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Introduction : accéder à la créativité de l’agir collectif par l’analyse de l’activité

L’analyse de l’activité place au coeur de ses préoccupations la compréhension de l’investissement subjectif et corporel des sujets dans l’activité professionnelle. Elle donne aux professionnels l’occasion de dire leur travail et de le mettre en discussion, et par extension de soutenir leur propre développement. Alimentée par des apports pluridisciplinaires issus de l’ergonomie de langue française (Leplat, 2000, 1992), de la psychodynamique du travail (Dejours, 2000, 1998, 1995) et de la clinique de l’activité (Clot, 2008, 2000, 1999 ; Clot et Leplat, 2005), cette approche se fonde sur le postulat d’un écart irréductible dans le travail entre ce qui est prescrit par l’organisation du travail et ce qui peut être effectivement réalisé par les professionnels engagés dans les situations de travail.

Tandis qu’ils se trouvent pris dans les mouvements et les contingences sociopolitiques de leur action, les professionnels tentent de répondre au mieux à ce qui est attendu par les prescriptions, tout en faisant face à ce qui peut survenir d’imprévisible dans le cours de l’action (Davézies, 1999). Tout travail se caractérise par une infinie variété de situations complexes et singulières qu’il s’avère difficile de formaliser et de généraliser (Jobert, 1999). Explorer ce qui se joue dans cet écart revient à travailler sur la dynamique de l’action, cette intelligence en situation qui mobilise le sujet dans son ingéniosité, ainsi que dans son corps (Dejours, 1993). L’analyse de l’activité, à partir de traces de l’action professionnelle, cherche à saisir ce qui se mobilise dans cet écart souvent porteur de créativité et de renouvellement. L’étude de la situation proposée sera examinée selon l’approche de la clinique de l’activité telle qu’elle est décrite par Clot et Leplat qui comprend deux « facettes » « […] selon que celle-ci est centrée sur la connaissance de l’activité (et que sa visée est prioritairement épistémique) ou sur la transformation de cette activité dans l’étude qui en est faite (et que sa visée est alors double, à la fois pratique et épistémique) » (2005 : 290). Nous proposons dans cet article d’explorer l’intelligence pratique de l’activité d’éducateurs spécialisés.

Se pencher sur cette intelligence pratique pose néanmoins problème, car dans le champ du travail social, nous avons affaire à des gestes professionnels de nature relationnelle tellement incorporés qu’ils en deviennent souvent indicibles pour les professionnels. Dans cette perspective, il est nécessaire d’avoir recours à une méthodologie d’observation indirecte, l’autoconfrontation croisée, qui passe entre autres par le film. Cette méthode recoupe trois phases. La première demande la constitution d’un collectif de professionnels intéressés à développer leurs pratiques. L’intervenant prend un temps d’immersion sur le terrain, ce qui aboutit à la détermination commune de séquences à enregistrer en vidéo. Pour la deuxième phase, nous relèverons trois étapes : choix de séquences de quelques minutes qui constitueront les traces de l’activité sur lesquelles l’analyse sera portée ; confrontation du professionnel filmé aux images de sa propre activité en présence du chercheur (autoconfrontation simple) ; confrontation du même professionnel de la même séquence en présence d’un pair, toujours accompagné du chercheur (autoconfrontation croisée). La troisième phase repositionne l’analyse au plan collectif, qui peut être le collectif de professionnel de départ, un comité de pilotage de l’intervention ou un collectif professionnel élargi (Clot, 2008). Si la deuxième phase permet une mise au travail d’un collectif restreint, la troisième revêt une dimension forte de réinterprétation des entraves de l’activité dans ses dimensions plus politiques. C’est ainsi que le renouvellement des pratiques peut être visé, à partir de ce mouvement qui consiste à questionner les pratiques collectives à partir de l’analyse de situations micro.

Permettre aux professionnels de se voir à l’écran en train de travailler, c’est leur donner l’occasion de se confronter à leur propre investissement au travail : il est soudain possible de prendre conscience de ses gestes, de sa manière d’habiter physiquement l’activité de travail. C’est aussi la possibilité de la revivre différemment et par là d’accroître son capital d’expérience, avec le recul pris qui permet de la repenser en identifiant ce qui a été effectué ou entravé, ou ce que les choix effectués en cours d’action ont impliqué comme nouvelle orientation pour l’activité (Clot, 2000). En croisant les images entre professionnels, il est également possible d’étendre ces questions au collectif et d’interroger la manière de faire de l’équipe ou du lieu. Accéder à l’activité réelle consiste non seulement à reconnaître les activités réalisées, mais surtout à retrouver les activités empêchées, ce qui participe pleinement au déploiement de l’activité réelle. Même en creux, ces activités que Clot qualifient encore de contrariées participent de l’activité réelle :

Le réel de l’activité c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir — le drame des échecs — ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter — paradoxe fréquent — ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire ; ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on voulait faire sans avoir voulu le faire.

Clot, 2001 : 38

Identifier ces activités empêchées représente pour les professionnels la possibilité de redécouvrir des pistes potentielles d’action précieuses pour leur développement. En partant de microsituations de travail, et grâce à ce qui devient intelligible durant la démarche, c’est ainsi plus largement l’identité de métier qui peut être mise en discussion, et par là ses possibilités de renouvellement, renouvellement démocratique dans le fait que ce sont les professionnels eux-mêmes qui prennent une position de recul et d’analyse de leur action. Cette approche ne soutient pas que le développement professionnel individuel, elle alimente également la réflexion des collectifs. Questionner la mobilisation individuelle revient par extension à interroger la manière dont les professionnels prennent appui sur les façons de faire collectives, fruits d’une régulation informelle des pratiques à partir des prescriptions. Les collectifs orientent en effet leurs pratiques en réinterprétant les directives inhérentes à la définition de la mission à partir des problèmes concrets et singuliers auxquels ils s’achoppent. Si cette réinterprétation fait l’objet de discussions formelles, elle s’opère aussi et surtout dans des ajustements interindividuels situés. C’est ainsi une coopération particulière qui se construit et qui produit ce que Clot nomme le genre : « Le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient et redoutent ; ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu’ils savent devoir faire grâce à une communauté d’évaluations présupposées, sans qu’il soit nécessaire de re-spécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente » (2008 : 105). On entend alors par métier non seulement le geste professionnel situé, mais aussi ce qui traverse chacun au travers d’une histoire dont il n’est pas propriétaire, mais à laquelle il contribue. Dans cette perspective, une réflexion à partir des traces d’une activité singulière portée par un genre professionnel interroge en retour la dimension transpersonnelle du métier (Clot, 2008). Remuer en pensée l’activité individuelle consiste ainsi inévitablement à faire bouger les ajustements interindividuels et les articulations aux façons de faire collectives et contribue à renouveler les pratiques sociales.

Approche clinique de l’intervention sociale

Défendre une posture clinique en analyse de l’activité requiert une position engagée dans le mouvement qui se tisse par l’activité de recherche-intervention. À l’opposé d’une posture en extériorité, il s’agit de se positionner dans un processus compréhensif du déroulement de l’action, requérant de porter une attention particulière à ce qui advient et s’actualise dans le cours d’action, mais aussi à ce qui n’a pas été pensé, à ce qui aurait pu s’affranchir de toute investigation. Parler de l’étude clinique de situations de travail impose aussi de prêter une attention particulière à la dimension situation. Il ne s’agit pas d’étudier un sujet en activité, dans sa dimension essentiellement personnelle, en référence à sa propre histoire de vie ou à ses dispositions cognitives, tout comme il ne s’agit pas de réduire les déterminants de son activité aux seules dimensions sociales ou matérielles. « La méthode clinique se donne pour objet d’étude la situation de travail, c’est-à-dire le couple formé par le sujet, d’une part, sa tâche et son environnement, d’autre part » (Clot et Leplat, 2005 : 292). Loin de considérer que l’activité relève de lois générales et objectivables, la méthode clinique se propose d’en faire une lecture singulière. Le projet de transformation de l’objet étudié fait partie de la démarche clinique (Jobert, 2006 : 33).

Si dans l’intervention sociale l’activité professionnelle est centrée sur une production immatérielle propre aux métiers de l’humain, l’accès à cette immatérialité pose problème. Cette production de service implique non seulement les éléments cognitifs de l’agent, mais également son corps et ses affects qui sont engagés dans la dimension relationnelle. La relation est au coeur des métiers du social par l’entremise de la présence à l’autre et de l’investissement du lien (Libois, 2007). Ce geste central du métier traverse le domaine du social de part en part et concerne des pratiques plus récentes que l’on pourrait qualifier d’hybrides, car n’étant pas uniquement orientées vers l’accompagnement social et se situant en marge de l’action sociale traditionnelle. C’est le cas par exemple des entreprises sociales d’insertion par l’économique, qui comportent une part de production de biens et de services dans une perspective de logique marchande, aux côtés d’une perspective de réinsertion par l’intermédiaire d’un accompagnement social individualisé (Jonckheere de, Mezzena et Molnarfi, 2007). Si la dimension relationnelle paraît centrale pour les acteurs de l’intervention sociale dans une sorte de consensus sur ce qui constitue l’essence du métier, les professionnels peinent à dire en quoi consiste ce travail du lien. L’indicibilité des savoir-faire du travail relationnel illustrent tout particulièrement combien la tâche des prescriptions, dans leur projet d’anticiper et de prévoir l’infinie variété des situations de travail, est délicate. Là peut-être encore plus qu’ailleurs, la dimension relationnelle rend difficiles la standardisation et la prévision des pratiques (Lhuilier, 2007).

L’étude de ce qui est mobilisé dans l’activité relationnelle est rendue difficile parce qu’elle convoque des gestes profondément incorporés chez le professionnel. L’activité relationnelle oeuvre ainsi dans des zones d’intimité, corps ou psychisme. Comment parler de gestes professionnels qui impliquent, par exemple, le partage d’émotions ?

Comprendre les aspects émotifs, l’engagement dans la relation, la conduite des relations langagières ou physiques liées à la réalisation de la tâche par le professionnel comme par le non-professionnel peut, dans certaines situations de service, prendre le pas sur la dimension plus cognitive (Cerf et Falzon, 2005 : 7).

Pour tenter d’approcher ces compétences incarnées (Clot et Leplat, 2005), la participation active du professionnel lui-même devient une condition sine qua non. L’autoconfrontation croisée associe judicieusement les agents dans le processus de recherche en leur permettant de s’interroger et de se confronter sur leur propre activité, ouvrant des espaces de développement potentiel (Clot, 1999 ; Clot et al., 2001). Il s’agit d’explorer le processus de pensée et l’engagement du corps à partir de situations remises « en extériorité » par la médiation de l’activité filmée. Cette nouvelle situation « méta » permet aux professionnels de repérer les gestes professionnels et de mettre des mots sur leurs propres cadres de références qui les conduisent dans l’action (Libois et Mezzena, 2008).

Situation analysée par les professionnels engagés dans l’action

Dans cet article, nous avons fait le choix de nous centrer sur l’autoconfrontation simple de l’éducatrice, puis de passer directement à l’autoconfrontation croisée entre elle et son collègue, pour arriver à la dimension collective des échanges. Ce sont les étonnements de l’éducatrice sur les traces de son activité qui permettront un développement possible des manières de faire du collectif retreint.

Contexte de l’activité

L’action se déroule dans un foyer semi-ouvert pour jeunes en difficulté offrant un accompagnement ponctuel et ritualisé. L’intervention éducative vise à favoriser l’autonomisation des jeunes arrivant à leur majorité civile. Nous nous situons dans le contexte du départ d’un résidant, Claude. Il participe à sa dernière réunion hebdomadaire avec les autres jeunes et deux éducateurs, Jean et Irène. Jean est le référent de Claude. Il est très investi relationnellement avec ce jeune. Il est également l’éducateur responsable de la structure éducative. Irène est présente ce soir-là en appui à Jean. Son ancrage professionnel principal se situe dans un autre foyer de la même fondation et elle n’intervient que ponctuellement dans ce lieu. Lors de cette réunion, un jeune anime la réunion (jeune A). Un point est introduit par l’éducateur Jean sur le départ de Claude. Ce dernier prend la parole pour dire au revoir.

Retranscription de la séquence d’activité réelle

Retranscription de la séquence d’activité réelle

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La controverse professionnelle sur le rappel de la règle

Dans son autoconfrontation simple, Irène commente l’activité visionnée en présence de la chercheuse. D’emblée, elle se dit fortement impressionnée par le positionnement de son collègue Jean. « En fait, là, je suis impressionnée comme Jean est tout de suite dans la règle. Moi, je suis complètement à l’ouest à ce moment-là. » Irène signifie quelque chose de l’ordre de l’incident dans le cours de l’action, comme une rupture dans le déroulement de l’activité. La déclaration du jeune (14) représente un fait inattendu qui déstabilise l’éducatrice. À cet égard, elle souligne le décalage important entre sa propre manière de vivre ce temps d’expression du groupe et celle de son collègue. Elle se dit impressionnée par les images qui relatent deux manières de faire, de réagir à ces quelques mots lancés par le jeune en partance. Plus précisément, elle est impressionnée par la posture de son collègue qui se rattache immédiatement à la règle (21). Ce n’est pas tant la question de la règle qui interroge Irène que le changement de registre dont fait rapidement preuve son collègue après la déclaration du jeune. C’est de la manière que Jean est affecté par la situation qui interpelle Irène. L’éducatrice indique un écart entre son propre positionnement et celui de son collègue : « De toute façon je n’aurais pas du tout pensé dire “en tout cas pas le jeudi soir”. » Cette affirmation forte témoigne d’une opposition soutenue dans leur façon de faire.

Irène poursuit son commentaire de l’activité en se disant à nouveau :

[…] impressionnée de voir Jean, qui a l’air, mais alors vraiment, beaucoup plus détaché que moi. A priori parce que je ne pense pas du tout que ce soit le cas, mais je suis impressionnée de voir comme il arrive à être très professionnel finalement dans ce moment-là.

L’éducatrice pose ici la question du vécu émotionnel dans l’action. Comment être professionnel dans une situation où l’émotionnel intervient en force ? Face à cet imprévu, Irène reste silencieuse tandis que Jean convoque dans l’action le règlement du foyer (21). Si elle présuppose que son collègue est bien affecté comme elle par la situation, en revanche elle constate une différence dans la façon dont ce vécu émotionnel agit sur l’activité. Elle précise qu’il parvient « à être très professionnel finalement dans ce moment-là », comme si le professionnalisme relevait ici d’un exercice périlleux à l’issue incertaine.

Ce commentaire suggère qu’être professionnel lorsque l’émotion s’invite dans l’activité ne va pas de soi. Les éducateurs adoptent deux modèles de dégagement émotionnel dans le vif de l’action, l’un par le silence, l’autre par le rappel de la règle. C’est néanmoins le rappel à l’ordre qui est perçu par l’éducatrice, dans l’après-coup de l’action, comme la réponse professionnellement adaptée. « Je me souviens de m’être dit “ah ouais il se souvient qu’il faut rappeler la règle, enfin de rappeler les trucs qu’il faut rappeler, c’est très bien”. » Le détachement et le rappel de la règle représentent aux yeux de l’éducatrice des gestes professionnels adéquats dans une telle situation émotionnellement agissante. Pourtant, lorsqu’elle revient sur sa propre activité et interroge son ressenti, l’éducatrice se pose en dissonance par rapport à cette ligne d’action.

Irène est prise émotionnellement par la déclaration du jeune et elle se trouve hors du cadrage proposé par Jean lorsqu’il rappelle la règle. C’est également ce dernier qui, dans la foulée, rappelle la caisse communautaire (29).

Ah ! je ne suis pas du tout connectée ! Je savais que c’était moi qui devais en parler, mais alors j’étais mais déconnectée, mais vraiment, je vois à quel point je l’étais, je ne me suis pas du tout sentie à ce point-là en… Je sais pas comment on dit, pas dans la réunion.

Cette situation marquée par l’absence de temps investi pour accueillir la déclaration du jeune est inconfortable pour l’éducatrice.

Pour moi, le passage « c’est la fin de Claude, on passe à la caisse communautaire », pour moi, ça va trop vite. En même temps, je comprends que l’on ne peut pas rester quinze ans sur Claude, mais oui, moi, j’en suis toujours un peu… Bon ben il part, il part, ben il part ! J’en suis encore là et ça me fait bizarre, de hop « bon ben on va parler de la caisse communautaire », qui est vraiment un truc ultra pratique, pas du tout dans l’émotion, enfin… Alors moi j’ai de la peine à me, à faire ce passage-là aussi rapide. Mais apparemment je suis un petit peu la seule !

Lors de l’autoconfrontation croisée, tandis que les deux professionnels visionnent ensemble les images, Jean relève les différents mouvements du corps de l’éducatrice, qu’il interprète comme le passage d’une ouverture à une fermeture. Il pressent ainsi que sa collègue est dans une retenue :

Ouais, dans la position de ton corps, où t’es d’abord ouverte comme ça, pis tout d’un coup, tu te rassembles et pis tu te touches le visage, comme pour retenir, comme ça, quelque chose qui pourrait sortir… C’est marrant, c’est joli, comme si tu guettais ce que j’allais lui dire, et puis lui les réponses qu’il allait donner, puis toi, tu te dis « j’interviens, j’interviens pas », et en même temps touchée.

En lui faisant part de ses observations, Jean offre à Irène l’occasion de verbaliser en retour son ressenti à l’égard de sa façon de faire. Irène, comme lors de l’autoconfrontation simple, exprime son étonnement à l’égard du rappel si rapide de la règle face à la déclaration du jeune :

Je suis surprise, comment toi t’es… T’es dans le… Enfin, comme tu reviens dans les règles et… Je me dis « tiens il… ». Et c’est bien parce que c’est vrai que moi… C’est un départ qui me touche assez et je suis… et ça m’interpelle comment toi tout de suite tu reviens… pas tout de suite, mais y a un moment donné, ben faut rappeler la règle, qu’il ne peut pas revenir le jeudi soir. Je me dis « tiens il est plus en avance que moi dans le… Il a déjà passé ce moment, touché, et puis hop il rembraie », alors que moi, je mets plus de temps à rembrayer.

L’éducatrice ouvre une controverse sur leur manière respective d’accueillir l’émotion suscitée par la parole du jeune. Jean, en rappelant le règlement du foyer, n’en fait pas un événement potentiellement porteur d’effets à des fins éducatives, c’est-à-dire un incident à partir duquel travailler avec les jeunes sur les affects mobilisés dans la situation. Irène pour sa part aurait souhaité prendre du temps pour mettre au travail cette dimension affective et l’autoconfrontation lui offre l’occasion de nommer cette activité empêchée à son collègue. Irène indique par là même qu’il existe une autre voie d’action possible.

En cherchant à esquiver l’émotion produite par la déclaration du jeune, l’éducateur prend acte de l’émotionnel mobilisé dans la situation et en ce sens, il n’évite pas l’émotionnel qui surgit dans son activité (15). Il compose avec cet imprévu survenu dans le cours de l’action et prend le parti de ne pas s’étendre sur ce ressenti. C’est effectivement la difficulté de s’étendre sur le départ du jeune qui paraît à l’oeuvre dans l’activité de l’éducateur.

J’étais aussi dans le fait d’être touché, mais en même temps… Est-ce que c’est parce que je suis là tous les jeudis soirs et que je dois passer de « je suis en colère parce que, par ce que je suis en train de vivre » et en même temps « je dois garder le cap par rapport au cadre et je dois jouer toujours » avec « je suis en colère, faut que je l’exprime, mais je dois garder le cap », donc il faut aussi que je mette un petit peu de règles de nouveau.

À partir de cette activité contournée par l’éducateur découle une action détournée, qui amène le cours de l’action dans une autre direction faite d’activité empêchée pour les jeunes et d’activité contrariée pour l’éducatrice. Aucun autre possible n’est amorcé ou même envisagé dans cette situation qui fait la part belle au rappel du cadre comme une activité qui s’est réalisée après un conflit, entre plusieurs activités rivales (Clot, 2001). C’est ce détournement-là qui est repéré par Irène à la fois comme un acte professionnel en accord avec la prescription et comme un acte regretté, car manquant une occasion d’utiliser l’émotion générée par l’exclamation du jeune (« […] je vous adore » (14)) comme terreau fertile à un acte éducatif professionnalisé.

Le choix effectué par l’éducateur devient intelligible tandis que l’on se situe dans l’activité qui le préoccupe. Son activité est en prise avec un affect intrus qui lui laisse entrevoir deux alternatives : prendre le temps d’accueillir la déclaration du jeune ainsi que les émotions qui l’accompagnent ou poursuivre en rappelant le cadre. La responsabilité qui lui incombe de devoir tenir la réunion dans la longueur le pose comme garant du cadre. « Se régler », c’est ici ne pas risquer de se laisser submerger par l’émotionnel lorsque les affects sont nommés et partagés. Les commentaires de l’éducateur expliquent sa difficulté à faire office de référence dans des espaces flottants où l’émotionnel peut faire intrusion. Jean nous indique que la difficulté de son travail consiste à trouver la juste mesure entre émotion et règle. Dans cette perspective, esquiver l’émotion concrétise une stratégie pour tenir dans la situation.

Derrière la question de la juste pratique ou de la position professionnellement adéquate se cache celle de la normalisation des émotions et de leur expression dans l’action. L’activité de Jean nous dit que lorsque l’émotion fait irruption dans le cours de l’action, le risque de déstabilisation du collectif semble trop important, tel un phénomène incontrôlable et irrationnel mettant à mal la responsabilité du cadre éducatif. Dans le même temps, Irène nous montre qu’esquiver les affects peut ne pas apparaître satisfaisant du point de vue du métier.

Conclusion : l’autoconfrontation collective comme espace de développement et de renouvellement controversé des pratiques

Durant l’autoconfrontation collective avec l’équipe éducative, Irène revient sur cette séquence, elle insiste, mais se heurte à un mode d’action qui a tendance à s’accrocher au formel comme repère indispensable. Tenir le cap, poser les règles semblent être une ligne de conduite pour l’ensemble des acteurs, mais il reste d’autres espaces à investir pour l’éducatrice et c’est là que les choses embarrassent. L’activité implique de multiples dimensions qui échappent au cadre prévu. C’est ici que le métier se fait sentir et doit répondre à ce qui bouscule le préétabli. L’émotionnel, par son irrationalité, fait problème. Il échappe aux règles et affecte les professionnels qui peuvent se sentir pris par un événement. Avoir du métier pourrait être la capacité à transformer ce matériau qui surgit en vue d’un développement potentiel. C’est un exercice périlleux qui met sur la scène ce qui parfois blesse et demande à se dire en termes d’affects.

L’éducatrice s’appuie sur le mode d’action de son collègue sans parvenir à coconstruire avec leur différence. On pourrait même penser que sa position en retrait renforce la logique d’action de Jean, voire que celui-ci se sente « pris au piège » dans cette fonction normative. Cette séquence très courte est révélatrice d’une dynamique collective qui fonctionne, mais qui peine à se renouveler. Il en ressort un certain malaise difficilement explicable par les acteurs, qui empêche un renouveau de la pensée et de l’action. On pourrait penser que le modèle est si bien rodé que même les adolescents sont pris par cette dynamique, et qu’ils se plient à ce mode de fonctionnement. Sur le devant de la scène, tout suit son cours, mais en arrière-fond, de l’empêchement (Clot, 2001) se révèle :

Les modalités d’action sont des déplacements créateurs. La créativité désigne l’opération personnelle de réalisation de la norme prescrite. Elle est un détournement subjectif de la norme en vue de sa réalisation. Elle n’est « pas seulement une adaptation des moyens aux buts existants, mais l’instrument de la formation de nouveaux buts dégagés par les sujets du cours de leurs activités ».

Vygotski, 2003 : 119, cité par Le Blanc, 2007 : 43

À partir de pratiques qui participent de micro-événements de la vie ordinaire, l’acte éducatif témoigne de la recherche de maintien de normes socioéducatives, tout en prenant en compte ce qui advient singulièrement et qui bouscule l’activité comme une création productrice de sens pour le collectif et pour soi. L’expertise professionnelle consiste à déployer des ruses qui garantissent collectivement le cours de la normalité éducative tout en créant des écarts singuliers qui offrent le souffle nécessaire pour tenir et poursuivre. Être éducateur professionnel a à voir avec cette capacité à tenir le cadre tout en expérimentant, au sein de la vie ordinaire avec les jeunes, ces espaces de développement, cette souplesse qui permet le mouvement même de la vie.

L’autoconfrontation offre l’occasion de mettre en discussion l’investissement subjectif dans l’activité et de mettre en controverse les oppositions et les convergences entre pairs dans le déroulement de l’action. Au-delà de la mise en visibilité des manières de faire individuelles, c’est également une possibilité de mettre en débat la coordination collective des activités, de délibérer sur le métier, et l’analyse de l’activité ouvre par là même des perspectives indéniables pour un renouvellement démocratique des pratiques.