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La « médicalisation du champ social », processus par lequel l’institution médicale étend son champ d’expertise à des problématiques non médicales a fait l’objet, depuis les années 1970, d’une importante littérature en sciences sociales (voir, entre autres, Clarke et al., 2000 ; Conrad et Schneider, 1992 ; 1980 ; Zola, 1972), qui met l’accent sur le contrôle social exercé par la profession médicale à travers les définitions qu’elle se donne du normal et du pathologique. Les travaux dénoncent en particulier la réduction de problématiques biopsychosociales à leur seule dimension biologique, l’expansion des catégories médicales (Conrad et Potter, 2000), la création de nouvelles pathologies autour de symptômes anodins et souvent diffus (Scott, 2006 ; Dworkin, 2001 ; Montagne, 1992), et la médicalisation croissante des corps sains en vertu d’objectifs de prévention (Kawachi et Conrad, 1996).

Les médicaments, comme d’autres technologies médicales, jouent un rôle essentiel dans ce processus. Ils permettent, en effet, de reconstruire et de refaçonner les corps, participant de l’émergence d’une nouvelle espèce, les cyborgs (diminutif de cyber-organisme), « hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués » (Haraway, 1991). L’une des particularités du cyborg, est, comme l’écrit Haraway (1991), de poser différemment la question de la distinction entre naturel et artificiel. Dans le cas du médicament, les frontières entre ces deux dimensions semblent encore plus brouillées, du fait de la capacité des molécules à se fondre dans le corps (Potts, 2004a ; Mamo et Fishman, 2001), permettant l’atteinte d’états « plus réels que réels » (Basalmo, cité dans Mamo et Fishman, 2001 ; notre traduction). La technologisation des corps permettrait aussi, en les rendant plus flexibles, de dépasser les dichotomies traditionnelles, comme les oppositions de genre et de créer de nouvelles identités (Haraway, 1991). Pour cette auteure, les moyens accrus de transformation des corps annonceraient ainsi une nouvelle ère où les individus pourraient se libérer des modes de classification identitaire. Mais d’autres (Mamo et Fishman, 2001 ; Potts, 2004b) sont plus critiques, soulignant aussi le potentiel disciplinaire et normalisateur de la pharmacologisation des corps. La construction sociale de nouvelles entités cliniques est en effet intimement liée au développement et à la commercialisation de traitements pharmacologiques, même si elle implique d’autres acteurs en dehors de l’industrie pharmaceutique (chercheurs, instances gouvernementales de régulation, médecins et consommateurs ; Conrad et Leiter, 2004 ; Fishman, 2004 ; Lakoff, 2004). Le processus de médicalisation serait ainsi désormais beaucoup plus largement impulsé par le complexe pharmaco-industriel et les avancées de la pharmacogénomique que par les actions menées par la profession médicale en vue d’étendre sa juridiction (Conrad, 2005). L’émergence dans le domaine biomédical d’innovations technologiques, commercialisées à grands coups de marketing, semble en effet modifier l’organisation de la pratique médicale, mais aussi de la science médicale en transformant les représentations du vivant (Clarke et al., 2000).

Si l’impact collectif et politique de la pharmacologisation des corps a passablement retenu l’attention, peu d’études ont documenté ses effets individuels ou tenté de cerner les significations que construisent les individus autour de ces traitements pharmaceutiques innovants. L’objectif de cet article est de cerner les fonctions que des femmes françaises attribuent à l’hormonothérapie substitutive, dans un contexte, celui de l’après Women’s Health Initiative (WHI) qui a accentué la controverse déjà existante autour de ce traitement.

Les fonctions des médicaments

Des travaux concernant différents médicaments comme les psychotropes (Drulhe et Fernandez, 2002), les hormones de croissance (Conrad et Potter, 2004) et le Viagra (Potts, 2004a, 2004b ; Potts et al., 2003) attribuent aux traitements pharmacologiques trois principales fonctions : 1) la réparation ou la stabilisation des fonctions physiologiques ou psychologiques ; 2) la mise en conformité du corps en regard de normes biomédicales et de présentation de soi ; et 3) l’amélioration, voire l’extension des capacités corporelles et psychiques (body enhancement), dans le but d’améliorer la performance ou la qualité de vie au-delà de seuils considérés jusque-là comme limites. Druhle et Fernandez (2002) relèvent une quatrième modalité : l’utilisation des médicaments dans le but de maintenir ou de développer la santé. Enfin, le rapport au médicament est souvent ambivalent, ces produits étant également appréhendés sous l’angle de la toxicité et de la dépendance (Collin, 2002).

Nous nous intéresserons particulièrement aux fonctions mises en évidence concernant le Viagra pour pouvoir, par la suite, les comparer à celles qu’attribuent les femmes à l’hormonothérapie. Ces deux traitements présentent en effet des caractéristiques communes puisqu’ils visent sensiblement les mêmes catégories d’âge et s’inscrivent tous deux dans un processus de médicalisation du vieillissement. Potts (2004a), qui s’attache à cerner la façon dont les utilisateurs de Viagra se représentent les effets du médicament, montre que si les fonctions de réparation, de normalisation et d’extension des capacités corporelles se retrouvent dans les discours, leur interprétation fait appel à des perspectives contradictoires. Ainsi, la restauration de la fonction érectile est pour certains envisagée comme la réappropriation d’une sexualité normale. Le Viagra, à la différence d’autres technologies plus invasives utilisées pour le traitement des dysfonctions érectiles, entraînerait, à leurs yeux, une correction temporaire d’un déséquilibre chimique et n’interviendrait pas de manière artificielle dans le processus d’excitation ou le déroulement de l’acte sexuel. La prise du médicament ne semble donc pas constituer de menace pour l’autonomie, témoignant du brouillage des frontières entre le naturel et l’artificiel. Ce caractère « naturel » de la sexualité sous Viagra est largement mis en avant dans les annonces publicitaires de la firme Pfizer. C’est, au contraire, l’impuissance comme perte de contrôle sur le corps qui est jugée « non naturelle », l’introduction de cette technologie favorisant ainsi l’émergence de nouvelles représentations de la sexualité des hommes vieillissants (Potts, 2004b ; Mamo et Fishman, 2001).

Pour d’autres utilisateurs, le Viagra est certes perçu comme un médicament réparateur, mais essentiellement comme une béquille, un artifice dont l’usage produit de « fausses érections » et qui donne lieu à une sexualité qui va à l’encontre de l’ordre des choses, bouleverse les relations de couple et les représentations du vieillissement. Enfin, pour une troisième catégorie d’utilisateurs, l’effet du Viagra va au-delà de la restauration et leur confère une nouvelle puissance sexuelle qui peut sembler artificielle, voire robotisée et quelquefois déconnectée du désir. Elle participe néanmoins de l’atteinte d’une masculinité idéalisée et normalisée et semble alléger le poids du temps qui passe. Si le Viagra ouvre, pour certains hommes, de nouveaux horizons sexuels, il participe aussi, comme technologie médicale, à la reproduction d’une vision normative de la sexualité masculine, hétérosexuelle et centrée sur les relations coïtales. La « pharmacologisation » de l’impuissance tend également à réduire cette problématique à sa seule dimension biologique au détriment des facteurs symboliques, environnementaux, et même du partenaire sexuel, très souvent ignorés dans le discours médical ou dans celui des firmes pharmaceutiques (Potts et al., 2003).

Il sera intéressant de voir si l’on retrouve chez les utilisatrices de l’hormonothérapie les trois fonctions de restauration, de normalisation et d’extension des limites corporelles, de même que cette opposition entre naturalité et artificialité du traitement.

Médicalisation de la ménopause et hormonothérapie

Le processus de médicalisation de cette étape de la vie des femmes qu’est la ménopause est intimement lié au développement de l’hormonothérapie qui a permis au modèle biomédical, centré sur la carence hormonale, de s’imposer (Meyer, 2003 ; Banks, 2002 ; Lock, 1993 ; Bell, 1987 ; McCrea, 1983). La diffusion de ce traitement a été grandement favorisée par les étroites relations qui existaient au début du siècle entre différents groupes d’acteurs : les chercheurs des laboratoires scientifiques, les cliniciens et l’industrie pharmaceutique (Oudshoorn, 1993), qui a mené dans les années 1960, d’importantes campagnes de promotion des traitements substitutifs. Elle est toutefois interrompue à la fin des années 1970 lorsque plusieurs articles scientifiques américains mettent en évidence une augmentation des cancers de l’utérus chez les femmes américaines sous traitement oestrogénique (McCrea, 1983). Chercheurs et groupes de femmes critiquent alors le modèle pathologique de la ménopause et la prescription systématique d’oestrogènes aux femmes ménopausées (McCrea, 1983). Cette remise en question du traitement n’entraîne qu’une faible diminution des prescriptions qui reprennent lorsqu’il est montré que l’association de progestatifs à la prise d’oestrogènes permet de réduire les risques de cancer de l’endomètre. À partir des années 1980, la mise en évidence de l’action préventive du traitement hormonal sur l’ostéoporose lui confère une nouvelle légitimité qui dynamise les prescriptions en Amérique du Nord et lui permet de se diffuser en France. Dans ce pays, la critique féministe de la médicalisation de la ménopause et la remise en cause de la prescription systématique des traitements hormonaux ont reçu assez peu d’échos, compte tenu du rôle de la gynécologie médicale dans la prise en charge de la ménopause. Cette spécialité, très largement féminisée, qui ne fait pas d’obstétrique ni de chirurgie, s’est en effet mobilisée au côté des femmes pour favoriser leur accès aux traitements contraceptifs puis à l’hormonothérapie. Ainsi, en France, les critiques de la médicalisation du corps des femmes ont plutôt épargné les traitements hormonaux (contraceptifs et hormonothérapie ; Löwy et Weisz, 2005).

Dans les années 1990, les traitements combinant oestrogènes et progestatifs sont à leur tour suspectés de favoriser le cancer du sein. Toutefois, les résultats des différentes études ne vont pas tous dans le même sens, indiquent des risques relatifs peu marqués et sont surtout issus d’études d’observation (Ringa, 2003). La thérapie hormonale est par ailleurs créditée, à la suite de nouvelles études d’observation, d’un effet protecteur par rapport à d’autres pathologies comme les maladies cardiovasculaires, dont les risques semblent augmenter après la ménopause, et la maladie d’Alzheimer (Delanoë, 1998). Le bilan de l’hormonothérapie reste donc globalement positif et le traitement continue de se diffuser, soutenu par la demande des femmes, l’activisme des médecins et le marketing des compagnies pharmaceutiques. En juillet 2002, à la suite de la publication des premiers résultats de l’étude expérimentale américaine WHI, le rapport risque-bénéfice du THS (traitement hormonal substitutif) semble sérieusement inversé[1]. Ces informations qui ont fait l’objet d’une large couverture médiatique, tant en France qu’en Amérique du Nord, ont suscité une importante controverse entre les experts[2], poussant plus d’un quart des femmes françaises à interrompre leur hormonothérapie (Perez, 2004).

Méthodologie

Afin de cerner les fonctions de l’hormonothérapie substitutive, nous nous sommes basés sur des entretiens semi-directifs réalisés auprès de 26 femmes, d’origine française, ménopausées ou en voie de l’être, entre septembre 2003 et février 2005. Nous avons sélectionné des participantes de niveaux d’éducation et de revenus variés [3], vivant dans différents quartiers du grand Toulouse et ayant exercé ou exerçant encore une activité professionnelle[4]. Parmi les 26 femmes rencontrées, 6 n’avaient pas suivi de traitement hormonal, 11 étaient sous THS au moment de l’entrevue et 9 avaient eu recours à un traitement qu’elles avaient interrompu pour diverses raisons. Les entrevues, d’une durée variant d’une heure trente à trois heures, s’appuyaient sur un guide d’entretien définissant quatre grands thèmes, allant du parcours personnel et de l’expérience du vieillissement et de la ménopause, aux pratiques de gestion de cette étape, à l’hormonothérapie et à la controverse dont fait l’objet ce traitement aujourd’hui.

Nous avons adopté une méthode d’analyse des données selon les principes de la théorisation ancrée (grounded theory) développée par Glaser et Strauss (1967). Elle est basée sur le développement de catégories conceptuelles à partir de l’analyse et de la comparaison constante des données entre elles, et ce, au fur et à mesure de leur collecte, de manière à permettre une itération entre l’analyse en émergence et le terrain. Nous avons alors tenté de comprendre les facteurs à l’origine des variations individuelles que nous observions en recherchant l’existence de liens entre les usages et les effets rapportés du traitement et certaines des caractéristiques des acteurs (facteurs socioéconomiques, expériences du traitement).

Résultats

Une fonction de restauration

Pour la majorité des femmes que nous avons rencontrées qui utilisaient ou avaient utilisé un traitement hormonal, celui-ci apparaît tout d’abord, conformément à ce qu’avaient déjà souligné plusieurs études précédentes (par exemple, Delanoë, 2001 ; Hunter, O’Dea et Britten, 1997 ; Légaré et al., 2000), comme un « objet de soulagement » (Collin, 2003), permettant d’atténuer les troubles associés à la ménopause, notamment les bouffées de chaleur, les migraines et les saignements utérins (« ça m’a aidée », « je me suis trouvée rapidement beaucoup mieux », « ça me soulageait »), ou de les faire disparaître. Le traitement favorise ainsi une amélioration de la qualité de vie (Légaré et al., 2000) et surtout le retour à l’état « normal » qui précédait cette phase d’instabilité où les hormones « varient très, très vite ».

[…] J’étais dépressive, toujours énervée, j’avais des sudations nocturnes, des bouffées de chaleur. […] Donc il [le gynécologue] m’a proposé de suite un THS et je ne me suis pas posé de questions, cela m’a redonné une vie normale. Après un mois ou deux de traitement, tout est redevenu normal, sauf une prise de trois kilos (Géraldine[5], 56 ans).

Plusieurs de ces femmes, et notamment les plus scolarisées, insistent sur le fait qu’elles ne souhaitaient pas assumer les « inconvénients normalement liés au destin des femmes ». Bien que « naturel », le processus de ménopause semble se révéler pour elles potentiellement plus dangereux que le traitement, même dans le contexte de l’après WHI. Présentant le traitement comme un instrument d’émancipation, au même titre que les contraceptifs dans les années 1970, elles sont ainsi peu sensibles aux critiques dont il fait l’objet depuis la publication de l’étude WHI. La remise en question du traitement semble même constituer, pour certaines, une atteinte aux droits acquis des femmes.

Une fonction préventive

Pour plusieurs des femmes rencontrées, l’engagement dans une thérapie hormonale a pour objet de prévenir l’apparition de maladies liées à la vieillesse, notamment l’ostéoporose, mais aussi pour certaines, les maladies cardiovasculaires, ou les pertes de mémoire. Ces femmes visent, grâce à leur engagement dans une hormonothérapie, à échapper à la figure de la vieille « qui se tasse » et « qui se casse ». Cette peur à l’égard de l’ostéoporose semble plus caractéristique des femmes les plus scolarisées et de celles qui ont été sensibilisées à ce risque à travers l’expérience de leur mère quand elle a souffert de cette maladie. Le test diagnostic (densitométrie osseuse) pratiqué au moment de la ménopause peut également mettre en évidence un risque personnel qui, pour la très grande majorité des femmes, impose alors le recours à une hormonothérapie de substitution.

Trois des femmes qui se sont engagées dans une thérapie hormonale à titre préventif n’ont fait l’expérience d’aucun symptôme particulier. Dans leur cas, on ne peut pas vraiment parler de soulagement, mais plutôt de prévention ; l’efficacité du traitement réside, pour elles, dans la non-manifestation des symptômes associés à la ménopause.

Repousser les limites temporelles et réorganiser les étapes physiologiques

Le traitement hormonal est aussi considéré par plus de la moitié des participantes comme un moyen de prolonger la jeunesse et de favoriser la continuité identitaire. Il agit sur plusieurs plans : en prévenant ou en supprimant les troubles du climatère (le signifiant), il permet tout d’abord d’effacer la ménopause (le signifié), donnant la possibilité « d’être soi-même », de rester « jeune dans sa tête et dans son corps » et de poursuivre une « vie sexuelle normale ».

[…] je ne me vois pas arrêter le traitement parce qu’avec ce traitement, j’ai l’impression d’avoir repris une nouvelle jeunesse. Oui, j’ai l’impression d’avoir retrouvé une nouvelle jeunesse, car je me traînais vraiment avant. Et puis tous ces soucis, tous ces désagréments de ménopause envolés, j’ai l’esprit plus libre. Je ne me sens pas reléguée au rang de vieille femme ménopausée (Alice, 53 ans).

Le traitement favorise aussi le maintien des activités, tant dans la sphère professionnelle que familiale. Il est présenté comme un régulateur de l’humeur évitant aux femmes d’être perçues sous la figure de la « vieille acariâtre ». Les femmes sont en effet nombreuses à considérer que la ménopause peut entraîner une modification de l’humeur, soit qu’elles sont plus déprimées ou plus irritables[6]. Le traitement constitue ainsi une assurance de performance continue permettant aussi de mieux gérer les multiples rôles dans lesquels elles sont engagées, notamment auprès des petits-enfants et des parents âgés.

[Sans le traitement] surtout, j’ai peur de plus avoir le moral, d’être déprimée. Parce que ça joue beaucoup là-dessus la ménopause. Alors, je lui ai dit [au médecin]. Vous allez voir, je vais être déprimée et moi je ne peux pas. J’ai mon travail, c’est exigeant, j’ai ma mère, il faut que je gère tout ça. Déprimée, là, je n’ai pas le temps, vous comprenez ? (Pauline, 58 ans.)

D’autres études qualitatives réalisées en Nouvelle-Zélande (Stephens, Budge et Carryer, 2002) et au Royaume-Uni (Hunter, O’Dea et Britten, 1997), mais aussi quantitatives, comme celle de Légaré et al. (2000) menée au Québec, ont également souligné que l’hormonothérapie pouvait être utilisée pour préserver la performance dans les sphères professionnelle et privée, suggérant même que le recours au traitement est essentiellement dirigé vers les proches.

Enfin, l’hormonothérapie freine la détérioration du corps et de l’image corporelle qui lui est associée. Une minorité de femmes lui attribue ainsi une action préventive sur le dessèchement cutané et l’apparition des rides. Toutefois, cet effet cosmétique, déjà souligné par Fauconnier et al. (2000), ne semble pas intervenir comme motivation principale de la prise du traitement.

Plusieurs femmes considèrent ainsi que le traitement hormonal « sert à faire comme si la ménopause n’avait pas eu lieu ». Trois d’entre elles ne peuvent d’ailleurs pas déterminer la date de l’arrêt des règles (cet événement étant passé inaperçu du fait du recours à l’hormonothérapie), et n’ont pas le sentiment d’être « vraiment » ménopausées bien qu’elles ne soient plus menstruées. Pour d’autres, qui avouent ne pas souhaiter continuer leur traitement indéfiniment en raison des risques associés à un usage prolongé, la ménopause est seulement reportée à un moment (la retraite), où il sera plus facile de la gérer. Certaines s’interrogent toutefois sur les conséquences de cette interruption, craignant la réactualisation de la rupture biologique et symbolique de la ménopause et la perte de performance.

Ces notions de performance et de préservation d’une image jeune et dynamique se retrouvent largement dans les annonces publicitaires vantant les mérites des traitements hormonaux. Celles-ci présentent des femmes actives, affichant une cinquantaine resplendissante et souvent entourées d’un conjoint, partenaire actif de cette maturité épanouie ou de personnes plus jeunes. Comme pour le Viagra (Mamo et Fishman, 2001), ces messages publicitaires véhiculent des représentations normatives, où la performance est de rigueur, mais où la jeunesse et la beauté semblent aussi nécessaires pour que la femme reste objet de désir.

L’opposition naturalité/artificialité

La question de l’artificialité du traitement apparaît de manière moins marquée et surtout différente dans le discours des utilisatrices d’hormonothérapie, par comparaison au discours des utilisateurs de Viagra, tel qu’il est rapporté dans la littérature (Potts, 2004a). Certaines des participantes, notamment parmi celles qui n’avaient pas eu recours au traitement ou qui l’avaient interrompu, à cause de contre-indications, d’effets secondaires ou à la suite de la publication de l’étude WHI, insistent sur le caractère artificiel et potentiellement toxique de l’hormonothérapie. Deux de ces femmes s’interrogent également sur le poids des forces économiques à l’oeuvre dans la médicalisation de la ménopause, se demandant si les médicaments ne sont pas commercialisés un peu trop rapidement. Cette ambivalence des femmes à l’égard des traitements substitutifs de la ménopause avait déjà été mise en évidence par plusieurs études anglo-saxonnes qualitatives (Stephens, Budge et Carryer, 2002 ; Hunter, O’Dea et Britten, 1997), toutefois nos analyses semblent indiquer que les inquiétudes que soulève l’hormonothérapie semblent avoir progressé depuis la publication de l’étude WHI.

Les utilisatrices des traitements hormonaux sont en revanche nombreuses à insister sur le fait que leur traitement est « léger », « tout doux », qu’il est « personnalisé » et « sans cesse réajusté » et leur « va à merveille ». De plus, elles soulignent le caractère plus naturel des produits français par opposition aux produits disponibles sur le marché nord-américain[7]. Il y a là une différence avec le Viagra qui ne semble jamais perçu comme un produit naturel, seul son effet sur le corps étant, pour certains utilisateurs, jugé « naturel », puisqu’il permet un retour à une fonction érectile « normale ».

Les participantes font également référence à leur longue expérience des traitements hormonaux (contraceptifs et hormonothérapie), familiarité qui contribue à diminuer leur sensibilité aux risques rapportés dans les médias. L’insertion de la prise du traitement hormonal dans la routine quotidienne, contrairement au Viagra qui est utilisé au besoin, semble atténuer son statut de médicament, et ce d’autant plus que ce traitement s’inscrit dans la continuité des contraceptifs oraux : « [le THS] j’ai tendance à ne pas le considérer comme un médicament, mais comme la pilule puisque je prenais la pilule ». La temporalité associée au cycle de vie féminin, marqué par des processus biologiques, dont la médicalisation commence plus précocement, suggère ainsi que l’hormonothérapie ne constitue pas une rupture dans la trajectoire de vie des femmes. À l’inverse, le recours au Viagra vient subitement signaler une carence dans le fonctionnement de l’organisme, qui remet en cause l’identité sexuelle, la relation et l’expression de l’érotisme. Le Viagra doit de plus être ingéré environ une heure avant la relation sexuelle et ses effets ne durent pas longtemps, ce qui contribue sans doute à amplifier le sentiment d’artificialité. Enfin, il vient jouer sur le fonctionnement d’organes précis, contrairement à l’hormonothérapie dont les effets sont plus diffus et touchent l’intégralité de l’organisme. Cet effet plus global et plus continu de l’hormonothérapie favorise peut-être chez les utilisatrices une incorporation plus complète du traitement dans le quotidien.

Conclusion

Tout comme dans le cas du Viagra, le recours à l’hormonothérapie substitutive remplit plusieurs fonctions de réparation, de normalisation et de dépassement des limites corporelles. On observe toutefois des variations dans les fonctions rapportées pour ces deux médicaments. Par exemple, l’extension des capacités corporelles semble plus limitée dans le cas de l’hormonothérapie que dans celui du Viagra. De plus, si les deux produits visent la performance et la préservation de caractéristiques associées à la jeunesse, le Viagra agit seulement sur la continuité de la fonction érectile, la dysfonction sexuelle constituant l’un des principaux aspects du processus de vieillissement masculin ayant fait l’objet d’une pharmacologisation. Les effets qu’attribuent les femmes à l’hormonothérapie sont par ailleurs beaucoup plus généraux, le traitement permettant de retarder les marques du temps sur le corps et l’entrée dans la vieillesse. L’utilisation préventive constitue ainsi l’une des préoccupations essentielles des femmes alors que cette notion est totalement absente dans le cas du Viagra. Nombre des utilisatrices semblent ainsi avoir intégré les discours qui présentent la ménopause à la fois comme source de danger pour la santé physiologique et psychologique et comme passage social à la vieillesse (Kérisit et Pennec, 2001). L’hormonothérapie est de plus présentée par plusieurs femmes comme un moyen de planifier ou de moduler la survenue de la ménopause et d’échapper aux conséquences de la variation hormonale. Toutefois, toutes les utilisatrices ne témoignent pas d’une vision aussi libératrice du traitement. Le rapport de certaines femmes à l’hormonothérapie dénote en effet une certaine ambivalence, et ce, notamment depuis la publication de l’étude WHI. Certaines considèrent de plus que l’intrusion de ce traitement chimique bloque la naturalisation de la ménopause et constitue un asservissement du corps des femmes. Ce caractère artificiel et potentiellement toxique du médicament et de ses effets semble toutefois globalement plus marqué dans le cas du Viagra, sans doute parce que, contrairement à l’hormonothérapie, ce médicament vise la restauration temporaire[8] d’une fonction bien précise. Il apparaît ainsi pour les utilisateurs de Viagra, comme pour les femmes qui recourent à l’hormonothérapie, que la question de la médicalisation ne s’inscrit pas dans un modèle unique, mais met en relief les contradictions entourant l’appropriation des nouveaux médicaments.

Cette pluralité des discours sur l’hormonothérapie reflète les prises de position théoriques portant sur l’ensemble des traitements ciblant la santé reproductive des femmes, où s’opposent deux conceptions : la première insiste sur l’aliénation associée aux traitements hormonaux et la deuxième, sur leur dimension émancipatrice. Ainsi, pour Lippman (2004 : 9), on assiste à une « néo-médicalisation » du corps féminin qui s’inscrit dans une logique marchande et définit le recours au médicament « comme [une perspective de] choix individuels avec options multiples ». Les menstruations de même que la ménopause sont désormais présentées dans le discours de l’industrie pharmaceutique comme un risque à contrôler par des traitements hormonaux qui permettent d’espacer ou de supprimer les menstruations, voire promettent une organisation à la carte du cycle de vie féminin[9]. L’absence de désir sexuel, qualifiée de « trouble sexuel féminin », devient également un phénomène pathologique qui toucherait près de la moitié des femmes, mais pourrait être « traité » grâce au « Viagra féminin », un timbre à la testostérone (Lippman, 2004). D’autres auteurs insistent, au contraire, sur le pouvoir émancipateur des nouvelles technologies médicales qui permettent de reconstruire les corps et les identités (Haraway, 1991 ; Héritier, 2004). Héritier (2004), par exemple, considère la diffusion de la contraception comme un facteur de dynamisme social, ayant entraîné, même si les inégalités entre les sexes persistent, un affranchissement progressif des femmes par rapport aux rôles traditionnels.

S’il est difficile de trancher entre ces deux positions, il reste néanmoins que cette « néo-médicalisation » qui investit plus profondément le corps des femmes s’inscrit dans une tendance forte qui touche l’ensemble de la vie sociale. Les thérapies qui sont proposées aujourd’hui n’ont plus seulement pour objectif de soigner ou de prévenir des maladies, elles interviennent, entre autres, sur des processus vitaux jusque-là affectés par le vieillissement et la détérioration des fonctions corporelles ou cognitives qui lui sont associées. La médicalisation du social semble donc avoir franchi une nouvelle étape, en s’orientant vers la pharmacologisation du social, qui semble s’accélérer et dont il conviendrait de saisir les modalités par des recherches comparatives sur diverses classes de traitements.