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Au cours des dernières décennies, la recherche sociale, à l’image de la recherche en santé, a été dominée par un modèle qui semble de plus en plus imposer sa voie et sa vérité, celui des données probantes, des evidence-based practice (EBP). Ce sont les recherches de ce type qui ont la cote auprès de nombreux décideurs, désireux de mieux gérer les risques sociaux, voire de les prévenir, et espérant ainsi rationaliser les coûts et hausser l’efficience de leurs politiques, programmes et interventions (Couturier, Gagnon et Carrier, 2009). C’est tout particulièrement « en raison de son aura de rationalité scientifique [que] ce processus semble pour certains plus transparent, apolitique et rationnel » (Couturier, Gagnon et Carrier, 2009: 194).

Parallèlement, et paradoxalement, la recherche semble de moins en moins la prérogative des scientifiques, des universitaires et des chercheurs. Depuis déjà quelques décennies, d’importants mouvements sociaux en interrogent explicitement les enjeux et les finalités (Lengwiler, 2008 : 193). De fait, certaines orientations de la science sont débattues en regard des enjeux qu’elles soulèvent sur les plans épistémologique, éthique et politique. Daniel Weinstock rappelle avec justesse que derrière la production de données probantes, donc derrière le choix des objets et des devis de recherche, il y a des noeuds décisionnels qui sont tout sauf neutres et exempts de valeurs (2010 : 6).

Un certain nombre d’enjeux se profilent quant à une plus grande participation des gens et des communautés aux recherches qui les concernent. Nous en soulèverons trois. Premièrement, on peut s’interroger sur les répercussions sociales et politiques découlant d’une pratique de la recherche qui demeure encore trop souvent enfermée dans une logique d’experts, éloignée des citoyens et des communautés. De la même manière, on peut se questionner sur les conséquences d’une science qui manque d’intrants extérieurs et qui décide encore généralement en vase clos, et ce, malgré le fait que l’époque soit favorable aux grands partenariats. Comme le souligne Daniel Weinstock : « on doit donner plus de place aux processus délibératifs en accordant plus de place à la participation du public » (2010 : 7). Les apports d’une plus grande participation peuvent être multiples en regard des enjeux à caractère sociopolitique et sont en mesure d’orienter les choix de recherches futurs. Comme le notent Plottu et Plottu, dans une démarche d’évaluation ayant des finalités émancipatrices attendues, la participation citoyenne peut par exemple engendrer, d’une part, un « gain pour la société lié à un citoyen mieux informé, plus impliqué dans l’action publique, qui débat ses idées avec autrui conduisant à une meilleure compréhension des valeurs animant la société. D’autre part, des bénéfices pour la collectivité liés à une mise en oeuvre facilitée des recommandations de l’évaluation » (2009 : 38).

Deuxièmement, la recherche dominée par le modèle des EBP soulève des enjeux éthiques majeurs, notamment lorsqu’il s’agit de travaux centrés sur les facteurs de risque et de vulnérabilité. On présume que la société veut se protéger desdits risques et les prévenir, sans remettre en question les a priori qui balisent ces études ni les effets qui découlent de tels travaux. En effet, même si les participants demeurent volontaires, certains travaux sur les facteurs de risque – et les interventions en santé publique qui en découlent – génèrent trop souvent des effets de ciblage et de responsabilisation personnelle, engendrant ainsi divers problèmes d’étiquettes, de stigmates et de discrimination (Massé, 2006). Massé encourage d’ailleurs un partenariat plus créatif entre les acteurs concernés sur les questions que soulèvent les enjeux éthiques des recherches et des programmes centrés sur les risques et les vulnérabilités (Massé, 2006 : 271).

Troisièmement, nous aimerions souligner qu’il y a une pertinence épistémologique, dans le champ de la santé et des services sociaux, à vouloir inclure le point de vue des premiers concernés, leur compréhension de leur expérience, et leurs savoirs expérientiels et pratiques (De Goer, Ferrand et Hainzelin, 2008 : 164). Ici, nous ne parlons pas uniquement des personnes comme sujets, dans des études qualitatives qui souscrivent à une approche compréhensive (Charmillot et Dayer, 2006). Nous parlons des personnes et des communautés concernées comme partenaires dans le processus même de recherche, et dont la présence active peut aider à lutter contre les disparités et les inégalités qui les concernent depuis des lustres, telles les Premières Nations (Makosky Daley et al., 2010 : 704). En excluant les principaux intéressés du processus de recherche, on se coupe de connaissances quant aux solutions possibles à de nombreux problèmes sociaux et de santé (McAll, 2008). La présence des principaux concernés aux différentes étapes d’une étude offre plusieurs atouts, en amont comme en aval du processus. En amont, cela permet de mieux établir la pertinence et l’orientation des devis; durant le processus, on peut croiser et confronter au besoin les savoirs. En aval, et sans être une garantie absolue, offrir une place aux humains concernés dans la démarche de recherche peut améliorer les pistes de solution et générer un meilleur impact sur les pratiques (Champagne, 2010). On peut dès lors s’interroger sur le fait que, nonobstant les nombreux partenariats existants, les principaux intéressés sont encore trop souvent exclus, tout particulièrement du déroulement des projets, et des phases critiques que sont la collecte et l’analyse des données.

Les divers enjeux qui viennent d’être soulevés, tout en interrogeant les visées plus traditionnelles de la recherche, permettent de mieux situer l’intérêt grandissant en sciences sociales, comme dans d’autres sciences, pour une recherche plus participative. Cet intérêt va de pair avec un appel à une plus grande participation citoyenne qui traverse les sociétés développées (Blondiaux, 2008). Dans des sociétés où la démocratie représentative apparaît de plus en plus minée et en perte de crédibilité, les espaces de discussion et de délibération sont espérés, attendus, et le monde de la recherche ne fait pas exception à ce phénomène.

Rappelons cependant que la recherche avec les gens a quand même une longue histoire. Elle s’appuie sur diverses traditions occidentales, qui remontent au pragmatisme en philosophie, à la recherche-action, à la recherche émancipatrice liée aux luttes de libération au Sud comme au Nord, à la recherche partenariale, puis, plus récemment, à l’évaluation participative et d’empowerment ainsi qu’aux recherches favorisant le croisement des savoirs entre chercheurs et participants (Anadón et Savoie-Zajc, 2007; Cousins et Whitmore, 1998).

Cette mise en contexte faite, rappelons que l’étiquette « participatif » ne présume en rien du niveau de participation recherché et réel, et on ne peut nier que le risque d’instrumentalisation de la participation dans le processus existe. Si, dans certains cas, les participants deviennent eux-mêmes des cochercheurs, dans d’autres études, ils vont simplement légitimer la démarche. Il appert également qu’il est difficile de générer une participation suffisante si le dispositif de recherche ne prend pas en compte dès le départ des conditions nécessaires pour la faciliter.

Afin d’en arriver à une plus grande participation, il va de soi que les rapports entre les chercheurs et les participants doivent être modifiés. Ce changement dans les rapports renvoie à un certain nombre de facteurs facilitant la réalisation de telles recherches. Ces facteurs peuvent être vus comme des conditions de réalisation et ils sont parfois difficiles à mettre en oeuvre : il faut, entre autres, disposer du temps et des ressources humaines nécessaires; adapter son mode de fonctionnement aux parties en présence, qui sont de cultures distinctes dans bien des situations; apprendre à modifier le calendrier et le rythme de l’étude en fonction de cette participation; établir un climat de confiance nécessaire à un contexte de recherche qui exige beaucoup de chaque partie en présence (Mongeau, Champagne et Liben, 2007; René, Laurin et Dallaire, 2009).

La question de la formation est aussi régulièrement soulevée. Former les gens concernés aux diverses étapes et procédures de recherche semble un défi majeur. On pense ici à la réalisation d’entrevues, au traitement qualitatif des données et à leur analyse. L’exemple de l’équipe de Makosky Daley et al. (2010), qui a travaillé avec des communautés autochtones, fait bien ressortir l’importance de la formation si l’on veut que les communautés concernées soient parties prenantes à toutes les étapes de la démarche, tout en préservant la rigueur nécessaire à une étude scientifique. Dans une évaluation participative, le développement d’un point de vue évaluatif par les acteurs concernés nécessite également une formation préalable (Plottu et Plottu, 2009).

Au final, même dans les meilleures conditions, la participation active des personnes et des communautés au processus de recherche se révèle un défi de tous les instants, ce qui a bien souvent comme conséquence d’en limiter l’expérimentation. En plus des facteurs identifiés précédemment, on ne peut faire abstraction de la méfiance qui traverse les rapports entre les chercheurs et les participants/citoyens/communautés : quant à leur rôle respectif; aux compétences qui y sont sollicitées; à l’expertise qui est amenée par chacune des parties; aux logiques d’intérêts qui prévaudront au terme de la démarche, et qui pourraient instrumentaliser le travail de chaque partie. On ne peut non plus éviter les questionnements qui entourent la rigueur et la validité de certaines démarches participatives (Longtin, 2010).

En cohérence avec la mission de la revue, notre appel à contributions faisait état d’une recherche participative dont les finalités visent à soutenir le développement démocratique des pratiques sociales. Dans cette perspective, notre vision des finalités de la recherche participative était la suivante : 1. être centrée sur les besoins et les intérêts des personnes et des communautés qui ne disposent pas des ressources pour entamer par elles-mêmes un processus de recherche; 2. favoriser la rencontre et le croisement des savoirs en donnant une place et un pouvoir aux participants aux différentes étapes du processus de recherche; 3. faciliter l’émergence de savoirs peu connus, plus expérientiels et davantage liés à l’action, et soutenir la production de ces nouveaux savoirs; 4. permettre aux groupes et aux communautés de s’approprier, de partager, de discuter et de disséminer les résultats, notamment afin d’être en mesure de modifier eux-mêmes leurs pratiques.

Nous proposions également un certain nombre de questionnements émergents qui pourraient être couverts dans ce numéro : quels sont les traditions et les courants de recherche qui aspirent à favoriser une réelle participation des personnes concernées? À quelles conditions une plus grande participation à la recherche peut-elle générer une plus grande démocratisation des pratiques? Dans de telles études, comment soutenir une réelle appropriation par les participants des objectifs, des méthodologies et du processus même de recherche? De quelles manières de telles recherches peuvent-elles interpeller la communauté scientifique, les décideurs et les intervenants? De quelle façon la recherche participative peut-elle s’inscrire dans les finalités actuelles de l’intervention sociale? Tous les articles faisant partie de ce numéro tentent, chacun à sa manière, de répondre à l’une ou à l’autre – ou à plusieurs – de ces questions.

Présentation des textes

Le dossier s’ouvre sur un texte de Morrissette qui présente deux courants de recherche aspirant à favoriser une réelle participation des personnes concernées et qui sont particulièrement utilisés dans le domaine de l’éducation, soit la recherche-action et la recherche collaborative. Tout en précisant en quoi les ancrages de ces deux types de recherches convergent, et en présentant du même coup les principaux fondements de la recherche participative, Morrissette explique ce qui les distingue sur les plans de la visée et de la démarche méthodologique. Mettant en relief la manière dont ces approches peuvent permettre de reconnaître la compétence individuelle et collective des acteurs sociaux et les amener à vivre transformations et changements, Morrissette conclut par une réflexion sur ce qu’elles impliquent quant au rapport aux savoirs et à la production de savoirs.

Le texte de Pédelahore et al. nous transporte au Cameroun, tout en nous ramenant à l’une des sources vives de la recherche participative, soit la recherche agricole. Il a ceci de très intéressant qu’il propose une grille d’évaluation des caractéristiques et des performances de projets de recherche-action en partenariat menés en contexte agricole, grille qui pourrait assez facilement, selon nous, être adaptée à d’autres contextes. Partant de l’évaluation de 12 projets, ce texte illustre à quelles conditions une plus grande participation à la recherche peut réellement favoriser une démocratisation des pratiques. Il nous rappelle notamment que le danger d’instrumentalisation des participants est bien réel et « que le partenariat ne se décrète pas, mais qu’il se construit sur la durée », cette durée impliquant l’établissement d’une solide relation de confiance.

Révélant aussi certaines des conditions permettant que la recherche participative génère une démocratisation des pratiques, mais dans un tout autre registre, Bellot et Rivard présentent pour leur part le processus et les résultats d’une recherche-action participative ancrée dans la théorie de la reconnaissance. L’étude dont il est question a été élaborée avec des organismes qui abritent des programmes d’échange de seringues et des personnes qui les fréquentent. La démarche utilisée met en relief que la question de la participation doit s’arrimer à une théorie critique de la société. Selon les auteurs, c’est ainsi seulement qu’un nouveau regard sur les organismes et les personnes qui les fréquentent peut émerger. L’étude est présentée comme une forme de recherche engagée dont la finalité est le soutien à l’émergence de la voix des acteurs habituellement peu entendus.

La lecture de cet article nous amène aussi à établir des liens entre la recherche participative et les finalités de l’intervention sociale, tout comme le fait l’article de Fontan, Longtin et René qui s’intitule « La recherche participative à l’aune de la mobilisation citoyenne : une innovation sociale de rupture ou de continuité? ». L’objet de cet article est d’analyser la portée de nouvelles formes de collaboration prenant place entre des acteurs sociaux et des chercheurs universitaires. Cette analyse se fait par l’intermédiaire d’une collaboration établie entre l’organisme Parole d’excluEs et un dispositif de recherche portant le nom d’Incubateur universitaire Parole d’excluEs (IUPE). Trois aspects sont abordés dans cet écrit : les spécificités de la méthode de recherche intervention développée dans ce partenariat, les formes et les limites de l’implication citoyenne dans le processus de recherche choisi, et l’impact de ce type de coproduction des connaissances sur les enjeux rencontrés dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

L’article de Le Méner et Oppenchaim pose quant à lui un regard sur les bienfaits et les inconvénients d’une démarche d’enquête participative. Pour ce faire, les auteurs s’appuient sur une recherche par questionnaire faite auprès de familles sans logement. En cours de construction de l’enquête, des personnes anciennement dans cette situation ont rejoint l’équipe de recherche et ont contribué à l’élaboration comme à la passation du questionnaire. Les auteurs défendent l’idée que des projets classiques de recherche gagneraient sous certaines conditions à intégrer une dimension participative, non seulement pour les bénéfices que la participation peut apporter en propre aux partenaires et à leur communauté, mais aussi pour améliorer de manière considérable la qualité scientifique des matériaux recueillis.

C’est aussi avec l’idée que des projets de recherche plus classiques peuvent avantageusement recourir à une approche participative que l’article de Macaulay et al. présente une analyse de la manière dont se sont déroulés trois projets de recherche visant la planification, l’implantation et l’évaluation d’interventions dans le domaine de la santé. La présentation de ces trois projets, ayant chacun mis en oeuvre une approche participative tout en s’appuyant sur un devis quantitatif, illustre bien certains des défis et enjeux particuliers pouvant émerger dans un tel contexte.

Étant le seul des textes reçus à répondre directement à la question « De quelles manières de telles recherches peuvent-elles interpeller la communauté scientifique, les décideurs et les intervenants? », l’article de Suárez-Herrera, White et Battaglini présente le cas du partenariat ARIMA, mis en oeuvre au Québec par le Centre de recherche et de partage des savoirs InterActions. Il s’agit d’une illustration concrète de la mise en réseau de pratiques participatives associées à la recherche dans le domaine de la santé et des services sociaux. Le partenariat ARIMA vise une mobilisation des savoirs entre différents acteurs : chercheurs universitaires, acteurs oeuvrant dans les secteurs public et communautaire, usagers des services et citoyens engagés.

Enfin, l’article de Gélineau et al. porte sur une rencontre panquébécoise qui a eu lieu en 2011 à propos de la recherche-action participative francophone dans les domaines de la santé et des services sociaux. Il s’intéresse, entre autres, aux rôles des différents acteurs. L’article relate les origines et les ancrages de la rencontre, les processus mis en place pour son organisation et son déroulement en cohérence avec l’esprit de la recherche participative, ainsi que les principaux constats qui s’en sont dégagés et des pistes pour l’avenir.

Bien que ne faisant pas partie du dossier, deux textes de ce numéro y sont étroitement liés, ce qui justifie que nous en soulignions ici l’intérêt. D’abord, le texte de Fradet, sous la rubrique « Note de recherche », rappelle qu’il reste encore beaucoup à faire pour mieux connaître ce qui a été produit en matière de recherche-action participative au Québec francophone dans les domaines de la santé et des services sociaux. En conséquence, ce texte propose une méthode de synthèse des connaissances visant à produire un état des lieux. Ensuite, un texte de Couture, qui se trouve sous la rubrique « Écho de pratique », porte sur les effets de la gestion participative tels que perçus par des membres actuels et anciens de deux organismes communautaires de Québec. Cet écho de pratique permet de constater que, même si la gestion participative est différente de la recherche participative dans ses visées, les effets perçus par les participants à ce processus de gestion s’apparentent largement aux retombées soulignées par des personnes impliquées dans des recherches participatives (voir par exemple Champagne, 2010), et que les deux processus font sensiblement appel aux mêmes conditions de réalisation.

En somme, ce dossier met en relief les enjeux et les défis qui peuvent se présenter lorsqu’on souhaite allier recherche et participation citoyenne, tout en offrant des exemples illustrant la pertinence de ce type de recherches dans différents contextes, notamment en intervention sociale. Aussi, il convie le lecteur à un exercice réflexif quant aux conditions de réalisation d’une recherche qui se veut vraiment participative.