Corps de l’article

Dans ce numéro, NPS jette un regard sur l’intervention à l’égard de la violence et de l’insécurité dans le cadre d’un dossier présenté par Lise Gervais, Elizabeth Harper et Sylvie Gravel. Sont examinées les pratiques mises en oeuvre pour contrer la violence en ce qui a trait à trois problématiques distinctes : la violence conjugale, l’insécurité urbaine et la violence institutionnelle en protection de la jeunesse. Pour l’occasion et à notre demande, Saül Karsz, sociologue et philosophe très impliqué dans le monde de la formation en travail social en France, nous offre une analyse critique des articles de ce dossier. En ce qui regarde l’entrevue, nous vous livrons le contenu d’une entrevue réalisée par Paul Morin avec Daniel Cossette, directeur général du Centre de crise Le Transit (Centre-ville de Montréal).

Échos et débats

La rubrique « Échos et débats » présente deux articles distincts qui concernent de façon particulière les formateurs et formatrices de travailleurs sociaux, d’une part, et les mouvements sociaux à l’égard de la politique partisane, d’autre part. Le premier article, signé par Isabelle Chouinard et Yves Couturier, traite de façon critique les problèmes rattachés à l’identité professionnelle en travail social. Dans un premier temps, ils observent que le nombre de personnes formées en travail social a pratiquement doublé depuis dix ans. D’où vient alors ce problème identitaire ? En s’inspirant de certains concepts dont celui de « souci de soi » de Foucault et de la théorie des champs sociaux du sociologue Pierre Bourdieu, ils invitent le lecteur à reconsidérer la source du « manque identitaire » des travailleurs sociaux non pas dans la seule individualité de ces derniers, mais dans l’articulation complexe d’une négociation dynamique entre l’identité que l’on s’attribue et les regards d’autrui. Il faut savoir qu’en travail social, la quête de l’identité professionnelle fait l’objet d’un discours d’insatisfaction constante, de ne pas être reconnu pour ce qu’ils et elles font, et pour la valeur qu’ils et elles ont dans la société. Afin de sortir de l’idée selon laquelle ce problème en serait un strictement individuel, que la solution se trouverait en soi, les auteurs proposent plutôt de comprendre comment le contexte néolibéral actuel affecte les conditions d’existence des travailleurs sociaux et, par le fait même, leur valeur sociale. On évoque la résurgence des approches positivistes de l’intervention qui valorisent les pratiques visant la performance et mesurables ainsi que les technocraties managériales, ce qui reléguerait à la marge toute activité non performative comme le travail social par exemple. Ces propos ne peuvent qu’enrichir le débat auprès des formateurs et formatrices en travail social qui transmettent aux étudiants et étudiantes l’idée que l’identité professionnelle en travail social ne peut s’acquérir qu’en « travaillant sur soi ».

Le deuxième article rédigé par Pierre Dostie pose un questionnement sur les enjeux politiques entourant les rapports entre les mouvements sociaux, la gauche québécoise et l’entrée en politique d’un parti progressiste comme Québec solidaire. Après avoir brossé un bref historique des pratiques politiques récentes de la gauche québécoise et des avancées qui en résultent, l’auteur soulève le problème de légitimité que représenterait un parti politique de gauche sans assise populaire solide. Selon lui, il importe non pas que les mouvements sociaux constituent des courroies de transmission du parti, mais qu’il y ait interdépendance. Mais encore faut-il que les mouvements sociaux puissent être suffisamment forts pour donner l’élan requis à un parti de ce type et se mesurer aux autres partis d’opposition. Est-ce le cas actuellement ? L’auteur ne répond pas à cette question. Pourtant, elle est cruciale, car le problème de légitimité politique se pose aussi aux militants d’organismes communautaires pouvant jouer un rôle dans le renforcement des mouvements sociaux. En effet, de plus en plus d’observateurs impliqués dans l’action communautaire notent, non sans déception, que les organismes communautaires perdent de plus en plus le contact avec leur base faute de démocratie associative dynamique notamment (Shragge, 2006). Il s’agit d’un problème de fond lorsqu’on cherche à développer de façon « progressiste » plus de démocratie politique. Inutile de dire que ce problème ne se résout pas avec des slogans et plus de ferveur partisane. À ce titre, rappelons que c’est l’une des raisons qui ont engagé la revue NPS dans un chantier de réflexions sur le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention.

Articles en perspectives

Ce qui relie les trois articles des rubriques « Perspectives » publiés dans le présent numéro est l’intérêt de prendre en compte la diversité des pratiques des individus dans un processus d’intervention ou d’action collective. L’intervention sociale ayant une visée démocratique ne peut faire abstraction de l’existence sociale des autres en fonction précisément des points de vue de ces autres et non seulement de ceux des intervenants et intervenantes. Prendre en compte les pratiques sociales des autres exige de s’ouvrir aux repères normatifs guidant les manières de voir et d’agir des personnes alors considérées comme des sujets occupant une place sociale.

Or, en ce qui regarde les auteurs des articles des trois rubriques Perspectives, chacun à leur manière et selon leur problématique respective s’efforce de bien considérer les particularismes de la vie sociale, qu’il s’agisse des populations marginalisées dans le texte de Héas, Bodin, Robène, Le Bihan et Jourdain ; des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes dans le cas de l’article de Blais ; et des personnes aidantes dont traitent Tremblay, Gilbert et Khandjian. Toutefois, les perspectives adoptées diffèrent selon la visée du propos. L’article de Blais s’inscrirait plutôt dans une perspective étatique en ce sens que le propos vise à recadrer de façon critique l’analyse des intervenants sur les stratégies étatiques de prévention du VIH. Quant à l’article de Tremblay, Gilbert et Khandjian, il s’inscrit dans la perspective communautaire en cherchant à décrire comment les personnes aidantes s’organisent de façon collective pour mettre en commun leurs expériences de travail et, dans certains cas, agir sur des enjeux sociaux avec d’autres acteurs communautaires. Finalement, on peut considérer le texte de Héas, Bodin, Robène, Le Bihan et Jourdain dans une perspective citoyenne étant donné le regard anthropologique que les auteurs portent sur les difficultés pour les hommes et les jeunes sans domicile fixe à sortir de l’assistanat afin d’accéder à une citoyenneté qui ne soit pas de seconde zone.

L’article de Blais nous invite à reformuler la critique habituelle des stratégies de l’État pour expliquer les échecs relatifs de la prévention du VIH auprès des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HRSH). Ce lieu commun reposerait sur l’idée que l’État se retirerait de la lutte contre le VIH ou que ses stratégies de prévention viseraient essentiellement le contrôle social. Dans les deux cas, on conclurait à l’inefficacité de l’action étatique et, par conséquent, à l’échec des pratiques préventives en ce domaine. En s’inspirant directement de l’approche systémique de Luhmann, l’auteur nous invite à considérer la complexité de cette situation sociale en prenant en compte les contradictions à l’oeuvre non seulement dans les rapports intimes que les individus entretiennent avec la sexualité, mais aussi dans les logiques d’actions distinctes des systèmes sociaux impliqués dans l’intervention. Pour Blais, dans notre société hyperindividualisée, les systèmes sociaux développent de façon autonome leurs propres codes normatifs guidant leurs actions. Il renvoie ici à ce qui est parfois appelé l’autoréférentialité, c’est-à-dire la capacité des individus de se référer à eux-mêmes par eux-mêmes, en ce qui regarde la conduite de leur vie, et non à des instances mythiques qui les dépasseraient comme Dieu ou la nation. Il n’est donc pas surprenant de constater l’incohérence des actions préventives lorsque l’État tente de faire face à cette complexité en gérant de façon bureaucratique les multiples demandes des différents systèmes sociaux. L’auteur tire son analyse de l’intervention auprès des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, dont les pratiques préventives qui les visent entrent en conflit avec l’impératif de l’intimité (le condom devenant un obstacle), la peur d’être stigmatisé, l’expression des formes diversifiées de la passion amoureuse et sexuelle... bref, avec la liberté des univers normatifs auxquels les individus appartiendraient. Selon ce point de vue, il serait impossible de prévoir ou d’assurer l’efficacité des moyens de prévention qu’ils proviennent de l’État ou non. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait la différenciation croissante des pratiques d’intervention des organismes pour s’adapter à divers groupes. Selon l’auteur, si cette perspective systémique de la société attribue aux systèmes sociaux une capacité d’autoréférentialité, elle souligne néanmoins l’interdépendance de ces systèmes. Celle-ci permettrait aux individus de modifier leurs actions en fonction de l’information acquise ailleurs, accroissant par le fait même la complexité des systèmes. Au regard des pratiques démocratiques, cet article offre un point de vue intéressant en renforçant l’idée de prendre en compte les univers normatifs des individus auprès de qui l’on intervient avant de définir les problèmes selon nos schèmes normatifs ou ceux qui sont promus par les experts. Il nous invite aussi à penser la complexité des situations sociales quelles qu’elles soient et de replacer la critique des pratiques préventives étatiques dans cette perspective. Il reste à voir comment, dans ce contexte, la régulation des systèmes est possible si l’hypothèse de l’autoréférentialité tient la route. Comment faire tenir ensemble des individus atomisés si ceux-ci ne se réfèrent pas aussi à des normes qui les dépassent ?

Du côté de la perspective communautaire, l’article de Tremblay, Gilbert et Khandjian explore la façon dont les personnes aidantes s’insèrent comme acteur collectif dans le réseau des services sociaux. Il faut savoir qu’avec les compressions dans les services de maintien à domicile, ce sont les personnes aidantes (surtout des femmes) qui se partagent les tâches de soutien aux personnes dépendantes en grande partie de façon bénévole, parallèlement aux activités rémunérées des entreprises d’économie sociale et des entreprises privées. À partir d’une recherche menée en 2002 auprès du Regroupement des aidants et aidantes naturels du Québec, 13 organismes (4 régions) et 40 personnes ont fait l’objet d’entrevues sur l’organisation du travail des organismes à but non lucratif (OBNL) de personnes aidantes et sur leur rôle dans la communauté. Les auteurs ont observé que les OBNL de personnes aidantes leur offrent la possibilité de s’organiser collectivement afin de développer leur potentiel et de participer davantage à la vie publique. Cela permet aux personnes aidantes de sortir ces tâches domestiques du domaine privé pour les collectiviser dans l’espace public d’une association. Les auteurs notent aussi une certaine politisation du travail des personnes aidantes dans la perspective de revendications pour la reconnaissance de leur travail par l’État et d’autres acteurs de la société. Bien que les OBNL soient financés par l’État, c’est surtout avec les organismes communautaires qu’ils établissent des liens de collaboration. On conclut sur l’idée que les OBNL de personnes aidantes ont réussi à devenir un acteur collectif contribuant au développement social des communautés.

L’article de Héas, Bodin, Robène, Le Bihan et Jourdain nous invite à saisir l’univers normatif des personnes vivant dans la précarité en France souvent appelées SDF (sans domicile fixe). Il s’agit d’une recherche qualitative de type ethnographique puisant ses données à partir de neuf entrevues sous la forme d’histoires de vie avec des résidents (hommes autour de la cinquantaine) d’un centre d’hébergement situé en Bretagne et de huit entrevues similaires avec des jeunes sans domicile fixe de Rennes. Les auteurs mettent l’accent sur le rapport au travail des exclus, plus précisément l’analyse des rapports entre les « established » et les « outsiders » en faisant référence aux sociologues Élias et Becker. L’intérêt de cet article pour l’intervention réside dans la mise en lumière de la construction identitaire ambivalente des personnes en situation de précarité. Par exemple, les auteurs mentionnent que les hommes âgés d’une cinquantaine d’années qui connaissent de multiples histoires d’assistance, de handicaps ou de violence familiale voient d’un bon oeil le fait de travailler dans un cadre protégé tout en étant très conscients du fait qu’ils ne sont pas des travailleurs au même titre que les autres dans la société. Ainsi, cet article nous rappelle encore une fois que le sentiment d’exister et d’être utile passe encore par le travail, principal vecteur de la reconnaissance sociale. En étant dans un centre d’assistés, mais pourtant inclus dans la société par le travail, c’est davantage une « carrière d’inclus stigmatisés » qui se dessine selon la conclusion des auteurs. Bref, il ne suffit pas de donner un travail aux personnes marginalisées, encore faut-il qu’il y ait une perspective d’appropriation de leurs actes permettant de passer à autre chose que des boulots qui ne les valorisent pas. Les auteurs de l’article montrent clairement que les personnes assistées ne sont pas dupes de cette illusion tout en profitant du minimum offert pour ressentir un peu plus d’estime de soi par le travail.

Concours étudiant

Pour inaugurer notre concours d’articles auprès des étudiants et étudiantes des universités québécoises, nous vous présentons dans ce numéro l’article qui a été jugé par les membres du comité exécutif de la revue comme le meilleur selon les critères d’évaluation en vigueur dans les revues scientifiques. L’auteur de cet article est Luc Rabouin, étudiant de deuxième cycle en science politique à l’Université de Montréal. Son article, dont le thème s’inscrit tout à fait dans le créneau de NPS, traite de la démocratie participative à travers l’étude du cas du budget participatif de Porto Alegre. Partant de l’idée que les points faibles de la visée démocratie se situent dans l’égalité politique et la réduction des inégalités sociales, l’auteur nous invite à penser le renouvellement démocratique des pratiques de la représentation politique en explorant le potentiel d’une démocratie participative urbaine spécifique de Porto Alegre. Après avoir fait état du déficit démocratique actuel et de l’augmentation des inégalités sociales, l’auteur fait l’hypothèse que l’injustice sociale est tributaire d’un déficit de démocratie participative. En tant que complément de la démocratie représentative, la démocratie participative propose de relever le défi d’une citoyenneté active ouverte au dialogue impliquant non seulement les politiciens, mais les citoyens eux-mêmes dans des échanges sur le bien commun. On fait le pari ici que les initiatives qui se déroulent à une échelle locale se développeront à d’autres échelles politiques afin que le pouvoir de changer les choses au regard des inégalités puisse être réel. L’auteur présente le contexte social et politique ayant présidé à l’instauration du budget participatif au Brésil, qu'il définit comme un espace public de cogestion devant tenir compte du contexte dans lequel il s’implante. Une sorte d’école de la citoyenneté qui invite les personnes habituellement exclues de ce processus de décision à délibérer sur le contenu du budget municipal. L’auteur conclut en évoquant la possibilité d’appliquer ce processus au Québec. Bref, un article fort intéressant qui ne manquera pas de soulever des interrogations stimulantes quant au renouvellement démocratique des pratiques municipales.