Corps de l’article

Introduction

Naître égaux – Grandir en santé (NÉ – GS) fait partie de ces programmes de prévention-promotion qui ont été développés durant la dernière décennie à partir de l'approche écologique du développement humain et de la volonté de susciter l'empowerment des individus et des communautés (Martin, Boyer et al., 1995). Implanté à Montréal et en Abitibi et actuellement en phase d'expansion dans plusieurs régions du Québec, NÉ – GS se préoccupe des familles ayant des nouveau-nés et dont les parents sont sous-scolarisés et bénéficiaires de la Sécurité du revenu. Il invite les partenaires à intégrer, dans leur communauté, trois volets d'intervention : 1) la formation d'un groupe d'action intersectorielle pour faciliter le travail entre les différents secteurs d'activité et pour appliquer des stratégies d'influence politique et médiatique en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté ; 2) l'accompagnement des familles dans leurs recours aux services et aux organismes communautaires en même temps que la consolidation de ces derniers pour qu'ils répondent mieux aux besoins des familles ; 3) le suivi global personnalisé par une intervenante privilégiée de CLSC, le plus souvent une infirmière, avant et après la naissance du bébé, en lien étroit avec une équipe multidisciplinaire du CLSC et les services de la communauté.

Ce texte a pour objectif de mettre en lumière, à travers le suivi personnalisé de NÉ – GS, des pratiques individuelles et des contextes de travail susceptibles de soutenir des familles en situation d'extrême pauvreté dans leur démarche d'empowerment. Cet objectif nous a amenés à centrer l'analyse sur un échantillon représentatif de familles considérées au départ comme en mouvement et où, selon nous, l'intervenante a contribué de façon considérable à l'empowerment. L'analyse des résultats sera précédée d'une mise en perspective des écrits sur les processus d'empowerment, sur le processus de devenir sujet et sur les pratiques individuelles d'empowerment. Dans la partie discussion, les résultats obtenus seront comparés avec les construits théoriques actuels dans ces champs de recherche et une réflexion sera faite sur les conditions d'empowerment des parents vivant en contexte d'extrême pauvreté.

Mise en contexte

Le concept d'empowerment

Le concept d'empowerment a vu le jour aux États-Unis il y a presque 20 ans (Rappaport, 1981), en continuité avec la perspective écologique du développement humain, mais aussi en réaction aux programmes de prévention standardisés en santé mentale visant l'individu et conçus par des experts sans porter attention aux contextes sociaux et aux expériences des sujets (Dallaire, 1999). Il est apparu au sein de l'American Psychological Association sous la forme d'une prise de position par la section de la psychologie communautaire. Par ce geste, les promoteurs voulaient faire valoir l'idée que les individus, en particulier les personnes ayant des conditions de vie incapacitantes, peuvent agir sur leurs conditions, qu'ils possèdent les forces nécessaires pour surmonter leurs difficultés si on leur en donne les moyens.

Dépassant le stade de la prise de position, le concept a donné lieu au fil des ans, tout en suscitant un véritable mouvement, à des efforts de conceptualisation. Plusieurs chercheurs et praticiens se sont employés à en proposer une définition. On s'entend actuellement pour décrire l'empowerment comme un processus impliquant des composantes personnelles et collectives et amenant les individus à prendre du pouvoir sur leur vie (Wallerstein et Berstein, 1994). Les écrits scientifiques se sont aussi intéressés à décrire ce processus. Ils identifient alors comme phase initiale une période de crise, une étape transitoire de vie ou encore l'accès à une nouvelle information. Ils cernent ensuite un certain nombre d'autres étapes ou de phases qui, bien que variant d'un auteur à l'autre, vont en général d'une certaine prise de conscience pour mener à des réalisations issues d'une forme quelconque d'action, tant dans le domaine privé que social (Ninacs, 1995 ; Lord et Hutchison, 1993). Jalonné d'étapes, le processus d'empowerment renvoie à certaines dimensions, soit : 1) la participation aux ressources et institutions présentes dans la communauté et dans la société en général ; 2) l'amélioration de l'estime de soi ; 3) l'acquisition de connaissances et de compétences dans les domaines où la personne s'investit ; 4) le développement d'une conscience critique (Breton, 1994 ; Lee, 1994 ; Lebossé et Lavallée, 1993). Malgré tous ces efforts, l'empowerment demeure à ce jour un concept difficile à circonscrire. Très populaire, il est utilisé dans diverses disciplines mais aussi à partir d'idéologies différentes. Ses promoteurs adoptent tantôt une vision individuelle, tantôt une vision collective ; ils se positionnent soit dans une perspective critique, soit dans une perspective instrumentale.

Empowerment et intervention individuelle

Des chercheurs et des praticiens des domaines du travail social et de la santé ont tenté de comprendre comment les pratiques individuelles peuvent contribuer à favoriser le processus d'empowerment. L'intervention y est alors conçue dans une perspective écosystémique considérant qu'il y a plus d'une façon de résoudre un problème et que le client est un partenaire actif dans le processus thérapeutique (Miley, O'Melia et Dubois, 1998). Trois phases sont identifiées : d'abord, le dialogue, où s'établit une relation de confiance et se définissent les objectifs du client ; ensuite, la découverte, où l'on identifie des forces de même que les ressources de soutien disponibles ; enfin, le développement, où les ressources sont mobilisées et où la personne obtient des gains et en prend conscience.

Très présent au sein du mouvement de l'empowerment, le constructivisme conduit lui-même à un renouvellement des pratiques d'intervention (Schoonbroodt et Gélinas, 1998 ; Greene, Harper et al., 1996). Il propose un contexte éducatif où l'individu est appelé à construire son savoir d'expérience en interaction avec un savoir professionnel. Dès lors, il n'y a plus de contrôle ou de normalisation, de bonnes réponses ou de bonnes façons de faire, et la pratique éducative ne consiste plus à simplement communiquer des informations. Le constructivisme offre aussi un contexte d'action où l'individu devient un participant dynamique à un processus de changement.

Les théories centrées sur le sujet et la notion de projet

Parallèlement au courant nord-américain de l'empowerment, les théories centrées sur l'idée de sujet ont connu des développements récents, en Europe particulièrement. Elles examinent, entre autres, la place de l'individu dans une société dominée par la compétitivité, la mondialisation des marchés, et de la culture (Dubet, 1994). Des auteurs se sont penchés sur les processus qui favorisent la recomposition de l'expérience sociale et permettent au sujet de sortir de l'aliénation définie aujourd'hui comme un sentiment d'impuissance face à la vie et la société, en général, ou encore comme la privation de la capacité d'être sujet (René et al., sous presse ; Dubet et Martucelli, 1998).

Le concept de projet, lui-même en lien avec les approches centrées sur le sujet, peut se révéler un puissant outil d'analyse du processus de devenir sujet. Comparant l'histoire personnelle à un trajet, Boutinet (1986) perçoit le projet comme une anticipation opératoire du futur basé sur une réinterprétation du passé. Selon cet auteur, l'individu, en prenant conscience de ses capacités et en observant les résultats qu'il atteint en cours de projet, renforce trois aspects de son identité personnelle, soit le sens de sa singularité par rapport aux autres, le sentiment de sa permanence dans le temps et le sentiment d'acquérir une reconnaissance sociale.

Les projets et les trajets des familles vivant en extrême pauvreté

Pour comprendre davantage ce que signifie la famille aujourd'hui dans les milieux d'extrême pauvreté, un groupe européen de recherche (Groupe de recherche Quart-Monde – Université, 1999) réunissant des universitaires, des parents de milieux défavorisés et des militants, a rapidement convenu d'aborder le thème de la famille sous l'angle de la reconnaissance du projet familial et sous celui du temps. Fonder une famille est apparu comme une forme d'engagement social et la manifestation d'une volonté d'être des acteurs dans la société. Fonder une famille, c'est aussi s'inscrire dans le temps, dans la continuité. Le groupe de recherche propose de considérer le temps en milieux d'extrême pauvreté comme un temps ni tout à fait linéaire ni totalement circulaire. De la combinaison du temps linéaire et du temps circulaire résulterait le temps en boucle, où il y a mobilité et avancées (linéaire) et des retours en arrière (circulaire) qui permettent de repartir vers l'avant lorsqu'il y a échec.

Au Québec, une étude a mis en évidence à quel point le projet familial est important pour les femmes vivant en extrême pauvreté (Colin et al., 1992). Néanmoins, il est apparu que l'expérience de la maternité est marquée par une peur enracinée dans leur histoire personnelle et dans leur environnement, celle du pouvoir qu'ont la société et ses institutions d'enlever leur(s) enfant(s). Dans ce contexte, le recours aux services et plus largement à des groupes communautaires, au voisinage ou même à la parenté démontre la volonté de vaincre de grandes résistances. Pour les hommes en contexte d'extrême pauvreté, il semble aussi qu'être un bon père est le projet auquel ils se raccrochent. Cette préoccupation va de pair avec celle de s'insérer dans la société en menant une vie d'honnêtes citoyens et de travailleurs (Ouellet et Goulet, 1999).

Aspects méthodologiques

La stratégie de recherche utilisée a été l'étude de cas multiples (Yin, 1994). Un cas est défini ici comme le parcours de vie de familles ayant des nouveau-nés durant les deux années consécutives au début du suivi personnalisé de l'intervenante privilégiée de NÉ – GS. Deux questions ont guidé la démarche de recherche : Comment l'empowerment se manifeste-t-il dans les familles ? Comment les intervenantes s'y prennent-elles pour soutenir les familles dans leur démarche ?

On a demandé aux intervenantes privilégiées de cinq CLSC de référer pour étude un total de 24 familles considérées en mouvement, ou manifestant une volonté d'être en démarche. Quatre familles parmi les 24 référées ont dû être éliminées de l'analyse en raison, entre autres, de déménagements à l'extérieur de la ville. Les résultats qui vont suivre porteront donc globalement sur les parcours de vie de 20 familles et, plus en profondeur, sur un sous-groupe de 13 familles où l'intervention a été jugée significative du point de vue de leur empowerment. Dans le cas des familles biparentales, des efforts particuliers ont été déployés pour rejoindre les pères qui, ainsi, ont presque tous participé aux deux entrevues.

Les familles étudiées reflètent assez bien la clientèle de NÉ – GS. Onze d'entre elles sont monoparentales. Seulement six n'ont qu'un enfant et les autres ont de deux à sept enfants. L'âge des femmes varie entre 17 et 43 ans et celui des hommes entre 22 et 35 ans. Notons cependant que cinq femmes ont donné naissance à un autre enfant en cours de recherche. Deux familles sont d'origine latino-américaine et cinq sont d'origine haïtienne. Toutes les familles ont fait l'objet d'un suivi prénatal et postnatal.

La collecte de données a été réalisée en deux temps : d'abord, dans les 12 mois suivant la naissance de l'enfant, puis, environ un an plus tard. À chaque fois, on a interrogé la famille, puis l'intervenante privilégiée. La trajectoire d'intégration sociale a servi de trame de fond à la première entrevue semi-dirigée avec les parents. On s'intéressait d'abord à leurs préoccupations actuelles concernant la famille immédiate (rôle de parents, vie de couple, vie familiale), les autres liens de proximité (amis, voisins, ressources communautaires), les études, le travail, le quartier et la société. Puis, on explorait ce qui, dans leur passé récent et éloigné, les avait conduits là où ils étaient et on tentait de cerner les projets qu'ils envisageaient de réaliser dans un avenir immédiat ou plus lointain, pour eux-mêmes et pour leurs enfants. On les interrogeait, enfin, sur le suivi personnalisé de l'intervenante de NÉ – GS. La deuxième collecte de données a permis de valider les premières analyses sur leur trajectoire de vie, de clarifier certains éléments et de s'informer de ce qui s'était passé dans leur vie durant l'année.

Les 17 intervenantes privilégiées qui avaient référé des familles ont été invitées à compléter l'information sur le parcours de vie des parents puis à parler de leur intervention dans la famille. La première entrevue avait lieu au CLSC et la seconde, par téléphone. Dix intervenantes ont été rejointes une troisième fois pour valider les résultats préliminaires, six mois après la fin de la collecte de données.

Le corpus des données a été traité de façon systématique à partir d'une analyse qualitative basée sur la condensation et sur le développement d'une explication sur un mode itératif à l'aide de mémos analytiques (Corbin, 1986).

Résultats

L'analyse des données nous a amenés à élaborer, sous forme graphique, un cadre de référence pour comprendre le processus d'empowerment des familles étudiées et pour mieux situer les pratiques d'empowerment. Deux variables structurantes y figurent, l'une illustrée par une flèche et l'autre située à l'intérieur de la loupe : 1) le processus du devenir sujet allant du passé qui teinte le présent au futur incarné par le ou les projets qui motivent à aller de l'avant ; 2) le processus d'empowerment qui renvoie à trois notions en interaction, soit des actions, des gains et des réalisations. L'intervention entre en jeu dans cette tranche de vie qui correspond à la période étudiée et pendant laquelle se vit un processus d'empowerment.

-> Voir la liste des figures

Comment l'empowerment se manifeste dans les familles

Le processus du devenir sujet ou un projet inscrit dans une trajectoire de vie

Le processus d'empowerment se révèle d'abord comme étant intrinsèquement lié à celui du devenir sujet. Appartenant au temps long, le devenir sujet est ce qui permet à l'individu d'établir des ponts entre le présent et le passé, de s'ouvrir aux différentes sphères de la vie en société et de se mettre en marche vers un futur choisi. Il renvoie lui-même à deux concepts interreliés, soit la trajectoire de vie et le projet. Le projet est ce qui motive les parents à avancer, ce qui va éventuellement leur permettre de régler leurs problèmes actuels et de se réaliser comme personne, comme parent et comme citoyen. Il se comprend à la lumière de la trajectoire de vie des parents, de ce qu'ils ont vécu dans leur famille d'origine, de leurs expériences et des repères qui expliquent leur rapport aux études, au travail, aux institutions et à la société en général.

Une bonne partie des parents rencontrés ont vécu des expériences d'exclusion comme le décrochage scolaire, la perte d'emploi, l'émigration forcée, des déménagements fréquents. Ils sont isolés et ont peu de gens dans leur entourage sur qui prendre exemple ou de qui s'inspirer par rapport aux études, au travail ou encore à la participation sociale. Leur vie actuelle est habitée par des événements douloureux vécus dans l'enfance ou dans le passé récent tels que la violence, le placement, les abus sexuels, un mauvais mariage. Dans ce contexte, le projet de fonder une famille et de procurer à leurs enfants la sécurité qu'ils n'ont pas eue dans leur enfance devient une façon de donner un sens à des existences difficiles. Avoir un emploi reconnu – et son corollaire, ne plus dépendre de la Sécurité du revenu – est aussi un projet que plusieurs nourrissent. D'autres aspirent à retourner à l'école pour terminer leur secondaire ou à suivre une formation professionnelle. Plusieurs désirent entreprendre une démarche pour régler des problèmes personnels. De même, certains peuvent avoir plus d'un projet qu'ils tentent d'harmoniser et qu'ils peuvent modifier avec le temps. Lorsque l'intervenante privilégiée entre dans la famille, les parents n'arrivent pas à actualiser toutes leurs ressources personnelles et à trouver le soutien nécessaire pour mener à bien leur(s) projet(s).

Le processus d'empowerment et ses trois marqueurs

Le cadre de référence élaboré nous conduit ensuite à considérer l'empowerment comme un processus qui s'enclenche lorsque la force qui projette l'individu vers le futur est plus puissante que celle qui le retient à son passé, comme un moment dans la trajectoire de vie des parents où le mouvement s'accélère vers la mise en marche d'un projet. La réalisation de ce projet est alors conditionnée par trois éléments en interaction constante pouvant être considérés comme des marqueurs ou des manifestations du processus. Nous les décrivons ci-après.

  • Le passage à l'action par l'utilisation de ressources externes

    Utiliser les services et ressources du milieu pour des besoins matériels, psychosociaux ou sanitaires en ayant l'impression d'être en pouvoir peut représenter une condition d'accès au projet. Des parents rencontrés ont donc appris à aller chercher l'aide dont ils avaient besoin dans la communauté, à exprimer clairement leurs demandes, à ne pas éprouver de sentiment d'incompétence parentale en recherchant de l'aide, à faire confiance à l'institution qu'est le CLSC, à négocier avec des représentants des services publics comme les fonctionnaires de la Sécurité du revenu ou de l'Immigration.

  • Des réalisations par rapport au projet

    C'est en référence à des réalisations issues de leur(s) projet(s) que l'empowerment des parents devient palpable. Ces réalisations se situent le plus souvent dans la sphère du privé, en lien avec le projet de fonder une famille. En ce sens, développer une relation affective avec son quatrième enfant alors que les trois premiers ont été placés, faire face à sa difficulté d'accepter son enfant né à la suite d'une aventure, se donner les moyens de ne pas reproduire avec le deuxième enfant les mêmes problèmes de discipline qu'avec le premier représentent des petits pas qui constituent en soi une nouvelle expérience dans laquelle les parents commencent à briser le cycle de l'échec et peuvent être reconnus. On rencontre aussi des réalisations dans la sphère du social (par exemple, avoir terminé son secondaire à 17 ans malgré une grossesse, devenir secrétaire de sa coopérative d'habitation et découvrir alors l'entraide et les projets communs).

  • Des gains sur le plan des ressources personnelles

    Les parents progressent dans la réalisation de leur projet et deviennent un peu plus sujets de leur vie lorsqu'ils améliorent leurs habiletés personnelles, acquièrent une conscience nouvelle ou encore de nouvelles attitudes reliées à l'estime de soi, à l'affirmation de soi et à la motivation à agir. Ainsi, dans les familles étudiées, des parents sont maintenant en mesure d'expliquer la trame affective de leur vie, ont réglé certaines choses au sujet de leur enfance ; ils s'affirment davantage face à leur parenté et ont moins peur de faire une dépression. Ces gains deviennent des acquis génériques qui peuvent être utilisés dans d'autres situations.

Comment l'intervention favorise le processus d'empowerment

On identifie, à travers l'analyse des suivis dans les familles étudiées, quatre facteurs explicatifs du succès de l'intervention par rapport à l'empowerment.

Une intervention à un moment clé dans la vie de la famille

La venue d'un nouveau-né est reconnue comme un moment de transition important et la présence d'une intervenante à ce moment de la vie des parents peut se révéler opportune de diverses façons. Par exemple, dans la famille suivante, la grossesse vient bousculer le parcours vers la réalisation d'un projet important et crée, en cette période de turbulence, un urgent besoin d'aide :

Quand l'intervenante arrive dans la famille, Rosemarie est « en grosse détresse psychologique ». Une grossesse difficile, sans le soutien de son nouveau mari qui ne contribue ni aux tâches ni aux coûts, l'a forcée à suspendre une formation entreprise un an auparavant. À 40 ans, elle doit donc reporter son insertion sur le marché du travail, demeurant ainsi dépendante de l'État encore un certain temps. De plus, elle ne dispose pas de l'argent nécessaire pour permettre à son adolescente, particulièrement douée, de faire de bonnes études.

Dans l'exemple qui va suivre, la grossesse représente pour la femme une tentative renouvelée de donner un sens à sa vie, et la demande d'aide est la stratégie nouvelle qu'elle se donne pour réaliser son projet d'avoir, enfin, un enfant à elle :

Michelle a vécu depuis sa naissance dans un milieu dit « pathologique ». À l'adolescence, elle a marqué sa vie d'échecs retentissants (drogues, prostitution et placements d'enfants). Vers 23 ans, cependant, elle a tenté de se soustraire à l'emprise de sa mère en partant de chez elle ; elle est redevenue enceinte et s'est fait enlever son bébé. Vers 25 ans, prenant conscience que la drogue ne mène nulle part, Michelle va en désintoxication. Elle décide ensuite d'avoir un quatrième enfant avec la ferme intention de faire tout ce qu'il faut pour le garder. Elle se rend alors au CLSC et consent à recevoir l'aide d'une infirmière qui travaillera en lien avec une intervenante sociale du CLSC.

Les avantages d'un suivi prolongé et intense pour créer la confiance

En plus d'arriver dans la famille à un moment de transition, l'intervenante privilégiée bénéficie d'un second atout, celui de la continuité. Comme elle demeure dans la famille pendant un certain temps et y revient parfois pour une nouvelle grossesse, elle a le temps de créer un lien de confiance. Dans l'exemple suivant, elle se trouve là au moment même où survient une crise importante qui, bien traversée, peut permettre à la famille d'avancer.

L'intervention prend un tournant décisif le jour où Marie-Carole – pourtant extrêmement orgueilleuse et réticente à demander de l'aide – fond en larmes lorsque l'intervenante, qui l'a suivie lors de sa grossesse précédente et a ainsi créé graduellement une relation de confiance, appelle pour prendre de ses nouvelles. Enceinte de nouveau, abandonnée par son mari, sans aucun revenu, sans travail et sans statut de résidence, elle n'a plus rien à donner à manger à ses deux enfants et a peur de les perdre : « si je perds le moral [...] il y a une assistante sociale qui va venir prendre les enfants ». À la suggestion de l'intervenante, elle tente le tout pour le tout : elle demande la séparation en invoquant la grande violence du mari, elle demande également la garde des enfants, le statut de résidence permanente et, enfin, le droit à la prestation de la Sécurité du revenu pour motif humanitaire.

Pour faciliter le processus d'empowerment, l'intervenant fera preuve de disponibilité et d'intensité. L'intervenante privilégiée, suivant en cela ce qui est recommandé par NÉ – GS et a été entériné par la direction de son CLSC, se rend à domicile aux deux semaines à partir de la vingtième semaine de grossesse puis fait environ une quinzaine d'autres visites jusqu'à ce que l'enfant ait deux ans. Elle peut adapter les moments et les modes d'intervention en fonction de l'évolution des besoins de la famille. Ainsi, elle peut faire des appels quotidiens à la famille dans les moments difficiles, se rendre au domicile lorsque le besoin se fait sentir ou prendre quelques instants pour parler au parent lorsqu'il vient au CLSC rencontrer quelqu'un d'autre.

La disponibilité et l'intensité permettent ainsi de vaincre la méfiance et de créer une relation de confiance sans laquelle l'intervenante ne pourrait aider la famille à avancer. Une des intervenantes s'exprime ainsi : « Quand tu réussis à établir une relation et quand les gens voient que tu es disponible, que c'est pas je vous vois une fois par deux semaines et entre ça, achalez-moi pas [...] ils savent que tu ne porteras pas de jugement. » La façon dont l'infirmière approche la famille suivante illustre bien comment la relation de confiance est importante pour faire avancer la famille dans son parcours de vie :

Josée et Luc sont parents d'un enfant de deux ans et attendent des jumeaux. Tous les deux affirment « venir de loin ». Depuis trois ans, ils ont arrêté de consommer et ils tiennent bon. Cependant, ils sont noyés dans les dettes et sont épuisés physiquement et moralement. L'infirmière établit un lien de confiance après quelques visites et maintient ce lien par la suite. C'est déjà tout un succès, car, disent-ils, « quand tu te fais manipuler [...] tout le temps de ta vie, c'est ben dur de croire en quelqu'un [...] bien dur, même si c'est une infirmière ». Dès ses premiers contacts, plutôt que de donner les informations usuelles sur les habitudes de vie et la grossesse, l'intervenante choisit de travailler avec les membres du couple à partir de leurs « préoccupations du jour », autrement dit « les choses urgentes ». Si bien que les parents diront qu'elle leur a donné « le coup de pouce pour cheminer, pour essayer de croire en ce qu'on a aujourd'hui [...] » .

L'intervenante travaille à partir du projet des parents

Tout en se préoccupant de la grossesse et des besoins de base de la famille, l'intervenante privilégiée tient compte du projet des parents ou de ce qui, tant sur le plan privé que social, motive les parents à avancer et manifeste une volonté de donner un sens à leur vie. Tenir compte du projet des parents, c'est

  • d'abord, miser sur la capacité des parents d'être en projet, sur leurs habiletés personnelles et leur motivation à agir. Une intervenante décrit ainsi sa façon d'intervenir : « J'essaie de mettre en relief leur force intérieure, le petit fanal qui fait que la personne est capable de se diriger vers les bonnes personnes, les bonnes ressources au bon moment. » Les citations suivantes présentent des paroles d'intervenantes au sujet des forces que les parents possèdent « pour s'en sortir » ;

    • « Elle est très organisée, elle a beaucoup de volonté, elle est très digne, très fière. »

    • « Elle démontre une volonté inébranlable. »

    • « Elle ne s'assoit jamais sur ses lauriers. »

    • « Il semble en marche, il sait ce qu'il veut et où aller le chercher; il fait l'effet de quelqu'un qui a beaucoup de volonté. »

    • « Elle a une bonne capacité d'analyse, elle réussit à comprendre des concepts. »

    • « Ils prennent les moyens et ils ont du coeur au ventre. »

    • « Elle ne se limite pas à ce que les autres lui disent, elle pose son propre jugement. »

    • « Elle est toujours en mouvement, elle progresse tout le temps. »

  • ensuite, se servir du projet comme d'un levier pour soutenir les familles dans leur processus d'empowerment. Ce n'est pas la réalisation en soi du projet qui devient primordiale aux yeux de l'intervenante. Conformément à l'idée que c'est à travers l'action qu'on acquiert les capacités d'actions, l'intervenante s'intéresse plus directement aux gains que les parents enregistrent dans la poursuite de leur projet, aux gains qui leur font gagner la confiance en eux et vivre l'expérience du succès. Elle adapte donc son plan d'intervention suivant l'évolution du projet et montre aux parents l'importance des gains obtenus :

À 16 ans, contre l'avis de sa mère, Hélène décide de poursuivre sa grossesse et d'élever seule son enfant. Elle veut lui donner du temps et de l'amour et, en même temps, elle tient à tout prix à continuer ses études pour devenir un jour médecin. L'intervenante l'aide à réaliser son double projet. Un an plus tard, le projet de Hélène se transforme. Elle entrevoit faire des études dans une technique des sciences de la santé. Maintenant, ses énergies sont tournées vers d'autres besoins dont ceux de comprendre la trame affective de sa vie et d'avoir une relation de couple satisfaisante. L'intervenante y voit une période de transition. Elle maintient qu'Hélène a du potentiel, des ressources intérieures et va sûrement faire quelque chose de positif de sa vie.

Aider les parents à utiliser les ressources de la communauté et ainsi favoriser leur insertion sociale

Utilisant les liens privilégiés qu'elle entretient avec les autres intervenants du CLSC, avec les ressources du quartier et les services étatiques en général, l'intervenante pallie l'insuffisance ou l'absence d'aide de la famille en leur faisant bénéficier des services disponibles et des programmes sociaux auxquels ils sont admissibles. À travers les démarches que les parents font eux-mêmes pour avoir accès aux ressources, ils apprennent à être moins méfiants et à exprimer leurs propres besoins.

Investissant beaucoup de temps et d'énergie, l'intervenante accompagne Marie-Carole dans ses demandes d'aide auprès des institutions et ressources de tous types (juridiques, de santé, sociales, économiques et communautaires) pour régler, entre autres, ses problèmes d'immigration, en lui montrant comment faire et en jouant à l'occasion un rôle d'avocat auprès des agences gouvernementales. Après être sortie de la crise, Marie-Carole affirme qu'elle serait prête à entrer en contact avec d'autres femmes afin de leur redonner ce qu'elle a reçu, soit la capacité de demander de l'aide. L'intervenante part en congé prolongé et ne peut malheureusement donner suite au désir de Marie-Carole.

Lorsque le parent poursuit ses études, s'insère sur le marché de l'emploi ou en vient, après un certain cheminement, à s'impliquer dans un organisme comme membre actif, il est permis de penser, comme dans la famille suivante, que le suivi a contribué à une démarche d'insertion sociale :

Au moment où l'intervention a commencé, Valérie était une jeune mère monoparentale qui avait besoin d'être constamment rassurée dans sa peur de consommer à nouveau de l'alcool comme lors de sa première grossesse et d'échouer dans ses compétences de mère. L'intervenante mise alors sur ses forces, l'incite « à prendre une journée à la fois » et l'encourage à s'insérer dans le milieu communautaire : « Tu as un potentiel inouï pour t'adresser à des gens, pour stimuler des personnes parce que ton propos est bien argumenté, bien structuré. » Elle réussit à lui faire accepter l'aide d'un thérapeute pour « d'abord régler ses problèmes d'enfance ». Après plusieurs mois d'un suivi conjoint de l'intervenante privilégiée, du thérapeute et du médecin du CLSC, Valérie affirme : « Aujourd'hui, je sais ce que je vaux, ce que je mérite. » Elle a déménagé dans une coopérative d'habitation où elle s'est fait de nouvelles amies et a découvert l'entraide. Elle y travaille comme trésorière et veut se présenter comme secrétaire aux prochaines élections.

Discussion

À propos du processus d'empowerment

En mettant les dimensions de l'empowerment en synergie les unes avec les autres, la présente étude insiste donc, comme d'autres l'ont fait avant (Drolet, 1997), sur le caractère progressif du processus d'empowerment et sur le fait qu'il se déroule dans le temps, bien souvent à petits pas. De même, en situant la démarche dans la trajectoire de vie de la personne, on signale qu'il n'existe pas d'empowerment idéal. L'histoire de la personne semble permettre de décrire l'empowerment acquis par cette personne et de cerner d'éventuels résultats. Ces résultats, toujours très relatifs, et probablement non quantifiables, comme le souligne Zimmerman (1995), n'ont de sens et ne s'expliquent que s'ils sont envisagés comme une étape dans le parcours de vie. Enfin, issu de la trajectoire d'intégration sociale du sujet, le processus d'empowerment se révèle être intrinsèquement lié aux interactions entre le sujet et son environnement social, à la création d'un lien social. Prendre du pouvoir sur sa vie, c'est donc commencer à sortir de l'aliénation imposée par l'absence de reconnaissance de la part de l'autre.

À propos des pratiques d'empowerment

Cette recherche montre également que l'intervention individuelle peut se démarquer fortement d'une approche où l'on cherche à responsabiliser indûment l'individu, ou pire, à rejeter le blâme sur la victime. En cela, nous rejoignons les courants théoriques qui tendent à favoriser une approche différente du travail social ou de l'intervention sociale auprès des familles (Miley et al., 1998 ; Dunst et al., 1994 ; Lee, 1994). Associé à un programme à volets multiples intégrant des composantes de partenariat et de mobilisation communautaire, un suivi personnalisé peut se présenter comme une étape nécessaire à une implication collective. On reconnaît en effet, dans les milieux d'intervention, qu'une forte proportion de parents, femmes et hommes, vivant dans l'exclusion doivent bénéficier d'un accompagnement individuel soutenu avant d'être éventuellement amenés à se joindre à des groupes communautaires ou à des mouvements de revendication. Leur souffrance, leur gêne, leur colère, mais aussi leur grande méfiance à l'égard de ce qui est extérieur à leur noyau familial expliquent leurs difficultés à aller vers l'extérieur. Les intervenantes, en respectant le rythme des familles et en restant elles-mêmes en lien avec les différents groupes du milieu, ont pu faire cheminer certains parents vers le social, une démarche importante dans l'accès à plus de pouvoir sur sa vie, comme nous le rappelle Breton (1994).

Toujours en rapport avec les pratiques, les études de cas font ressortir trois éléments spécifiques. La place prépondérante à accorder au projet de vie des parents est le premier de ces éléments. Il s'agit moins de construire un plan d'action en fonction d'objectifs que de bâtir l'intervention à partir du projet ou de le faire émerger lorsqu'il n'est pas explicite. La reconnaissance, comme préalable à l'intervention, du projet de fonder une famille revêt alors une importance capitale puisque ce dernier représente aux yeux des parents la voie principale de reconnaissance sociale. La pertinence d'une intervention préventive durant la période entourant la naissance d'un enfant est le deuxième élément à signaler. Faire appel à une intervention proactive qui nécessite parfois l'utilisation de modalités particulières telles que le démarchage, c'est refléter un courant de pratique qui se situe lui-même en marge d'une approche plus classique de l'intervention sociale axée sur la réponse à une demande de services et sur un plan d'intervention formel. Vient enfin le contexte de travail. Lors de la consultation sur les résultats préliminaires, les intervenantes interrogées ont mentionné que la productivité ne devrait pas être le critère d'évaluation du geste professionnel et que les gains – parfois à peine perceptibles à court terme – devraient être considérés par rapport au long terme. Il importe alors que l'institution aussi s'engage dans ce rapport au temps. En fin de compte, nous ont-elles dit, la précarité financière dans laquelle on maintient les programmes destinés à soutenir le projet familial des plus pauvres demeure un enjeu majeur. La notion du temps, comme élément essentiel du processus pour atteindre les plus pauvres, a été largement reprise par ATD Quart Monde (1996) dans un ouvrage publié conjointement avec l'UNICEF.

Des cas exemplaires

La facilité avec laquelle on a pu, en l'espace d'un mois seulement dans cinq quartiers, constituer un échantillon de cas exemplaires permet de penser que les parcours étudiés ne sont pas des cas d'exception ou des cas atypiques. Cependant, il n'en demeure pas moins qu'ils ne représentent qu'une partie des familles, celles qui, de l'avis des intervenantes, ont du potentiel et une motivation particulière, sont dans un moment propice de mise en mouvement lors de l'intervention, ou encore vivent des difficultés importantes mais passagères. Les résultats, ont-elles tenu à préciser, ne doivent pas laisser l'impression que toutes les familles vivant dans un milieu de grande pauvreté évoluent aussi rapidement sur une période de deux ans.

Le choix d'un échantillon exemplaire plutôt que représentatif découle d'une volonté de traduire en des termes concrets des processus et des pratiques d'empowerment. Il présente cependant l'inconvénient de ne pas permettre la comparaison avec des cas de non-empowerment. En ce sens, il devient intéressant d'examiner deux familles référées au départ comme étant en mouvement mais qui, à l'évidence, n'ont pas acquis d'empowerment pendant la période à l'étude. La première famille illustre à sa façon l'idée du temps en boucle, du temps où il y a successivement des avancées et des retours en arrière. Il s'agit d'un jeune couple dont les capacités d'analyse et d'action collectives sont remarquées dès le départ par les intervenants. À peine sortis des centres d'accueil, ils ont voulu fonder leur propre famille en ayant d'abord un premier enfant. Elle a continué de s'impliquer activement dans un groupe communautaire ; il a occupé pendant 18 mois un emploi qu'il s'était créé grâce à ses talents en informatique. À la venue du second enfant, qu'ils ont un an plus tard, il perd son emploi pour ne pas avoir respecté les horaires de travail. Tout va de mal en pis et le couple rompt dans la violence. La mère continue de rester en contact avec le CLSC et un groupe communautaire afin de sortir la famille de cette mauvaise situation. Le second cas illustre plutôt une situation bloquée. Il s'est passé quelque chose dans son enfance dont elle ne veut pas parler. Elle se présente comme une femme très dégourdie, elle a fait 56 boulots et caresse plusieurs rêves. Mais, après avoir soutenu intensément la mère durant l'année qui a suivi sa grossesse, l'intervenante est profondément déçue. Elle a l'impression que cette femme ne va nulle part et l'analyse de ce cas ne nous permet pas de dégager une perspective d'empowerment.

Cinq autres familles pour lesquelles la contribution de l'intervenante a été jugée peu significative ont cependant été en processus d'empowerment pendant la période d'observation. Il s'agit de parents qui, eux aussi, peu instruits et pauvres, ont connu en général une enfance qui leur a donné des assises solides, et pour quelques-uns, une certaine aisance financière. Ils sont actuellement bien entourés par leurs propres familles et vont de l'avant grâce à leur soutien.

L'empowerment des pères

Comme les pères que l'on a pu interroger ont été finalement peu nombreux et que, le cas échéant, ils étaient en compagnie de leur conjointe, il nous est difficile de tirer des conclusions. On a tout de même constaté, à travers les analyses de cas, que les contacts s'établissent presque exclusivement avec les femmes et que les interventions ne visent pas directement les besoins des hommes, soit de devenir, enfin, des citoyens de fait et de droit (Ouellet et Goulet, 1999). Ainsi, contrairement aux mères, les pères ne sont pas accompagnés quand ils s'orientent vers les services et les lieux d'insertion sociale.

Conclusion

Le processus de l'empowerment a été mis de l'avant par des psychologues désireux d'améliorer la santé mentale des plus démunis. Or, les présents résultats, des processus d'empowerment de familles ayant bénéficié du suivi personnalisé du programme Naître égaux – Grandir en santé, paraissent au moment même où des résultats préliminaires de l'évaluation d'impact du volet prénatal (Brodeur et al., 1999) tendent à démontrer que le suivi personnalisé a des effets sur la santé mentale des mères plutôt que sur le taux de nouveau-nés à petits poids. Dans une perspective de triangulation des données, cette étude sur l'empowerment permet de comprendre les processus qui amènent une amélioration de la santé mentale dans le contexte d'un programme intégré comme NÉ – GS.