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Introduction

Les féministes ont été à l’avant-scène du mouvement visant à faire reconnaître le problème des violences faites aux femmes, notamment dans le contexte de leurs relations amoureuses. C’est d’ailleurs dans une perspective féministe que des centres se sont développés dans le but d’offrir des services d’aide et d’hébergement aux femmes victimes de violence conjugale (Mullender et Hague, 2001 ; Dubé, Rinfret-Raynor et Drouin, 2005). Au cours des dernières décennies, les professionnels dans d’autres milieux d’intervention ont été conscientisés à l’ampleur de phénomène de la violence conjugale et de ses conséquences pour les femmes et les enfants.

L’objectif du présent article est de faire état des résultats d’une étude exploratoire et qualitative[1] dont le but était de documenter les expériences de maternité des femmes vivant dans un contexte de concomitance de violence conjugale et de mauvais traitements envers les enfants. Outre d’explorer leur expérience de cette situation, ce projet portait sur les relations que les femmes entretiennent, en tant que mères, avec les services de santé et les services sociaux ainsi que sur leur perception des services offerts aux familles présentant une situation de concomitance. Comme d’autres articles ont présenté le cadre théorique de la recherche (Damant et al., 2008) et leur expérience (Damant et al., 2009), le présent article s’attarde aux résultats liés au dernier objectif. Les trois thèmes abordés ici sont les demandes d’aide et l’accès aux services, les cibles et les stratégies d’intervention, ainsi que l’attitude des intervenantes. Des suggestions pour l’amélioration de la pratique dans de telles situations sont apportées.

Problématique

Les services pour les femmes victimes de violence conjugale se sont traditionnellement développés dans une perspective féministe radicale (Damant et al., 2008), qui valorise l’expérience et le vécu partagé des femmes tout en favorisant le développement de leur capacité à reprendre contrôle sur leur vie (empowerment) et à s’affranchir de la violence et de l’oppression masculine. Cette approche a été critiquée pour sa tendance à universaliser l’expérience des femmes et pour ne pas tenir compte d’autres formes d’oppression comme celles reliées à la race, à la classe sociale ou à l’orientation sexuelle. L’influence du féminisme radical a bien souvent rendu « invisible » l’expérience de la maternité de ces femmes, en proposant une vision homogène de leur vécu et en occultant le fait que les femmes peuvent avoir des besoins différents, notamment en ce qui a trait à leur maternité (Krane et Davies, 2002). Or, les femmes qui ont des enfants ont des expériences particulières, ce qui remet en question l’idée qu’il existe un vécu partagé par toutes les femmes victimes de violence conjugale.

Néanmoins, les maisons d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence accueillent un grand nombre d’enfants et, compte tenu de la reconnaissance des effets de l’exposition à la violence conjugale, ils ont mis en place des interventions s’adressant spécifiquement aux enfants (Prud’homme, 1994 ; Mullender et al., 1998 ; Hague et al., 2000) ou aux capacités parentales des femmes (Humphreys et al., 2006 ; Fortin et al., 2007). Dans un article récent, Krane et Davies (2007) avancent que les intervenantes qui prennent en compte la maternité ont tendance à avoir recours au concept d’inégalité de pouvoir de façon similaire dans l’analyse des relations de couples et dans l’analyse des comportements adoptés par les femmes à l’endroit de leurs enfants, ce qui peut poser des difficultés notamment en ce qui concerne l’exercice de la discipline parentale. Ces observations soulignent l’importance pour les féministes de reconnaître les multiples identités des femmes victimes de violence et la complexité de leurs expériences.

Même si certaines critiques ont été apportées aux maisons d’aide et d’hébergement, ce sont néanmoins les services de protection de la jeunesse qui ont été le plus fréquemment accusés de ne pas prendre en compte la complexité de l’expérience des femmes victimes de violence conjugale. Ces services ont d’abord été critiqués pour leur tendance à ignorer ou à minimiser la présence de violence conjugale dans les familles et ses impacts sur les enfants (Mullender, 1996 ; Humphreys, 1999). Plus récemment, la reconnaissance sociale des conséquences de l’exposition à la violence conjugale s’est traduite par une inclusion de cette problématique dans les politiques et les pratiques en protection de la jeunesse (Humphreys et Stanley, 2006 ; Edleson et al., 2006 ; Rivett et Kelly, 2006), sans toutefois mener à des changements radicaux dans l’intervention auprès des familles. Dans ce contexte, la sécurité et le développement des enfants demeurent la principale préoccupation et les femmes sont surtout considérées dans leur rôle de mère en fonction de leur capacité à protéger et à prendre soin des enfants (Radford et Hester, 2001, 2006 ; Lapierre, 2008a). En effet, les résultats de nombreuses études démontrent que ces femmes peuvent être accusées de ne pas protéger les enfants ou de ne pas prendre soin de ces derniers de façon adéquate, tandis que les interventions ciblent peu les hommes et leurs comportements violents (Mullender, 1996 ; Magen, 1999 ; Featherstone et Peckover, 2007 ; Strega et al., 2008 ; Lapierre, 2008b). Les résultats de recherches rapportent également que ces femmes expriment généralement de la méfiance et des insatisfactions à l’égard des services de protection de la jeunesse (DeVoe et Smith, 2003 ; Lapierre, 2008b).

Au cours des années, des difficultés et des conflits ont été observés sur le terrain, particulièrement entre les services de protection de la jeunesse et les centres d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale (Lessard, Chamberland et Damant, 2003 ; Harper, 2007). Cependant, la situation des enfants exposés à la violence est maintenant perçue comme constituant une préoccupation commune et la collaboration entre les professionnels dans différentes ressources a été considérée comme une stratégie à privilégier afin de pallier les difficultés et améliorer la qualité et l’efficacité des interventions (Stanley et Humphreys, 2006 ; Harper, 2007). Certains auteurs soulignent néanmoins qu’une telle stratégie peut aussi mener à une surveillance accrue à l’endroit des femmes et de la façon dont elles exercent leur maternité (Davies et Krane, 2006).

L’intérêt grandissant pour la situation des enfants exposés à la violence conjugale a donc amené des changements dans les services pour les femmes et les enfants qui vivent dans un contexte de violence. Ces changements risquent d’avoir un impact sur les femmes et sur leurs expériences de la maternité, mais jusqu’à présent très peu d’études ont examiné le point de vue des femmes à cet égard (Radford et Hester, 2001).

Cadre théorique et méthodologique de l’étude

L’étude visait à explorer l’expérience de la maternité des femmes vivant dans un contexte de concomitance de violence conjugale et de mauvais traitements. Plus spécifiquement, elle tentait 1) de documenter les conditions matérielles, personnelles et sociales d’exercice de la maternité de ces femmes, 2) d’explorer, selon le point de vue des femmes, comment la violence conjugale affecte les expériences de maternité et est liée aux mauvais traitements envers les enfants, 3) de documenter l’expérience de ces femmes avec les services de santé et les services sociaux et 4) d’explorer comment le discours des femmes concernant l’exercice de la maternité dans un contexte de concomitance se traduit dans les actions qu’elles posent avec leurs enfants et avec les services de santé et les services sociaux.

Ce projet s’inscrit dans une perspective féministe intersectionnelle, un cadre théorique permettant de traiter, de façon cohérente, les quatre objectifs spécifiques de la recherche. Les chercheures féministes ont largement dominé la recherche sur la violence faite aux femmes (Dobash et Dobash, 2000 ; Mullender, 1996) et sur la maternité (Glenn, 1994 ; Snitow, 1992) et ont participé au développement des connaissances sur les mauvais traitements envers les enfants (Lavergne, Jacob et Chamberland, 2003 ; Bowker, Arbitell et McFerron, 1988). Quelle que soit la perspective féministe privilégiée, les chercheures mettent l’accent sur les expériences vécues par les femmes, incluent généralement leur discours et portent un regard critique sur les structures sociales et politiques qui influencent leurs expériences (Kelly, Burton et Regan, 1994 ; Maynard, 1994 ; Stanley et Wise, 1993). Dans le domaine de la violence, les féministes intersectionnelles ont critiqué les recherches s’inscrivant dans un cadre féministe radical pour leur représentation partielle des diverses réalités vécues par ces femmes (Damant et al. 2008 ; Davies et Krane, 2003 ; Featherstone, 1999), laissant peu de place, entre autres, pour expliquer les mauvais traitements commis par les femmes à l’endroit des enfants (Featherstone et Trinder, 1997). Les féministes intersectionnelles se réfèrent elles aussi aux concepts d’inégalité, de pouvoir et de contrôle pour expliquer la violence faite aux femmes et aux enfants. Toutefois, elles analysent les relations de pouvoir, conceptualisées de manière dynamique, contextuelle et multiple en fonction des inégalités, des partages ou des déséquilibres qui surviennent au sein des rapports sociaux, liés à l’âge, la classe sociale, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle ou le statut d’immigration. Par conséquent, elles étudient non seulement les relations de pouvoir asymétriques entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les parents et les enfants (Featherstone et Trinder, 1997) et entre les femmes et les organismes de services avec lesquels elles sont en contact. Dans ce contexte, les femmes ne sont plus envisagées uniquement à travers le prisme de la victime passive ; elles sont plutôt conceptualisées comme des agentes actives à la fois dans la mobilisation des ressources pour assurer leur protection et celle de leur enfant, mais également, dans certaines situations, dans les mauvais traitements envers l’enfant. En outre, les féministes intersectionnelles dans le domaine de la maternité ont aussi insisté sur la diversité des expériences vécues par les femmes (Krane et Davies, 2002 ; Featherstone, 1999 ; Glenn, 1994). S’inscrivant dans cette perspective, Glenn (1994) propose de définir la maternité (mothering) comme une relation, culturellement et historiquement variable, à travers laquelle un individu prend soin (nurture and care) d’un autre individu ; la maternité est expérimentée dans divers contextes sociaux, variant en fonction des ressources et des contraintes matérielles et culturelles. C’est cette définition qui a été retenue dans le cadre de la présente recherche.

L’adoption d’une approche exploratoire et qualitative et le recours à des entrevues semi-structurées ont permis de cerner la complexité des expériences vécues par les femmes victimes de violence, tout en donnant à ces femmes l’occasion de parler de ces expériences dans leurs propres mots (Davis et Srinivasan, 1993). Les entrevues abordaient les thèmes suivants : 1) les conditions concrètes de l’exercice de la maternité (conditions matérielles, soutien social, etc.) ; 2) leurs expériences subjectives de la maternité ; 3) leurs relations avec leurs enfants ; 4) leurs relations avec le ou les pères des enfants ; 5) leurs relations avec les services de santé et de services sociaux ; 6) les liens qu’elles perçoivent entre la violence conjugale, les expériences de maternité et les mauvais traitements envers les enfants ; 7) les stratégies adoptées par les femmes pour se protéger et pour protéger leurs enfants ; 8) leurs représentations de la maternité, de la paternité et de l’enfance. Toutes les participantes devaient avoir été victimes de violence conjugale au cours des 24 mois précédant l’entrevue, avoir au moins un enfant âgé de moins de 18 ans, qui avait été victime de mauvais traitements au cours de cette même période. Elles devaient aussi avoir eu recours aux services de santé ou aux services sociaux, que ce soit de façon volontaire ou non. Le recrutement s’est fait par l’entremise d’intervenantes de maisons d’hébergement, de CSSS (CLSC) et de centres jeunesse.

L’échantillon était composé de 27 femmes, âgées entre 26 et 50 ans. La majorité des participantes étaient nées au Québec (n = 25) et l’une d’entre elles était autochtone ; les deux autres participantes étaient originaires d’Europe de l’Est. Les femmes qui composaient l’échantillon avaient entre un et sept enfants, pour une moyenne de 2,7 enfants par femmes ; les enfants étaient âgés entre 1 et 26 ans. La majorité de ces femmes (n = 23) étaient séparées du conjoint violent au moment de l’entrevue ; 13 l’étaient depuis moins d’un an, quatre, depuis un à deux ans et quatre, depuis plus de deux ans. Parmi les quatre participantes encore en lien avec leur conjoint violent, une seule vivait avec celui-ci au moment de l’entrevue ; les trois autres étaient hébergées dans une ressource d’aide pour femmes vivant de la violence conjugale. Contrairement à ce que nous souhaitions au départ, l’homogénéité de la composition de l’échantillon (en termes de classe sociale, d’origine ethnique, d’orientation sexuelle ou autres diversités d’expérience) ne nous a pas permis d’utiliser l’approche intersectionnelle au maximum de ses capacités d’analyse.

Les données ont été recueillies entre février 2006 et juillet 2007. Le choix du lieu de l’entrevue était à la convenance des femmes afin de créer les conditions idéales à leur participation. De ce fait, la majorité des répondantes ont été rencontrées à leur domicile. La durée des entrevues a varié entre 90 et 120 minutes. Elles ont été enregistrées puis retranscrites intégralement sous forme de verbatim. L’analyse des données a été effectuée à l’aide du logiciel N’Vivo. L’analyse de contenu utilisée s’inspire de la méthode proposée par L’Écuyer (1990) qui implique la préparation du matériel recueilli, le développement d’une grille de codification et la codification de l’ensemble des données par deux juges. Des accords interjuges ont été effectués afin d’assurer la validité de l’analyse de contenu.

Les demandes d’aide et l’accès aux services

Dans l’ensemble, les participantes ont été en contact avec un grand nombre d’intervenantes (de 2 à 14 intervenantes) dans différentes ressources (de 2 à 8 ressources), incluant les CLSC, les maisons d’hébergement, les services policiers, les centres jeunesse, les centres hospitaliers et le système d’éducation (écoles, centres de la petite enfance, etc.). Les motifs invoqués lors des premières demandes d’aide sont variés, mais ne font généralement pas référence à la violence conjugale ou aux mauvais traitements à l’égard des enfants, à l’exception des demandes formulées auprès des maisons d’hébergement et des services policiers et judiciaires. Pour certaines femmes, le vécu de violence n’a jamais été évoqué, tandis que pour d’autres femmes la problématique de violence a été considérée après plusieurs contacts avec les services ; le sujet étant généralement abordé par les intervenantes plutôt que par les femmes elles-mêmes.

Les données démontrent que c’est surtout en lien avec leur rôle de mère que les femmes consultent les services de santé et les services sociaux, sans toutefois mentionner qu’elles étaient victimes de violence conjugale et qu’elles devaient exercer leur maternité dans ce contexte particulier. Par exemple, le motif le plus fréquemment à l’origine des demandes d’aide adressées aux CLSC est sans conteste le bien-être des enfants. De plus, huit participantes ont demandé de l’aide auprès du personnel de milieux éducatifs (écoles et centres de la petite enfance) concernant des difficultés d’apprentissage ou des problèmes de comportements observés chez leurs enfants, incluant des problèmes avec l’autorité et la discipline, l’hyperactivité et la violence. Une participante avait aussi inscrit ses enfants à la garderie dans le but d’avoir du répit.

La réticence des femmes à demander de l’aide en lien avec la violence conjugale ou les mauvais traitements à l’égard des enfants semble être liée à une méfiance à l’égard des services, particulièrement ceux de la protection de la jeunesse. En effet, plusieurs participantes ont exprimé la peur de se faire retirer la garde de leurs enfants. Néanmoins, la moitié des participantes ont dû être en contact avec les services de protection de la jeunesse, parmi lesquelles neuf femmes ont participé au signalement. Peu de femmes ont donc eu à composer avec un signalement initié par un tiers sans qu’elles en soient préalablement avisées.

Comme mentionné ci-dessus, la violence à l’endroit des femmes et des enfants était à l’origine de la quasi-totalité des demandes d’aide formulées auprès des maisons d’hébergement et des services policiers et judiciaires. Cela est cohérent avec la mission et l’expertise des maisons d’hébergement :

Fait que j’t’arrivée à la maison d’hébergement pour un dépannage. Ça a pris 30 secondes à l’intervenante pour eh… pour décoder ce qui se passait avec moi.

Les services policiers ont presque toujours été sollicités au moment d’un épisode de violence conjugale important, afin de mettre un terme aux comportements violents et non dans le but de porter plainte contre leur conjoint. Cependant, certaines femmes ont communiqué avec services judiciaires (procureurs, avocats, aide juridique et les centres d’aide aux victimes d’actes criminels) avec l’intention de porter plainte contre leur conjoint. Finalement, certaines femmes se sont adressées aux services judiciaires afin de faire valoir leurs droits concernant une séparation ou la garde de leurs enfants. Deux femmes ont eu recours à une maison de la famille comme lieu d’échange supervisé lors des contacts entre les enfants et leur ex-conjoint.

La façon dont les femmes formulent leurs demandes d’aide influence l’élaboration des stratégies d’intervention, mais les données posent également un regard sur la perception qu’ont les femmes de la façon dont les professionnelles évaluent les situations et définissent les cibles d’intervention en lien avec la mission de leur établissement.

Les cibles et les stratégies d’intervention

Comme nous l’avons déjà relevé, plusieurs participantes ont rapporté ne pas avoir fait référence à leur vécu de violence lors de leurs demandes d’aide, et pour certaines d’entre elles le vécu de violence n’avait jamais été évoqué ou avait seulement été considéré après plusieurs contacts avec les services. Dans les situations où la violence conjugale n’avait pas été dépistée ou prise en compte, les interventions avaient tendance à porter sur d’autres problématiques et à individualiser les problèmes auxquels les femmes et les enfants faisaient face, qu’il s’agisse de toxicomanie, de problèmes de santé mentale, d’habiletés parentales, d’hyperactivité ou de décrochage scolaire. À cet égard, plusieurs participantes ont souligné les limites des interventions qui ne mettent pas l’accent sur le problème de violence, puisqu’elles risquent de ne pas assurer la sécurité et le bien-être des femmes et des enfants :

[L’intervention] ne change rien, car les enfants continuent à vivre de la violence à la maison.

De plus, les interventions qui ne sont pas sensibles à la problématique de violence conjugale peuvent accroître la vulnérabilité des femmes et des enfants. Par exemple, une participante a rapporté qu’au moment d’une demande d’admissibilité à la prestation de sécurité du revenu, l’intervenante a entrepris des démarches pour percevoir la pension alimentaire à laquelle la femme avait renoncée afin de se protéger contre la violence exercée par le père de ses enfants dans le contexte postséparation.

Dans certaines situations où les interventions ciblent les habiletés parentales, l’accent est mis sur la façon dont les femmes exercent leur rôle de mère, sans tenir compte du fait que ces femmes sont aussi victimes de violence, que cela complexifie leurs expériences de la maternité et peut avoir un impact sur leurs capacités parentales. Cela risque donc de créer des insatisfactions en regard des interventions mises en place :

Elle ne voyait pas la violence. Le problème, c’était moi encore. Moi, déjà que je pensais que c’était moi, ben elle en plus… Pis mon mari aussi. Fait que je n’en sortais pas. Pis ce n’est pas par mauvaise foi qu’elle faisait ça. C’est qu’elle a rien vu. […] parce que je ne peux pas croire qu’elle ne peut pas connaître ça la violence conjugale.

Il semble que l’absence de reconnaissance de la violence vécue constitue un thème important lorsque les femmes sont en contact avec les services de protection de la jeunesse, qui, compte tenu de leur mission, semblent se centrer sur le bien-être des enfants plutôt que d’intervenir sur les situations de façon plus globale en considérant et intervenant sur les causes des situations :

Dans le sens que j’aurais aimé…, c’est sûr qu’ils ne pouvaient pas m’appuyer en tant que femme en couple. Eux autres, ils étaient là pour les enfants.

Dans ces circonstances, les femmes peuvent se voir retirer la garde de leurs enfants par les services de protection de la jeunesse pour ce qui est perçu comme étant de mauvaises raisons :

Mais tsé, moi, je le savais pourquoi il était comme ça… Ce n’était pas lui qu’il fallait venir chercher… Saisis-tu ? C’est son père… C’est ça que j’aurais aimé, c’est qu’ils devinent…

De façon générale, même si les femmes n’abordent pas spontanément la question de la violence conjugale et des mauvais traitements, il semble que l’identification de ceux-ci et leur prise en compte au moment de l’intervention influencent la satisfaction des femmes à l’égard des différents services. Cependant, certaines participantes ont rapporté que les intervenantes rencontrées en maisons d’hébergement ont reconnu leur vécu de violence, mais n’ont pas tenu compte de leurs expériences en tant que mères :

Y’a vraiment pas toutes les maisons d’hébergement qui sont faites pour les femmes qui vivent de la violence conjugale. Les femmes, j’dirais que oui, les mères, non. Les mères pas du tout. […] Surtout, dans ces maisons-là, moi, j’suis pas capable de cadrer plus que deux semaines parce que j’me fais mettre à la porte.

De plus, certaines participantes avaient reconnu avoir eu des comportements violents à l’égard de leurs enfants dans le contexte de violence conjugale, sans toutefois avoir eu accès à des services leur permettant de mieux gérer leur agressivité ou leur violence :

Parce que, des fois, je leur dis « je le sais que avec ce que j’ai vécu, oui, je suis un petit peu devenue violente, mais involontairement » […] Le CLSC pis la DPJ aussi en voient. Ils doivent sûrement en avoir du monde qui ont vécu, pis qui ont pogné des trucs ou quoi que ce soit, pis que ça l’a fonctionné. Ils ont sûrement des clés, des outils à donner au monde là.

Finalement, un certain nombre de participantes ont expliqué que la violence et ses effets se font souvent ressentir sur une longue période, identifiant ainsi des besoins à plus long terme, notamment en ce qui à trait à leur sécurité et à celle de leurs enfants :

On est ben quand les gars ils vont en prison… Mais quand ils sortent calique ! On est là ! Il peut bien y avoir des meurtres de… En tout cas ! […] Non, non. Mais moi, j’ai dit, je vais écrire un livre, calique, je vais leur dire !

De façon générale, les participantes ont donc reproché aux professionnelles consultées de ne pas avoir considéré la situation dans son ensemble. Néanmoins, plusieurs femmes ont estimé que les ressources consultées ont fourni les services attendus et elles étaient surtout satisfaites lorsque les intervenantes les ont considérées à la fois en tant que femmes victimes de violence conjugale et en tant que mères, avec toute la complexité que cela requiert. Cela s’est traduit par une reconnaissance de leurs expériences, de leurs compétences parentales et des actions posées à l’égard de leurs enfants, ainsi que par l’apport d’un soutien approprié et d’outils pouvant faciliter l’exercice de leurs responsabilités parentales. Dans certains cas, cela s’est également traduit par un soutien à plus long terme :

Ça a été la meilleure chose pour moi parce que je continuais à faire des visites […] Ça m’a permis de vraiment, à la maison, quand j’avais du stress, j’avais même leur numéro de cellulaire. Pour avoir quelqu’un. Sans avoir quelqu’un que je ne connais pas au bout du fil. Ils savaient déjà ce que j’vivais…

Notons que les interventions qui ont suscité des commentaires positifs de la part des participantes semblent davantage faire référence aux pratiques individuelles des intervenantes rencontrées plutôt qu’à une ressource particulière.

L’attitude des intervenantes

En plus des cibles et des stratégies d’intervention, l’attitude des intervenantes semble avoir eu une incidence sur l’appréciation de l’aide reçue, toutes ressources confondues. Selon les participantes, une attitude positive est décrite dans les termes suivants : écoute, complicité, respect de leur rythme, patience, non-jugement, accueil et collaboration. À l’exception du système judiciaire, la présence d’une telle attitude a été identifiée dans toutes les ressources, incluant les services de protection de la jeunesse :

J’ai même eu le soutien de la DPJ parce qu’à l’automne, il y a eu un signalement, c’est… [fille1] était en pleine crise à l’école. C’est elle qui a comme faite « il se passe de quoi… ». Pis, j’ai rencontré le monsieur de la DPJ, pis là, il dit « on va régler les affaires, on va vous aider, on ne vous tapera pas sur la tête ». Il a comme compris qu’est-ce qui se passait pis il dit « on va vraiment vous donner un bon support ».

Quant aux maisons d’hébergement, elles ont souvent été perçues comme un lieu essentiel de prise de parole et d’échanges.

À l’inverse, les résultats montrent qu’une attitude sentie comme négative ou hostile devient une source importante d’insatisfaction. C’est le cas, par exemple, lorsque les femmes sont prises à partie par les policiers en tant qu’agresseurs plutôt que victimes, quand elles ne sont pas crues par la personne censée les aider, ou quand leurs demandes de répit sont interprétées comme une incapacité à s’occuper de leurs enfants. D’autres éléments ont aussi été mentionnés, incluant le non-respect de leur rythme, les pressions dont elles font l’objet pour dénoncer leur conjoint, l’impossibilité de retirer leur plainte et les abus de pouvoir par certaines intervenantes. La plupart des attitudes négatives rapportées concernent les services de protection de la jeunesse et le système judiciaire.

Discussion et conclusion

Cet article a mis en lumière le point de vue de femmes victimes de violence sur les services de santé et les services sociaux avec lesquels elles ont été en contact. Les résultats révèlent d’abord que ces femmes ont été en contact avec plusieurs intervenants dans différentes ressources, ce qui est cohérent avec les résultats d’autres recherches dans ce domaine (Dubé, Rinfret-Raynor et Drouin, 2005). Les motifs invoqués lors des premières demandes d’aide sont variés, mais ne font généralement pas référence à la violence conjugale ou aux mauvais traitements à l’égard des enfants, et, pour certaines femmes, la problématique de violence n’a été considérée qu’après plusieurs contacts avec les services. Pour d’autres femmes, la violence n’a jamais été évoquée, ni par les femmes ni par les intervenantes des diverses ressources.

Le fait que c’est surtout concernant des questions en lien avec leur rôle de mère que les femmes ont consulté les services de santé et les services sociaux suggère que celles-ci étaient préoccupées par la santé et le bien-être de leurs enfants, bien qu’elles n’évoquent généralement pas la présence de violence conjugale ou de mauvais traitements. Cependant, il semble que la méfiance que les femmes entretiennent à l’égard des services, particulièrement à l’égard des services de protection de la jeunesse, amène celles-ci à articuler leurs demandes d’aide autour de difficultés qui risquent moins d’enclencher un signalement ou des mesures de protection. En effet, seulement les demandes formulées auprès des maisons d’hébergement et des services policiers et judiciaires mentionnent explicitement le problème de violence. Ces observations sont cohérentes avec les résultats d’études réalisées aux États-Unis et au Royaume-Uni (DeVoe et Smith, 2003 ; Peckover, 2003 ; Lapierre, 2008b), mais soulèvent des questions importantes concernant la conceptualisation de l’exposition à la violence conjugale comme une forme de mauvais traitements et l’obligation pour les intervenantes dans les différentes ressources de signaler la situation de tous les enfants exposés à la violence conjugale. Plus particulièrement, cet élément soulève des questions quant aux conséquences possibles d’un tel mandat de contrôle social sur les maisons d’hébergement ; cette obligation de signaler amène les maisons d’hébergement dans une logique de contrôle social, qui les éloigne entre autres des principes de base de l’intervention féministe. Ces données semblent confirmer les appréhensions élaborées par Davies et Krane (2006).

Même si les femmes n’abordent généralement pas spontanément la question de la violence conjugale et des mauvais traitements, il semble que l’identification de ceux-ci et leur considération dans l’intervention influencent la satisfaction des femmes à l’égard des différents services. Ces données mettent en lumière la pertinence de se questionner sur la prise en compte de la violence conjugale dans les différents services de santé et de services sociaux, comme l’ont souligné d’autres auteurs (Hester, 2006). Les professionnelles qui dépistent et tiennent compte de la violence peuvent développer des stratégies d’intervention qui sont mieux adaptées aux besoins des femmes et des enfants.

De façon générale, les participantes ont donc reproché aux professionnelles consultées de ne pas avoir considéré les situations dans leur ensemble, incluant les multiples identités des femmes et la complexité de leurs expériences. D’une part, plusieurs professionnelles semblent avoir d’abord vu les participantes comme étant des mères et ont proposé – et parfois imposé – des interventions centrées sur leurs enfants ou sur leur exercice de la maternité, sans tenir compte du fait qu’elles devaient exercer leur maternité dans un climat de violence et de pauvreté. Cela peut s’expliquer en partie par la façon dont les participantes ont formulé leurs demandes d’aide. Mais cela suggère aussi une vision réductrice de la maternité, qui met l’accent sur la façon dont les femmes prennent soin de leurs enfants et extrait les relations mère-enfant du contexte social dans lequel elles évoluent. Ces observations sont cohérentes avec la critique féministe des services de protection (Krane, 2003 ; Lapierre et al., 2008).

D’autre part, certaines participantes ont rapporté que les intervenantes en maisons d’hébergement ont reconnu leur vécu de violence, mais n’avaient pas tenu compte de leurs expériences en tant que mères. Ces données supportent les résultats des travaux de Krane et Davies (2002, 2007) qui avancent que la maternité peut être « invisible » dans des maisons d’hébergement, puisque ces organismes s’adressent davantage aux femmes en tant que femmes et conjointes.

Dans l’ensemble, les résultats de la recherche dressent le portrait de services qui mettent l’accent sur une seule des identités des femmes, sans toutefois placer l’expérience des femmes et leur empowerment au centre de l’intervention, qui sont pourtant les principes de base de l’intervention féministe auprès des femmes victimes de violence, approche largement préconisée en violence conjugale entre autres dans la Politique du gouvernement du Québec (Gouvernement du Québec, 1995).

Le fait de valoriser l’expérience des femmes et de les reconnaître en tant qu’expertes par rapport à leur vécu en tant que femmes et en tant que mères permettrait de développer une meilleure compréhension de leur situation, ce qui permettrait également de mettre en place des stratégies d’intervention plus appropriées pour les aider. Cela exige l’adoption d’une attitude positive, telle qu’elle est décrite par les participantes – incluant l’écoute, la complicité, le respect de leur rythme, la patience, le non-jugement, l’accueil et la collaboration. Une telle approche favoriserait l’empowerment individuel de ces femmes.

Au-delà de cela, le point de vue des participantes révèle l’absence d’une intervention féministe qui valoriserait le vécu partagé des femmes et le développement de leur capacité à reprendre contrôle sur leur vie de façon collective. En effet, aucun propos des femmes ne nous a permis d’identifier qu’une analyse de la construction sociale de la maternité avait été faite par les intervenantes rencontrées. De plus, aucun des propos rapportés ne laissait voir une collectivisation de la violence conjugale ou de la situation globale de ces femmes. Bien que les entrevues n’aient pas été faites auprès des intervenantes et que nous ne puissions donc pas préjuger de l’intervention faite, ce résultat mériterait de vérifier cet aspect. Selon l’approche féministe, la collectivisation de la problématique permettrait aux femmes de réaliser qu’elles ne sont pas les seules à faire face à de telles difficultés, mais pourrait aussi donner à ce groupe une voix et un pouvoir de parole qui pourrait influencer leur mobilisation collective pour revendiquer la disponibilité et l’organisation de ressources mieux adaptées pour mieux répondre à leurs besoins.