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Bien que la parenté par le sang demeure culturellement valorisée, la famille d’aujourd’hui est de plus en plus largement perçue comme un construit social fondé principalement sur des liens de droit et d’affection. Dans ce contexte, bien que la famille adoptive continue de s’inscrire en marge de la norme, elle peut maintenant s’afficher fièrement dans la mesure où elle met en oeuvre des valeurs dominantes du paysage familial actuel, notamment l’électivité des liens, l’affectivité et l’ouverture aux autres. De plus, parce qu’elle réalise un projet parental répondant aux besoins d’un enfant abandonné, elle représente une forme exemplaire de la norme émergente d’une famille relationnelle (De Singly, 2001) centrée sur l’épanouissement des individus qui la composent. L’expérience familiale de l’adoption s’inscrit dans cette tension entre un idéal culturel, toujours prégnant, de consanguinité et une insistance croissante sur la dimension psychoaffective des liens familiaux.

Le principal défi posé à toute famille est de privilégier l’individualisation de chacun de ses membres tout en accomplissant son rôle d’intégration et de relais vers l’espace social et symbolique de la parenté. Ce défi prend des formes très variées selon les contextes. Dans le présent article, nous allons considérer le cas de l’adoption internationale. Les parents adoptifs d’un enfant adopté à l’étranger doivent l’accueillir comme un membre à part entière de leur famille et de leur réseau de parenté, comme s’il était leur enfant biologique. Pour ce faire, ils puisent dans le vaste répertoire de règles, de pratiques et de représentations sociales qui renforcent le sentiment d’appartenance au sein d’une famille, tout en distribuant les statuts, les rôles et les ressources de manière à ce que chacun y trouve une place qui lui soit propre. Cependant, ces parents adoptifs doivent aussi reconnaître l’origine nationale et ethnoculturelle de leur enfant comme étant une part importante de son individualité, alors que cette marque différentielle pourrait affaiblir l’image de cohésion familiale à laquelle ils aspirent. Comment les parents adoptifs se représentent-ils leur enfant adopté à l’étranger et son identité ? Quelle part font-ils à ses origines ? Les lignes qui suivent dégagent à grands traits les principales avenues de réponse qui se dessinent en prenant appui sur des témoignages de parents adoptifs interrogés en 1994-1995 sur leur expérience de vie familiale suivant l’arrivée de leur enfant adopté à l’étranger[1].

Ces parents représentent 38 familles ayant adopté, entre 1989 et 1994, 71 enfants à l’étranger, dont 44 étaient âgés de trois ans ou plus à leur arrivée au Québec. Parmi les 71 enfants, on comptait 28 garçons (39 %) et 43 fillettes (61 %) âgés entre 2 mois et 12 ans à leur arrivée au Québec. Ils provenaient de 11 pays différents, majoritairement de Chine (31 %), mais aussi d’Haïti, d’Afrique (24 %), du Mexique (23 %), d’Europe de l’Est (9 %), d’Asie (autres pays que la Chine, 7 %) et d’Amérique latine (autres pays que le Mexique, 6 %). Parmi les 38 familles, on en comptait 32 biparentales, 4 dirigées par des mères célibataires et 2 dont les parents étaient divorcés. Treize familles (34 %) avaient aussi des enfants biologiques et six familles (16 %) avaient adopté plus d’un enfant dans plus d’un pays. Cet échantillon non représentatif a été constitué dans une perspective d’analyse exploratoire et qualitative[2]. Nos propos portent ici sur deux aspects : l’introduction de l’enfant dans sa famille adoptive[3] et la place octroyée à ses origines familiales et culturelles par ses parents adoptifs. Au préalable, nous voulons souligner la dimension paradoxale de l’identité adoptive qui vient renforcer la tension entre la construction d’une commune appartenance et la reconnaissance d’une origine étrangère au groupe familial.

La dimension paradoxale de l’adoption plénière

Au Québec, comme presque partout ailleurs en Occident, l’adoption légale est plénière, c’est-à-dire qu’elle réalise une substitution complète de la filiation d’origine par la filiation adoptive. L’enfant adopté cesse d’appartenir à sa famille d’origine et un nouvel acte de naissance est rédigé sous ses nouveaux noms et prénoms ne mentionnant que ses parents d’adoption. Ces derniers y gagnent un statut parental exclusif, contrairement à ce qui se passe dans d’autres formes d’adoption qui laissent persister un lien légal avec les parents d’origine[4].

La radicalité du changement d’identité provoqué par l’adoption plénière a longtemps été occultée et banalisée. L’enfant adopté n’était souvent même pas informé de son adoption. Cependant, depuis les années 1970, des adoptés adultes à la recherche de leurs origines revendiquent la levée de la confidentialité en adoption. L’adoption « ouverte » (Goubau, 2000), impliquant des contacts directs entre les parents biologiques et la famille adoptive, est aussi privilégiée par certains parents et spécialistes de l’adoption. De plus, le droit de connaître ses parents (et de vivre avec eux, quand cela est possible) est maintenant inscrit à la Convention internationale des droits de l’enfant. Au Québec, les enfants adoptés sont généralement informés de leur adoption dès leur plus jeune âge et ils peuvent obtenir, dès l’âge de 14 ans, un résumé des principaux renseignements contenus dans leur dossier confidentiel d’adoption, sous la forme d’un document habituellement intitulé « sommaire d’antécédents sociobiologiques » respectant l’anonymat des parents biologiques. Ils peuvent également obtenir les renseignements permettant de retrouver leurs parents biologiques, à la condition toutefois que ces deniers y aient préalablement consenti[5]. Cependant, l’adopté et ses père et mère biologiques seuls sont concernés par le droit à d’éventuelles retrouvailles, la loi ne permettant pas à l’adopté de retrouver les autres membres de sa famille biologique (frères, soeurs, grands-parents…).

Dans le cas des enfants adoptés à l’étranger, tous les renseignements disponibles peuvent avoir été transmis à leurs parents adoptifs au moment de l’adoption. Néanmoins, très souvent, il demeure impossible de pouvoir un jour retracer leurs origines, ce qui est particulièrement le cas des enfants d’origine chinoise. Ajoutons que certains viennent de pays qui ne connaissent qu’une adoption de type « simple » (qui ne rompt pas les liens antérieurs) et que la reconnaissance légale au Québec d’une telle adoption implique sa conversion en adoption plénière. Ces différentes situations signalent l’importance de s’interroger sur les enjeux d’une adoption légale encore pensée sur le mode de la rupture plutôt que de la continuité, à une époque où chaque individu est pourtant invité à nouer les fils de son histoire personnelle dans un tissu identitaire composite.

C’est en considérant l’établissement de la filiation comme participant à la définition des bases de l’identité d’un individu que s’éclaire l’impact paradoxal de l’adoption plénière, qui n’attribue à l’adopté qu’une affiliation exclusive, alors que les liens du sang sont conçus dans notre culture comme des liens permanents et indissolubles. Autrement dit, bien que personne ne saurait jamais se dégager entièrement de ses origines biologiques, l’adopté devrait tout de même n’assumer que son identité d’adoption. L’impossibilité pour un enfant d’avoir plus d’un père et d’une mère constitue la norme culturelle implicite responsable d’un tel paradoxe. Les parents adoptifs tiennent habituellement à reproduire cette norme d’exclusivité, mais ils sont eux-mêmes confrontés au paradoxe qu’elle induit. Leurs efforts pour faciliter l’intégration familiale de leur enfant peuvent être interprétés comme diverses stratégies pour dépasser ce paradoxe ou pour le contourner. Nous y reviendrons en conclusion, après avoir pointé certains aspects révélateurs dans les témoignages que nous avons analysés.

L’introduction de l’enfant dans sa famille d’adoption

Les parents adoptifs présentent généralement l’adoption comme l’entrée dans une relation parent-enfant exclusive. L’angle narratif privilégié est celui du récit détaillé d’une attente éprouvante ponctuée d’inquiétudes et de questionnements se terminant par une rencontre équivalente à une mise au monde, à une naissance. Avant d’adopter, ces parents avaient postulé que leur enfant serait né de parents inconnus ou, du moins, qu’il serait abandonné et seul au monde. Lorsqu’il leur a été remis, les intermédiaires qui les ont aidés et les autorités du pays d’origine leur ont rarement communiqué des informations qui seraient venues les détromper. Ils assumaient donc la charge d’un enfant qui pouvait sembler vierge de tout passé. Cependant, même ceux qui ont réalisé une adoption tardive (un enfant de trois ans ou plus) et ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer les parents biologiques ont parlé de la découverte de leur enfant dans des termes évoquant une naissance. Plusieurs auteurs ont aussi noté cet usage fréquent de métaphores de la procréation (Belleau,1996 ; Collard, 1996 ; Ouellette, 1996 ; Rude-Antoine, 1999). Ainsi, l’une de nos répondantes, qui attendait l’arrivée imminente d’un enfant âgé déjà de huit ans disait : « Je suis enceinte, j’attends un enfant. Ils pensent que j’adopte un enfant, mais ce n’est pas vrai. Je le porte cet enfant-là, je l’accouche. » Dans une telle perspective, le passé de l’enfant est mis hors du temps, alors que l’attente fébrile de ses futurs parents est définie comme « un long travail d’accouchement » pour reprendre les termes employés par une autre mère adoptive. Le voyage dans son pays d’origine (ou son arrivée sous escorte à l’aéroport) est alors l’aboutissement heureux de ce travail, sa naissance. « Nous sommes allés le chercher et nous trouvons ça important », disait un père adoptif ; « C’est comme une initiation pour l’enfant. Il sort de son monde. C’est même un peu l’accouchement. »

Les premiers contacts

L’évocation des premiers contacts intimes avec l’enfant vient prolonger cette assimilation de l’adoption à une naissance, particulièrement dans les témoignages, assez similaires, de différents couples qui ont fait le voyage en République populaire de Chine en compagnie d’autres adoptants. Leur expérience invite à faire un parallèle avec certains rituels entourant une naissance. Une fois l’enfant remis en mains propres à ses nouveaux parents, ces derniers se retirent dans leur chambre d’hôtel et procèdent à la toilette de leur fille (exceptionnellement un garçon). Ils la dévêtent, la baignent, l’épouillent et recherchent des signes de maladie ou de parasites. Ils la débarrassent ainsi de ses odeurs étranges ou désagréables, puis l’habillent de vêtements neufs apportés du Canada, ce qui modifie complètement l’allure qu’elle avait dans ses vêtements chinois. Cette toilette pratiquée en privé pourrait n’être qu’un simple geste d’apprivoisement et d’hygiène. Cependant, les régularités qui se dégagent des récits indiquent plus qu’une convergence dans les normes individuelles de propreté des adoptants. Ils permettent plutôt de penser qu’un modèle partagé d’accomplissement de cette première toilette est appliqué plus ou moins consciemment par chacun. Cette première toilette prend ainsi le sens d’un rite de passage marquant un seuil qui renvoie la vie antérieure de l’enfant au temps indéfini de ses origines.

Lorsque l’enfant adopté a plus de trois ans, les circonstances et le climat de la première rencontre varient largement d’un cas à l’autre. Il arrive que cette rencontre soit vécue comme un coup de foudre et que l’enfant s’agrippe tout de suite à ses nouveaux parents leur donnant ainsi l’impression rassurante (quoique probablement erronée) que l’intimité et la confiance sont installées d’emblée. Cependant, la plupart des enfants sont plus difficilement accessibles. Certains sont désorientés ou très inhibés, d’autres sont surexcités ou pris de panique. Parfois, l’un des conjoints devra souvent tolérer d’être la cause de frayeur encore pendant des semaines sinon des mois. Quoi qu’il en soit, comme pour l’adoption d’un bébé, ces moments où le parent peut enfin donner des soins physiques à son enfant sont considérés comme la véritable amorce de la relation. Ajoutons que, lors de ces premiers contacts, les parents relient les comportements difficiles d’un enfant déjà grand à son passé de ruptures et de séparations et au choc de ce nouveau déplacement. Cependant, sauf exception, ils n’imaginent pas que l’avenir de leur enfant sera en continuité avec ce passé. Confiants que l’adoption marque un nouveau départ, même si celui-ci est un peu perturbé et chaotique, ils n’anticipent pas la gravité des problèmes d’adaptation avec lesquels ils auront à composer ensuite[6].

La nomination

Comme lors d’une naissance, l’enfant adopté plénièrement acquiert le patronyme de ses nouveaux parents (celui du père ou de la mère, ou les deux réunis), ce qui vient marquer l’identité familiale transmise. Le patronyme d’origine est alors supprimé. Par contre, les parents adoptifs ont entièrement le choix quant à l’attribution des prénoms. À ce chapitre, le marquage de l’appartenance à la famille d’adoption est nettement privilégié. Toutefois, dans la majorité des cas, les parents laissent subsister au moins une trace de l’identité d’origine de l’enfant sur son certificat de naissance.

Certains enfants adoptés, déjà grands, de notre échantillon, dont le prénom d’origine était court et facile à prononcer, ont pu le conserver comme prénom principal. Cependant, la majorité s’est vu attribuer un nouveau prénom qui est choisi selon les mêmes critères que lors d’une naissance : parce qu’il plaît aux parents, parce qu’il rappelle une grand-mère ou une tante, parce qu’il a été suggéré par la marraine… Il arrive fréquemment qu’il évoque les origines exotiques de l’enfant par son sens ou par sa sonorité (Maya, Jade…) ou parce qu’il est d’usage dans le pays d’origine, ou encore parce qu’il incorpore un élément significatif de la langue (les syllabes Li ou Zi pour les enfants chinois, par exemple) ou de la culture. L’exemple de la petite Anne-Sophie d’origine chinoise, ainsi nommée parce que le prénom Anne évoque la dynastie des Han et parce que le prénom Sophie plaisait à son père, l’illustre bien. Quant au prénom d’origine, la plupart des parents le juge imprononçable ou inadapté à la réalité québécoise, mais plusieurs tiennent quand même à l’inscrire comme prénom secondaire sur le nouvel acte de naissance. Certains choisissent de le franciser alors que d’autres en reprennent une ou deux syllabes qu’ils joignent à un prénom français, créant un nouveau prénom composé évoquant à la fois l’affiliation d’origine et l’affiliation adoptive.

Changer le prénom de l’enfant adopté, mais maintenir une évocation de son origine étrangère dans son nouveau prénom d’usage ou sur la liste de ses prénoms secondaires est une stratégie de nomination qui évite de marquer une discontinuité complète avec son parcours identitaire. L’inventivité dont les parents font preuve indique cependant qu’ils sont peut-être plus attentifs à la dimension culturelle du prénom d’origine qu’à sa portée sur le plan de l’identité personnelle. Ce déplacement de la question de l’identité à un niveau plus impersonnel de la culture se retrouve aussi dans la manière dont les parents adoptifs discutent des origines de leur enfant.

La place accordée aux origines familiales et culturelles de l’enfant adopté

Les conditions dans lesquelles se réalisent les adoptions internationales renforcent inévitablement la tendance à considérer l’adoption comme une nouvelle histoire qui éclipse définitivement le passé. Dans plusieurs cas, lors du séjour dans le pays d’origine des enfants adoptés, les nouveaux parents sont confrontés à des pratiques institutionnelles de secret ou à des pratiques administratives qui rendent impraticables les efforts faits pour clarifier le parcours qu’a pu connaître leur enfant depuis sa naissance. Eux-mêmes sont souvent ambivalents quant à leur désir de connaître ses antécédents ou choisissent l’adoption internationale pour éviter que la mère biologique fasse un jour irruption dans leur foyer. Ceux qui adoptent en République populaire de Chine, par exemple, ne disposent que d’un minimum d’informations sur l’enfant : sa date de naissance, son nom, son poids, sa taille et les bribes d’une histoire qui n’est pas sans rappeler celle des enfants trouvés des contes. On leur dira, par exemple, que l’enfant a été amené à l’orphelinat par un vieillard qui l’a trouvé dans un parc. Les pays qui constituent un dossier bien documenté et qui en assurent un suivi rigoureux sont encore l’exception (citons notamment la Corée, la Thaïlande et la Colombie). Les parents qui adoptent un enfant plus âgé n’en savent souvent pas plus que ceux ayant adopté un nourrisson ; ils doivent se contenter de renseignements vagues et parfois contradictoires obtenus auprès de l’orphelinat, alors que l’enfant lui-même n’est pas encore capable de raconter son histoire de façon relativement fiable.

Faute d’une meilleure connaissance, les parents racontent à leur enfant l’histoire de son adoption en se basant sur des informations lacunaires et en élaborant à partir de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu au cours des procédures, lors de la première rencontre et pendant le voyage d’adoption. Ils appuient la teneur de leur récit par des photos et des vidéos qu’ils ont faits eux-mêmes (Belleau, 1996). Parfois un vêtement, un objet auquel l’enfant était attaché fait aussi partie des souvenirs mis en forme pour que celui-ci puisse se les approprier. Sur son histoire familiale, il est rare que les parents puissent dire quoi que ce soit de précis. Cependant, tous ont, un jour, à évoquer l’existence d’une autre mère, celle qui a mis leur enfant au monde.

Parmi les parents interviewés, ceux qui n’avaient encore jamais parlé à leur enfant de sa mère d’origine constituaient la minorité. Dans un cas, le père et la mère n’en parlaient jamais non plus entre eux. Cette dernière dira d’ailleurs : « Il n’y a pas de mère biologique. La mère, c’est moi. » D’autres sont moins défensifs, mais évitent tout de même d’utiliser le mot « mère ». Ils parlent, par exemple, d’une « madame » qui a porté l’enfant dans son ventre et qui a cherché pour lui une famille. Ceux qui abordent le sujet ouvertement soulignent leur souci de convaincre l’enfant qu’il n’a pas été l’objet d’un rejet, ayant certainement été aimé pour que sa mère consente à s’en séparer. Cependant, dans quelques cas où l’enfant déjà grand a initialement rejeté ses nouveaux parents, ces derniers disent s’être résolus à lui signifier qu’il a été réellement abandonné de façon irréversible et qu’il n’a plus maintenant que ses parents adoptifs. D’autres, à l’inverse, offrent plutôt à leur enfant de se représenter comme étant en situation de parenté plurielle. Ne considérant pas que l’adoption efface les liens d’origine, ils lui disent qu’il a, par exemple, deux mamans : « On lui dit que les parents divorcés, c’est pareil. Les enfants ont deux papas et deux mamans. La blonde à mon père ou le chum de ma mère, ça devient un deuxième parent. Je lui dis c’est pareil, tu as deux papas et deux mamans, sauf que les autres sont dans un autre pays. »

Il arrive que des parents adoptifs soient amenés à rencontrer la famille d’origine de leur enfant. Cette expérience peut favoriser l’idée d’une affiliation d’origine qui perdure, mais pas nécessairement. Ainsi, trois des familles interrogées ont eu des contacts avec les parents biologiques de leur enfant quand ils sont allés le chercher dans son pays, mais une seule a gardé des liens. Une de celle-ci a pu enregistrer sur vidéo le témoignage du père et de la mère biologiques de leur enfant alors âgé de 5 ans afin de pouvoir lui expliquer plus tard ce qui avait justifié son abandon. L’un des deux couples qui ont choisi de ne pas maintenir de contact avec la famille d’origine s’était tourné vers l’adoption internationale dans l’intention d’aller « chercher des enfants assez loin pour que personne puisse revenir les chercher ». Ce couple s’était antérieurement vu retirer la garde d’un nourrisson québécois qu’ils avaient pris en famille d’accueil dans le cadre du programme de la « banque mixte[7] », la mère biologique ayant obtenu le droit de reprendre son enfant.

Trois autres familles adoptives interrogées ont aussi établi des contacts avec la famille de leur enfant, mais seulement quelques mois ou quelques années après l’adoption. Dans deux des cas, les enfants avaient été escortés jusqu’au Canada par l’agence d’adoption et leurs parents adoptifs n’ont recherché la famille d’origine qu’au moment où ils ont pensé qu’il serait peut-être possible d’adopter un autre enfant de la même famille. Ces projets ont avorté, mais les contacts se poursuivent par l’envoi de lettres et de photos que les religieuses d’un orphelinat se chargent de transmettre. Dans le troisième cas, les parents adoptifs ont fait des recherches en pensant qu’il était dans l’intérêt de l’enfant de connaître ses origines. Ils ont appris que la mère et la grand-mère étaient toutes deux décédées, mais ont pu retracer les soeurs de l’enfant, qui entretient depuis ce temps un contact par lettres avec elles.

Ces quatre cas (sur 38), où il y a aujourd’hui un lien entre les familles biologiques et les familles adoptives, sont tous des cas d’adoptions tardives d’enfants haïtiens réalisées par des intermédiaires privés qui ne se sentent pas nécessairement tenus par la confidentialité. Toutefois, des situations semblables se produisent aussi avec des enfants adoptés dans d’autres pays, notamment au Vietnam. Les retrouvailles internationales sont aussi assez facilement envisageables dans des pays tels que Taiwan ou la Corée, par exemple. Les contacts informels avec les familles d’origine sont donc plus fréquents que ne le laisse transparaître notre échantillon et peuvent êtres facilités par certains intermédiaires privés.

Qu’est-ce qui caractérise les parents entretenant des liens avec la famille biologique de leur enfant quand la situation le permet ? La nature de leur projet familial pourrait être une des pistes à explorer. Ainsi, les quatre familles qui ont maintenu des contacts avec la famille biologique avaient déjà des enfants au moment de leur adoption « ouverte ». Ces adoptants, étant déjà confirmés dans leur position de parents, étaient peut-être plus facilement disposés à ce que leur enfant ne s’inscrive pas dans une relation exclusive. Ajoutons que deux des quatre familles qui entretiennent des liens avec les parents biologiques de leur enfant en ont également avec les autres membres de sa fratrie vivant au Québec, malgré le fait que ces enfants, adoptés par des familles différentes, n’aient plus aucun lien de parenté légal. Pour certains parents adoptifs, la séparation des fratries n’est pas jugée favorablement, le lien biologique entre deux enfants adoptés étant vu comme un facteur d’équilibre pour les enfants et la famille. Les commentaires d’une mère qui avait projeté l’adoption de la soeur biologique de sa fille (ce qui ne s’est finalement pas réalisé) l’illustrent bien : « Je trouvais ça fantastique ; elle aurait eu sa famille d’Haïti avec elle. Je trouvais ça extraordinaire de dire que c’était deux vraies soeurs, qui ont eu les mêmes parents. Elles auraient été deux pour retracer leur famille. Je me disais, elles vont peut-être avoir une hérédité semblable. J’étais ravie. »

Ce souci de préserver les liens entre les enfants d’une même famille élargie a amené des adoptants à se reconnaître une parenté élective : « Ce que je trouve unique dans cette histoire d’adoption, c’est qu’on s’est refait des familles. On a rencontré Lise dans l’association et découvert qu’elle a adopté la cousine biologique de ma fille. Donc Lise devient comme ma soeur. Et on s’entend super bien aussi, c’est une bonne amie. Donc on se crée des liens à travers l’adoption de nos enfants. Il y a aussi un autre couple d’amis qui a adopté le cousin de notre fils avec qui on est en contact. »

L’engagement dans de telles parentés d’élection pourrait être interprété comme une contestation en douceur d’un régime d’adoption plénière qui privilégie les identités fixes et exclusives, en contradiction directe avec les histoires de vie des enfants concernés. Une certaine continuité entre le passé de l’enfant et sa nouvelle vie peut aussi être favorisé par les parents adoptifs, même dans des circonstances où ils ne veulent pas retracer sa famille biologique. Ainsi, plusieurs s’efforcent de garder contact avec une personne du pays d’origine de leur enfant qui l’a personnellement connu avant qu’il ne leur soit confié : une nourrice, un interprète, une famille d’accueil, la directrice de l’orphelinat, une religieuse, un avocat… Ces liens peuvent cependant s’étioler rapidement, sauf si les parents font une autre adoption dans le même pays ou au même orphelinat ou retournent en visite dans le pays. Un des couples rencontrés a parrainé la jeune fille qui leur a servi d’interprète afin de faciliter son immigration. De plus, des visites au Québec de délégations d’orphelinats étrangers créent de nouvelles occasions de rencontre entre les familles adoptives.

En pratique, les liens porteurs d’une certaine continuité avec le passé, et qui sont les mieux nourris par des échanges concrets, sont ceux qui s’établissent entre des parents adoptifs ayant adopté à peu près à la même époque, à peu près dans les mêmes conditions ou dans le même pays et, surtout, au même orphelinat. Souvent, ces parents se revoient et deviennent amis. Ils considèrent que leurs enfants sont liés par leur origine et leur histoire commune, comme les enfants d’une même famille : « Un des couples de notre groupe a adopté le petit garçon qui a dormi pendant trois ans dans le lit à côté de celui de notre fille […] Aujourd’hui c’est comme son frère. On se revoit souvent. C’est aussi important pour elle que si c’était son frère. »

Bien sûr, les enfants concernés perdent parfois l’intérêt pour ces échanges, se concentrant plutôt sur les amis de leur entourage immédiat. Les sociabilités ne se poursuivent alors que dans la mesure où les parents continuent à se fréquenter, un peu comme dans les réseaux familiaux élargis où cousins et cousines se perdent facilement de vue si leurs parents ne leur en offrent pas l’occasion. Or, quelques mois ou quelques années après l’adoption, il est très fréquent que les sociabilités avec d’autres familles adoptives s’arrêtent.

Malgré le large éventail des attitudes à l’égard des liens sociaux à établir ou à maintenir en rapport avec le passé d’un enfant ou son adoption, il semble y avoir un consensus relatif pour la constitution d’une mémoire des origines de l’enfant et une volonté de l’intégrer à la dynamique familiale, quoique les efforts consentis soient d’intensité très variable. Dans le cas des enfants adoptés à l’étranger, cette mémoire des origines a ceci de particulier qu’elle se constitue d’abord en référence à un pays et à sa culture, plutôt qu’en référence à ses origines personnelles. La plupart des parents adoptifs n’ont que très peu de souvenirs à rassembler pour leur enfant. Lorsqu’ils vont le chercher dans son pays, ils se font un devoir de conserver tous les documents qui en témoignent (billets d’avion, dépliants d’hôtels, etc.), mais surtout de prendre de nombreuses photographies et vidéos des lieux et des personnes, ce qui constituera le principal outil utilisé pour parler à l’enfant de ses origines et relater l’histoire de son adoption. S’ils en ont la chance et le désir, ils conservent le petit vêtement que portait leur enfant quand ils l’ont rencontré, en plus d’acheter aussi des jouets et d’autres vêtements et objets typiques en vue de constituer une « boîte de souvenirs », un « héritage » de son pays d’origine (Belleau, 1996). Parce qu’elles s’amarrent surtout à des souvenirs de voyage, ces archives familiales offrent d’abord une représentation de ce que les parents ont perçu, de leur point de vue d’étrangers, comme étant des traits particuliers de l’environnement géographique, social et culturel d’où provient leur enfant.

Ce sont aussi les références au pays et à la culture qui servent de véhicule principal pour reconnaître, au quotidien, la singularité de l’enfant en rapport avec ses origines. Le spectre des éléments culturels que les parents adoptifs peuvent importer dans leur cadre de vie est toutefois relativement étroit, touchant des aspects « folkloriques » de la culture ou les traits typiques du mode de vie, tels qu’ils sont perceptibles par des étrangers de passage. L’élément culturel le plus accessible est sans doute la musique traditionnelle ou populaire du pays d’origine. La consultation de livres sur le pays, l’écoute de reportages télévisés et le visionnement de films sont aussi très fréquents. Ils permettent d’acquérir une sensibilité aux sons, aux formes, aux couleurs et aux mouvements de la vie dans cet environnement culturel, tout en développant les connaissances sur l’actualité sociale et politique. Souvent, les repas au restaurant ethnique ou la préparation de mets du pays d’origine s’intègrent aussi aux habitudes familiales, particulièrement dans les familles qui ont adopté un enfant déjà grand attaché à certaines saveurs et à certaines habitudes alimentaires (l’ordre des plats, les manières de table…). Nombre de familles adoptives fusionnent aussi certaines traditions du pays d’origine de l’enfant à leurs propres traditions ajoutant par exemple à la fête de Noël une petite touche russe, haïtienne, mexicaine… Ils décorent leur maison d’objets typiques du pays, établissent des relations avec des personnes qui en sont originaires et souvent leur empruntent certaines habitudes (par exemple la façon de faire les salutations, de manger certains plats, etc.).

À cette fréquentation plutôt « privée » de la culture s’ajoute pour ceux de la grande région de Montréal la participation aux fêtes traditionnelles célébrées par les membres de la communauté d’origine vivant au Québec : par exemple, la fête du nouvel an lunaire (chinois, vietnamien…), le festival des lanternes chinoises qui se tient annuellement au Jardin botanique de Montréal, etc. La fréquentation occasionnelle d’un quartier ethnique (chinois en particulier) est une autre manière d’entretenir des contacts avec la culture d’origine de l’enfant, de s’approvisionner en aliments typiques et de connaître certains services parfois fort utiles : services de traduction, agences de voyages spécialisées, salons de coiffure (fort appréciés des parents ayant adopté un enfant haïtien), écoles de langue… Plusieurs parents adoptifs font apprendre à leur enfant la langue de son pays d’origine et il arrive qu’ils s’y inscrivent eux-mêmes afin de motiver l’enfant ou simplement par intérêt personnel.

Toutes ces manifestations d’intérêt pour la culture d’origine expriment le souci qu’ont les parents adoptifs de la mettre en valeur aux yeux de leur enfant et de lui transmettre ainsi la fierté de sa culture et le respect de sa différence. Dans certains cas d’adoption tardive, il s’agit également d’adoucir la rupture avec les repères sensoriels et culturels de son ancien environnement et de lui faciliter un éventuel retour là-bas s’il venait à en exprimer le désir. Toutefois, la préoccupation principale semble être l’estime de soi de l’enfant, afin qu’il assume harmonieusement son apparence, parfois si contrastante avec celle de ses parents, plutôt que d’en ressentir un malaise. En ce sens, la valorisation de la culture d’origine est une stratégie préventive contre les manifestations appréhendées de discrimination et de racisme, comme l’indique le commentaire suivant : « C’est une Chinoise qui vit dans un pays d’adoption. Je veux qu’elle soit fière. Évidemment le premier contact qu’un enfant a avec un autre enfant c’est l’aspect physique. Alors il faut qu’elle soit capable de dealer avec le fait qu’elle est une Chinoise. »

À l’inverse de ce que nous venons de voir, certains parents s’en tiennent à une perspective de rupture complète avec le passé de l’enfant allant parfois, dans certaines circonstances, jusqu’au déni de ses origines[8]. Ils insistent exclusivement sur son identité québécoise, considérant que dorénavant son nouveau pays et sa nouvelle famille constituent ses seuls référents. Un père disait ainsi de son fils adopté en Europe de l’Est à l’âge de cinq ans : « Ses ancêtres sont Québécois ! » Les parents qui choisissent une telle stratégie entretiennent l’idée qu’une double identité ethnoculturelle crée un « malaise identitaire » chez les jeunes immigrés qui seraient constamment tiraillés entre deux cultures (Méthot, 1995). Cette forme d’évitement sera souvent (mais pas forcément) accompagnée d’une absence d’intérêt pour le milieu dont l’enfant est issu.

Certains parents ne font jamais vraiment connaissance avec le pays d’origine de leur enfant, même quand ils y sont allés. Ils l’ont choisi pour des raisons de convenance (facilité des procédures, apparence physique des enfants, proposition faite par le biais d’un intermédiaire connu, frais raisonnables…). Même quand ils ont adopté un enfant plus âgé, ils ne croient pas qu’il soit influencé par son éducation antérieure, ne cherchent pas à rencontrer des personnes l’ayant connu et à recueillir des informations permettant de retracer plus tard ses parents biologiques. Soutenant « qu’il n’est pas bon de vivre dans le passé », que « l’important est le présent et l’avenir », ils adoptent au plus tôt des comportements « assimilationnistes » : accent mis sur la maîtrise du français (et suppression radicale de la langue d’origine), limitation des contacts avec des compatriotes dès l’arrivée et apprentissage accéléré du « savoir-vivre occidental » (bain, nourriture, étiquette à la table, rituels régissant les rapports familiaux et sociaux…). Il s’agit essentiellement de faire de sa terre d’adoption son unique référence et point d’ancrage.

Conclusion

Devant le paradoxe identitaire que pose l’adoption, deux voies de sortie se dessinent. La première consiste à modifier la prise d’angle pour se détourner de la question de l’affiliation, d’origine ou d’adoption, et de se concentrer uniquement sur l’enfant lui-même et sur son intégration dans sa nouvelle famille. Les parents adoptifs se placent dans une telle perspective, lorsqu’ils se représentent les enfants en attente d’une adoption comme étant sans attache, qu’ils abordent le thème de la première rencontre avec leur enfant en s’appuyant sur de fortes images de grossesse et d’accouchement et qu’ils donnent à leur enfant un nouveau prénom. Ce faisant, ils prennent acte de la rupture des liens d’origine et traitent l’adoption comme le temps premier du parcours familial de l’enfant. Nous avons vu cependant qu’en pratique les parents adoptifs évacuent rarement tout à fait les origines de leur enfant. Déjà, à l’adoption, bon nombre d’entre eux conservent au moins une trace de son prénom d’origine sur l’acte d’état civil. De plus, ils entretiennent des liens avec d’autres familles qui ont adopté dans le même pays ou même, quoique cela soit moins fréquent, qui ont adopté un membre de la famille biologique de leur enfant. Plus rarement, ils maintiennent des contacts indirects avec les parents d’origine par envoi de lettres et de photos. Toutes ces circonstances n’aménagent pas nécessairement des ouvertures vers une reconnaissance d’une double filiation pour les adoptés. En effet, ce n’est pas la majorité qui soutient qu’un enfant a « deux mamans ». En général, les filiations biologique et adoptive sont vues comme se succédant dans le temps, de sorte que l’exclusivité de l’adoption plénière n’est pas fondamentalement contredite, même lorsque la famille adoptive est ouverte à des contacts et se sent liée par des liens fraternels avec d’autres familles adoptives.

En pratique, devant le défi de la reconnaissance de l’origine singulière de leur enfant, l’approche prédominante, chez les parents adoptifs, élabore pour lui une continuité identitaire bâtie sur la référence à sa culture d’origine, si bien que la question de l’identité personnelle est massivement reportée sur celle de l’héritage national, culturel ou ethnique. Ce déplacement rend accessible et communicable une problématique autrefois écrasée dans le silence ou le secret. Il permet l’élaboration d’une parole sur l’identité des adoptés et leur donne la possibilité d’être reconnus dans cette position particulière. Les efforts de constitution d’une mémoire pour l’enfant se font alors en référence à son pays et à sa culture d’origine plutôt qu’en référence à des personnes et à sa famille biologique. Cette mémoire s’amarre surtout aux souvenirs de voyage des parents adoptifs et à leurs connaissances livresques. Elle transpose ainsi la problématique des origines en dehors du champ de la parenté. À travers ce détour, l’opposition entre filiation biologique et adoptive se dissout. Le principal défi de la famille adoptive se trouve redéfini comme étant celui de l’ouverture à la différence culturelle, comme si le défi d’intégration d’un enfant né d’un autre désir avait perdu de son acuité.