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Au Canada, depuis le milieu du xxe siècle, les peuples autochtones ont été assujettis aux régimes de protection de la jeunesse mis sur pied par chaque province. Les répercussions négatives de cet assujettissement sur les peuples autochtones sont bien connues. De nombreux enfants autochtones ont été retirés de leur communauté pour être placés dans des familles d’accueil non autochtones ou pour être adoptés par celles-ci[1]. Pour ces enfants, il s’agit d’une rupture non seulement avec la famille biologique, mais aussi avec leur culture et leur communauté d’origine.

Dans le présent article, nous voulons attirer l’attention sur un aspect particulier de cette problématique. Les peuples autochtones ont des conceptions de la famille qui diffèrent de la conception occidentale, centrée sur la famille nucléaire, qui est prévalente dans la société québécoise. Le décalage entre ces conceptions permet d’expliquer certains dysfonctionnements du système de protection de la jeunesse lorsqu’il est appliqué aux peuples autochtones. À cet égard, la question de l’adoption coutumière est l’un des points de friction majeurs. Témoin d’une conception distinctive de la famille, l’adoption coutumière est méconnue, voire rejetée, par les principaux acteurs du système québécois de protection de la jeunesse.

Nous examinerons donc, dans un premier lieu, la place de l’adoption coutumière dans les conceptions autochtones de la famille. Nous analyserons la réaction du système de protection de la jeunesse face à ces conceptions, pour ensuite évaluer les possibilités d’adapter le système existant. Nous évoquerons enfin la reconnaissance de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones en matière de protection de la jeunesse comme solution permettant une meilleure prise en considération de leurs conceptions de la famille.

La famille autochtone et l’adoption coutumière

La grande diversité de formes que prend la famille contemporaine témoigne des multiples changements sociaux qui ont cours actuellement au sein de nos sociétés modernes. Toutefois, peu importe la configuration qu’elle peut prendre, dans toutes les sociétés, la famille y joue un rôle essentiel. En effet, comme principal moteur du processus de socialisation primaire, la famille porte en elle les valeurs, les règles, les normes qu’une société souhaite préserver et transmettre aux générations futures. C’est elle aussi qui transmet la langue et qui fournit le code indispensable pour comprendre et communiquer avec le monde qui nous entoure. On peut dire que la famille représente, d’une certaine manière, le creuset de notre culture et de notre identité. Cela dit, même si aujourd’hui encore, les parents sont considérés comme étant les premiers responsables de la transmission de ces normes et de ces valeurs, on admet que les responsabilités de la famille sont également partagées par d’autres institutions qui gravitent autour de l’enfant. Dans cette conception de la famille, les membres de la famille élargie, comme les oncles, tantes et grands-parents ont habituellement des rôles et responsabilités secondaires. Par exemple, « Selon les représentations dominantes, un grand-parent joue avec ses petits-enfants, les gâte et assiste la vraie personne à charge : le parent. Cette forme moderne de la grand-parentalité est basée sur le plaisir et sur du temps de qualité ayant pour cadre des relations non contraignantes, libres et consenties » (Olazabal et Desplanques, cité par Sigouin, Charpentier et Quéniart, 2010 : 119). En effet, comme le précisent Sigouin et ses collègues (2010), on s’attend généralement à ce que les grands-parents et plus précisément la grand-mère puisse faire profiter de son expérience aux jeunes parents, tout en veillant à le faire avec tact, sans jamais donner l’impression de vouloir imposer ses propres manières de faire ou de se substituer à eux.

Si nous avons pris le temps de mettre en lumière certaines des représentations de la famille contemporaine, c’est que la conception du rôle et des responsabilités de la famille élargie, et en particulier du rôle des grands-parents, diffère totalement de celle que l’on retrouve au sein des familles autochtones.

Dans les sociétés autochtones, la famille doit être considérée comme l’institution centrale. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, elle englobait tout l’univers social des autochtones, c’est-à-dire qu’elle constituait le pôle de la vie sociale, économique et politique de la nation. Certes, la vie familiale autochtone, à l’instar des familles québécoises, a subi de grands changements au cours des dernières décennies, mais il serait tout à fait inapproprié de présumer que les transformations de la famille vont ou iront dans le même sens que celles des sociétés occidentales.

En effet, même si les sociétés autochtones empruntent à la modernité, cela ne doit pas nous laisser croire qu’elles sont pour autant inscrites dans un processus universel où la rationalité économique et l’individualisme viendraient nécessairement structurer les fondements de l’ordre social (Martin, 2009). Au contraire, la famille autochtone peut très bien se moderniser sans être fatalement contrainte d’assimiler le ou les modèles de la famille occidentale. Cette vision de la société autochtone, qui évolue sans nécessairement converger avec les sociétés occidentales, découle de la théorie sociologique de l’action historique. Selon Guy Rocher, l’action historique pourrait être définie comme étant « l’ensemble des activités des membres d’une société, qui sont de nature ou qui sont destinées à provoquer, intensifier, freiner ou empêcher des transformations de l’organisation sociale dans sa totalité ou dans certaines de ses parties » (Rocher, 1992 : 395). Les travaux de recherche de Martin (2009, 2003), fondés sur cette théorie appliquée aux sociétés autochtones, démontrent que ces sociétés « exercent sur elles-mêmes[,] à travers leurs pratiques sociales, notamment collectives, une action réflexive par laquelle ils écrivent leur présent et deviennent donc les auteurs de leur propre histoire » (Martin, 2009 : 445), et par extension de leur propre modernité[2]. L’étude que nous avons menée au sujet de la reconnaissance du savoir autochtone au sein des pratiques des intervenants sociaux innus (Guay, 2010), fondée sur cette même théorie, a permis de mettre en évidence que ce travail réflexif est possible parce que les autochtones puisent à un bagage de connaissances tacites qui fonctionne comme un schème de référence culturel. Nous avons également démontré que ce schème de référence est surtout composé de valeurs acquises durant l’enfance, si bien que ce sont les valeurs culturelles qui créent un pont entre le passé et l’avenir et qui permettent aux autochtones de s’assurer que leurs pratiques de gestion du social, qu’elles soient éducatives, de guérison, de chasse ou autres, soient toujours profondément enracinées dans leur culture. Bref, à la lumière de ce qui vient d’être dit, nous pouvons affirmer que la conception de la famille autochtone et les modes de régulation qui en découlent évoluent en tirant parti des éléments de la culture et de la tradition sans pourtant tourner le dos à la modernité.

Nous ne prétendons pas donner une description exhaustive de cette conception, notamment parce qu’elle est liée à une structure de parenté complexe et difficilement appréhensible par un allochtone. De plus, les sociétés autochtones, faut-il le rappeler, sont loin de constituer un ensemble homogène. En effet, chacune possède sa propre réalité sociale et culturelle, si bien que la conception de la famille peut très bien varier d’une communauté à l’autre et au sein même d’une communauté. Cela dit, nous pouvons souligner certains traits distinctifs fréquemment illustrés dans la littérature.

Pour les autochtones, la famille est l’unité biologique constituée par les parents et les enfants vivant dans un même foyer. Mais elle a aussi un sens beaucoup plus large et devient alors un réseau étendu de grands-parents, de tantes, d’oncles et de cousins. Dans beaucoup de collectivités des Premières Nations, on considère que les membres du même clan forment une famille, même si les liens de parenté sont difficiles à retracer et remontent parfois à un ancêtre commun appartenant à une époque mythique.

CRPA, 1996 : 12

Cela signifie que chaque individu est relié de manière inextricable à sa communauté d’appartenance par un réseau complexe de relations diverses incluant les liens de sang, de clan ou de tribu. De plus, ces relations sont gouvernées par des règles strictes qui déterminent la place, le rôle et les responsabilités de chacun au sein de la famille et de la communauté (Baikie, 2009). Cela dit, il y a d’autres façons pour les autochtones d’établir des liens de parenté ou de quasi-parenté. En effet, traditionnellement, l’adoption permettait en quelque sorte d’élargir le système de parenté. L’adoption pouvait être temporaire ou permanente, mais dans tous les cas, elle permettait à l’individu de s’assurer d’un vaste réseau de connaissances apparentées fort utiles dans ses déplacements sur le territoire. En effet, la structure complexe de liens et d’obligations garantissait un réseau de relations régi par un devoir de partage et d’entraide essentiel à la survie sur le territoire.

Encore aujourd’hui, l’adoption est une pratique fréquente dans la plupart des collectivités autochtones, qu’il s’agisse des Premières Nations ou des Inuit[3],[4]. Par exemple, dans certaines communautés, « un couple fertile acceptera de laisser adopter l’un de ses enfants à sa naissance par un couple sans enfant, créant ainsi, pour toute la vie, un lien spécial entre les deux familles » (CRPA, 1996 : 13). Chez les Innus, l’adoption coutumière est toujours considérée comme une forme d’entraide au sein de la communauté (Guay, 2010). De même, chez les Inuit, il existe actuellement différentes formes de circulation des enfants que l’on regroupe habituellement sous le vocable d’« adoption coutumière » (ou « traditionnelle ») ou de « fosterage[5] ».

Par exemple à Kuujjuarapik, le « fosterage » prend toutes sortes de dimensions. Il peut être quasi permanent, provisoire, intermittent. Tout dépendant des besoins de la mère (ou de la famille) biologique et des disponibilités des foster-parents. Car le fosterage s’avère être un moyen mis en oeuvre par la famille pour aider un de ses membres, et ce, peu importent les motifs justifiant le recours à cette aide.

Martin, 2001 : 315

Ces formes diversifiées de circulation des enfants autochtones constituent un aspect important des conceptions autochtones de la famille et elles sont possibles grâce aux rôles qui sont généralement dévolus aux membres de la famille élargie et plus particulièrement aux grands-parents. En effet, comme l’explique Baikie, « […] within the Indigenous community the grandparents and other members of the extended family have obligations and expectations to be meaningfully involved in decision-making [regarding the development of the child] » (Baikie, 2009 : 55). Ainsi, la prise en charge des enfants par les grands-parents est un phénomène courant au sein des sociétés autochtones, qui ne peut se comprendre que par le système d’obligations réciproques relié à la structure de parenté complexe que nous avons décrite plus haut. L’article de Sigouin et de ses collègues fait état de plusieurs recherches menées sur le rôle et les responsabilités des grands-parents inuit à l’égard de leurs petits-enfants. Celles-ci font nettement ressortir que « les grands-mères inuit sont extrêmement sollicitées au sein de la famille et accumulent généralement une multiplicité de responsabilités et de fonctions qui leur sont attribuées par le simple fait d’être grands-parents » (Fuller-Thomson, 2005, cité par Sigouin, Charpentier et Quéniart, 2010 : 123). Ces responsabilités et fonctions s’actualisent dans les faits à travers les différentes modalités de circulation des enfants au sein des communautés autochtones, que ce soit à travers l’adoption coutumière ou les différentes formes de fosterage.

Cela dit, en employant ces terminologies, il faut être conscient que ces types d’« adoption » ne produisent pas nécessairement les mêmes effets que l’adoption de droit civil (Lavallée, 2011). Il est même possible que des concepts autres que l’adoption, par exemple l’idée de tutelle ou de délégation de l’autorité parentale, puissent assurer une meilleure traduction en droit québécois du régime d’adoption coutumière chez certains peuples autochtones. L’adoption coutumière ou le fosterage s’effectue généralement sans formalité et elle n’est pas confidentielle. De plus, elle n’a pas pour effet de briser le lien de filiation initial, même si elle peut avoir pour effet d’ajouter un nouveau lien de filiation, notamment chez les Inuit.

Dans plusieurs provinces et territoires du Canada, l’adoption coutumière est reconnue par le système juridique canadien. Ce sont tout d’abord les juges qui ont assuré cette reconnaissance, en se fondant sur les doctrines du droit impérial britannique qui ménagent un espace pour les systèmes juridiques des peuples colonisés (Grammond, 2003 : 287-291 ; Grammond, 2010 ; Baldassi, 2006 ; Commission du droit du Canada, 2006). Aujourd’hui, les lois du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et de la Colombie-Britannique prévoient divers mécanismes pour reconnaître l’adoption coutumière (Fournier, 2011). En Colombie-Britannique et au Yukon, cette reconnaissance est accordée par le tribunal. Par contre, aux Territoires du Nord-Ouest, ce sont des commissaires choisis en fonction de leur connaissance personnelle des coutumes des communautés autochtones qui accomplissent cette tâche, ce qui évite aux juges non autochtones d’avoir à se prononcer sur le contenu des systèmes juridiques autochtones.

Au Québec, la tendance lourde est cependant d’affirmer que les règles du Code civil régissent l’adoption de façon exhaustive et que toute adoption réalisée en marge des dispositions du code serait illégale, ce qui exclurait l’adoption coutumière (Lavallée, 2011), malgré certaines décisions isolées en sens inverse[6]. Le fait qu’en droit civil la filiation est établie par la loi et ne peut faire l’objet d’ententes ou de transactions entre individus (on dit qu’elle est « indisponible ») renforce cette méfiance des acteurs québécois envers une conception de la famille et de la filiation qui leur est étrangère. Devant cette situation, les peuples autochtones du Québec ont réclamé, depuis au moins vingt-cinq ans, que l’État reconnaisse explicitement la validité de l’adoption coutumière (Fournier, 2011). Au moyen d’une entente administrative, les Inuit ont pu obtenir que le Directeur de l’État civil enregistre les adoptions coutumières comme si les parents adoptifs étaient les parents biologiques. Cependant, la légalité et le bien-fondé de cette entente sont régulièrement remis en question par divers intervenants (Bédard, 2007). Devant le peu de progrès réalisé, certains peuples autochtones affirment maintenant que la reconnaissance de leurs coutumes en matière d’adoption est un droit protégé par la Constitution, que le Québec ne pourrait nier (Otis, 2011). Or, en juin 2012, le gouvernement du Québec a déposé à l’Assemblée nationale un projet de loi qui, entre autres choses, permettrait de reconnaître officiellement les adoptions coutumières autochtones, selon un mécanisme qui présente certaines similarités avec celui des Territoires du Nord-Ouest[7].

La famille autochtone et l’adoption coutumière face au système de protection de la jeunesse au Québec

La surreprésentation des enfants autochtones parmi les enfants assujettis à un régime de protection de la jeunesse a fait l’objet de nombreuses études. Selon l’étude la plus récente, réalisée en 2008, les enfants autochtones représentent 2 % de tous les enfants québécois, mais ils représentent 10 % des enfants qui font l’objet d’un placement en dehors de leur foyer en vertu du régime de protection de la jeunesse (Sinha et al., 2011 : 5 ; voir aussi Blackstock et Trocmé, 2005). C’est donc dire que les enfants autochtones sont cinq fois plus susceptibles de faire l’objet d’un placement que les enfants non autochtones. Dans plusieurs autres provinces, ce taux est de dix à vingt fois plus élevé. Ces études font également ressortir le fait que les enfants autochtones sont plus susceptibles d’être signalés pour des motifs de négligence, mais qu’ils sont moins susceptibles de l’être pour des motifs de violence ou d’abus sexuels. De plus, les enfants autochtones sont retirés de leur famille et placés en famille d’accueil ou en adoption dans une proportion beaucoup plus importante que les enfants non autochtones (Blackstock, Trocmé et Bennett, 2004).

Comment expliquer cette sombre réalité ? Tout d’abord, on ne saurait nier que la pauvreté, la mauvaise condition des logements et les problèmes de toxicomanie qui sont endémiques dans les communautés autochtones contribuent à expliquer l’incidence plus élevée des signalements pour négligence. De plus, Blackstock et Trocmé (2005) expliquent que les enfants et les familles autochtones sont aux prises avec des problèmes sociaux, économiques et culturels beaucoup plus importants que l’ensemble des jeunes Canadiens et Québécois, mais qu’ils ont beaucoup moins de ressources pour y faire face, si bien que les organisations autochtones n’ont souvent pas les moyens nécessaires pour mettre de l’avant des mesures créatives leur permettant d’intervenir en amont des situations problématiques. C’est ce qui explique, comme nous l’avons déjà mentionné, que le placement en famille d’accueil, censé être une mesure de dernier recours, devient, au sein de ces communautés, d’un usage plus fréquent (Guay et Grammond, 2010). Enfin, l’incompréhension des cultures autochtones par les travailleurs sociaux non autochtones explique en partie la surreprésentation des enfants autochtones dans le système de protection de la jeunesse (Kline, 1992 ; Sinclair et al., 2004 : 207-210). En effet, certaines études soutiennent que les travailleurs sociaux non autochtones auraient tendance à juger plus sévèrement des parents autochtones ou à associer la négligence à la pauvreté apparente du ménage. Des intervenants autochtones rencontrés dans le cadre de notre étude ont rapporté, par exemple, que des intervenants non autochtones considéraient que tous les parents devaient se procurer un certain nombre d’objets et « faire une chambre » pour leur nouveau-né avant même la naissance de celui-ci, alors que cela n’est pas vu comme une priorité chez les autochtones. La pratique de certains parents autochtones de coucher leurs enfants dans un hamac, directement issue de la tradition, suscite également des réactions négatives (Guay, 2010). Dans les faits, les intervenants autochtones semblent devoir travailler sans relâche pour que le personnel de la DPJ s’ajuste à leur représentation de la réalité, à leur mode de vie et à leurs valeurs culturelles.

La méconnaissance ou le rejet des particularités des conceptions autochtones de la famille contribue à exacerber le problème. À titre d’exemple, l’adoption coutumière d’un enfant a souvent été considérée comme la preuve de l’abandon de celui-ci, ce qui est un motif d’intervention des autorités de protection de la jeunesse[8]. Pis encore, certains intervenants non autochtones en sont venus à considérer l’adoption coutumière comme intrinsèquement dangereuse, étant donné qu’elle n’est pas encadrée par l’État (Bédard, 2007). Faire fi de cette conception autochtone de la famille occulte le rôle et les responsabilités de la famille élargie et plus particulièrement des grands-parents dans l’éducation et la protection des enfants autochtones. En effet, comme nous l’avons expliqué plus haut, confier un enfant à un membre de la famille élargie est une manière acceptable d’en prendre soin. Dans notre étude, plusieurs intervenants autochtones nous ont expliqué que les grands-parents acceptent souvent d’avoir la garde de leurs petits-enfants, mais quand on leur propose l’adoption légale, ils ne sont pas d’accord et cela les conduit à se désinvestir. La majorité des intervenants autochtones rencontrés souhaiteraient que l’adoption coutumière soit reconnue, notamment parce qu’elle permettrait de maintenir plus d’enfants au sein de leur communauté et de préserver les liens familiaux et culturels (Guay, 2010).

On pourrait penser que les intervenants autochtones sont en désaccord avec le système de protection de la jeunesse. Or, il n’en est rien. L’un des premiers constats qui ressortent du discours des intervenants que nous avons interrogés est le fait que la majorité d’entre eux sont en principe d’accord avec l’idée du devoir de protection des enfants qui se trouve au coeur du système de protection de la jeunesse. Dans les faits, ce qui poserait problème n’est pas tant le fondement de la Loi elle-même que la manière dont celle-ci est appliquée dans leur communauté. À cet égard, la révision de la Loi, en 2006, qui a introduit des délais maximaux à l’intérieur desquels les tribunaux sont contraints de définir des projets de vie permanents pour chaque enfant faisant l’objet d’un placement, suscite de vives inquiétudes dans la plupart des communautés autochtones. En effet, ces nouvelles dispositions rendraient la Loi encore plus rigide, laisseraient beaucoup moins de marge de manoeuvre et se traduiraient dans les faits par une augmentation du nombre d’enfants autochtones placés à l’extérieur de leur communauté d’appartenance (Guay et Grammond, 2010 ; Guay, 2010). Certes, la Loi stipule que les décisions prises à l’égard d’un enfant doivent continuer de viser à maintenir ou à retourner l’enfant dans sa famille d’origine et que si un placement doit être envisagé, tout doit être mis en oeuvre pour placer l’enfant auprès des personnes qui lui sont significatives, notamment ses grands-parents ou les membres de sa famille élargie. Cela dit, les décisions doivent également tendre à assurer le plus rapidement possible un projet de vie permanent, si bien que ce sont les besoins de continuité et de stabilité de l’enfant et l’urgence d’intervenir rapidement qui guident dans les faits l’action des professionnels (Tessier, 2006) au détriment des liens familiaux et culturels. Au Québec, une des conséquences importantes de la mise en oeuvre des nouvelles dispositions de la Loi est que le « concept de projet de vie permanent » « se résume bien souvent à l’élaboration d’un projet d’adoption » (Goubau et Ouellette, 2006 : 4) que les programmes de banques mixtes viennent renforcer[9]. On comprendra que pour l’enfant autochtone qui fait l’objet de telles mesures, cela signifie, bien entendu, la rupture des liens avec sa famille d’origine et sa culture. Pourtant, la Loi prévoit d’autres options comme le placement à long terme ou la tutelle, qui seraient plus sensibles aux réalités autochtones, mais ces dernières semblent d’emblée écartées par les professionnelles des services de protection de l’enfance qui considèrent que la permanence et la stabilité ne peuvent s’actualiser qu’à travers l’adoption plénière (Ouellette et Goubau, 2009). Cette adéquation entre projet de vie et adoption fait l’objet de nombreuses critiques. Pour Ouellette et Goubau (2009), par exemple, elle conduit bien souvent les travailleurs sociaux à travailler à rompre les liens familiaux et à sécuriser les liens avec les futurs parents adoptifs plutôt qu’à intensifier les liens avec les parents biologiques et la famille élargie en vue d’une réintégration. D’autres ont également souligné que l’adoption légale ne constituait pas un gage de permanence (Steinhauer, 1991) et qu’elle était tout à fait insensible aux réalités des sociétés autochtones (Sinclair, 2009).

L’adaptation des lois, une solution ?

On peut légitimement se demander s’il ne suffirait pas d’exiger des acteurs du système de protection de la jeunesse qu’ils prennent en considération les conceptions autochtones de la famille dans leur action quotidienne. L’expérience démontre cependant qu’une telle voie est parsemée d’embûches. Modifier la loi peut être tout à fait inefficace si le fonctionnement quotidien du système est fortement imprégné des valeurs et des pratiques des divers intervenants. À titre de comparaison, on a constaté que la réforme des principes de détermination de la peine adoptée par le législateur fédéral en 1996, qui visait à réduire le recours à l’emprisonnement, n’a pas eu les effets escomptés, car elle n’a pas réussi à modifier les comportements concrets des acteurs du système (Jodouin et Sylvestre, 2009).

En réaction à un arrêt de la Cour suprême du début des années 1980 qui avait minimisé l’importance de l’identité autochtone d’un enfant dans les décisions qui le concernent, toutes les provinces canadiennes ont modifié leurs lois sur la protection de la jeunesse pour indiquer que l’identité autochtone d’un enfant est un facteur pertinent dont il faut tenir compte lorsqu’on évalue ce qui est dans son meilleur intérêt (Sinclair et al., 2004 : 233-239). Par exemple, l’article 2.4(5o)c) de la loi québécoise indique que toute décision doit être prise en tenant compte des « caractéristiques des communautés autochtones ». Les lois de certaines autres provinces contiennent des directives plus précises. L’article 37(4) de la loi ontarienne prévoit :

La personne tenue, en application de la présente partie, de rendre une ordonnance ou de prendre une décision dans l’intérêt véritable d’un enfant Indien ou autochtone tient compte de l’importance de maintenir l’identité culturelle de l’enfant en reconnaissance du caractère unique que revêtent la culture, le patrimoine et les traditions propres aux Indiens et aux autochtones.

L’article 57(5) de cette loi indique d’ailleurs que lorsqu’un enfant autochtone doit être placé, on doit privilégier, en ordre de priorité, un placement au sein de sa famille élargie, au sein de sa bande ou de sa communauté ou au sein d’une autre famille autochtone. Par ailleurs, afin de favoriser la participation de la communauté autochtone dans l’identification de mesures appropriées pour la protection de l’un de ses enfants, les lois de plusieurs provinces exigent qu’une invitation à participer aux procédures soit transmise à la communauté (voir, par exemple, l’art. 39(1)(4.) de la loi ontarienne).

Or, l’analyse des décisions rendues par les tribunaux démontre que les juges n’hésitent pas à autoriser l’adoption d’un enfant autochtone par une famille non autochtone (Harris-Short, 2012 : 99-112). Dans un arrêt rendu en 1999, la Cour suprême semble s’être fondée principalement sur la situation économique des parents adoptifs non autochtones pour trancher en leur faveur[10]. Au Québec, le ton a été donné par un arrêt de la Cour d’appel rendu en 2004, qui portait sur une situation où un enfant autochtone avait été placé depuis sa naissance dans une famille d’accueil non autochtone[11]. Même si le juge de première instance avait refusé la demande d’adoption de la famille d’accueil au motif que la DPJ n’avait pas fait suffisamment d’efforts pour trouver une famille d’accueil autochtone, la Cour d’appel a inscrit son désaccord et indiqué qu’il fallait tenir compte principalement de l’attachement de l’enfant à la famille d’accueil au sein de laquelle elle habitait depuis l’âge de 12 jours. Il est possible que le très jeune âge de l’enfant lors de son placement ait été un élément déterminant, mais l’affaire a tout de même servi de précédent dans plusieurs autres cas (Lavallée, 2011, par. 45-50 ; Grammond, 2003 : 390-397)[12]. On peut même mentionner un cas où un juge de la Saskatchewan a invalidé une politique de cette province qui exigeait le consentement d’une communauté autochtone avant d’autoriser l’adoption d’un enfant membre de cette communauté, parce que cela violerait les droits de l’enfant protégés par la Charte canadienne des droits et libertés[13].

Il faut tout de même nuancer : certaines décisions québécoises récentes témoignent d’une plus grande sensibilité envers l’identité et la culture autochtones en matière de protection de la jeunesse. Dans une décision rendue en 2009, la Cour d’appel du Québec a affirmé que l’intérêt de l’enfant comprenait le droit d’appartenir à sa communauté d’origine[14]. Plus récemment, la Cour du Québec a accordé la tutelle d’une enfant autochtone à sa grand-mère[15].

Les régimes autochtones de protection de la jeunesse

La modulation du système québécois de protection de la jeunesse risque donc de n’être qu’un leurre si elle ne débouche pas sur la reconnaissance de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones dans ce domaine. Depuis le début des années 1980, des agences autochtones de protection de la jeunesse existent dans les autres provinces et territoires du Canada. À titre d’exemple, le Mi’kmaw Family and Children’s Services of Nova Scotia applique la loi dans toutes les réserves de cette province, alors qu’au Manitoba, il existe un réseau d’agences autochtones de protection de la jeunesse, supervisées par trois agences régionales autochtones (Sihna et al., 2011 : 7-19 ; Harris-Short, 2012 : 95-99 ; Bostrom, Rogan et Asselin, 2008 ; Hudson et Mckenzie, 2003). Selon Sinclair et al. (2004 : 222-227), de telles agences sont mieux en mesure de saisir les besoins et de comprendre la culture des communautés qu’elles desservent. Leur personnel est en grande partie composé d’autochtones qui peuvent interpréter la loi d’une manière qui est plus compatible avec la culture autochtone. En fait, il est reconnu que les communautés autochtones qui possèdent un plus grand degré d’autonomie dans leur gouvernance interne présentent de meilleurs indicateurs socioéconomiques (Cornell et Kalt, 1992 ; Commission du droit du Canada, 2006). Cette autonomie leur permet d’infléchir leur développement dans un sens compatible avec leurs valeurs. Sur le plan pratique, l’autonomie des peuples autochtones en matière de protection de la jeunesse permet à ceux-ci de donner effet à leurs conceptions de la famille sans avoir à les décrire ou à les justifier auprès des non-autochtones.

Au Québec, les exemples de régimes autochtones de protection de la jeunesse sont rares. Il est vrai que depuis 2001, la Loi sur la protection de la jeunesse a été modifiée (à l’article 37.5) pour permettre au gouvernement de conclure une entente avec une communauté autochtone en vue de la mise sur pied d’un système séparé de protection de la jeunesse. Certaines communautés atikamekw ont mis sur pied un tel système. Cependant, l’expérience demeure aujourd’hui au stade de projet pilote et aucune entente selon l’article 37.5 n’a été conclue. De plus, l’organisme atikamekw doit rendre des comptes au centre jeunesse de la région. Certaines autres communautés, comme Uashat mak Mani-Utenam, possèdent un centre de services sociaux qui s’est vu déléguer certaines fonctions relatives au système de protection de la jeunesse. Cependant, il s’agit de délégations partielles (par exemple, à Uashat mak Mani-Utenam, il ne s’agit que de l’application des mesures). De toute manière, dans tous les cas de délégation, les décisions finales sont toujours systématiquement contrôlées par la DPJ non autochtone (Guay, 2010).

La mise sur pied d’agences autochtones de protection de la jeunesse n’est cependant pas une panacée si ces agences doivent impérativement appliquer la loi provinciale, qui, à bien des égards, ne reflète pas leur culture et leurs conceptions de la famille. La plupart des agences autochtones du pays fonctionnent en vertu d’une politique du gouvernement fédéral qui exige que ces agences appliquent la loi de leur province (Sinclair et al., 2004 : 223, 227-228). Le fait que, dans les provinces autres que le Québec, la moitié des enfants autochtones canadiens visés par les lois de protection de la jeunesse soient sous la garde d’agences autochtones peut être vu comme un signe de progrès, mais aussi comme le constat qu’une autonomie dans un cadre limité n’a pas pu enrayer la surreprésentation des enfants autochtones dans le système (Harris-Short, 2012 : 113-119). Pour employer un langage imagé, il ne suffit pas d’embaucher des autochtones pour appliquer la « loi des Blancs ». Néanmoins, on assiste de plus en plus au développement de systèmes qui ne sont pas soumis à cette politique, notamment dans le cadre de traités d’autonomie gouvernementale (par exemple, le traité Nisga’a ou les ententes d’autonomie au Yukon). Dans ces cas, les balises que l’agence autochtone doit respecter sont beaucoup plus générales et le peuple autochtone concerné jouit alors d’une liberté bien plus grande pour concevoir un système de protection de la jeunesse compatible avec sa culture.

Au Québec, même lorsqu’il s’agit de conclure une entente selon l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse, la volonté de l’État de circonscrire la marge de manoeuvre d’éventuelles agences autochtones est bien marquée. Même si l’article 37.5 permet explicitement la mise sur pied d’un régime qui diffère de la loi, pourvu qu’il en respecte les grands principes, le ministère de la Santé et des Services sociaux a élaboré une politique selon laquelle aucune entente ne sera conclue à moins qu’elle ne reproduise certains éléments très détaillés de la Loi, comme la description des motifs de compromission (art. 38), et que la communauté ne remplisse un nombre imposant de conditions préalables, tels le développement d’une politique sociale et la mise en place de services psychosociaux courants (sans qu’un financement additionnel ne soit octroyé), de mécanismes de collaboration avec les organismes externes et d’un programme de formation et de soutien clinique des intervenants. On peut se demander si des exigences aussi précises n’auront pas pour effet de compromettre la réalisation de l’objectif de l’article 37.5, c’est-à-dire la mise sur pied de systèmes qui reflètent la culture autochtone.

Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir pour assurer la reconnaissance des conceptions autochtones de la famille et plus particulièrement de l’adoption coutumière. Il semble que la voie privilégiée soit celle d’une véritable autonomie autochtone en matière de protection de la jeunesse, non seulement sur le plan administratif, mais aussi quant aux types d’intervention et aux normes à appliquer. Le succès de cette autonomie dépendra aussi du niveau et des critères d’attribution du financement qui lui sera associé. Si ce financement est trop faible ou s’il est dirigé uniquement vers le placement d’enfants en famille d’accueil, les autochtones seront réduits à reproduire le système actuel et ses carences.