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La fondation du parti progressiste Québec solidaire en février 2006 modifie le paysage politique québécois, dominé jusque-là par des formations politiques à plus ou moins forte tendance néolibérale. Le vieux débat, non résolu il est vrai, entre fédéralistes et souverainistes, a toutes les chances d’être enrichi par la contribution du nouveau parti au renouvellement de la stratégie d’accession à la souveraineté du Québec. La construction d’un parti progressiste de masse est cependant une tâche colossale. Le défi n’est pas seulement d’élaborer un projet de société alternatif réalisable, suscitant l’adhésion de la population, et de construire une organisation qui en soit le véhicule efficace. Il est aussi de combler le déficit démocratique auquel contribue le mode de scrutin majoritaire, et de créer de l’espoir dans le cynisme ambiant, alimenté par la petite politique, les scandales et la subordination du politique à la gouvernance économique. Cette entreprise sera-t-elle possible sans une politisation des luttes sociales, et le cas échéant, sans un certain appui des mouvements sociaux ? La question des rapports entre les partis et les mouvements sociaux est plus discutée au Québec depuis quelques années. La récente histoire de la gauche québécoise fournit quelques éléments de réflexion sur le sujet.

Créer de l’espoir : l’émergence d’un parti progressiste

La fondation du Rassemblement pour une alternative politique (RAP) en 1997-1998 se voulait une réponse directe aux politiques néolibérales du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. Ce mouvement était animé par le désir de rassembler et d’unifier les progressistes, de revaloriser la politique, le pouvoir citoyen, ainsi que le projet de souveraineté du Québec. Fait intéressant, le RAP se voulait au départ un mouvement politique non partisan. Il deviendra pourtant un parti politique en 2000 après avoir constaté que ce dont le Québec avait besoin, c’était d’un parti progressiste crédible. La gauche politique organisée d’alors était encore faible et divisée.

Le RAP organisa en mai 2000 un important colloque sur l’« Unité de la gauche politique et des forces progressistes ». Un échange s’amorça alors entre des partis, des mouvements politiques et des mouvements sociaux (syndicats et groupes populaires). De nombreuses personnes issues des mouvements sociaux ont alors interpellé sérieusement les partis sur leurs contradictions et leurs luttes de chapelles improductives dans la conjoncture. Il a également été reconnu que les partis n’ont pas le monopole de la politique et que les mouvements sociaux ont aussi une responsabilité envers l’éducation politique de leurs membres et la vie politique en général.

En octobre de la même année, la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence, qui se révèle un franc succès de mobilisation, subit une humiliante rebuffade de la part du premier ministre Bouchard. La porte-parole du mouvement, Françoise David, déclare lors du rassemblement de Montréal : « Il va falloir construire une alternative politique. » Une déclaration qui aura beaucoup d’impact et qui préfigurera la suite des choses.

Moins d’un an plus tard, la candidature indépendante de Paul Cliche, qui a recueilli 24 % du suffrage aux élections complémentaires de Mercier en avril 2001, a cristallisé l’unité politique des progressistes sur le terrain électoral entre des mouvements et partis politiques, des organisations syndicales (Conseil central CSN de Montréal, cols bleus, etc.) et des groupes de citoyens jusque-là non politisés.

La fondation de l’Union des forces progressistes (UFP) en juin 2002, à partir de la fusion du RAP, du Parti de la démocratie socialiste (PDS), l’ancienne aile québécoise du NPD, du Parti communiste du Québec (PCQ) et d’un collectif de militantes et de militants jusque-là non partisans, concrétisera l’unité de la gauche politique québécoise organisée. Le profond désir de réussir cette unité, la maturité des membres et des composantes de l’UFP, favoriseront la naissance d’une nouvelle culture politique. S’imposera alors la vision d’un parti processus, en rupture définitive avec le concept de parti d’avant-garde. En conservant la souplesse d’un mouvement, le parti, résolument progressiste et souverainiste, appuiera des luttes sociales dans la rue, dont il se fera également le porte-parole sur le front électoral.

Peu de temps après la fondation de l’UFP, la Chaire d’études socioéconomique de l’UQAM organisait un autre important colloque en septembre 2002 sur le thème « Les mouvements sociaux et l’action politique de gauche au Québec ». Tout en reconnaissant l’importance de disposer d’une alternative sur le front politique à gauche, un véritable grand parti qui soit accessible et crédible, les personnes participantes ont considéré comme également nécessaire la mise sur pied d’un grand mouvement d’éducation politique pour alerter la population sur la montée de la droite. Les sondages faisaient alors craindre la prise du pouvoir par l’ADQ aux élections prochaines.

Dans l’année qui suit, le collectif non partisan D’abord solidaires animé par Françoise David conduira à la formation de trois collectifs complémentaires et nécessaires : un groupe politique partisan (qui s’appellera plus tard Option citoyenne), un réseau d’éducation politique (la poursuite de D’abord solidaires) et un collectif libertaire.

Entre-temps, la participation de l’UFP et du Parti vert aux élections générales d’avril 2003[1] se fera avec des effectifs réduits, des moyens plus que limités, mais avec des objectifs réalistes, dont celui de contribuer à rehausser la qualité du débat politique. Cette campagne a permis de donner une voix unifiée à la gauche et d’accroître sa visibilité et son rayonnement.

La naissance d’Option citoyenne (OC) en 2003-2004, dans la foulée du collectif D’abord solidaires, est en continuité avec la politisation grandissante de milieux féministes et populaires jusque-là demeurés distants, non pas avec la politique, mais la politique partisane et électorale. Le « bien commun recherché » (David, 2004) comme s’intitule le livre de Françoise David, invite à faire le passage à la politique partisane et à négocier l’union avec l’UFP.

Le processus de fusion mené durant l’année 2005 entre Option citoyenne et l’UFP, qui a abouti à la fondation de Québec solidaire, marque un saut qualitatif et quantitatif sans précédent dans la récente histoire de la gauche québécoise.

Notons également que la fondation de Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQL) en mars 2004, est en partie l’expression de la politisation d’une partie du mouvement syndical. Cette entité cherche, par son statut de club politique au sein du Parti québécois, à « promouvoir l’adoption de politiques davantage progressistes ainsi que le renouvellement de la stratégie du parti sur la question nationale » (Dubuc, 2005 : en ligne). Quoique répondant d’une stratégie différente de celle de Québec solidaire, la contribution du SPQL s’inscrit néanmoins dans le courant progressiste qui cherche à réinvestir et revaloriser la politique au Québec. L’histoire nous dira si le SPQL réussira à changer le PQ de l’intérieur ou si le chemin le plus court n’est pas plutôt d’organiser la gauche sur ses propres bases. Par ailleurs, il n’est pas interdit de croire que ces forces (SPQL et QS) se réuniront éventuellement dans une phase ultérieure du processus en cours.

Indépendance des composantes et interdépendance des processus

La construction d’un parti progressiste et le développement des mouvements sociaux sont des processus interdépendants[2] qu’une vision individualiste et morcelée de la réalité ne porte pas à considérer de prime abord.

Les mouvements sociaux valorisent le pouvoir citoyen à la base au sein d’une organisation syndicale, communautaire, environnementale, féministe, etc. Ces contributions sont essentielles puisqu’elles favorisent la participation sociale et la prise en charge collective qui sont des fondements mêmes de la démocratie. Ils ont cependant leurs limites politiques. C’est pourquoi par exemple, de plus en plus d’altermondialistes du Forum social mondial reconnaissent l’importance d’un relais politique qui permettrait la réalisation de leurs politiques alternatives.

La conquête du pouvoir politique demeure un passage obligé si l’on vise un changement à l’échelle de la société. Seule une organisation politique structurée peut présenter un programme faisant la synthèse des revendications progressistes, les intégrer en un projet global de société et canaliser les forces dans cette direction. L’accession au pouvoir exécutif et législatif donne accès aux moyens permettant de transformer des revendications en réalisations durables.

Cependant, l’exercice du pouvoir politique est loin d’être limité sur le plan électoral. Il est aussi dans la rue où les mouvements sociaux expriment leurs revendications et exercent des pressions en faveur ou contre des politiques gouvernementales. Ces mécanismes participent également de la démocratie. Un mouvement syndical et des mouvements populaires forts et unis peuvent créer des conditions favorables à l’émergence d’une alternative politique.

Un parti qui désire être en phase avec les mouvements sociaux a avantage à ne pas se cantonner dans l’électoralisme et à lutter également dans la rue aux côtés des organisations populaires. Une fois élu, tout gouvernement doit composer avec les pressions des lobbies, des divers mouvements sociaux et groupes de toutes sortes, qu’ils soient progressistes ou réactionnaires, des associations patronales, des agences de financement, etc. Sans un mouvement social progressiste fort, un gouvernement progressiste serait-il en mesure d’appliquer et de maintenir ses politiques ? Il est probable qu’il soit très vulnérable s’il ne bénéficie pas à la fois du soutien et de l’encadrement populaire. Les exemples du Venezuela et du Brésil sont éloquents sur ce plan.

C’est pourquoi un parti progressiste, même en construction, se doit de promouvoir l’éducation politique au sein des mouvements sociaux, de les renforcer et d’encourager leur indépendance par rapport aux partis et aux gouvernements.

Perspectives

Entre 1975 et 1985, le Québec a rejeté les partis d’avant-garde, représentés entre autres par les partis marxistes-léninistes, qui considéraient les mouvements sociaux comme leur courroie de transmission. Cette période traumatisante pour de nombreux syndicats et groupes populaires a pu nuire à la réflexion sur les rapports entre les partis progressistes et les mouvements sociaux. Depuis quelques années, on sent se dessiner des rapports basés sur l’indépendance et le respect mutuel. Pensons par exemple à la présence de certains partis au sein de coalitions populaires (par exemple, Échec à la guerre) ou de forums sociaux.

Certaines organisations syndicales portent un intérêt grandissant pour l’éducation politique de leurs membres et pour la revalorisation et la démocratisation de la vie politique : « La CSN réitère sa volonté de rester indépendante de tout parti politique. Elle doit cependant travailler à créer les conditions favorables à l’émergence et l’expansion de nouvelles forces politiques » (CSN, 2001 : en ligne).

Selon Pierre Beaudet, directeur d’Alternatives, le mouvement social doit chercher à influencer le débat politique :

Il faut dialoguer avec la gauche, l’insérer dans le dialogue avec le mouvement social local, et faciliter lorsque cela est possible le dialogue avec d’autres expériences de gauche dans le reste du monde, comme au Brésil par exemple. Il faut continuer de participer à la lutte pour la réforme du système électoral de façon à le démocratiser et à faire en sorte que la place des partis de gauche soit davantage reconnue sur le plan institutionnel.

Beaudet, 2004 : en ligne

En Europe et en Amérique latine, la réflexion paraît plus avancée : « Partis et mouvements sociaux sont les deux faces d’une même lutte, les partis ont vocation à être la voix du mouvement social mais toute compromission sera refusée par le mouvement social. » (ATTAC France, 2004 : en ligne.)

Pour Gilles Lemaire, homme politique français qui a longtemps milité au Parti socialiste, puis au parti Vert français, si les partis ne sont pas l’avant-garde, ils ne sont pas non plus de simples débouchés aux luttes sociales. Pour lui, la réciprocité doit pouvoir se vivre à travers des forums de la gauche, au cours desquels mouvements sociaux et partis participent conjointement au processus d’élaboration :

De manière à ce que le travail d’élaboration politique puisse se faire à travers un débat sur le fond des questions et non pas dans l’urgence de l’échéance électorale. Ce travail doit se faire avec l’ensemble du mouvement syndical et social.

Vakaloulis, 2003 : en ligne

Conclusion

La lutte contre le néolibéralisme, le développement et le renforcement des mouvements sociaux, le rassemblement et l’unité des progressistes, la construction d’un grand parti progressiste de masse sont des processus dont le développement, qui se réalise par phases successives, est interrelié. Une action collective consciente adaptée aux phases de ces processus, et qui tient compte de leurs interactions, peut en accélérer le développement qualitatif et quantitatif.

Pour éviter, d’un côté comme de l’autre, la tentation de l’instrumentalisation, des mécanismes formels de réflexion et de débat, comme les colloques évoqués plus haut par exemple, ou les forums de la gauche en France, pourraient contribuer à l’enrichissement mutuel de ces expériences complémentaires et accélérer la construction d’une alternative politique au Québec.

L’un des défis les plus importants d’un parti émergent comme Québec solidaire est sans doute la cohérence et la congruence de ses pratiques de manière à donner le goût de l’engagement politique et à réveiller les espoirs populaires asphyxiés par la culture politique dominante actuelle.