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La nosologie et l’étiologie clinique de l’itinérance apparaissent dès l’Antiquité et se propagent dès la Renaissance (Beaune, 1983). Au xixe siècle, la psychiatrie conclut que l’itinérance résulte de la dégénérescence mentale, qu’elle soit héréditaire ou acquise. Le vagabond devient un malade mental, en principe incurable. De Boismont parle en 1845 des vagabonds hallucinés, Foville décrit vers 1875 les aliénés migrateurs, Benedikt estime, vers 1890, que le vagabondage découle d’une neurasthénie morale (cités, dans Vexliard, 1957 : 79). Le sommet du genre se présente toutefois chez Charcot qui estime que l’itinérant est victime d’automatisme ambulatoire.

L’automatisme ambulatoire désigne la forme concrétisée, matérielle, de ce dédoublement qu’introduit la maladie mentale (obsession, épilepsie, hystérie) par l’inconscient perfide dans une personnalité autrement structurée, hiérarchisée mais toujours cependant complice, porteuse au moins de quelque prédisposition héréditaire.

Beaune, 1983 : 85

Atteint d’automatisme ambulatoire, le vagabond erre de-ci de-là, sans bien se rendre compte de ses mouvements. L’automatisme ambulatoire est un petit cousin de la dromomanie (manie du déplacement, ou manie errante) et du wanderlust (Vexliard, 1957).

À la fin du xixe siècle, la clinique se démarque de plus en plus du social en mettant l’accent sur les tares et problèmes individuels et en négligeant tout autre facteur contributif à l’état d’itinérance :

L’idée est d’essence psychiatrique et correspond à une étape précise dans le développement de la discipline, ce qui implique également que les causes proprement sociales de vagabondage sont la plupart du temps négligées, que le phénomène tout entier converge dans le domaine intrinsèque de la pathologie mentale […].

Beaune, 1983 : 185

La psychiatrie contemporaine a certes évolué dans sa nosologie, mais reste fascinée par cette expression extrême de marginalité et « d’anormalité » qu’est l’itinérance. Du coup, l’itinérant ne pourra guère échapper à la recherche nosologique s’intéressant à son cas.

Les diagnostics des itinérants

De nos jours, comme le souligne Lyon-Callo (2004 : 61), « on dirait qu’il y a un diagnostic psychiatrique pour chaque itinérant ». Dès que l’épidémiologie et les études cliniques contemporaines ont commencé à documenter la question, les résultats furent jugés « concluants ». Dans les années 1970, Patch (1971) trouvait à Londres dans une maison de chambres (123 sujets) que 15 % des sujets étaient schizophrènes et 50 % souffraient de troubles de la personnalité. Dans la même décennie, une étude avec 90 itinérants à New York semblait démontrer que 72 % d’entre eux étaient schizophrènes ; à Philadelphie, avec 179 résidents d’un refuge, les chercheurs ont estimé que 84 % des itinérants pouvaient recevoir un diagnostic psychiatrique ; enfin, à Boston, on obtenait que 90 % des résidents d’un refuge avaient un trouble mental (Henderson, 1973 ; Rossi, 1989).

Au fil des décennies, les données sont devenues plus nuancées même si l’on exagère peut-être encore dans la littérature et les milieux cliniques l’impression qu’il y a prépondérance des troubles psychotiques dans la population itinérante. Ce point est important, car ce qui frappe surtout les gens, c’est l’impression de « folie » qui serait présente dans les rues et c’est souvent également l’argument soulevé pour justifier une réhospitalisation massive. Or la « folie » est surtout synonyme des troubles psychotiques graves où il y a présence de délires et/ou d’hallucinations, comme cela peut notamment se manifester dans les schizophrénies.

Dans un article récent, Marie-Carmen Plante (2006) dresse un tableau des clients auxquels a affaire son équipe spécialisée dans l’itinérance. En 2004, elle a rencontré 139 usagers dont la raison première de consultation avait trait à la toxicomanie, 108 présentant des troubles de l’humeur, 107 des troubles de la personnalité et 98 un trouble psychotique. Voici ce qu’en conclut l’auteure : « On voit clairement que les interventions en santé mentale et toxicomanie sont prédominantes auprès de cette clientèle. » Sans remettre en question les données indiquées, il faut rappeler que la clientèle qui est ainsi évaluée est précisément celle qui rencontre cette excellente clinicienne, et non l’ensemble des itinérants montréalais. La somme de toutes les personnes vues par la psychiatre dans ce tableau ne vise que 452 individus et, même dans cet échantillon surdéterminé, les troubles psychotiques ne constituent qu’environ 20 à 25 % des problématiques. Il serait donc très étonnant qu’il y ait un pourcentage aussi élevé de personnes psychotiques dans la rue, tout en admettant que ce pourcentage soit plus élevé que dans la population générale.

L’examen de 550 dossiers médicaux d’itinérants effectué en 1996 en France par Declerck et son équipe permet d’établir une liste des médicaments psychotropes prescrits au sous-groupe d’itinérants présentant des problèmes de santé mentale. On obtient ainsi 20 % de médicaments prescrits pour les syndromes de sevrage alcoolique, 20 % de benzodiazépines, 12 % de somnifères, 2,8 % d’antiépileptiques et seulement 1,2 % de neuroleptiques (prescrits pour les troubles psychotiques ; Declerck, 2001 : 406). Les auteurs précisent cependant que la crainte des médecins de prescrire des antipsychotiques qui risqueraient ensuite de circuler librement dans la rue a peut-être fait en sorte de réduire les prescriptions de ce côté. Chose certaine, ces données européennes ne démontrent pas que la grande majorité des itinérants seraient des psychotiques, loin de là. De même, la plus vaste étude épidémiologique sur la santé mentale des itinérants réalisée en France, effectuée par Kovess et Mangin Lazarus (1999) auprès de 838 sujets, indique une prévalence à vie de 16 % pour les troubles psychotiques et de seulement 6 % dans la dernière année, alors que les troubles de l’humeur (comme la dépression) ont une prévalence à vie de 41 % et de 24 % dans la dernière année.

North et al. (2004) ont examiné la prévalence des troubles mentaux auprès de trois larges échantillons d’itinérants à Saint Louis (États-Unis), à trois reprises, soit vers 1980, 1990 et 2000. On observe que ce ne sont pas les troubles psychotiques – associés traditionnellement à la désinstitutionnalisation – qui sont en hausse, puisqu’ils restent à des niveaux comparables, mais que ce sont plutôt les problèmes de santé mentale qui ne sont pas traités par l’hospitalisation prolongée (dépression, anxiété) qui sont en croissance. Ainsi, dans les échantillons étudiés à Saint Louis en 2000, il y a moins de femmes itinérantes schizophrènes que dans les études des années 1980. Dans une recherche en Ohio avec un échantillon de 979 sujets itinérants, seulement 31 % des personnes pouvaient hériter d’un diagnostic psychiatrique et on estime que seulement 5 % avaient besoin d’aide en institution psychiatrique (Snow et al., 1986 : 408). De même, Struening (1987) avec les itinérants new-yorkais obtient des résultats beaucoup plus modestes que ce qui fut rapporté dans les années 1970 : 25 % seulement des sujets ont des problèmes identifiables de santé mentale.

Dans une recherche qui fit bien des remous, Snow et son équipe au Texas firent une étude approfondie (sur plusieurs mois) de 767 sujets aidés par l’Armée du Salut et pour lesquels on estimait possible la présence de problèmes de santé mentale. Or, dans ce groupe déjà ciblé, ils ne trouvèrent que 124 sujets répondant vraiment aux critères pour l’obtention d’un diagnostic (selon le DSM) ; en outre, de ces 124 sujets, la justification du diagnostic portait dans 57 % des cas sur l’alcoolisme ou la toxicomanie, un diagnostic proprement « psychiatrique » ne pouvant être déterminé que dans 34 % des cas. Les auteurs estiment que la prévalence de troubles mentaux réels (diagnostiquables et allant au-delà de l’abus de substance) ne serait que d’environ 10 % dans la population des itinérants. « Les auteurs concluent en insistant sur le faible impact de la désinstitutionnalisation, ainsi que sur la médicalisation excessive du problème aux États-Unis » (Bresson, 2003 : 314).

Une autre étude célèbre fut réalisée par Wright (1988) qui fit le choix de critères beaucoup plus étendus que ceux de l’équipe de Snow. Il suffisait en effet pour cet auteur qu’une seule des trois conditions suivantes soit présente pour estimer qu’un itinérant avait un problème de santé mentale : a) les cliniciens du programme à l’étude (desservant 16 grandes villes américaines) avaient posé eux-mêmes un tel diagnostic ; ou b) la personne suivait ou avait déjà suivi un traitement psychiatrique (par exemple dans le cadre d’un séjour en milieu hospitalier) ; ou c) d’autres cliniciens avaient déjà évalué que la personne avait un problème de santé mentale, avant même son entrée dans la rue (tel que cela était consigné au dossier du client). Malgré ces critères très ouverts, l’auteur estime la prévalence de maladie mentale (autre que l’abus de substances) à seulement 19,4 % des clients du programme et découvre que seulement 9 % d’entre eux ont déjà été institutionnalisés. Toutefois, l’auteur précise que son étude peut dissimuler d’autres cas, insuffisamment évalués, et que la prévalence totale est peut-être de 33 % environ de problèmes de santé mentale, ce qui refléterait assez bien l’évaluation globale des 1299 intervenants du programme qui, par questionnaire, ont estimé que 51 % de leurs clients n’ont aucun trouble mental évident, que 16 % ont un trouble négligeable, que 18 % ont un trouble modéré et 15 %, seulement un trouble sévère (Bresson, 2003 : 315). Ce chiffre global d’un tiers environ des itinérants ayant un problème d’ordre psychiatrique (mais pas toujours sévère) semble assez raisonnable. L’étude majeure de Kovess et Mangin Lazarus (1999) à Paris indique aussi que 29,1 % de la clientèle itinérante présentait un trouble psychiatrique (prévalence sur un an). Dans une analyse de la littérature produite jusqu’alors, Wright et Rubin (1998) estiment également à 30 % environ la prévalence de troubles mentaux chez les itinérants.

Un tiers des itinérants ayant un problème de santé mentale, cela peut sembler beaucoup. Mais qu’en est-il pour l’ensemble de la population ? Les personnes domiciliées et les travailleurs sont-ils en meilleure santé mentale ? Rien n’est moins sûr. En épidémiologie générale, on estime que de 15 à 20 % des adultes souffrent présentement d’un problème diagnostiquable de santé mentale et qu’au moins une personne sur trois en souffrira au cours de sa vie. Les enfants et les adolescents sont également touchés : de 11 à 24 % d’entre eux souffrent déjà d’un problème de santé mentale. Les problèmes de santé mentale semblent particulièrement s’accroître en Occident, représentant 23 % des années de vie vécues avec une incapacité en 1998 par rapport à 15 % en 1990. À Montréal, la Régie régionale réalisait en 2001 une grande enquête sur la santé mentale des citoyens. Les données obtenues indiquent que la souffrance psychique touche 19 % de la population montréalaise et qu’une personne sur trois (35 %) a dans son entourage un proche souffrant de problèmes de santé mentale. Les troubles anxieux sont les plus fréquents, suivi des troubles de l’humeur, puis des troubles liés à la consommation d’alcool et de drogues. Aux États-Unis, la vaste enquête National Comorbidity Survey révèle que 24,9 % d’un échantillon représentatif de la population américaine a déjà vécu un trouble anxieux (Kessler et al., 1994) ; au Canada, les troubles anxieux affecteraient à eux seuls présentement 12 % de la population (Hoffman et Barlow, 1999 ; OMS, 2001 ; Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal, 2001 ; Santé Canada, 2002).

Ces quelques statistiques permettent de mettre en perspective les données obtenues avec les itinérants : a) les problèmes de santé mentale sont fréquents dans la rue, mais ils le sont aussi dans la société, dans des proportions qui peuvent plutôt se comparer, du moins pour la prévalence globale ; b) la présence de troubles anxieux et de troubles de l’humeur ne distingue pas beaucoup la population itinérante de la population générale, surtout si la recherche compare les itinérants aux personnes domiciliées économiquement défavorisées ; c) les troubles psychotiques sont clairement plus nombreux dans la rue que dans la population générale, mais ils ne constituent pas la psychopathologie la plus fréquente dans la rue, contrairement aux impressions qui sont souvent véhiculées. Ce qui rend la population itinérante plus à risque de crises majeures, d’hospitalisations soudaines et de prises en charge forcées, ce n’est donc pas seulement la présence de troubles mentaux, mais aussi la condition de vie, la pauvreté, l’isolement, le peu de soutien familial. Bref, sans sous-estimer quelque souffrance que ce soit, il vaut mieux être un schizophrène de « bonne famille » qu’un psychotique dans la rue, tout comme on a plus de chances d’avoir des ressources pour s’en sortir rapidement si l’on fait une dépression dans un quartier chic que si cela se produit dans un milieu très défavorisé.

Quelques recherches intéressantes ont par ailleurs tenté de répondre à l’éternelle question de savoir ce qui survient en premier, la poule ou l’oeuf. En d’autres mots, peut-on savoir quel facteur produit l’autre : les problèmes de santé mentale ou l’itinérance ? Koegel et Burnam (1992) ont trouvé que 72 % des personnes itinérantes en dépression avaient déjà des symptômes majeurs de dépression avant leur entrée dans l’itinérance. North, Smith et Spitznagel (1993) ont, de leur côté, relevé que les comportements antisociaux étaient déjà présents chez plus de 90 % des sujets avant même leur entrée dans l’itinérance. De telles études autoriseraient à penser que l’itinérance résulte en bonne partie de problèmes mentaux préexistants. Toutefois, Winkleby et White (1992) ont effectué une recherche avec des sujets itinérants sans diagnostic psychiatrique apparent à l’entrée dans la rue. Ils obtiennent que l’alcoolisme devient problématique pour 9 % de ces sujets après 12 mois dans la rue et pour 35 % après cinq ans d’itinérance ; alors que la toxicomanie commence à s’établir chez 4 % des sujets après une année d’itinérance et chez 24 % après cinq ans d’itinérance. Enfin, l’hospitalisation psychiatrique se produit chez 1 % des sujets après une année dans la rue et chez 21 % des personnes après cinq ans. En se fiant à ces données, la vie dans la rue semble être directement à la source d’une dégradation de la santé mentale, pouvant par la suite conduire au recours à la psychiatrie (et les diagnostics qui s’ensuivent). « Les données colligées à ce jour indiquent donc que les troubles psychiatriques peuvent aussi bien être consécutifs à l’expérience d’itinérance que contribuer à la causer » (North et al., 1998 : 394 ; notre traduction).

Declerck (2001 : 403) signale que l’itinérant vit dans un « décor pathologique » qui comporte au moins sept dimensions : l’alcoolisme et la toxicomanie (y compris le tabagisme), les troubles mentaux, la malnutrition et la dénutrition, l’exposition aux agressions (physiques et climatiques), l’absence d’hygiène, le manque de sommeil et le retard à la médicalisation. Dans une étude en France portant sur la nature de 46 000 actes médicaux auprès de 8 600 sans-abri, on obtient que 36 % des interventions médicales portaient sur des soins cutanés (lésions, parasitoses, etc.), 10 % sur des pré-délirium tremens, 7 % des troubles neurologiques, 6 % de pneumonie et de tuberculoses, 6 % des altérations de l’état général, 5 % de traumatologie, 5 % de chirurgie et 25 % de pathologies diversifiées. Une étude complémentaire réalisée en 1996 auprès de 276 patients sans-abri met en relief les antécédents suivants pour les patients : 37 % pour l’alcoolo-tabagisme, 15 % de traumatologie, 13 % de dermatologie, 13 % de pathologies infectieuses et seulement 4 % de psychiatrie. On voit que si les problèmes de santé mentale sont présents, ils ne sont pas seuls, ni majoritaires dans l’ensemble du tableau clinique (Declerck, 2001 : 403).

En résumé, Snow et al. (1986 : 419-420) estiment que quatre raisons expliquent la surenchère de « cas psychiatriques lourds » attribués à l’itinérance : a) la présomption d’une forte corrélation entre la désinstitutionnalisation et la présence des itinérants dans la rue (elle ne serait pas aussi forte qu’on le croit puisque le nombre possible de déshospitalisés devenus itinérants – une minorité des désinstitutionnalisés – n’explique pas la forte croissance du nombre des itinérants en milieux urbains, un peu partout en Occident) ; b) la médicalisation du phénomène de l’itinérance (nous désirons soigner à tout prix les individus, pas le système social) ; c) la plus grande visibilité de la minorité d’itinérants ayant des troubles mentaux sévères (réduits aux espaces publics, ils sont « spectaculaires », au plein sens du mot) ; et d) les faiblesses méthodologiques de plusieurs recherches. Ce dernier point mérite également réflexion.

Méthode et épistémologie : sens, validité et limites des mesures

Nombre de recherches portant sur les problèmes de santé mentale des itinérants comportent des failles épistémologiques et méthodologiques : mesurons-nous vraiment ce que nous croyons mesurer ? Nos instruments sont-ils réellement appropriés ? Les catégories nosologiques construites pour évaluer les populations domiciliées sont-elles adaptées aux itinérants ?

En tout premier lieu, la définition opérationnelle donnée à l’itinérance risque de surreprésenter certains groupes. Si nous définissons l’itinérance très largement comme étant le fait d’avoir fréquenté une fois en six mois une ressource d’aide pour itinérants, notre échantillon risque d’éclairer très peu la situation des personnes vivant en instabilité résidentielle constante avec de multiples passages à la rue depuis au moins deux ou trois ans. À titre d’exemple, la recherche de Kovess et Mangin Lazarus (1999), qui est certainement parmi les mieux documentées, contient pourtant un échantillon composite dont on pourrait questionner la valeur globale : 13,3 % de ses sujets provenaient de ressources d’aide à long terme, 73,3 % de refuges à très court terme (quelques soirs) et 13,4 % des sujets étaient dans la rue et sans aide aucune. On peut se demander si nous n’avons pas ici trois populations distinctes, sans généralisations possibles, sans compter que le deuxième groupe est surreprésenté. D’ailleurs, les auteurs mentionnent eux-mêmes que les résultats qu’ils obtiennent en France sont difficilement comparables avec d’autres résultats internationaux à cause de ces biais d’échantillonnages (p. 585).

Une autre erreur méthodologique fréquente est de faire porter l’étude sur un échantillon déjà présélectionné d’itinérants ayant des problèmes de santé mentale, et d’en conclure que les résultats obtenus s’appliquent à l’ensemble des itinérants. Or, on ne peut pas généraliser ainsi de l’un à l’autre. Bresson (2003 : 317) illustre très bien ce risque en donnant l’exemple de l’étude réalisée auprès des centres de Médecins du Monde à Paris en 1995. Sur 400 dossiers d’itinérants évalués (rapidement) par les psychiatres, on observe que 25 % environ avaient un trouble psychotique, un autre 25 % des problèmes de dépression et que 55 % avaient des antécédents psychiatriques. Cités ainsi hors contexte, ces chiffres donnent l’illusion que les troubles mentaux sévères sont prépondérants dans l’itinérance. Bresson (2003) rappelle toutefois que l’évaluation ne portait pas sur l’ensemble des itinérants vus aux centres (et qui eux-mêmes constituent la clientèle de personnes malades chez les itinérants), mais seulement sur ceux qu’on avait orientés vers une consultation en psychiatrie (soit à leur demande, soit par référence d’un généraliste).

Un autre problème fréquent relève de l’utilisation de la nosologie psychiatrique avec des clientèles déjà très marginalisées, atypiques et « anormales » : l’attribution d’un diagnostic risque alors d’être simplement tautologique. Vexliard (1957), dans un ouvrage classique sur le vagabondage, avait déjà soulevé ce risque. Rappelant que plusieurs études postulaient une prévalence de 60 à 80 % de psychopathologies chez les vagabonds, Vexliard souligne que nous sommes en présence d’une population pauvre, qui dérange et attire l’attention : plus facile alors de leur trouver des « signes de déviance », des troubles mentaux, puisqu’ils sont déjà porteurs de « l’anormalité » de leur condition de vie.

Kovess et Mangin Lazarus (1999 : 585) proposent plusieurs exemples de ce problème en ayant l’honnêteté de rapporter eux-mêmes les difficultés éprouvées : ainsi, lors de l’enquête, un des psychiatres a eu de la difficulté à évaluer les symptômes dépressifs, ces symptômes pouvant se réduire à la condition d’itinérance. Or, les résultats de cette enquête indiquent justement une forte prévalence des troubles de l’humeur (comme la dépression) ! De même, les auteurs reconnaissent qu’il était difficile de différencier les symptômes d’épisodes de manie de simples réactions d’anxiété reliées à la situation d’itinérance (p. 585). Enfin, l’enquête révèle la présence de plus de 57 % de troubles de la personnalité, ce qui semble énorme, mais à l’analyse on se rend compte que plusieurs symptômes qui seraient signe d’un trouble de la personnalité pour une personne domiciliée de classe moyenne ne font que décrire la réalité quotidienne des personnes très démunies dans la rue ! À titre d’exemple, dans la symptomatologie de la personnalité antisociale (DSM-IV, 301.7), on observe les éléments suivants : a) « incapacité de se conformer aux normes sociales qui déterminent les comportements légaux, comme l’indique la répétition de comportements passibles d’arrestation » ; b) « impulsivité ou incapacité à planifier à l’avance » ; c) « irresponsabilité persistante, indiquée par l’incapacité répétée d’assumer un emploi stable ou d’honorer des obligations financières ». De tels critères ont simplement comme effet de « profiler » d’avance le groupe des itinérants. Guesdon et Roelandt (1998) questionnent aussi la validité des catégories psychiatriques quand elles sont appliquées aux personnes vivant dans des conditions extrêmes. Des questions comme « Vous faites-vous du souci à propos de plusieurs choses à la fois ? » « Vous fatiguez-vous facilement ? » ne sont guère adéquates pour évaluer des personnes itinérantes, compte tenu de leur situation. La prépondérance de diagnostics de troubles de l’humeur et de troubles anxieux chez les itinérants doit donc être examinée à la lumière de ces faits.

Un autre problème a trait à la fiabilité clinique des diagnostics des itinérants. Même quand le diagnostic est établi par un psychiatre dans le cadre d’une recherche, ce qui est certainement préférable à la passation d’une simple liste de symptômes par un auxiliaire sans réelle préparation clinique, le psychiatre n’a souvent qu’un seul entretien pour se faire une opinion et il peut très bien se tromper, surtout si sa clientèle habituelle est différente de la population itinérante. Ainsi, comme l’explique très bien Bresson (2003 : 317), dans les tests préliminaires de l’étude de Kovess et Mangin Lazarus (1999), l’accord interjuges (concordance des cliniciens) était certes assez élevé pour le diagnostic des schizophrénies (0,637) mais beaucoup plus faible pour les troubles dépressifs (0,312) et très faible pour les troubles de la personnalité (0,171). En d’autres mots, l’évaluation dans cette recherche manquait de fiabilité.

Enfin, même dans les meilleurs cas, la nosologie psychiatrique contemporaine ne tient pas de la science exacte. Les catégories du DSM sont fortement influencées par les variables culturelles et les listes de symptômes sont le résultat non pas d’observations objectives (comme celles qu’on obtient par un thermomètre ou une prise de sang), mais bien d’impressions cliniques qui varient selon le contexte et selon le clinicien. Le modèle biomédical de la santé mentale postule que les catégories nosologiques et les symptômes qui les composent relèvent de la même validité scientifique, de la même réalité naturelle, que des maladies comme l’hypertension, le cancer ou l’hyperthyroïdie (Horwitz, 2002). Pourtant, si l’on y songe, les maladies physiques, si elles sont influencées par des conditions environnementales, sont rarement aussi dépendantes des facteurs culturels et sociaux que les maladies mentales. Si l’on exclut quelques grandes catégories nosologiques définies depuis Hippocrate et probablement transculturelles – certains troubles psychotiques, notamment –, on peut se demander si l’aspect culturel n’est pas plutôt au centre même de ce qui va être jugé comme étant pathologique (Caplan, 1995 ; Caplan et Cosgrove, 2004 ; Castillo, 1997 ; Horwitz, 2002).

La réalité clinique à la lumière de la réalité sociale

Si nous devons prendre le temps de bien évaluer la validité clinique et scientifique de la nosologie appliquée à l’itinérance, c’est que le diagnostic psychiatrique n’est jamais banal. Il affectera l’image de soi de la personne et déterminera par la suite toute son approche de ses problèmes (Caplan, 1995 : 9 ; Lyon-Callo, 2004 : 69). Savoir ou présumer qu’un client a un diagnostic psychiatrique influence également les milieux d’intervention, autant institutionnels que communautaires : tous les parcours subséquents à l’aide pouvant ainsi s’en trouver affectés. Il faut donc remettre en question les abus diagnostiques possibles, ou les préjugés qui les sous-tendent. Mais ce travail de remise en question a aussi son importance sur le plan de l’analyse de la production sociale de l’itinérance et des modes de gestion publique de l’exclusion.

Une médicalisation excessive de l’itinérance fait souvent l’affaire de décideurs enclins à négliger les enjeux sociaux de la pauvreté. Représenter l’itinérance comme étant non pas issue des inepties économiques et de la gouvernance en place, mais comme étant seulement tributaire des tares et maladies individuelles, permet de justifier l’absence de résultats du côté des initiatives politiques (faible création d’emploi, absence de logement social, etc.). Ainsi, Mathieu (1993) démontre brillamment comment le maire de New York et les médias ont contribué dans les années 1980 à monter un véritable scénario de peur en proclamant que la « folie court les rues » et que presque tous les itinérants étaient des désinstitutionnalisés. L’objectif était simple : nettoyer la ville en retirant les itinérants des rues, en forçant leur hospitalisation ou en favorisant d’autres formes de mises à l’écart. Or, l’hypothèse de l’impact soudain de la désinstitutionnalisation pour expliquer la croissance de l’itinérance vers la fin des années 1980 ne tient pas : plus de la moitié des patients avaient déjà quitté les hôpitaux avant 1971 (Hopper, cité dans Mathieu, 1993 : 174). En outre, il ne faut pas oublier que la vaste majorité des personnes déshospitalisées ont pu bénéficier de services cliniques et sociaux après la fin de leur séjour à l’interne.

L’itinérance ne résulte pas que d’accidents de parcours, de souffrances psychiques ou d’inaptitudes individuelles ; elle se produit quand le malheur individuel se conjugue à la misère sociale. Comme le rappelle Viannay (2006), la pauvreté contribue fortement à la production de l’itinérance, et peut grandement en expliquer les conséquences. Les prestations d’aide sociale sont depuis des décennies sous le seuil de pauvreté, ne permettant de couvrir qu’une fraction des dépenses des personnes seules domiciliées. En outre, le gouvernement du Québec a décidé de n’indexer qu’à moitié ces prestations ; il est alors prévisible que bien des personnes pauvres risquent de perdre leur logement. Viannay (2006) signale que les taux d’inoccupation sont déjà bas à Montréal (1,5 %), que cela est encore plus difficile si nous ne prenons que les logements à prix plus modestes (1,1 %) et que la crise du logement a aussi comme conséquence l’éviction de plus en plus de locataires (2000 cas d’éviction au Québec en 2004).

Mais la pauvreté n’est pas non plus la seule « dimension sociale » à considérer. Prendre en compte le social, ce n’est pas seulement prendre en compte la situation socioéconomique d’une personne, ou même les politiques sociales qui y conduisent, c’est aussi saisir la « zeitgeist » de notre époque et ce qu’elle a de déterminant dans la gestion des malaises individuels et collectifs (Lyon-Callo, 2004 ; Poirier, 2002, 2006). « Nommer, c’est normer » disent les sociologues, démontrant que l’usage de termes descriptifs n’est jamais tout à fait innocent. Ainsi, on doit réfléchir à la notion même de « santé mentale », telle qu’elle est définie et promue de nos jours : serait en santé mentale la personne parfaitement fonctionnelle, insérée socialement, bien dans sa peau, en harmonie avec les autres, équilibrée dans tous les aspects de sa vie ? N’est-ce pas en demander beaucoup et n’est-ce pas un « idéal » qui finira par pousser peu à peu tout le monde vers la psychiatrie ? Or, il est tout à fait possible de concevoir autrement la santé mentale, en tenant compte de la réalité sociale et de la souffrance psychique. Ainsi, Furtos (cité dans Furtos et Laval, 2005 : 32) définit beaucoup plus sobrement le concept :

La santé mentale, ou plutôt une santé mentale suffisamment bonne, peut être définie comme la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, sans destructivité, mais non pas sans révolte ; c’est-à-dire la capacité de vivre avec autrui et de rester en lien avec soi-même, mais aussi d’investir et de créer dans cet environnement, y compris des productions atypiques et non normatives.

Nous voyons déjà qu’en réfléchissant un peu au sens de la santé mentale, à ses dimensions cliniques, mais aussi aux enjeux sociaux et scientifiques, on peut concevoir une nouvelle façon de saisir le lien entre la santé mentale et l’itinérance. Un regard qui soit moins superficiel, catégorique, incisif et définitif.

Peut-être est-ce un cycle inévitable dans l’Histoire, mais on voit réapparaître depuis quelques années des velléités de forcer les itinérants à subir les soins qu’on estime devoir leur octroyer, quitte à les contraindre à des hospitalisations forcées, même s’ils ne mettent personne en danger immédiat (pas de violence, pas de risque suicidaire élevé). Dans un numéro thématique portant sur l’itinérance, Dubreucq (2006 : 19), psychiatre à Pinel, s’interroge en toute honnêteté sur les lourdeurs de la loi actuelle pour sa difficile pratique clinique :

Faut-il envisager de modifier les critères de la garde préventive en établissement pour englober l’incapacité à prendre soin de soi en situation de rupture sociale associée à un trouble mental ? Peut-on envisager la création de formulaires facilitant la demande d’une ordonnance de traitement, afin de réduire le temps nécessaire pour constituer le dossier ? Peut-on imaginer qu’un tribunal spécialisé se déplace à l’hôpital pour entendre ces requêtes de traitement contre le gré, de façon à ce que les cliniciens ne réservent plus l’usage de cette mesure aux cas les plus extrêmes ? Enfin, faut-il aller jusqu’à souhaiter que les critères d’ordonnance de traitement puissent être élargis pour englober des situations à haut risque de rupture sociale (hospitalisations répétées à la suite de l’inobservance des recommandations thérapeutiques), sans qu’il soit nécessaire d’attendre que le patient soit inapte à consentir aux soins ?

Quoique ces questions reflètent bien le malaise du clinicien devant les outils légaux qu’on lui offre, elles reflètent aussi le germe d’une tendance au durcissement du rapport clinique avec l’itinérant : doit-on l’interner s’il ne fait pas ce qui est bon pour lui, même s’il n’y a pas urgence en la matière ?

Évidemment, un tel point de vue ne fait pas l’unanimité. Cyr (2006) rappelle plutôt que la garde contrainte ne doit pas devenir la norme, puisqu’en fin de compte, cela aurait comme conséquence de ne viser vraisemblablement que les plus démunis. « [En] regard des droits, il semble se dégager que l’absence d’un toit puisse être un prétexte pour l’hospitalisation involontaire » (p. 94). En effet, si le seul fait de mettre sa santé en danger par son mode de vie constitue un risque qui puisse autoriser une prise en charge obligatoire, que faire de tous les citoyens dépressifs ou anxieux (présence d’un trouble mental) qui fument vingt ou trente cigarettes par jour ou qui font gémir la balance sous leur poids (inobservance des recommandations de santé) ? Et que faire des jeunes qui pratiquent des « sports extrêmes » ou des arts martiaux particulièrement violents ? Ne semblent-ils pas inaptes à prendre soin d’eux ? Ne devrait-on pas les hospitaliser contre leur gré ? Pourquoi les itinérants seraient-ils les seuls bénéficiaires de la sollicitude clinique ? Parce qu’ils résistent aux traitements prolongés (parfois assez inefficaces, admettons-le) et aux suggestions des intervenants (comme bien d’autres) ou parce qu’ils sont pauvres, que chaque société rêve depuis toujours de les faire disparaître, et qu’ils ont des difficultés à faire valoir leurs droits ?

L’idée de retirer les itinérants de la Cité – en les excluant ou en les enfermant – n’est pas nouvelle, c’est le moins que l’on puisse dire (Poirier, 1996) :

Dans notre État, il ne doit pas y avoir un seul mendiant, et, s’il se trouve un homme pour essayer de se livrer à semblable pratique et de rassembler au moyen d’incessantes prières les moyens de son existence, les Inspecteurs du Marché devront le chasser de la place publique, les Édiles le chasser de la ville, la Police rurale le repousser du reste du pays vers les frontières, afin que le pays soit radicalement purgé d’un pareil animal.

Platon, 1950 : 1082

Tout est déjà dans ce paragraphe de Platon, de la gestion totalitaire à la crainte des débordements, du mendiant représenté en fauteur de trouble à la solution de l’éloignement, de l’éloge du rôle des forces de l’ordre à l’autorisation des rafles de miséreux, avec, en toile de fond, le sentiment que la Cité pourra enfin connaître la paix et le bonheur si l’on retire les itinérants des lieux publics. Ainsi va la vie. On peut cependant se demander si les intervenants cliniques et sociaux veulent réellement jouer ce rôle de contrôle social. Agir de force pour le bien des autres peut quelquefois se justifier, par exemple pour prévenir un suicide ou une agression, mais trop vouloir le bonheur et la santé de nos concitoyens risque parfois de déraper vers des abus de pouvoir et le retrait de toute dignité à l’existence humaine.

Les cliniciens interviennent toujours avec le désir d’aider la personne itinérante, de contribuer à améliorer sa santé mentale et espèrent vivement qu’elle puisse un jour se réinsérer à part entière dans la société. De l’excellent travail est accompli chaque jour, tant par le réseau public que par les organismes communautaires. Toutefois, les différences de classe, de valeurs, de représentations sociales, d’expérience de vie sont poussées à l’extrême lorsqu’on intervient avec des personnes aussi défavorisées, exclues, marginalisées, ostracisées même, que les personnes itinérantes (Poirier, 2006). La clinique doit s’ajuster davantage aux particularités de cette clientèle – notamment sur le plan de sa « carence de citoyenneté » – et reconnaître ses limites intrinsèques ou ses besoins de partenariat au regard de l’action sociale.