques déployées par les travailleurs de rue s'inscrivant dans une approche communautaire (et non normative) et à se renouveler à leur contact. En fait, on observe chez les « pros » une difficulté certaine à percevoir le sens réel et positif de la rue comme espace de socialisation et d'appartenance, à adapter leur intervention auprès de ces personnes en dehors du mesurable circonscrit et du court terme, à assouplir les modes formels de dispensation de services (horaire, protocole, attitudes). Duval et Fontaine nous introduisent aux conditions de base de cette pratique, qui requiert de reconnaître, respecter et même aimer les jeunes dans ce qu'ils sont et font, d'établir une relation de confiance personnalisée par la présence, la référence opportune et l'accompagnement dans le recours aux ressources. Le rôle du travailleur de rue n'est pas de remplacer l'intervenant institutionnel, ni de le prolonger. Tout en maintenant la spécificité des modèles d'intervention, il faut arriver à concevoir les rapports entre les deux types à travers la « coopération conflictuelle », dans un plus large éventail de pratiques, dans la recherche de pratiques plus adaptées aux processus d'exclusion des jeunes, qu'elles soient exercées à partir des institutions, des organismes communautaires ou dans la rue.

Ces pratiques « hors les murs » ne s'enseignent pas dans les écoles professionnelles, pour la bonne raison qu'elles ne sont pas modélisées et reconnues comme transférables en dehors des contextes et des individus qui les produisent. Comment alors s'y prend-on pour les développer et en faire autre chose que des pratiques singulières et spontanées ? Dans son article sur la construction de savoirs d'expérience dans l'intervention auprès de femmes sans-abri, Guylaine Racine explore cet aspect. Dans la lignée des approches de l'apprentissage expérientiel et de la pratique réflexive, elle s'intéresse à cette pratique comme lieu de création de savoirs. Le cas étudié démontre que la démarche de construction des savoirs dans le contexte d'une nouvelle problématique et d'une intervention non balisée n'est pas individuelle, mais inscrite dans un processus participatif et collectif, d'une part et non planifié d'autre part. C'est la capacité de transformer l'aléatoire en occasion d'apprentissage qui permet de bien « lire » l'événement, d'apprendre en étant dedans, dans un environnement qui ne peut être contrôlé, dans une démarche qui ne peut être planifiée, dans un contexte qui privilégie non la formation, mais l'intervention. Le cadre du collectif sécurise et permet l'apprentissage continu, pour autant que le collectif et l'individu s'engagent ensemble « non seulement dans la résolution du problème, mais aussi dans la construction du sens à donner à une situation problématique ». À condition aussi que le fonctionnement collectif respecte les règles de l'entraide pédagogique et favorise le développement personnel et l'apprentissage du comment faire autant que la compréhension du sens de ce qu'on veut faire. Reconnaître son ignorance est l'amorce de l'apprentissage, permet d'« aider l'impuissance », nous dit aussi Guylaine Racine.

L'article du groupe formé de Francine Ouellet, Jean-François René, Danielle Durand, Renée Dufour et Suzanne Garon nous amène sur le terrain de l'intervention institutionnelle, en nous proposant une description et une analyse de l'intervention d'empowerment réalisée en CLSC à partir du programme Naître égaux – Grandir en santé. S'adressant aux femmes enceintes et aux jeunes familles vivant dans des conditions d'extrême pauvreté, le programme s'inscrit maintenant dans la panoplie des interventions de prévention / promotion à la petite enfance. On y vise un suivi global personnalisé, un accompagnement de la famille vers les ressources et l'intervention intersectorielle dans le contexte le plus global possible (politique, économique et culturel). L'intervention d' empowerment repose sur un processus permettant de cibler l'agir de la professionnelle pivot et de toute l'équipe qui la soutient à des moments clés, dans un suivi intensif et prolongé, en misant sur le projet des parents, leur capacité à prendre du pouvoir sur leur vie et leur cheminement vers une implication sociale comme levier principal de la démarche. La relation personnalisée privilégie l'établissement du plan d'action avec la famille et non en dehors d'elle, en fonction de ses choix et projets. Il est intéressant de noter que, dans ce contexte de travail, les résultats sont à long terme et semblent avoir plus d'effets sur la santé mentale des personnes que sur le taux des bébés à petit poids. Comment peut-on situer cette intervention d'empowerment dans des programmes de prévention qui comportent des choix d'objectifs et de stratégies définis en dehors des familles et des groupes d'intervenants, comme cela semble se produire de plus en plus dans les programmes de santé publique ?

Le texte de Manon Boulianne sur l'agriculture urbaine et le développement local au Mexique fait, à notre avis, écho à cette problématique de l'intervention définie par « en haut ». Elle rapporte et analyse quatre expériences de promotion de productions maraîchères dans des quartiers urbains. Les deux démarches plus centrées sur la recherche de sécurité alimentaire et la promotion de l'horticulture de subsistance avec des familles n'ont pas permis une implication collective importante, se limitant à une intervention ponctuelle qui n'a pu briser la barrière qui existait entre l'organisme promoteur – extérieur – et les participants. Il s'est agi d'interventions d'assistance à la sécurité alimentaire de familles, qui n'ont pas eu d'effets de prise en charge par le milieu. À l'inverse, les deux autres projets se sont inscrits comme intervention de développement, ont eu de l'effet sur le développement personnel des participantes et favorisé leur insertion sociopolitique. La sécurité alimentaire n'était pas le coeur du projet ; l'éducation populaire y était prédominante, les questions de rapports de genre y ayant été soulevées, et l'implication collective avait précédé l'activité de production. En somme, on a privilégié le processus et fait en sorte de ne pas créer des clivages entre intervenants spécialisés (en alimentation) et la population qu'on voulait rejoindre. Les exemples proviennent du Mexique, avec les écarts culturels et socioéconomiques qui les séparent du Québec ; cependant, il nous semble que les enseignements que nous pouvons en tirer comme nouvelles pratiques de développement sont utiles pour nous sous plus d'un aspect.

Le dernier article retenu pour le thème de ce numéro ramène le débat sur les problèmes nouveaux et les enjeux et défis plus globaux et fondamentaux que posent pour le travail social les nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC). Selon Louise Bouchard et Marie-Noëlle Ducharme, personne ne nie que les NTIC amènent des changements sociaux profonds : « l'information est à la société postindustrielle ce que la force musculaire et la machine ont été aux ères préindustrielle et industrielle », et pourrait transformer notre rapport au temps et à l'espace, donc modifier la culture. Dans les NTIC, les inforoutes vont transformer nos façons de connaître et de communiquer, et de ce fait comporte des dimensions libératrices pour des populations exclues. Mais ce pouvoir potentiel pour les populations exclues pourrait être annihilé par le contrôle que des méga-entreprises risquent d'exercer sur les contenus et les réseaux. Pour le travail social, les NTIC ont toujours posé des dilemmes de taille. L'introduction des outils informatiques dans le travail professionnel s'est faite lentement, suscitant méfiance et résistance. Toutefois, le recours à des systèmes centraux plus fiables semble faciliter l'implantation de systèmes d'informations intégrées utiles aux intervenants aussi bien qu'aux gestionnaires, et de systèmes interactifs directement utilisables dans la pratique. Les jeux électroniques conçus à des fins thérapeutiques peuvent compléter la boîte à outils de l'intervenant, pourvu que le jugement professionnel et le libre choix du client demeurent prépondérants. Mais, pour Bouchard et Ducharme, malgré les dangers que les nouvelles technologies présentent – déshumanisation accrue, standardisation et conservatisme qu'elles risquent d'introduire dans l'intervention –, le travail social n'a peut-être pas vraiment le choix : il faut sans doute se résigner à y recourir au risque de disparaître comme profession d'aide. Par ailleurs, leur arrivée crée un nouveau lieu de luttes culturelles et politiques ; l'espace traditionnel de services sera remplacé par un espace personnel-cybernétique, où les clients pourront négocier eux-mêmes des solutions. Le clivage « inforiches / infopauvres » deviendra le nouvel enjeu des luttes sociales, et l'accès aux NTIC devra faire partie des revendications au plan des politiques sociales. En somme, c'est un nouvel ordre social qui s'annonce, avec de nouveaux outils d'intervention, mais aussi de nouveaux problèmes sociaux. Malgré leur allure futuriste, ces nouvelles pratiques sont déjà à nos portes et demandent que le travail social en fasse cas.

Pour compléter cette présentation du dossier sur le nouveau travail social, signalons deux textes de la rubrique Échos et débats qui ont des liens avec le thème. Celui de Benoît Van Caloen et Jean-Pierre Gervasoni apporte une information pertinente sur l'intervention auprès des toxicomanes en Suisse et aux Pays-Bas. Ils présentent des politiques et programmes qui ont pour objectif de soutenir les usagers de drogues là où ils sont, de manière à ce qu'ils se détériorent le moins possible au cours de cette phase temporaire de leur vie, et que le retour à une position productive dans la société, lorsqu'ils seront prêts, ne soit pas trop laborieux. Ces nouvelles ressources ont principalement été prises en charge par des travailleurs sociaux.

De son côté, Dominique Daigneault, professeure au Cégep du Vieux Montréal, présente la démarche de révision du programme collégial de techniques de travail social qui s'est réalisée depuis 1996 et qui a débouché sur un nouveau projet pédagogique basé sur l'approche par compétences et sur une mise à jour des orientations et des contenus de la formation collégiale en travail social.