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À l’image du monde dans lequel il oeuvre, le groupe professionnel des travailleurs sociaux a été traversé, tout au long de son histoire, par différents courants théoriques (Lecomte, 2002). Ce pluralisme traduit pour certains la complexité même de son action (Couturier et Legault, 2002), pour d’autres, la mesure de son incertitude (Sheldon, 2001). La possibilité d’accéder à la grandeur des sciences exactes fut donc de tout temps une voie explorée pour sortir la discipline de ce que De Montmollin (1986) considère comme le statut psychologique précaire du travail social. Ce texte rend compte de ce débat sous une forme émergente au Québec pour le travail social, soit celui du développement de la perspective des pratiques guidées par des données probantes (mieux connue sous sa désignation anglophone evidence-based practice) comme voie d’accès à la reconnaissance scientifique.

Le champ épistémologique des pratiques guidées par des données probantes

La sociologie des professions a recensé une série d’oppositions structurant le champ de ces dernières. Si cette structure s’observe concrètement par la distribution des pouvoirs, des prestiges et des revenus, nous pensons qu’elle est plus fondamentalement marquée par de profondes oppositions symboliques. Qu’il s’agisse de l’opposition entre profession (l’esprit) et métier (la main), entre professions libérales et quasi-professions, entre sciences exactes et sciences dites « molles » (pour ne pas dire inexactes), entre la légitimation de l’action professionnelle par une proximité avec les clientèles ou celle par des savoirs reconnus, toutes ces oppositions typiques du champ professionnel attribuent au groupe professionnel des travailleurs sociaux une position relativement faible[2] dans le champ des professions, avec le déclassement social que cela provoque dans un contexte où l’esprit gestionnaire (Ogien, 1995) et le cosmos économique (Bourdieu, 2000) sont prévalants. En réaction à cette position faible, les velléités de rationalisation du travail social ont de tout temps été l’objet de diverses promotions. La perspective des pratiques guidées par des données probantes est donc l’une des plus récentes tentatives de rationalisation du travail dans les métiers relationnels (Sheldon, 2001).

L’intention initiale des promoteurs de l’evidence-based practice était d’établir des mécanismes d’agrégation et de diffusion en temps court des données probantes issues de la recherche en vue de guider l’action clinique (Davidoff et al., 1995). Une donnée probante est le produit incontesté d’une activité de recherche. Selon cette perspective, la croissance hyperbolique des savoirs exige l’implantation de tels mécanismes au service du praticien avant tout au service de ses clientèles. À l’origine, ces savoirs ne devaient pas contenir toutes les formes de savoirs, les savoirs d’expérience, pragmatiques et provenant des sciences sociales étant relégués à la part clinique et relationnelle de l’action professionnelle.

Cette perspective postule une hiérarchisation des savoirs, posant à son sommet les savoirs objectivés (Tonelli, 1998). Au plus bas du champ de validité de la preuve se situent les savoirs d’expérience qui pourront éventuellement être élevés un peu plus haut en preuve par les cliniciens à l’occasion d’une activité collective d’élaboration d’une norme de pratique, activité dite « conférence de consensus » (Castel et Merle, 2002). La convention pourra par la suite faire l’objet d’une validation en méthode Delphi[3] auprès d’experts reconnus, selon une cible de confiance préétablie. Puis, en son dernier stade de preuve, le résultat probant sera le produit de la méta-analyse des données probantes issues d’un corpus d’essais cliniques randomisés (Cochrane, 2003). De vastes réseaux de chercheurs[4] sont d’ailleurs à la tâche pour colliger les données et les analyser, afin de produire en continu les guides de pratiques en découlant. L’intention d’offrir aux praticiens des produits agrégés de savoirs, qu’ils n’auraient sinon ni le temps ni les compétences de traiter, produit quelques effets sur les rapports au savoir en établissant les règles de sa validité sociale et en venant modifier le jugement professionnel en tant que tel. Certains estiment que ce jugement tend, sous l’impulsion des pratiques guidées par des données probantes, à se réduire à un « décisionnisme » visant l’application de protocoles (Webb, 2001).

Il ressort de l’examen des mécanismes d’agrégation des données probantes deux constats. D’abord, il existe un continuum de la preuve, avec des basses et des hautes preuves. Puis il ressort que l’evidence-based practice est ancrée dans une perspective épistémologique néopositiviste, c’est-à-dire cherchant à faire l’approximation d’une vérité indépendante de l’expérience des acteurs, dans laquelle le savoir est considéré vraisemblable… jusqu’à falsification par un autre savoir plus probant. Une telle perspective pose, bien entendu, un problème au praticien qui n’a pas cet ancrage épistémologique, a fortiori à un vaste segment d’un groupe professionnel, comme c’est le cas en travail social.

Cet ancrage néopositiviste, reléguant les savoirs d’expérience à la part tacite (French, 1999) de toute relation clinique, s’explique par l’histoire de la perspective. Elle a été conceptualisée et promue par la médecine anglo-saxonne au début des années 1970 par Cochrane (Axelsson, 1998), en quête de standardisation des pratiques et de maîtrise de l’aléatoire induit par les savoirs d’expérience. Le concept prend son véritable envol à partir de 1992, alors qu’on peut recenser les premiers usages spécifiques dans les banques de données médicales. Il appert cependant que cette perspective s’appuie sur une longue tradition de protocolarisation des pratiques professionnelles, pensons aux guides de pratiques et autres protocoles qui ont cours depuis des décennies. En fait, elle en constitue une actualisation discursive.

Malgré sa jeunesse, la perspective des pratiques guidées par des données probantes a obtenu une audience extraordinaire de la part des gestionnaires puisqu’elle satisfait leur désir constant de mesure de prendre prise sur des pratiques qui se revendiquaient jusqu’alors comme insaisissables, puisque de l’ordre de l’art (surtout pour les professions libérales et les métiers les plus relationnels, comme le travail social). Il résulte de cette synergie entre le monde médical et le monde gestionnaire un contexte evidence-based (Colyer et Kamath, 1999), des politiques evidence-based (Klein, 2000), ainsi qu’un evidence-based management (Walshe et Rundall, 2001) fondé d’abord et avant tout sur la recherche de l’efficience budgétaire, la « cost-effectiveness evidence » (Niessen, Grisjseels et Rutten, 2001) dans le langage de la perspective. Au total, émergerait un paradigme evidence-based (Gill et Dowell, 1996) posant au groupe professionnel des travailleurs sociaux des questions de fond sur le rapport épistémologique aux savoirs qu’il souhaite et peut soutenir dans ce contexte.

Promotion des pratiques guidées par des données probantes en travail social

Une étude bibliométrique (Couturier et Gagnon, à paraître) démontre que les quatre revues francophones canadiennes de recherche en travail social n’emploient jamais les termes données probantes ou evidence-based practice dans leurs titres entre 1992 et 2002. Il n’en va cependant pas de même dans les écrits anglophones. Notre recension des écrits révèle en effet qu’il y existe deux groupes d’auteurs, l’un britannique, l’autre américain, qui ont produit l’essentiel des écrits explicites en travail social sur cette approche. Ces auteurs, sauf quelques rares exceptions, se posent avant tout dans une logique de promotion de la perspective. Il appert pour ce groupe de promoteurs que cette dernière se présente comme une occasion de reconnaissance de la discipline qui pourrait, ce faisant, accéder au statut de la science (Sheldon, 2001). Il s’agit donc d’une posture de combat contre le pouvoir discrétionnaire inhérent au caractère tacite et aléatoire de la pratique (Gambrill, 1999 ; Proctor, 2002), combat qui permet une actualisation rigoureuse de l’approche empirique répondant au scepticisme externe à la discipline, en ce qui concerne son efficacité, sa professionnalité et sa scientificité (Webb, 2002).

Pour d’autres, il s’agit d’une condition épistémologique fondamentale qui tend à dénaturer la discipline et à la couper de ses origines (Webb, 2001). L’evidence-based practice est en effet sous-tendue par une conception médicale du problème et de l’intervention (Bensing, 2000). D’ailleurs, le groupe de promoteurs le plus actif de cette perspective en travail social ne s’en cache pas. Voici la définition canonique de l’evidence-based pratice en médecine : « Evidence-based medicine is the conscientious, explicit and judicious use of current best evidence in making decisions about the care of individual patients » (Sackett et al., 1996 : 71), puis reprise comme suit par Sheldon et MacDonald pour le travail social : « Evidence-based social care is the conscientious, explicit and judicious use of current best evidence in making decisions regarding the welfare of those in need of social services » (1999 : 4). Le parallélisme est ici des plus évidents.

Même en langue anglaise, il n’y a que fort peu d’écrits critiques en travail social portant spécifiquement sur ce courant de pensée (Webb, 2002). Pour nous, cela est relié au fait que le débat est jeune (les critiques arriveront) et qu’il pose un territoire lexical particulier, structuré par les promoteurs de la perspective en question. Pour trouver une opposition plus vigoureuse, il faut sortir du champ lexical des pratiques guidées par des données probantes et lire les écrits sur les fondements épistémologiques de la discipline pour élucider les frontières du véritable débat. Par exemple, le travail social a un ancrage constructiviste (Couturier et Legault, 2002), postmoderne (Chambon, 1999), phénoménologique (Renaud, 1997), éclectique (Fisher, 1978), etc.

Un exemple : données probantes et continuité des soins et des services en gérontologie

Dans ce contexte, les travailleurs sociaux, éventuellement par-devers leur ancrage épistémologique, sont appelés à insérer de plus en plus leur pratique dans un cadre d’action fondé sur des données probantes. À titre d’exemple, nous présentons ici brièvement certains changements ayant cours dans la pratique du travail social auprès des personnes âgées en perte d’autonomie, à la faveur de la reconnaissance de la nécessité d’assurer une meilleure continuité des soins et des services pour les clientèles prioritaires que sont les patients ambulatoires et les personnes touchées par la désinstitutionnalisation.

De façon générale, les diverses initiatives visant à soutenir l’intégration des services considèrent la continuité des soins et des services comme étant d’abord une question d’organisation institutionnelle et sectorielle (Sparbel et Anderson, 2000) qui exige diverses formes de coordination de l’action professionnelle. Les prémisses qui sous-tendent la plupart des travaux sur la continuité sont donc, premièrement, que les déterminants organisationnels ou programmatiques amènent les divers professionnels à travailler ensemble, et, deuxièmement, qu’une meilleure configuration de l’organisation des services permet d’éviter les bris de continuité. La continuité est donc conçue comme l’effet positif de l’intégration de systèmes de services et des pratiques interprofessionnelles (Hollander et Walker, 1998), tel qu’il est perçu par le client lors de l’expérience clinique (Reid, Haggerty et McKendry, 2002). Cette expérience résulte de l’articulation de trois plans de continuité, soit informationnel, d’approche et relationnel (Reid, Haggerty et McKendry, 2002). Au moins, pour les plans informationnel et d’approche, il importe pour leur réalisation de mettre sur pied des systèmes d’information permettant aux divers praticiens d’avoir accès en temps réel, et là où ils pratiquent, aux informations nécessaires à la continuité : outil d’évaluation multiclientèle (OEMC) téléaccessible, système d’information géronto-gériatrique (SIGG), Système d’information sur les clientèles et les services des CLSC (SIC+), dossier client informatisé, divers systèmes experts, etc. Cette accessibilité de l’information a des fonctions autres que cliniques, notamment au plan de la recherche et de la planification gestionnaire. Ces systèmes d’information soutiennent l’implantation et l’usage d’indicateurs de performance ou de qualité permettant éventuellement la comparaison entre praticiens, établissements et territoires.

Ces systèmes d’information, parce qu’ils nécessitent une architecture informationnelle et des dictionnaires d’entrées stables et validés, sont logiquement sous-tendus dans la perspective en titre. Si nous convenons facilement que le contrôle de la qualité et de la performance sont des objectifs légitimes, force est de constater que les praticiens, en travail social comme ailleurs, sont méfiants quant à l’usage de ces systèmes d’information et développent des stratégies d’adaptation à cette nouvelle condition du travail (Webb, 2002 ; Roosenboom, 1995). Par exemple, ils peuvent leur apparaître peu signifiants pour traduire la complexité de leur pratique ou sa spécificité. En fait, les systèmes seraient mal conçus pour reconnaître les pratiques professionnelles centrées sur le client (Client Oriented), comme c’est le cas en travail social. Cette insignifiance engage des pratiques informelles diverses où la vérité pratique se déploie : discussions de corridors, notes parallèles, etc. L’articulation de la faible signifiance (évidemment relative) des systèmes d’information à ces pratiques informelles provoque une certaine invalidité de l’information recueillie conséquente de la qualité parfois incertaine de la saisie des données par les praticiens à l’interface des systèmes d’information et de l’espace clinique (Allaert, Dusserre et Leclercq, 1997). Or, si les gestionnaires fondent leurs décisions sur des informations agrégées à partir de pratiques de saisie de données incertaines, partielles ou peu signifiantes pour l’un des groupes professionnels au coeur de la continuité des soins et des services, on peut prévoir une certaine inadéquation des décisions qui en découlent et une invisibilisation de certaines pratiques.

Quel sens accorder à ces pratiques adaptatives ? S’agit-il d’une réponse pragmatique à une velléité de prise de contrôle ou sont-elles conséquentes d’une carence de contrôle ? La réponse « managériale » aux stratégies adaptatives des praticiens face au projet de maîtrise de leurs pratiques par les systèmes d’information ne peut pas, sauf en poussant jusqu’à l’absurde la logique tayloriste, demander de maîtrise et de contrôle. Une telle réponse est probablement vouée à l’échec puisqu’elle ne réussit pas à prendre en compte la dimension épistémologique fondamentale à l’oeuvre dans ces pratiques adaptatives et créatrices.

Faire preuve en travail social

Nous l’avons déjà mentionné, le débat suscité par la perspective des pratiques guidées par des données probantes est sous-tendu par un débat plus fondamental, soit un débat épistémologique que nous proposons d’aborder sous l’angle des normes d’élaboration de la preuve. De façon tendancielle en travail social, l’action se fonde moins sur des preuves, même falsifiables et validées hors de l’espace clinique, que sur une construction de présomption (Passeron, 1991) dont la véritable validation est la signifiance intersubjective qui s’inscrit dans le cadre de la relation clinique. Il s’agit donc de travailler à partir de ces accords intersubjectifs, évidemment indexés à un contexte social et pragmatique, de façon à reconstruire « une chaîne de présomptions empiriquement fondées » (Passeron, 1991 : 120), dont l’entrée éventuelle dans le monde du langage formalisé des données probantes en affecte la signifiance pratique.

Selon la perspective des pratiques guidées sur des données probantes, le traitement est d’abord une affaire de raison où la réflexion est avant tout centrée sur la maladie (disease oriented). Le patient est au pire un simple terrain, au mieux une personne qu’on informe des derniers résultats probants de la recherche. Dans l’approche centrée sur le client (client oriented), le traitement comme objet préconstruit laisse le pas à l’intervention comme modalité d’action interactive au service d’un projet pragmatique et global dont la vérité, éventuellement mal fondée au plan rationnel, émerge de la relation. L’action est centrée sur la relation et la demande formulée par l’usager, qui apparaît alors comme ressource et principal acteur du changement.

Cette différence dans la construction de la preuve engage les pratiques informelles évoquées précédemment ; on écrit au dossier des notes d’une signifiance et d’une présomption limitées, du point de vue du praticien ; il sait cependant qu’elles font figure de preuves dans un registre juridique ou gestionnaire en cas de divers audits ou plaintes (Couturier, 2001). Il va sans dire que la construction de présomption à partir de l’accord intersubjectif n’est pas sans risque ni problème, tant pour le client, le praticien que pour l’institution. Mais qu’on le déplore ou l’espère, cet écart dans la conception même de la preuve est structurant de l’action de la discipline dans le champ sociosanitaire. En fait, l’écart s’exprime empiriquement par l’usage des données et résultats probants dans l’établissement de l’intervention sanitaire à poser, alors qu’en travail social, c’est la situation qui est probante, les données et les résultats pouvant s’y dissoudre ou y être investis selon les circonstances. Cela réduit-il la scientificité de la discipline ? La réponse dépend évidemment de l’ancrage épistémologique de chacun.

Un espace d’échanges possible ?

Malgré son ancrage épistémologique néopositiviste évident, la perspective des pratiques guidées par des données probantes comporte ses propres débats, qui laissent se dessiner deux grandes familles en dialogue (Klein, 2000). La première établit la preuve sur des données probantes scientifiquement validées, la seconde sur des situations probantes et l’observation empirique. Cette seconde famille accorde une grande valeur aux conférences de consensus organisées entre praticiens. À la lumière de cette information, nous pouvons soutenir qu’il existe un champ sémantique de l’evidence-based practice qui se déploie comme suit.

Champ sémantique de l’evidence-based practice (adapté de Bensing, 2000)

Champ sémantique de l’evidence-based practice (adapté de Bensing, 2000)

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Ce champ sémantique est structuré, entre autres, par différents rapports au client, plus ou moins porteur de pouvoir (le contrôle de l’intervention), et par le regard porté sur la situation faisant l’objet d’une intervention, plus ou moins médicale ou psychosociale (le contenu de l’intervention).

En outre, dans le monde médical, une réflexion sérieuse se déroule sur des approches evidence-based permettant de relativiser une approche par strictes données probantes. Ainsi, l’approche centrée sur le problème, si elle ne se centre pas trop étroitement sur une définition taxinomique de la maladie, peut inclure dans la construction du problème des dimensions sociales, relationnelles ou pragmatiques. En fait, l’apprentissage par problème (problem-based learning) permet, au moins en théorie, d’articuler plusieurs plans de la construction de la preuve. Par ailleurs, la perspective des choix éclairés (evidence-informed patient choice), selon laquelle les données probantes visent d’abord à bien informer le client quant à son problème, peut permettre de ramener à son origine la perspective par données probantes, soit à un outil supplémentaire de support à l’intervention clinique (Sackett et al., 1996).

Conclusion : le prix de la certitude

La certitude en science a très largement été questionnée au plan épistémologique par des théoriciens de grande envergure (Lyotard, 1979 ; Foucault, 1966, etc.), alors que les vertus de l’incertitude ont été revalorisées (Berthelot, 1996). En outre, les ressorts pragmatiques de la production des savoirs objectivés ont été élucidés (Knorr-Cetina, 1996 ; Latour, 1988 ; Bourdieu, 2001, etc.). Dans leur production même, des effets de modes, de chapelles, de faux consensus, etc., peuvent se produire dans l’élaboration du savoir agrégé, et ce, sans compter les conflits d’intérêts potentiellement induits par les rapports que la recherche biomédicale entretient avec la sphère marchande, par exemple. Il y a une sorte d’alliance opportune entre une forme de pragmatisme pressé, un esprit gestionnaire et un positivisme de l’efficience qui se pose peu ou prou de questions sur la dimension sociale de la construction des savoirs. En fait, dans la perspective evidence-based practice, ce qui fait office de contenu théorique est l’agrégation des savoirs en tant que telle. À certains égards, cette réduction peut apparaître comme appauvrissante pour une discipline qui se revendique de la complexité des sciences sociales.

Quoi qu’il en soit, au plan épistémologique, l’evidence-based practice n’est pour l’instant ni une approche ni un modèle de pratique pour le travail social. Il s’agit plutôt d’une perspective se constituant en condition émergente de la pratique, en provenance du monde médical et gestionnaire. Cette condition a certes un effet épistémologique sur le travail social, en fait sur le groupe professionnel dans le champ des professions, notamment en tendant à invalider, de facto, la scientificité de la discipline. L’appel de la certitude a un prix : la disqualification de pans entiers de la recherche en sciences sociales. Si jamais il faut discuter de la scientificité de la discipline, nous tenons à rappeler, en nous appuyant sur Passeron, qu’une « science à mi-chemin entre deux démarches scientifiques n’est pas une science à mi-chemin de la science » (1991 : 11). Or le travail social articule de façon toute particulière une pluralité de démarches caractérisant la discipline.

Il est peut-être possible de disqualifier le débat que la perspective des pratiques guidées par des données probantes suscite en travail social, en soutenant que le constructivisme de la discipline touche à un plus haut niveau de complexité que les sciences exactes et que, partant, il est impertinent d’y participer. Mais il est sans doute plus fécond de prendre acte de certaines critiques adressées au travail social, en refusant cependant l’imposition lexicale, et donc sémantique, qu’entraîne le débat. En fait, l’envers de l’indicible n’est pas l’objectif (en fait l’objectivé). Il est en effet sans doute utile de questionner le repli sur le caractère incontrôlable des métiers relationnels, véritable refuge de l’indicible (Soulet, 1997), qu’évoquent parfois praticiens et théoriciens en travail social pour refuser le débat. Le repli sur l’indicible, même habillé de concepts larges comme constructivisme ou phénoménologie, constitue parfois un repli malheureux, car il permet tous les arbitraires, toutes les contrefaçons, toutes les critiques. Plus fondamentalement, il entrave, au moins partiellement, l’entrée en dialogue avec d’autres disciplines, avec d’autres acteurs sociaux. S’il faut prendre la mesure et relever les exigences qu’impose une épistémologie de l’incertitude, la démonstration de scientificité doit se faire à partir du champ sémantique des sciences sociales, et ce, en satisfaisant aux exigences de leurs propres cahiers des charges. Ce défi interpelle la façon dont se donne la formation professionnelle. Pour relever le défi de la complexité, il importe de mieux former les étudiants à ses exigences, de refuser le postulat du tout à l’indicible, du tout dans la pratique, pour réinvestir, d’un point de vue de sciences sociales, l’activité théorique comme activité qui fait la discipline.