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Introduction

Le grand âge nous fascine et nous inquiète à la fois. Si l’on est admiratif devant une personne centenaire, on éprouve de la compassion, parfois même de la pitié, devant le vieillard, insistant sur sa vulnérabilité et ses maux quotidiens. En fait, nous connaissons peu les personnes du grand âge ; elles nous sont étrangères, presque inconnues. Il s’agit toutefois du groupe d’âge qui connaîtra la croissance la plus notable au cours des prochaines décennies. Au Québec, où l’on observe un des vieillissements de la population les plus rapides et les plus élevés du monde (MSSS, 2001 : 9), on compte actuellement 220 000 citoyens âgés de 80 ans et plus, un nombre qui sera multiplié par près de trois en 2031 et par plus de quatre en 2051 (Girard, Létourneau et Thibault, 2004 : 3). Cette augmentation de la population très âgée soulève d’importants défis en termes de réponse aux besoins particuliers de ces personnes et d’adaptation des milieux de vie.

Dans le cadre de nos travaux de recherche, qui s’intéressent à ces enjeux, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui apparaissent les plus vulnérables, soit ceux qui doivent recourir à l’hébergement : les « vieux placés ». Il faut bien le reconnaître, les discours et les orientations gouvernementales favorisant le maintien à domicile des personnes âgées (MSSS, 2003a) se heurtent à la réalité du grand âge, soit au quotidien d’une très grande majorité de femmes, veuves, vivant seules avec des revenus très modestes (Charpentier, 2002). L’habitat en solo comporte ses limites, surtout lorsque surviennent des problèmes de santé et de perte d’autonomie. C’est ce contexte qui rend nécessaire la très forte expansion des foyers privés. Ainsi, compte tenu de la volonté politique de maintenir un taux d’institutionnalisation en deçà de 4 % (MSSS, 2003b), un pourcentage accru d’aînés (8 % à 10 %) va vivre dans des résidences privées avec services (Aubry, 2005 ; Charpentier, 2002). La notion de milieu d’hébergement utilisée dans le présent article tient compte de cette diversification et inclut les différentes catégories de ressources : les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), les ressources intermédiaires et les résidences privées à but lucratif et non lucratif. Or, qu’ils relèvent du secteur privé, public ou communautaire, ces milieux collectifs de vie des aînés sont empreints de connotations péjoratives et sont associés presque d’emblée à des institutions totalitaires au sens où Goffman l’a défini dans Asiles (1968). Les représentations négatives sont largement véhiculées (Bickerstaff, 2003), exacerbant les inquiétudes quant aux conditions de vie et de soins et aux risques d’abus, voire de maltraitance (Charpentier, 2002 ; Commission des droits et libertés de la personne, 2001). Du même coup, les personnes hébergées sont perçues comme totalement dépendantes, pour ne pas dire misérables. Sans nier les réalités et facteurs de vulnérabilité qui affectent ces individus du grand âge, on ne saurait les voir uniquement comme des victimes passives et dominées. Ils sont aussi des acteurs (sujets actifs) agissant et modulant leur expérience de vie et manifestant une certaine résistance (Deveaux, 1994 : 234). Traverser sept, huit et même neuf décennies de vie doit sûrement permettre de développer des attitudes, des forces et des potentialités. C’est à travers ces stratégies construites pour faire face aux aléas de la vie que nous avons voulu aborder le concept d’empowerment comme assise conceptuelle à une étude de trois ans portant sur les droits et le pouvoir d’agir des personnes âgées vivant en milieu d’hébergement (Charpentier et Soulières, 2006).

Le présent article décrit le cadre conceptuel de cette recherche. Il vient exposer nos réflexions autour du concept d’empowerment et discuter les limites et potentialités de son application dans le contexte de l’hébergement, et ce, sur la base des écrits et des données empiriques recueillies auprès des résidents âgés. La première section porte sur le concept même d’empowerment, ses référents théoriques et principaux modèles, cherchant à saisir sa pertinence en gérontologie et les paradoxes de son application en milieu d’hébergement. La seconde présente quelques résultats de notre recherche, vue comme processus d’empowerment puisque donnant la parole aux principaux concernés afin de connaître leur perception de leurs droits et de leur pouvoir d’agir au quotidien dans ces lieux souvent qualifiés de « mouroirs ».

Le concept d’empowerment : sa pertinence en gérontologie et son application en contexte d’hébergement

Le concept d’empowerment a pris naissance au cours des années 1970 dans le cadre des luttes populaires visant l’amélioration des conditions de vie des populations démunies et marginalisées. Ses origines s’inscrivent donc dans une philosophie structurelle contestataire qui propose une critique du système et des institutions sociales en place (Damant, Paquet et Bélanger, 2001). Depuis, le concept a connu une prolifération impressionnante, de sorte qu’il est aujourd’hui utilisé dans une multitude de disciplines allant des sciences humaines et sociales, aux sciences de la santé, de l’éducation et même de la gestion. Une telle versatilité s’accompagne d’une certaine confusion au niveau de la compréhension et de l’utilisation du concept (Summerson Carr, 2003 ; Viriot Durandal et Guthleben, 2002 ; Lévesque et Panet-Raymond, 1994). Les essais de traduction sont nombreux et souvent peu satisfaisants parce que fondamentalement individualistes : reprise de pouvoir, autonomisation, actualisation de soi, etc. Ils s’ajoutent aux multiples tentatives de définitions, qui en viennent parfois à être contradictoires. De façon générale, cependant, l’empowerment est compris comme un processus qui vise à développer ou renforcer l’autonomie des individus et des groupes exclus socialement. Il s’agit du processus par lequel l’individu devient capable d’influencer l’aménagement et le cours de sa vie en prenant les décisions qui le concernent directement ou qui concernent sa communauté (Guttierez, 1992). L’expression « pouvoir d’agir » est celle que nous avons retenue et qui se révèle le plus près de l’idée du pouvoir qui permet aux individus – soit, pour nous, les aînés vivant en milieu d’hébergement – de poser des actions (ou de ne pas en poser) afin d’assurer leur bien-être et d’améliorer leur situation, et ce, sans crainte de conséquences (Shera et Wells, 1999). Nous reconnaissons dès lors que le concept d’empowerment comporte une dimension individuelle, mais aussi sociale, voire collective, et qu’il renvoie ainsi au processus de mobilisation du pouvoir personnel, interpersonnel, social et politique.

Ainsi, notre choix d’inscrire nos travaux dans une perspective d’empowerment, au-delà de l’attrait que suscite ce concept en vogue, reflète notre volonté de reconnaître les aînés en tant qu’acteurs-citoyens (ayant des droits et un pouvoir d’agir) et non uniquement en tant que « bénéficiaires » ou « personnes dépendantes ». Nous rejoignons les réflexions de Mallon (2000) sur la nécessité de s’attarder non seulement aux contraintes qu’impose l’institution à leurs résidents, mais aussi à la marge de pouvoir dont ceux-ci disposent pour s’approprier leur milieu de vie, avec plus ou moins de facilité. « Souvent, l’analyse porte sur ce que l’institution “fait” aux individus hébergés, plus rarement sur ce que les individus font de l’institution. Comment ils composent avec elle, jouent des marges, s’inventent un autre cadre de vie, enfin vivent ou revivent » (Mallon, 2000 : 94).

Ce faisant, cette étude se situe d’emblée à contre-courant des discours âgistes véhiculés dans notre société. Elle s’inscrit dans l’intérêt grandissant, bien que relativement récent, de nombreux chercheurs et intervenants des milieux gérontologiques pour l’empowerment.

L’empowerment des personnes âgées

En gérontologie, les réflexions liées au pouvoir des aînés préoccupent de plus en plus les intervenants et les chercheurs (Morell, 2003 ; Heumann, McCall et Boldy, 2001 ; Schindler, 1999). La recension des écrits que nous avons menée, incluant l’analyse d’une soixantaine d’articles scientifiques, en témoigne. Les différentes conceptualisations de l’empowerment des personnes âgées proposées dans la littérature peuvent être regroupées selon quatre grands paradigmes : l’empowerment structurel, l’empowerment technocratique, l’empowerment des usagers du réseau de la santé et des services sociaux et, enfin, l’empowerment au quotidien. Nous en présentons les principaux postulats et applications.

En continuité avec les racines du concept, l’empowerment structurel propose une critique du système social visant la reprise de pouvoir au plan politique (Viriot Durandal et Guthleben, 2002). Différentes associations de personnes retraitées adoptent un discours clairement inspiré de ce paradigme en luttant contre l’âgisme. Des initiatives au plan international ont d’ailleurs démontré la pertinence de ce type d’empowerment et des projets novateurs ont permis de le mettre en application auprès de personnes âgées présentant des pertes d’autonomie importantes (Cormie, 1999). Plutôt que de remettre en question les institutions et les structures de participation, l’empowerment technocratique vise une plus grande capacité d’adaptation des individus. Cette forme d’empowerment repose sur le maintien de l’autonomie des aînés et favorise leur indépendance par rapport aux services. On mise sur la responsabilisation des personnes âgées, de leur entourage et de leur communauté. Depuis les années 1990, avec la philosophie du virage ambulatoire, le discours gouvernemental a été grandement teinté par cette approche. Les réserves exprimées par Damant et al. (2001 : 138), dans le cadre de leurs travaux sur les femmes victimes de violence conjugale, nous semblent particulièrement appropriées en ce qui concerne les services offerts aux aînés en perte d’autonomie : « Au nom de la capacité des personnes à se prendre en charge, on essaie souvent de justifier la réduction ou même la suppression des services auxquels elles ont droit. » D’autres auteurs s’intéressent à l’empowerment des aînés en tant qu’usagers des services de santé et des services sociaux et font référence aux concepts d’autodéfinition des besoins, de partenariat dans l’intervention, de relation égalitaire (Aronson, 2002 ; Gomm et al., 1993). C’est ce courant de pensée qui a inspiré la mise sur pied des comités d’usagers, ainsi que les comités de résidents dans différents milieux d’hébergement. Sans nier leurs potentialités, il faut prendre garde que ces mécanismes de participation se traduisent en une augmentation du pouvoir des usagers et non seulement en une rhétorique d’empowerment, justifiant les organisations sans modifier les structures de prise de décision (McCall, Heumann et Boldy, 2001 ; Barnes et Walker, 1996). Enfin, paradigme inspiré des approches interactionniste et constructiviste, l’empowerment au quotidien se centre davantage sur les individus : « la prise de pouvoir est souvent trouvée dans le quotidien. Cela provient du contrôle de notre espace personnel, d’être capable de le modifier et de choisir sa routine quotidienne » (Morin et al., 2003 : 17). La possibilité pour les personnes de verbaliser leurs désirs et d’organiser leur quotidien en fonction de leurs propres priorités devient fondamentale dans le processus d’empowerment. Les effets négatifs que subissent les personnes évoluant dans des milieux de vie qui briment leur autonomie décisionnelle ont d’ailleurs été largement documentés (Willcocks, Peace et Kellaher, 1987).

À la lumière de cette recension des écrits, on comprend que le concept d’empowerment, tel qu’il est appliqué auprès des populations vieillissantes, se présente sous divers paradigmes qui induisent des lectures et des applications très différentes, sinon potentiellement opposées. Devant l’ambiguïté du terme, on en vient à se demander s’il ne s’agit pas d’un concept galvaudé. Pourtant, la notion d’empowerment est sans contredit porteuse, tant au plan théorique que pratique, particulièrement dans les situations où les individus sont privés de la liberté d’exercer pleinement leur pouvoir d’agir, comme dans le cas de la vie en milieu collectif d’hébergement.

Le contexte d’hébergement

Les personnes âgées hébergées dans les différents milieux de vie substituts représentent une population hétérogène. Il faut se garder des généralisations simplistes et hâtives à leur sujet. Il n’en demeure pas moins que leurs caractéristiques témoignent de certains facteurs qui risquent d’accentuer leur vulnérabilité et de limiter leur capacité à exercer leur pouvoir. En effet, que ce soit dans les institutions publiques ou dans les résidences privées, les milieux d’hébergement assistent depuis quelques années à un sévère alourdissement de leur clientèle. Dans les CHSLD publics au Québec, la majorité des résidents ont plus de 85 ans, 63 % sont en très grande perte d’autonomie physique et la prévalence des déficits cognitifs oscille entre 60 % et 80 % (MSSS, 2003b). La situation dans les résidences privées avec services, quoique plus diversifiée, se caractérise aussi par le vieillissement et la perte d’autonomie des personnes âgées qui y résident (Charpentier, 2002). À ces facteurs de fragilisation s’ajoute, pour plusieurs résidents, une vulnérabilité sociale trop souvent sous-estimée ; elle est liée au genre, à l’ethnie, aux conditions économiques et à l’isolement social. Ces milieux collectifs de vie sont des univers féminins (les deux tiers des résidents sont des femmes) où plus de la moitié des résidents vivent sous le seuil de la pauvreté avec pour seul revenu leur pension de vieillesse (Charpentier, 2002). Par ailleurs, l’avancement en âge s’accompagne généralement d’un rétrécissement du réseau social qui accentue l’importance des personnes de l’entourage, mais aussi la dépendance à leur égard. Les relations entretenues quotidiennement avec les employées de la résidence prennent ainsi une importance cruciale (Memmi, 1997 ; Grau, Chandler et Sauders, 1995). On comprend dès lors toute la complexité des rapports qui se tissent au sein de ces milieux de vie, rapports marqués d’abord par la dépendance des résidents, certes, mais aussi par l’attachement et l’affection.

Ainsi, certains auteurs en viennent à dire que le processus de placement, en déracinant l’individu de son environnement, est inévitablement lié à une dissolution du pouvoir des personnes aînées (Schuster, 1996 ; Willcocks, Peace et Kellaher, 1987). À l’intérieur des milieux d’hébergement se recrée une microsociété dans laquelle, malheureusement, les inégalités de pouvoir jouent rarement en faveur des résidents (Schuster, 1996). Barnes et Walker (1996) vont même jusqu’à affirmer que les milieux détiennent le monopole du pouvoir face aux résidents, qui ont le sentiment de n’avoir aucun choix. En mettant l’accent sur les pertes et la dépendance, les milieux d’hébergement risquent de favoriser l’objectivation des résidents, qui auront alors de plus en plus de difficulté à maintenir leur identité et à se définir comme sujet (Beaulieu et Caron, 2000 ; Willcocks, Peace et Kellaher, 1987). C’est dans ce contexte que l’approche d’empowerment, sans être une panacée, constitue un contrepoids à ces multiples facteurs de fragilisation.

Notre approche s’attarde à comprendre le sens que les résidents ont construit du pouvoir à partir de leur expérience et vise à respecter le premier pouvoir dont ils disposent : celui de définir leur propre existence, leurs besoins et leurs priorités. L’approche constructiviste que nous privilégions suggère d’aller chercher l’opinion des résidents. En gérontologie, « l’expérience de la personne âgée doit donc être abordée selon sa perspective et son discours doit être replacé dans son contexte historique » (Schindler, 1999 : 167 ; traduction libre). En permettant la réappropriation de leur vécu quotidien et en affirmant l’importance et la crédibilité de leur parole, le processus de recherche devient à nos yeux une partie intégrante du processus d’empowerment des participants.

La recherche comme processus d’empowerment

Il est étonnant de constater, dans la littérature portant sur les personnes âgées en perte d’autonomie et les milieux d’hébergement, la quasi-absence de la perspective des principaux concernés, soit les aînés eux-mêmes (Aronson, 2002 ; Feinberg et Whitlatch, 2001 ; Calabrese, 1997). Devant ce constat, et avec le désir de recueillir le point de vue des résidents, nous avons entrepris à l’été 2003 un projet de recherche intitulé « Droits et empowerment des personnes âgées vivant en milieu d’hébergement » animé par plusieurs questions. Quelles trajectoires ont amené ces personnes, majoritairement des femmes de plus de 75 ans, à « être placées » ou à aller vivre en foyer pour personnes âgées ? Quelle perception ont les résidents du respect de leurs droits fondamentaux et de leur pouvoir au quotidien : autonomie décisionnelle, liberté de choix, qualité de vie et accès aux soins requis ? Quelles stratégies les résidents développent-ils pour composer au quotidien avec cette vie en commun, se donner une marge de manoeuvre et s’assurer de leur bien-être ?

Étant donné la nature des objectifs de l’étude, soit de recueillir les opinions et les perceptions des personnes âgées, nous avons opté pour une méthodologie qualitative comme stratégie de recherche. S’agissant d’une étude de cas multiples, la sélection des participants s’est faite en fonction de la théorie émergente, de la diversité des milieux et des personnes hébergées. Nous avons interrogé 20 résidents : 15 femmes et 5 hommes, d’âges différents (2 sexagénaires, 6 septuagénaires, 5 octogénaires, 7 nonagénaires), parlant majoritairement le français (5 personnes appartenaient à des milieux culturels anglophones et allophones) et ayant la capacité cognitive de comprendre et de répondre à nos questions. Ceux-ci étaient issus des différents milieux d’hébergement ciblés (6 vivaient en CHSLD publics et privés, 12 en résidences privées et 1 en ressource intermédiaire) et choisis de façon à assurer une diversité au regard de la taille de la résidence. Compte tenu de l’âge avancé des sujets et de notre souci d’établir un climat de confiance, chaque résident était rencontré à deux reprises. La première entrevue portait sur la trajectoire de vie et de placement du résident (circonstances, acteurs impliqués, etc.), ses attentes, son emploi du temps quotidien et les conseils qu’il prodiguerait aux nouveaux résidents. La deuxième entrevue abordait la question du respect des droits des résidents et du pouvoir au quotidien. À l’aide de questions ouvertes et de scénarios (mauvais repas, soins requis mais non offerts par la résidence, employés irrespectueux, etc.), les résidents devaient discuter des stratégies déployées ou qui seraient privilégiées pour faire face à ces situations. Chaque entrevue a été enregistrée et retranscrite intégralement, pour ensuite faire l’objet d’un codage de données et d’une analyse en profondeur autour de trois thèmes principaux : trajectoires de vie et de placement, perception du milieu d’hébergement, droits et pouvoir d’agir au quotidien. La stratégie générale d’analyse du matériau emprunte un mode itératif et se fait, d’une part, au niveau de chaque cas étudié (intracas) et, d’autre part, au niveau de l’ensemble des cas (intercas).

La parole des résidents

D’une façon générale, les aînés que nous avons eu le privilège de rencontrer nous sont apparus vulnérables certes, mais pas misérables et surtout humainement riches et passionnants. C’est avec simplicité et humour qu’ils nous ont parlé d’eux et raconté leur quotidien. Nous partageons dans cette section quelques pistes de réflexion sur les pouvoirs et fragilités du grand âge, prenant appui sur les propos recueillis auprès des résidents en ce qui a trait à leur trajectoire de vie et de placement, le respect de leurs droits et leur empowerment.

Les trajectoires de vie et de placement

Les personnes du grand âge ont eu des vies chargées et bien remplies, marquées par des changements sociaux majeurs : la Deuxième Guerre mondiale, la laïcisation du Québec, etc. Leurs longs parcours de vie ont été jalonnés d’épreuves de toutes sortes ; perte d’un enfant, d’un conjoint, maladie grave, qui leur confèrent une force de vie et de caractère. Plusieurs ont vécu dans des familles très nombreuses, ayant appris à s’adapter à des cohabitations multiples et à faire des compromis, voire des sacrifices personnels. Ces expériences de vie, conjuguées aux caractéristiques personnelles de chacun, teintent leur façon de composer avec les aléas de la vie et, conséquemment, de s’adapter à l’hébergement. « Je n’haïs pas ça. J’ai été habituée à me soumettre à toutes sortes de situations. Alors, pour moi, c’est la vie. En autant qu’il y a des bons repas, pis qu’on a un peu de considération. Parce que, ce qui fait le plus mal au coeur, à notre âge, c’est d’être oublié » (Mme M., 96 ans).

L’arrivée en milieu d’hébergement s’est vécue comme une rupture, un deuil supplémentaire dans leur trajectoire de vie. Il s’agit de bien plus qu’un simple déménagement : ils ont le sentiment d’avoir perdu leur « chez-soi » et, par le fait même, le contrôle de leur quotidien et de leur avenir. « On vous met dans une chambre au lieu d’être dans une maison. […] Il faut s’y faire, on n’a pas le choix »(Mme A., 89 ans). Ou encore, « On n’a plus notre chez-nous, on ne vit pas à notre rythme, mais on vit au rythme des autres » (Mme M., 96 ans).

Les récits du placement ont mis en évidence l’absence quasi totale d’implication des personnes âgées dans le processus. C’est souvent dans des circonstances difficiles et précipitées (décès du conjoint, hospitalisation) que l’initiative de trouver une place en résidence a été prise. Des 20 personnes interrogées seulement 2 avaient visité la résidence avant d’emménager ! L’influence des enfants s’est révélée déterminante. Si certains résidents semblaient reconnaissants du soutien obtenu, d’autres nous sont apparus amers devant l’ingérence de leur progéniture dans leur choix de vie. « C’est eux autres [enfants] qui m’ont placée. Mais, moi, je ne voulais pas. Je n’étais pas capable de leur dire non. Ils disaient que c’était mieux. Je sentais que je ne voulais pas rester ici. […] Mais je n’étais pas capable de le dire » (Mme G., 93 ans).

Pourtant, malgré l’importance des pertes et la violence du placement, les résidents ont donné une appréciation assez positive de leur milieu de vie, surtout des préposés qu’ils admirent. Alors que tout le système met l’accent sur les pertes d’autonomie fonctionnelle et les soins, nos entretiens confirment à quel point les liens sociaux sont précieux pour eux. Leur appréciation du milieu est en effet étroitement associée aux relations qu’ils entretiennent à l’intérieur de la résidence. La plupart reconnaissent qu’il y a de « bons » et de « mauvais » employés, et qu’ils sont rapidement capables de les repérer. Les mêmes commentaires peuvent aussi s’appliquer aux autres résidents, côtoyés 24 heures sur 24, sept jours par semaine. Une résidente s’exprimait en ces termes : « C’est une vie en commune finalement, c’est presque une vie en communauté [religieuse] » (Mme F., 79 ans).

Reste que les aînés sont affectés par le renouvellement de la clientèle et du personnel, et hésitent parfois à se lier d’amitié. Cette cohabitation forcée, voire cette promiscuité avec des étrangers est aussi source de tensions : « Il y en a qui se mêlent trop des affaires des autres. Ça, je n’aime pas ça ! C’est pour ça que je reste dans ma chambre et que je ferme ma porte » (Mme L., 92 ans).

En réalité, la majorité des situations problématiques et conflictuelles qui nous ont été rapportées ont trait aux relations entre les résidents : intimidations, insultes, bousculades, ingérences indues dans la vie privée et même harcèlement. « On n’est pas maltraité ; c’est entre les résidents. C’est ça que j’ai trouvé le plus difficile » (Mme K., 77 ans).

Les droits et l’empowerment au quotidien

Tout au long de nos entretiens, nous avons ressenti une réticence à faire des commentaires négatifs : « Je ne veux rien dire de mauvais parce que ce n’est pas correct. Je veux dire, ils s’occupent bien de moi » (Mme O., 94 ans).

C’est peut-être ce qui explique, du moins en partie, la distorsion entre, d’une part, le discours des aînés qui disaient jouir d’un grand respect de leurs droits et, d’autre part, les atteintes évidentes que traduisaient les anecdotes quotidiennes qu’ils partageaient : soins non reçus, attentes indues, liberté contrôlée, propos infantilisants, etc. Pourtant, la grande majorité des résidents, sinon tous, étaient conscients des inégalités de pouvoir et de la problématique des abus en milieu d’hébergement, ravivée par l’affaire « Saint-Charles-Borromée ». Or, plutôt que de se traduire par des comportements d’affirmation et de défense de leurs droits, les problèmes vécus et/ou ceux rapportés dans les médias étaient récupérés dans un discours du type « finalement, c’est pas si pire que ça ici », « on est bien quand même ici ».

Bien que ces personnes, très majoritairement des femmes du grand âge, aient une faible propension à faire exercer leurs droits et se plaignent peu, elles développent tout de même dans leur quotidien des stratégies de contournement et des pratiques silencieuses de résilience. Plusieurs, en effet, préfèrent ne pas se plaindre et ignorer les situations problématiques. « Moi, je ne suis pas une femme qui parle. […] Non. Non. Je ne suis pas une demandeuse puis je n’achale pas » (Mme C., 76 ans).

En contrepartie, les résidents ont rapidement fait d’identifier les comportements et attitudes qui entraînent la sympathie du personnel, leur assurent de « bons services » et leur évitent de « se mettre le personnel à dos ». Certains offrent même de petits cadeaux, donnent du pourboire, s’efforcent d’être aimables et de remercier fréquemment le personnel. À notre avis, ces attitudes sont fortement conditionnées par la volonté de « garder leur place », soit de privilégier la sécurité d’un environnement physique et social connu, même s’il n’est pas parfait, et d’éviter d’être encore une fois « déplacé ». Conséquemment, l’évitement et le contournement (laisser faire, ne pas s’en occuper, ne pas en parler aux enfants), massivement utilisés par les résidents, ne doivent pas seulement être perçus comme étant des gestes de soumission ou d’abandon. Ils peuvent aussi représenter pour ces aînés de véritables stratégies, résultant d’un choix conscient et témoignant de leur compréhension de la dynamique du milieu dans lequel ils se trouvent, comme le rapportaient ces résidents :

Si nous nous lamentons trop, on passe pour des vieux haïssables ! Des vieux grognons. C’est facile de nous coller des étiquettes désagréables. Alors, j’ai cette philosophie qui dit que pour être aimé, il faut être aimable. Je m’arrange pour ne pas trop déplaire, le moins possible. À part de ça, ça va bien (Mme M., 96 ans).

Je ne mets pas en danger mon séjour ici. Ça fait mon affaire ici. […] Alors, je suis mieux de rester tranquille (M. P., 82 ans).

Tous les résidents n’adoptent cependant pas un tel discours. Leurs démarches d’empowerment prennent racine dans des gestes quotidiens (gérer ses affaires, acheter ses effets personnels, etc.) qui peuvent sembler anodins à nos yeux, mais qui, pourtant, visent le maintien de leurs libertés individuelles. Pour cet homme de 74 ans, qui a travaillé toute sa vie dans le domaine de la restauration, cela se traduit par la volonté de conserver un certain contrôle sur son alimentation et de commander des « steaks » de son boucher. D’autres, des femmes surtout, trouvent un certain pouvoir dans l’exécution de tâches ménagères qu’elles ont réalisées toute leur vie : « Ils époussettent notre chambre une fois par semaine, mais moi je m’achète du “stuff” [produits nettoyants]. Je fais mon petit lavabo, du ménage […] Des fois, je me sens forte parce que j’ai fait des tiroirs. […] Ce que je fais, je suis contente » (Mme C., 76 ans).

Enfin, quelques personnes rencontrées s’avèrent en mesure de défendre leurs droits de façon plus directe. En cas de problèmes, les enfants apparaissent comme une aide potentielle et les résidents leur demandent parfois d’intervenir auprès de la direction. Les plus proactifs s’adressent directement aux employés ou à la direction, formulant eux-mêmes leurs commentaires. Reste qu’il s’agit là de gestes difficiles à poser pour la majorité des personnes rencontrées qui, bien qu’elles connaissent les recours officiels qui s’offrent à elles, craignent souvent les représailles : « On pourrait faire des plaintes nous autres mêmes au CLSC s’il y avait quelque chose de grave là. Mais, moi, je ne suis pas fine pour faire ça. Parce que je sais qu’ils vont me bouder, puis je sais que ça va aller mal… » (Mme G., 93 ans).

Discussion

Malgré les nombreuses limites mises en évidence dans cette recherche, nous croyons que l’empowerment représente un potentiel de renouvellement dans les réflexions et les pratiques auprès des personnes âgées hébergées. Il doit cependant faire l’objet d’une conceptualisation réfléchie qui tienne compte des particularités et fragilités de cette clientèle. Il appert ainsi que le respect des droits des résidents et leur empowerment ne passent pas toujours par des interventions qui visent l’affirmation à tout prix. Parfois, le fait de se taire et d’acheter la paix n’est pas symptomatique d’un manque de pouvoir, mais bien le résultat d’un choix stratégique et conscient. Il s’agit donc de développer, comme tente de le faire Morell (2003), une conception de l’empowerment qui évite les dichotomies usuelles entre le pouvoir et la dépendance, et qui permette de renforcer les stratégies développées et parfois improvisées par les résidents à travers leur quotidien. De façon générale, ces stratégies se situent en continuité avec la trajectoire de vie. Les analyses en profondeur des entretiens ont permis de relever quatre profils types de résidents, allant de la passivité-dépendance à l’activité-résilience : 1) le résident prisonnier qui ne fait que survivre, se sentant condamné ; 2) le résident soumis qui s’en remet à Dieu ou aux autres ; 3) le sage qui vit et vieillit avec sérénité, acceptant ses pertes ; et 4) l’indépendant qui entretient ses parcelles d’autonomie et veut préserver ses droits et libertés. Cette compréhension du rapport au pouvoir et au quotidien qu’entretiennent les résidents permet d’alimenter les réflexions sur les mécanismes de protection dans les milieux d’hébergement et de dégager certaines recommandations. Parmi les recommandations émises, mentionnons l’importance de donner la parole et d’écouter les résidents âgés, de les impliquer dans la décision et le processus de relogement, de minimiser leurs « dé-placements », d’être sensible et de réagir aux tensions et aux violences dans les milieux d’hébergement et de soutenir l’empowerment des aînés au quotidien.

En outre, la vision subjective des résidents ne doit pas occulter une lecture plus globale du vieillissement dans notre société et du contexte actuel entourant les services et les milieux de vie substitut. Il nous apparaît utopique de parler de l’empowerment des résidents sans s’attarder à l’analyse sociale et politique des conséquences du virage ambulatoire et du manque de ressources publiques pour subvenir aux besoins des personnes âgées en perte d’autonomie. Nous pensons, à l’instar de Barnes et Walker (1996), que l’empowerment des aînés ne doit pas résulter en l’exploitation d’autres groupes sociaux (aidantes familiales ou personnels des résidences, par exemple) et qu’il ne justifie en rien une déresponsabilisation sociale par rapport aux conditions de vie des citoyens âgés. Cette lecture critique, inspirée du courant structurel, permet de recadrer la vision subjective des résidents dans le contexte macrosocial où elle s’insère et de soulever « les contraintes particulières qui pèsent sur l’empowerment [des aînés] lorsque les normes et les représentations sociales dominantes conditionnent [leurs] attitudes individuelles et collectives à la passivité » (Viriot Durantal et Guthleben, 2002 : 249). Il nous apparaît de plus en plus clairement que les stratégies prépondérantes d’évitement et de contournement développées par les personnes très âgées visent à préserver les liens sociaux, mais aussi le « peu » de services auxquels elles ont accès dans le système social actuel. Pouvoirs de l’âge et fragilités des réponses sociales ?