Corps de l’article

Introduction

Comme point de départ de cet article se trouve l’interrogation sur la possibilité d’une « informatique humaine », à savoir une informatique qui serait mise à la portée de l’être humain, à son service, et non l’inverse comme c’est trop souvent le cas, menant alors à une forme d’aliénation par la machine. Je ne traiterai pas dans cet article de l’aspect matériel de la machine[1], mais de l’aspect purement logiciel. L’apport de cet article est de dénoncer l’informatique telle qu’elle est conçue habituellement dans l’industrie du logiciel, menant à un véritable enfermement de l’individu.

Pour s’émanciper de l’ordinateur, je montrerai qu’il faut passer par un nécessaire dialogue avec la machine, une compréhension de ce qu’elle est et de son fonctionnement interne et logique (Simondon, 1992), et non la prendre pour une boîte noire dont le fonctionnement importe peu, posture renforcée par l’idéologie cybernétique omniprésente dans l’univers informatique.

Cet article se base sur une longue expérience de l’univers informatique ainsi que du logiciel libre ayant conduit à une introspection (Varela et Shear, 1999), ainsi qu’une recherche ethnographique virtuelle (Ward, 1999 ; Hine, 2000) menée pendant onze mois dans une communauté du logiciel libre, la communauté Ubuntu (Blum, 2007). À noter qu’en fonction de mes propres observations sur le terrain, l’article prend ouvertement le parti pris du logiciel libre au détriment d’autres formes, et ce, notamment en raison des possibilités d’émancipation qu’il offre.

Pour répondre à la problématique abordée, à savoir l’émancipation de l’individu menant à une informatique humaine, cet article s’articule en deux temps. Tout d’abord, je traiterai de l’aliénation à l’informatique due aux modes traditionnels de développement et à l’idéologie cybernétique, à la suite de quoi je traiterai du logiciel libre, en précisant ce que sous-entend ce terme, en examinant ses critiques les plus communes, puis en montrant qu’il constitue une forme d’émancipation.

Le mode informatique traditionnel

L’ordinateur exerce une fascination importante – certes plus en raison de ses capacités potentielles que de ses capacités réelles – fascination qui entraîne souvent une recherche de perfection en lien avec la machine, amenant l’individu à une forme d’autoaliénation, au détriment de sa construction intérieure.

Pour Gusdorf (1956), l’humanité a déjà connu trois révolutions : le monde parlé, le monde écrit, le monde imprimé, chacune ayant provoqué une modification de la structure de pensée et d’être au monde précédente. À l’instar de Guillebaud, j’ajouterai une quatrième révolution contemporaine, le monde numérique ou virtuel, avec les changements que cela implique. Ainsi, l’informatique et les technologies de l’information et de la communication (TIC) 1) augmentent le morcellement et l’engagement partiel, accentuant ainsi l’un des traits du comportement schizoïde de notre société (Devereux, 1973), 2) permettent ou entraînent de nouvelles formes d’organisation du travail et 3) renforcent les idéologies basées sur celle de la cybernétique, dénoncée par Lafontaine (2003), qui n’est pas non plus sans lien avec l’idéologie gestionnaire (de Gaulejac, 2004).

En effet, pour Lafontaine, l’émergence de plus en plus importante du virtuel dans nos vies opère une redéfinition de l’intériorité de l’être humain. « La notion d’intériorité, perçue comme une limite infranchissable de l’intimité assurant l’autonomie du sujet perd du terrain au profit d’une représentation informationnelle de l’individu correspondant à ce que Philippe Breton a nommé “le sujet sans intérieur” » (2003 : 204). Ainsi, l’intériorité, centre de l’individu depuis saint Augustin, redéfini par la psychanalyse comme étant éminemment subjectif, perd aujourd’hui du terrain avec l’émergence de la cybernétique, redéfinissant le rapport intériorité-extériorité : « dépourvu d’intériorité, le sujet cybernétique est un être totalement engagé dans un échange communicationnel avec son environnement » (p. 206), et ce, au détriment de la deuxième fonction de la parole qui permet à l’individu de s’exprimer (Gusdorf, 1956). Avec l’émergence de l’informatique et d’Internet, cet être cybernétique se trouve de plus en plus important comme modèle et conception de l’individu. Pour Lafontaine, les technosciences laissent présager à la fois l’apparition d’un nouveau type de rapport individu-société, et l’émergence d’un être humain nouveau. Le rapport à soi et à l’autre est donc loin d’être sans lien avec l’existence même des réseaux d’ordinateurs.

La conception de logiciels

Ici, j’opposerai deux façons de faire, deux représentations fondamentalement différentes de la façon dont se crée un logiciel. Traditionnellement, les logiciels étaient développés par des hackers, provenant de laboratoires de recherche, d’universités principalement aux États-Unis. De nombreux auteurs, tels Raymond, Torvalds, Himanen, distinguent le hacker du cracker. Les crackers sont des gens « qui prennent leur pied en s’introduisant dans les ordinateurs et en piratant le réseau téléphonique » là où le hacker est une personne appartenant à « une communauté – une culture partagée – de programmeurs chevronnés et de sorciers des réseaux » (Raymond, 2000). La distinction entre les deux peut parfois être difficile techniquement, mais c’est le but poursuivi par l’individu qui ultimement distinguera le hacker du cracker. Pour répondre à la question de savoir qui est hacker, et en m’inspirant de l’anthropologie, je donnerai la définition suivante : un hacker appartient à cette culture et peut se considérer comme un hacker si d’autres personnes ayant contribué à cette culture le reconnaissent comme tel. Il s’agit donc de véritables communautés ou tribus hacker, au sens anthropologique du terme. Pour Himanen, être hacker relève d’un état d’esprit, d’une liberté de pensée et d’un plaisir, ce qui n’est pas sans rappeler l’importance du jeu chez Winnicott. Pour Linus Torvalds[2], la source de motivation des hackers est le plaisir, « l’ordinateur lui-même est source de plaisir » (Torvalds, 2001 : 18). Dans la vision wébérienne de l’esprit protestant, le travail est vu comme une fin en soi et justifie le capitalisme et l’accumulation de profit. Mais, le hacker possède une éthique différente, centrée sur trois pôles : 1) le travail est vu comme un jeu, une passion, 2) l’argent est moins important que le partage, 3) le réseau rend la structure plate (Himanen, 2001). Cette perception artisanale du hacker me paraît être le mieux résumée par Burell Smith[3] : « les hackers peuvent faire n’importe quoi et être hackers. Vous pouvez être un charpentier hacker. Il n’est pas indispensable d’être à la pointe des technologies. Je crois que cela a à voir avec l’art et le soin qu’on y apporte ».

Il s’agit là du mode originel de la conception des logiciels qui n’est pas complètement mort ; je reviendrai sur cette conception plus loin avec le logiciel libre. Mais ce n’est plus la façon de faire dominante, les méthodes ayant changé au cours du temps. De même qu’on peut opposer le travail de l’artisan au travail de l’ouvrier après la révolution industrielle, ainsi on peut dire que le travail de conception du logiciel décrit dans le précédent paragraphe correspond davantage à la méthode de l’artisan informatique. Or la conception de logiciel s’est industrialisée – on parle maintenant d’industrie du logiciel –, avec toutes les transformations que cela peut impliquer dans la conception, dans le mode d’organisation, dans l’évaluation, la recherche de profit, etc. Dès lors, les principales entreprises du monde des logiciels utilisent des modes de gestion plus traditionnels, utilisant les outils malheureusement trop habituels de la gestion pour « motiver » les employés, les faire travailler plus, maximiser le profit, gérer efficacement le « capital humain[4] », etc. Or – sans considérer la finalité financière qui est atteinte par l’usage de stratagèmes divers –, ce type de fonctionnement est loin d’être le plus efficace en termes de création de connaissances (Blum, 2007), alors que cela devrait être le but de l’entreprise. Par ailleurs, il me semble important de noter la place plus que secondaire de l’être humain dans l’organisation, chose malheureusement bien trop habituelle dans nos sociétés. L’informatique permet toutefois une fuite dans l’imaginaire et le virtuel, offrant une voie de sortie à ceux qui ne peuvent agir et ne souhaitent pas l’inhibition (Laborit, 2005).

Par exemple, Microsoft – que nous prendrons comme idéal-type d’une certaine façon de faire des logiciels (en raison de sa notoriété) –, contrairement à l’opinion généralement admise, constitue un inhibiteur d’innovation ; en effet, cette firme a orienté l’informatique selon ses propres désirs et non les attentes des utilisateurs, n’hésitant pas à bloquer des fonctionnalités et à empêcher la communication avec d’autres types de matériel/logiciel. Or, comme en biologie, la richesse d’un écosystème informatique est fonction de sa diversité, ce que la firme de Redmond a fortement ralenti ou empêché, notamment par la non-utilisation de standards pour les données. Par ailleurs, des pratiques de lobbying ont empêché l’utilisation de logiciels libres ou de standards ouverts, notamment par les administrations publiques, empêchant alors ses citoyens qui ne possédaient pas le logiciel (payant) adéquat d’accéder à des services publics.

Une autre informatique nécessaire

À ce point, il est temps de clarifier la raison qui me pousse à décrire l’informatique non pas du côté des utilisateurs, mais du côté des développeurs. Faire une analyse sur l’humanisation de l’informatique en termes d’interface personne-machine est insuffisant, car le rôle même de cette interface est de voiler le fonctionnement interne de la machine, et ce, même si cette interface assume un rôle d’objet transitionnel, et que le changement ou la perte de cet objet entraîne une perte chez l’utilisateur, ce qui le pousse à vouloir garder la même interface. Or, je formule l’hypothèse simondonnienne que l’utilisateur a la possibilité de ne pas être aliéné par la machine, par l’ordinateur et par le réseau, seulement s’il a une bonne compréhension de ce qui se passe dans la boîte noire. Même un programmeur émérite ne peut avoir une connaissance poussée du logiciel si celui-ci n’est disponible que sous une forme binaire, sans possibilité de mettre les mains dans le cambouis, de participer ou de suivre le développement, chose quasi impossible dans le logiciel propriétaire. Cette voie aboutit donc à une impasse, car, selon moi, la principale source de non-humanisation est l’aliénation provoquée par l’ordinateur. La compréhension du fonctionnement interne permet de retrouver avec cet objet technique un sens non aliéné, car, en perdant le sens de ce qu’il produit, c’est-à-dire en perdant sa représentation symbolique, l’homme/la femme s’aliène à travers sa propre technique (Vallée, 1985). Toutefois, ce sens peut être perdu même en maîtrisant parfaitement le processus technique qu’est l’ordinateur, notamment si l’individu se laisse berner par la technophilie, ou technofolie, consistant à croire que toute percée technique est nécessairement bonne en soi.

Pourtant, pour répondre à la question que pose cet article, je postule qu’une informatique différente n’est pas impossible, une informatique humaine, et que celle-ci doit passer par le logiciel libre. Mais, je le rappelle, cela est une lutte de tous les instants, pour ne jamais tomber dans l’excès inverse en se laissant submerger par la machine, ou en cherchant à satisfaire une quête de perfection relevant d’un excès d’analité suivant la typologie d’Abraham (1973) que peut favoriser l’informatique, qui mène ici aussi à une aliénation par la machine.

L’émancipation par le logiciel libre

L’émancipation de l’ordinateur passe, pour se libérer des tendances aliénantes exposées dans la première partie, par le logiciel libre. Aussi, vais-je définir dans une première partie ce terme, avant de montrer son action libératrice sur l’individu-utilisateur.

Le logiciel libre – définition et concept

Depuis le début de cet article, j’ai à plusieurs reprises évoqué le terme de logiciel libre sans vraiment expliquer ce en quoi il consistait. Le logiciel libre est défini par la Free Software Foundation (FSF) comme devant respecter les quatre libertés suivantes : 1) la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages ; 2) la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ; pour cela l’accès au code source est une condition requise ; 3) la liberté de redistribuer des copies, donc d’aider son voisin ; 4) la liberté d’améliorer le programme et de publier ses améliorations, pour en faire profiter toute la communauté. Pour Stallman (1999),

L’idée que le système social du logiciel propriétaire – le système qui vous interdit de partager ou d’échanger le logiciel – est antisocial, immoral, et qu’il est tout bonnement incorrect, surprendra peut-être certains lecteurs. Mais comment qualifier autrement un système fondé sur la division et l’isolement des utilisateurs ? Les lecteurs surpris par cette idée ont probablement pris le système social du logiciel propriétaire pour argent comptant, ou l’ont jugé en employant les termes suggérés par les entreprises vivant de logiciels propriétaires[5].

Le logiciel open source est un logiciel dont le code source est disponible. Ce type de logiciel permet le mode de développement en « bazar » (distribution rapide et fréquente, délégation importante, utilisateurs considérés comme codéveloppeurs), par opposition au mode de développement en « cathédrale » (où seuls peu d’individus disposent du code source entre deux diffusions).

Je tiens à faire une distinction importante entre logiciel libre (dont les figures de proue sont Stallman et la FSF) et logiciel à code source ouvert (dont les représentants emblématiques sont Raymond et l’Open Source Initiative ou OSI). En effet, les deux définitions semblent proches, alors quelle différence y a-t-il entre un logiciel libre et un logiciel à code source ouvert ? Techniquement, dans la plupart des cas, il n’y en a aucune. En fait, la différence est d’ordre symbolique : le logiciel libre défend une certaine conception de ce que doit être l’informatique (ainsi que l’information et la connaissance), et ce, pour assurer une liberté importante à l’être humain utilisant la machine, alors que le logiciel à code source ouvert défend un mode de production économique efficace, ce qui n’est pour les partisans du logiciel libre qu’un bénéfice secondaire, une sorte de bonus, « la Noosphère [étant] en passe de concurrencer le marché sur son propre terrain : celui de la rentabilité et de l’efficacité » (Blondeau, 2000 : 218). Cette différence fondamentale – dans les mots de Stallman (1999) – est que

[…] la rhétorique de l’« Open Source » met l’accent sur le potentiel pour faire du logiciel puissant et de grande qualité, mais fait passer au second plan les idées de liberté, de communauté, et de principes […] Les termes « Free Software » et « Open Source » décrivent tous deux plus ou moins la même catégorie de logiciels, mais correspondent à des conceptions différentes du logiciel et des valeurs qui lui sont associées[6].

Il semble intéressant de préciser que l’univers informatique est un univers où il y a abondance (espace disque, réseau, bande passante, puissance de calcul), ce qui facilite probablement l’adoption d’un modèle de contribution basé sur le don/contre-don (Mauss, 1923-1924 ; Raymond, 1999), où le statut social n’est pas déterminé par ce qu’on contrôle, mais par ce qu’on donne. Toutefois, à la différence des sociétés décrites par Mauss où l’« on donne parce qu’on y est forcé, parce que le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur », dans le cas du logiciel libre, cela ne s’effectue pas toujours sur ce mode, mais aussi par jeu. En effet, « dans l’économie du don high-tech, les gens travaillent ensemble avec succès grâce à “un processus social ouvert incluant évaluation, comparaison et collaboration” » (Land, 1998). Pour Barbrook (2000), l’économie du don – née au coeur de la plus puissante économie capitaliste – est devenue « la seule alternative à la domination du capitalisme monopolistique ». Toutefois, loin de s’affronter, ces modèles différents se complètent et coexistent en symbiose :

L’économie du don et le secteur commercial ne peuvent se développer qu’en s’associant au sein du cyberespace. Le libre échange de l’information entre les utilisateurs s’appuie sur la production capitaliste d’ordinateurs, de logiciels et de télécommunications. Les bénéfices des firmes commerciales sur le Net dépendent de l’augmentation du nombre de gens qui participent à l’économie du don high-tech.

Critiques du logiciel libre

Plusieurs critiques peuvent être formulées à l’endroit du logiciel libre. J’examine ici les plus communes. Les moins sérieuses proviennent de think tanks, comme l’Alexis de Tocqueville Institution, pour qui ce mode de développement est peu sûr, relève du révisionnisme historique[7]. Les partisans de ce type de logiciel sont ainsi parfois traités de menteurs (Shankland, 2004), voire de communistes (Blankenhorn, 2005) et/ou de voleurs de code (Brown, 2005). Ces critiques que l’on entendait jusqu’à peu semblent toutefois maintenant définitivement reléguées au placard.

On peut aussi critiquer les logiciels libres comme favorisant largement les hommes au détriment des femmes. Ainsi, selon une étude de Krieger et Leach (2006), celles-ci ne représenteraient qu’environ 1 % des concepteurs, contre 20 à 30 % dans le cas de logiciels propriétaires. Les femmes interrogées trouvent ainsi majoritairement le milieu hostile. Toutefois, des initiatives prenant acte de ce problème visent à aider les femmes à intégrer – certes difficilement – différentes communautés[8].

Pour certains opposants au logiciel libre, c’est la propriété intellectuelle qui pose problème. En effet, celle-ci relèverait d’un droit naturel, l’oeuvre intellectuelle étant « une propriété comme une terre, comme une maison ; elle doit jouir des mêmes droits[9] ». En opposant les points de vue, Latrive (2004) montre que si l’on utilise le terme de propriété intellectuelle, c’est pour favoriser l’innovation – dans un contexte économique traditionnel, où la base de l’économie n’est pas le savoir –, car en protégeant l’inventeur, on permet les inventions, donc les innovations. Ce dilemme moral n’a donc pas lieu d’être.

Au plan de l’efficacité, les droits de propriété industrielle ont à l’origine pour objectif de concilier les intérêts privés de l’innovateur et les intérêts de la société (Liotard, 1999). Cependant, ceux-ci ne sont pas les plus adaptés dans un univers logiciel, le logiciel étant de la connaissance et ayant des propriétés spécifiques comme la non-rivalité, c’est-à-dire que le logiciel peut appartenir à plusieurs personnes en même temps, la non-excluabilité ou difficulté de contrôle du bien, et la cumulativité, c’est-à-dire que la connaissance engendre la connaissance (Foray, 2000). Tout cela forme un écosystème d’innovation nouveau, où les brevets ne sont pas les formes les plus efficaces d’innovation, en plus de poser un problème éthique aux défenseurs de la liberté.

Enfin, une dernière critique que l’on peut formuler serait de promouvoir l’« hypercapitalisme », son rôle permettant la réutilisation, voire l’exploitation du travail de tous au profit de certains, à l’image de qualification du Web 2.0 (basé sur le modèle du libre) comme étant un esclavage 2.0[10]. Si cette critique peut se faire sur Internet, où le logiciel est rattaché à la forme physique du serveur, elle semble bien moins fondée dans le cas du logiciel libre, où le fork, c’est-à-dire la séparation, demeure toujours possible. Par ailleurs, l’efficacité du modèle d’innovation pourrait aussi favoriser d’importants acteurs sachant en tirer profit. Si cette critique est tout à fait justifiée, elle renvoie au modèle d’efficacité de l’open source, et non aux valeurs du logiciel libre.

La liberté émancipe le travailleur en artisan

Le lecteur l’aura compris, avec le logiciel libre, il n’y a pas un modèle, mais bien une multitude de modèles de développement possibles, comme l’ont par ailleurs montré Crowston et Howison (2005). Le logiciel libre semble donc bien porter son nom, puisqu’il offre la liberté aux hackers de s’organiser comme ils le souhaitent en état de communauté. C’est en quelque sorte le retour de l’artisan.

Selon mes propres résultats de recherche (Blum, 2007), le logiciel libre permet :

  • un fort engagement à la communauté, avec une diversité des contributeurs, mais malgré tout un ensemble de valeurs partagées ;

  • un fonctionnement mérito-démocratique, où chacun a droit à la parole (voire, suivant les situations, un devoir de parler), où l’évaluation est basée sur l’expertise technique et le rôle dans la communauté, et où les membres s’auto-organisent et interagissent les uns avec les autres tout le temps ;

  • l’assimilation permanente de nouvelles connaissances ;

  • une cyclicité en même temps très rapide à l’échelle de la communauté, mais adaptée à l’échelle de l’individu, avec des rituels.

Le terme de communauté n’est donc en rien usurpé (Blum et Ebrahimi, 2007).

Il me semble intéressant de mettre en parallèle les communautés libres que j’ai eu l’occasion d’observer de l’intérieur avec l’analyse faite par Evans-Pritchard (1964) des tribus Nouer, celles-ci n’étant pas des entités statiques, comme le décrit l’anthropologue, mais un regroupement dynamique pouvant fusionner ou se cliver au cours du temps. Par ailleurs, les différents niveaux d’appartenance s’expriment par la négative, c’est-à-dire qu’entre deux individus de la même tribu ils se définiront l’un l’autre comme faisant chacun partie de deux distributions différentes (p. ex. Ubuntu/OpenSuse), mais entre deux individus de même distribution, ils se définiront cette fois comme provenant de traditions différentes (p. ex. Emacs/Vi).

Il me semble important de préciser que le logiciel libre se crée en communauté et qu’il est sujet à d’importants débats, discussions, etc. Les communautés virtuelles, bien que virtuelles, sont éminemment sujettes à la prise de parole et assument deux fonctions : la communication et l’expression (Gusdorf, 1956). C’est en étant en état de communauté que cela est possible.

Par ailleurs, en m’inspirant de plusieurs travaux (Demazière, Horn et Zune, 2006 ; Auray et Vicente, 2006 ; Foray et Zimmermann, 2001), je retiendrai que l’engagement dans le libre se fait principalement pour les raisons suivantes : par militantisme politique ou idéologique, par attrait technologique ou encore pour des raisons d’ordre économique, les professionnels tentant de développer un modèle économique sur le logiciel. En outre, l’acteur participant au logiciel libre se positionne souvent « dans l’action et dans une quête existentielle qui va au-delà du travail » (Auray et Vicente, 2006 : 4). Ainsi, pour nombre d’individus, l’engagement dans le logiciel libre se fait par opposition au monde de l’entreprise parce qu’il y a « un désintéressement ou une déception vis-à-vis de l’activité professionnelle actuelle, sur laquelle les participants n’hésitent pas à émettre des critiques virulentes […] majoritairement sur quatre points : la temporalité, la proximité, la qualité et le rapport à l’objet produit » (5). Pour ces individus, la source de désaliénation que constitue le logiciel libre, comme possibilité de fuite ou de création d’un espace de partage différent, redonnant un sens à l’activité humaine du travail, est évidente. Enfin, le logiciel libre engendre des incitations à la fois collectives et individuelles.

Le modèle du libre correspond au modèle d’innovation ascendante ou d’innovation par l’usage décrit par von Hippel (2005), où ce sont les usagers-innovateurs qui usent de créativité, innovent en redisposant les choses avec les outils qu’ils possèdent et retrouvent ainsi la possibilité de s’exprimer. Il y a appropriation de l’outil de la part de l’utilisateur, ce qui lui permet de maîtriser la machine informatique, de la domestiquer et, par là même – en libérant sa capacité d’expression et en le libérant de son appartenance à l’objet –, de se désaliéner de son usage. Ainsi, les communautés sont le lieu réel de la création de connaissances (Cohendet, Creplet et Dupouët, 2003), et c’est à travers la franchise et la participation légitime que se développent non seulement le sentiment d’appartenance, mais aussi le développement créatif de logiciel (Hemetsberger et Reinhardt, 2004). L’importance du contenu instructif, du discours, de la pratique participative et de la réflexion collective sont primordiales (Hemetsberger et Reinhardt, 2006). Le créateur informatique vit en état de communauté.

Conclusion

En 1973, Laplantine voyait s’amorcer un changement dans notre société, avec un passage d’une « société industrielle et libérale relativement stable à une société technologique en pleine mutation qui exige de perpétuelles reconversions, de perpétuelles réadaptations, et donc une souplesse et une plasticité humaine plus grande » (p. 59). Plus de trente ans plus tard, on ne peut que souligner la justesse de ces propos tout en précisant que de nouvelles formes dans lesquelles l’humain pourrait s’exprimer restent possibles.

L’informatique libre est donc humaine principalement parce qu’elle permet à l’individu de retrouver du sens, de retrouver une communauté d’appartenance et de vivre en relation avec elle, de s’exprimer au sein de celle-ci, de fuir l’environnement déshumanisant que peut parfois devenir l’entreprise, de comprendre l’intérieur de la boîte noire, de conjuguer ce qu’il y a de moins humain dans notre société avec une forme de relation à l’autre que je qualifierais de tribale hypermoderne.

Le logiciel libre est donc un espace possible pour humaniser l’informatique. Cela bien entendu ne va pas de soi, il s’agit d’une lutte perpétuelle. D’ailleurs, le logiciel libre n’est ni stable synchroniquement, ni stable diachroniquement. Il s’agit d’un système en perpétuelle évolution, comme toute société. Avec l’essor du logiciel à code source ouvert, le risque est grand de diluer la culture hacker dans un trop grand nombre de nouveaux utilisateurs ne connaissant pas cette culture et ne partageant pas ces valeurs. Il s’agit de ne pas tuer les communautés par une forme d’acculturation, qui pourrait correspondre métaphoriquement à une OPA sur les communautés du libre. Toutefois, il y a pour moi une grande complémentarité entre libre et open source, l’une apportant les symboles, l’autre, le modèle économique viable en Occident.

L’un des plus grands périls est l’augmentation de la complexité des systèmes, faisant en sorte que d’ici quelques années, un ordinateur ne sera peut-être plus appréhendable dans sa globalité par un esprit humain, car devenu trop complexe. C’est pour cela qu’il me semble important de mettre un frein à l’accélération perpétuelle du rythme de l’innovation pour l’innovation, c’est-à-dire sans but, et, à l’instar de Vincent de Gaulejac (2004), d’appeler à la lenteur et au désoeuvrement.

En outre, je tiens à insister sur le fait que le libre n’est pas nécessairement la seule voie permettant l’humanisation de l’informatique ; c’est un chemin pour la rendre humaine. Cela doit se faire conjointement avec une attitude aristotélicienne de recherche du juste milieu entre technophobie (la peur que toute technique soit mauvaise en soi) et technofolie (la frénésie envers toute avancée technique, « nécessairement neutre », dont il suffit de trouver le bon usage). Mais, cela ne veut pas dire qu’il s’agisse du seul moyen pour arriver à une informatique humaine, même si je suis d’avis que c’est aujourd’hui le meilleur.

Fait intéressant, la culture du libre s’est répandue dans d’autres sphères ; en effet, le libre se diffuse à d’autres domaines dans l’art et le savoir[11]. De plus, des projets de livre d’éducation libre (Debarle, 2006), de création de matériel informatique libre par de grandes entreprises telles que Sun Microsystems (Smith, 2005), ou encore le fait de parler de génomique open source pour des biotechnologies SAM (sélection assistée par marqueurs) se voulant être une technique plus efficace et plus sûre (pour l’environnement et l’humain) que les organismes génétiquement modifiés (OGM) (Rifkin, 2006). Par ailleurs, le Web 2.0 s’appuie sur nombre d’outils qui ont d’abord été développés dans le cadre de projets libres (et qui le sont toujours pour certains), et qui s’inspirent de ses valeurs. Tout cela dénote une extension de la culture hacker, aboutissant dans certains cas à une forme de management hacker.

Ainsi, le libre est peut-être une forme d’ouverture à un autre type de management, qui pourrait alors être transposé dans l’entreprise. Certes, il ne s’agit pas d’une nouvelle découverte, nombres d’auteurs défendant déjà ces valeurs dans les entreprises (par exemple, Aktouf, 2002 ; Chanlat et Bédard, 1990 ; Chanlat, 1999 ; Aubert et de Gaulejac, 1991). Toutefois, elles sont généralement marginalisées. Le succès du logiciel libre pourrait amener les entreprises à s’inspirer de ces pratiques qui ont la cote, même s’il y a lieu d’être sceptique quant à la réussite de cet éventuel transfert, car il y a fort à parier qu’elles seraient dénaturées, comme nombre de modes managériales (cercle de qualité, gestion de projet, etc.), parce que soumises à la dictature du profit à court terme.