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Je partage la conviction d’Eric Shragge que les visées de changement social sont constitutives de l’organisation communautaire. Les valeurs de justice sociale se réalisent dans des processus concrets et complexes d’action collective qui empruntent de multiples approches. Elles constituent un point de convergence de pratiques très variées, mais ce point de vue normatif devient rapidement facteur de divisions, voire de luttes stériles quand les débats ne prennent pas un recul historique suffisant.

Shragge définit l’action communautaire comme une contribution à la lutte contre le capitalisme, source d’injustices et d’inégalités. Il considère que les actions communautaires qui mettent « l’accent sur le partenariat et sur la livraison du service, sont liées aux transformations vers le néolibéralisme ». Il estime leurs réalisations comme de « petits gains, parfois marginaux et symboliques », qui ne touchent pas au pouvoir « concentré dans les mains de quelques-uns ». Cela l’amène à porter un jugement sévère sur les mouvements communautaires québécois en affirmant que l’économie sociale s’accapare « des fonctions de l’État », notamment dans « la formation professionnelle et une variété de soins à domicile ».

En considérant le capitalisme comme un système monolithique, on ne peut être que pour ou contre. Mais cela néglige le fait que les États réels ne sont pas tous pareils. L’État social québécois se distingue au Canada et en Amérique du Nord par l’adoption, en plein contexte d’accélération du néolibéralisme, de politiques publiques progressistes comme les services de garde à l’enfance, l’assurance médicaments, etc. Ce sont des gains réels obtenus par la mobilisation des organisations de la société civile québécoise et la pression innovante qu’elles exercent sur l’État. La reconnaissance de l’économie sociale québécoise, incluant l’action communautaire, n’est pas un délestage de responsabilités étatiques, mais un gain démocratique d’organisations qui permettent à des populations de prendre en main collectivement la réponse à leurs besoins. Sur le terrain des soins à domicile, par exemple, le débat est bien plus complexe que ne le laissent voir les tenants du tout-à-l’État. Les entreprises d’économie sociale assument actuellement des services que l’État n’est pas en mesure de fournir et ont transformé une part significative de travail au noir en emplois de qualité. Mais tout n’est pas fait. Les organisations communautaires, les coopératives et l’État, mais aussi les syndicats et les organisations féministes ont du pain sur la planche pour que des réponses satisfaisantes soient apportées à des besoins de plus en plus importants qui ne reçoivent encore aucune réponse satisfaisante.

Le communautaire, de même que l’État d’ailleurs, n’est pas monolithique. Comme le faisait remarquer Lorraine Guay, il convient de parler des mouvements communautaires. Il est certes inquiétant de ne trouver aucun bilan des dix dernières années d’action communautaire ni aucune analyse de la conjoncture actuelle dans le cahier de propositions du congrès d’orientation 2006 du Comité aviseur de l’action communautaire autonome. Mais il est tout aussi inquiétant d’affirmer que les actions communautaires reconnues par l’État contribuent à la consolidation du néolibéralisme. S’il faut convenir que certains mouvements communautaires oublient les visées à long terme, il serait trompeur de leur assimiler la totalité des processus démocratiques en cours sur le terrain du développement des communautés. La reconnaissance de l’action communautaire et de l’économie sociale n’est qu’un moment, une victoire partielle en regard des visées de changement social. En ce sens, elle me semble correspondre à l’affirmation de la conclusion d’Eric Shragge voulant que « s’engager politiquement dans le “vrai monde” et […] contribuer à des améliorations concrètes dans la vie des membres et dans la communauté agrandie […] peut s’opposer aux valeurs dominantes et contribuer à étendre et à protéger les droits sociaux et économiques » (p. 191).