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Le seul qui soit jamais parvenu à un concept clair de son objet [de la logique pure], de ses frontières, de son rapport à la logique au sens d’une théorie de la science ou de la méthode, de même qu’à une tentative sérieuse de l’édifier systématiquement est un vieux penseur aujourd’hui pratiquement oublié.

Husserl, Logik 1896, p. 18

1. « Autrichien, philosophe et citoyen du monde »[1]

Bernard Placidus Johann Nepomuk Bolzano naît le 5 octobre 1781 à Prague, au coeur de l’Empire Autrichien. Fils d’un marchant d’origine italienne, Bernard, et d’une mère pragoise germanophone, Cécilia Maurer, il est d’abord éduqué par des instituteurs privés, puis au lycée des Piaristes de Prague. Il étudie la philosophie et les mathématiques à la faculté de philosophie de l’Université Carl-Ferdinand de Prague. Au moment où il termine ses études, en 1799, Bolzano manifeste le souhait de devenir prêtre. Il concède toutefois à son père, qui s’y oppose, de repousser d’un an son projet et en profite pour étudier plus à fond les mathématiques et la philosophie kantienne, fait remarquable lorsqu’on considère que l’oeuvre de Kant est à l’époque mise au ban sur le territoire autrichien[2]. Cette confrontation du jeune mathématicien enthousiaste avec la Critique de la raison pure sera le ressort d’une partie importante de son oeuvre et si Bolzano n’abandonna pas à cette époque l’idée d’une vocation religieuse ce n’est certes pas par manque de goût et de talent pour la « partie spéculative des mathématiques qui appartient aussi en même temps à la philosophie »[3]. Ses raisons ont par ailleurs peu à voir avec son opinion du christianisme, dont il dit même avoir douté qu’il soit « vrai ou de nature véritablement divine ». L’apparent paradoxe est typiquement bolzanien : Bolzano estime qu’une doctrine religieuse n’a pas à être vraie, mais qu’elle est justifiée dans la mesure où le fait d’y croire est garant d’un plus grand bien que le fait de ne pas y croire. L’éthique sociale de Bolzano culmine en effet dans le principe moral suprême selon lequel il faut toujours agir, ayant considéré toutes les possibilités, comme l’exige le bien général. C’est sur cette base qu’il justifie son choix de vocation[4].

Il débute ses études de théologie à l’automne 1800 et rédige simultanément une thèse de doctorat en mathématiques qui sera publiée en 1804 sous le titre : Considérations sur certains objets de la géométrie élémentaire. Deux postes sont alors au concours à l’Université de Prague, l’un en mathématiques et l’autre en « science de la religion catholique ». Il obtint le second. Les responsabilités qui échurent à Bolzano consistaient à enseigner les « principes de la morale chrétienne » à tous les étudiants en philosophie (ce qui à l’époque incluait les arts et les sciences naturelles) et à prononcer des « discours édifiants » (Erbauungsreden) les dimanches et les jours fériés. Bolzano tint son discours inaugural le premier mai 1805 sous le titre : « De la nécessité d’une foi qui avance sur des bases rationnelles »[5]. Ce discours, tout à fait représentatif de ses opinions et de la conception qu’il se fait de son rôle de pédagogue, ne correspondait que trop peu aux doctrines qu’il aurait dû en fait propager. La chaire de science de la religion avait été créée l’année même et l’introduction de ce sujet au cursus visait à neutraliser, par le détour d’une propagande religieuse réactionnaire, voire rétrograde, les contrecoups de la Révolution française sur le territoire austro-hongrois. Trois mois après son entrée en fonction, un décret royal informa Bolzano que son office se terminerait avec l’année académique : on l’accusait d’être « kantien », d’enseigner d’après le catéchisme de Fichte, en d’autres termes, d’être un adepte de la Zeitphilosophie. Il est improbable que ces accusations furent justifiées car Bolzano était au contraire un critique implacable de la « Schwärmerei » idéaliste[6]. Mais il clair que le fait que Bolzano ait enseigné d’après ses propres vues — libérales et tolérantes — et non pas d’après le manuel prescrit par l’aumônier de la cour, Jakob Frint, fut un facteur décisif[7]. Bolzano put toutefois facilement se justifier et retourner à la chaire. Il devint titulaire en 1806.

Lorsqu’on s’interroge sur les raisons du limogeage de Bolzano plus d’une décennie plus tard, le véritable problème consiste à expliquer comment il se fait qu’il ne survint pas plus tôt[8]. En 1811, Bolzano obtint en effet officieusement la permission de professer ses propres doctrines, et l’ouverture qu’il manifeste, par exemple, sur une question aussi audacieuse que l’éducation sexuelle illustre bien le style de son enseignement[9]. Les discours de Bolzano ne pouvaient manquer d’enthousiasmer les étudiants qui en apprécièrent l’indépendance et la franchise. Mais les opinions d’un prêtre qui, avec la même droiture, proposa sa vision « utopiste » d’une société fondée sur l’égalité, critiqua la constitution autrichienne, fit de la propagande en faveur de la liberté de penser, se prononça sur le rôle de l’Église et du clergé au sein de la société et ira même jusqu’à mettre en garde les étudiants de théologie contre l’austérité d’une vie de célibat, ne pouvaient pas non plus manquer de déplaire à ses supérieurs et aux promoteurs de la Restauration autrichienne à une époque où, sous le zèle de Metternich, le conservatisme atteignait un nouveau sommet dans l’Empire du Danube. Associé aux prétendues intrigues politiques de son étudiant Josef Fesl[10], Bolzano fut démis de ses fonctions le 24 décembre 1819 et placé sous surveillance policière. Prétextant l’hérésie, on lui fit subir un « procès » particulièrement dégradant qui dura près de cinq ans. Bolzano refusa d’admettre que sa faute eût pu résider ailleurs que dans une « exposition scientifique ou rhétorique incorrecte »[11] et donc de se rétracter. À l’issu de son procès, on lui interdit tout exercice sur le territoire autrichien, interdiction qui, jusqu’à la fin des années 1830, toucha aussi les publications d’ordre scientifique. Contrairement à Fesl, il échappa toutefois à l’incarcération.

De l’avis personnel de Bolzano qui, souffrant de tuberculose, avait été forcé d’interrompre l’enseignement entre 1813 et 1815, la résiliation de ses fonctions professorales eut l’effet positif de lui permettre de se consacrer entièrement à son oeuvre. Dans les années 1820 et 1830, il bénéficia du support matériel et moral de Josef et Anna Hoffman, ses bienfaiteurs et amis intimes, avec qui il réside de manière presque ininterrompue sur leur propriété de Těchobuz. C’est au cours de cette période que Bolzano réalise son oeuvre la plus importante, la Wissenschaftslehre (1837). Il entretient également des relations étroites avec ses anciens étudiants, Fesl et František Příhonský, et sa célèbre correspondance avec l’herbartien Franz Exner, plus tard responsable de la réforme de l’éducation en Autriche, date aussi de cette époque. Lorsque Anna Hoffman s’éteint en 1842, Bolzano retourne vivre avec son frère à Prague. Il prend alors quelques élèves, dont Robert Zimmermann, futur collègue de Brentano à l’Université de Vienne. Bolzano succombe à sa maladie chronique le 18 décembre 1848.

2. Philosophia non grata ?

Les conséquences des politiques de contrôle idéologique de François 1er dont Bolzano fut l’une des nombreuses victimes furent désastreuses pour la philosophie en Autriche dans la première moitié du dix-neuvième siècle, ce dont témoigne une remarque de l’hégélien Karl Rosenkranz :

en Autriche, la philosophie n’existe pas du tout. On en enseigne toutefois une forme religieuse et politique réduite à un assujettissement des plus extrêmes dans les lycées et les universités [...] Dès qu’un philosophe sort de la scolastique médiévale, il est tantôt persécuté publiquement ou en secret, tantôt évincé sous les apparences d’une quelconque promotion. L’Autriche nous offre en ce qui a trait à la philosophie rien de plus qu’un abrutissement volontaire[12].

La description de Rosenkranz constitue difficilement une exagération[13]. Mais on ne peut imputer uniquement à la censure dont il fit l’objet l’anonymat quasi-total dans lequel demeura Bolzano jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Les doctrines bolzaniennes cadraient mal dans un contexte institutionnel et intellectuel dominé, en Allemagne, par l’idéalisme de Fichte et Hegel et, de manière croissante, par les interprétations psychologisantes des doctrines kantiennes (Herbart, Benecke). De plus, la gestion du patrimoine intellectuel de Bolzano fut une faillite remarquable. Même si les efforts des ayant droits de Bolzano (Fesl, Příhonský, Zimmermann) ne furent pas nuls, ils furent freinés par une série de circonstances malheureuses (décès, virages doctrinaux, indolence[14]) et n’eurent pas les effets que Bolzano avait espérés comme celui, entre autre, « d’endiguer […] — par la diffusion de notions claires — l’épouvantable désordre que Kant, sans le présumer lui-même, a occasionné par ses philosophèmes en Allemagne »[15].

Cependant, l’oeuvre de Bolzano est immense — ce dont témoigne l’édition des oeuvres complètes qui, lorsqu’elle sera terminée, comptera plus de 60 volumes, la plupart en deux ou trois tomes — et ses intérêts philosophiques vastes et diversifiés attestent de son humanisme et de son dévouement à l’épanouissement de l’esprit des Lumières[16]. C’est dans son livre posthume Le meilleur état (écrit vers 1831) que Bolzano développe sa pensée politique et, en particulier, sa théorie du droit à la propriété. Les Discours édifiants (1810, 1813) contiennent les idées sociales et éthiques de Bolzano de même que ses positions sur, par exemple, le racisme et le nationalisme[17]. La Science de la religion (1834) renferme l’essentiel de sa théologie et de sa philosophie de la religion[18]. Dans l’Athanasia (1827), l’oeuvre bolzanienne qui connu le plus grand succès littéraire, Bolzano cherche à démontrer l’immortalité de l’âme, mais on y trouve également les fondements de son ontologie du réel. Deux opuscules, « Sur le concept du beau » (1843) et « Sur la division des beaux-arts » (1849) nous livrent les grandes lignes de son esthétique[19]. Au cours des années 1830-40, Bolzano articula sa Théorie des grandeurs, ouvrage dont on trouve des extraits dans les Paradoxes de l’infini (1851), mais qui ne fut publié dans son entier pour la première fois qu’en 1975 ! Les travaux mathématiques de Bolzano, en particulier ses résultats concernant, par exemple, le théorème de la valeur intermédiaire (1817) et les ensembles infinis, ne tardèrent pas à être remarqués par ses plus illustres collègues : Cantor, Cauchy, Weierstrass, Dedekind, et Peirce les lurent et leur empruntèrent librement[20]. À la fin du dix-neuvième siècle, plus d’un demi-siècle après sa parution, c’est toutefois son opus magnum, la Théorie de la science (Wissenschaftslehre, 1837) qui attira l’attention, et en particulier celle des étudiants de Brentano. C’est à eux qu’on doit créditer la « redécouverte » de Bolzano et donc une grande partie de l’intérêt qu’on porte aujourd’hui à sa philosophie.

Le présent numéro est consacré principalement aux aspects de l’oeuvre de Bolzano qui concernent sa philosophie de la logique et sa théorie de la connaissance. Ce thème a semblé, d’entrée de jeu, être celui le plus susceptible de susciter l’intérêt du lecteur et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, Bolzano s’est fait, dans ces domaines, le brillant précurseur de plusieurs découvertes importantes et l’étude de ses théories fournit un prétexte opportun pour faire le point sur les conceptions contemporaines, par exemple, de l’analyticité, de la conséquence, de la preuve, du nombre, etc. Deuxièmement, les liens qui se dessinent entre Bolzano et des auteurs aussi importants que Kant, Husserl et Twardowski, mais aussi Frege, Carnap et Tarski, marquent la nécessité de réévaluer certaines idées reçues en ce qui concerne l’histoire de la philosophie analytique. À cet égard, on se doit de mentionner que l’intérêt suscité depuis quelques années par la connexion historique étroite — connexion dont une certaine phénoménologie a longtemps fait fi — entre Bolzano et le fondateur de la phénoménologie a motivé un renouvellement des études husserliennes et a permis de mieux comprendre les origines communes de la philosophie analytique et de la phénoménologie. Enfin, les thèmes autour desquels gravitent les articles réunis ici témoignent d’un aspect essentiel de la contribution de Bolzano à la philosophie. Notre intention est de fournir au lecteur francophone un moyen de se familiariser avec un aspect incontournable d’une oeuvre d’une richesse immense tout en montrant sa saisissante actualité.

Dans le reste de cette introduction, je présente les éléments qui permettront au lecteur de s’initier aux grandes lignes de la philosophie bolzanienne et, en le référent aux articles pertinents, de s’orienter dans ce qui suit.

3. La Théorie de la science

Selon Bolzano, le but ultime de la logique au sens d’une théorie de la science (littéralement : « Wissenschaftslehre ») est de fournir les règles qui président à un exposé scientifique, c’est-à-dire les règles « d’après lesquelles nous devons procéder lorsqu’il s’agit de diviser le domaine entier de la vérité en sciences particulières et de rédiger pour chacune d’elles des manuels »[21]. Dans le quatrième et dernier tome de sa monumentale Wissenschaftslehre, Bolzano propose en effet un traitement exhaustif de questions d’ordre pragmatique, telles que la détermination du domaine propre d’une discipline scientifique (§§409-427) ; le type de propositions qu’on doit retrouver dans un manuel (§§432-578) ; ou l’ordre dans lequel elles doivent être présentées (§§596-636). Cette logique au sens pragmatique se fonde toutefois sur quatre disciplines philosophiques connexes. Bolzano articule ce fondement dans les trois premiers tomes de la Wissenschaftslehre. Le troisième tome présente une théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) et une théorie de la découverte scientifique (Erfindungskunst), c’est-à-dire une épistémologie axée sur la question de l’acquisition et de la certitude de nos connaissances. Dans les deux premier tomes, Bolzano expose sa doctrine fondamentale (Fundamentallehre) et sa doctrine des éléments (Elementarlehre). La première constitue la section la plus courte de l’oeuvre : Bolzano y pose la notion de base de sa théorie, celle de « propositions en soi » (Satz an sich), et cherche à faire la preuve de l’existence et de l’accessibilité cognitive de telles entités. Tout le reste des deux premiers tomes est consacré à sa théorie des propositions et des représentations en soi — le point focal de toute sa philosophie — ce qu’il appelle aussi la « logique pure ».

La publication des quatre volumes de la Wissenschaftslehre en 1837 est l’aboutissement de recherches que Bolzano poursuivait depuis le début de sa carrière philosophique. Deux ans après la publication des Contributions à une exposition des mathématiques selon de meilleurs fondements en 1810[22], Bolzano écrit dans son journal philosophique s’être résolu à publier une logique (et il envisage comme titre provisoire : Essai d’une nouvelle logique suivant laquelle une réforme complète de toutes les sciences devrait avoir lieu)[23]. On ne doit toutefois pas sous-estimer l’ampleur de l’évolution de la pensée de Bolzano dans la période qui s’écoule entre les deux ouvrages. Il existe une continuité dans la mesure où la préoccupation principale de Bolzano reste l’élaboration d’une théorie objective de la preuve — à cet égard, la contribution de Bolzano aux fondements de l’analyse témoigne en effet de l’importance qu’il attribut à l’élaboration d’une méthode démonstrative rigoureuse qui ne laisse aucune place à l’intuition en mathématique[24] — mais les ressources conceptuelles dont dispose Bolzano s’enrichiront considérablement. En particulier, la Wissenschaftslehre mettra de l’avant deux innovations théoriques d’un intérêt philosophique incontestable. D’une part, Bolzano y avance l’idée que l’objet de la logique est une entité distincte du jugement et de l’énoncé : la « proposition en soi » dont nous avons déjà fait mention plus haut ; d’autre part il y élabore une méthode substitutionnelle sur laquelle il fonde de manière systématique la définition des notions logiques telles que l’analyticité et la déductibilité.

4. La proposition en soi

L’idée de base de la théorie bolzanienne de la proposition en soi consiste à dire que l’objet de la logique, tel qu’on le conçoit traditionnellement, est inadéquat :

L’histoire des sciences est remplie d’exemples où l’on s’est vu forcé, au cours de l’élaboration d’une discipline, d’en élargir le domaine et d’admettre par là qu’il avait été conçu trop étroitement. […] Et si la logique devait non seulement établir les lois qui concernent les vérités pensées (les pensées vraies, comme on les appelle aussi) mais aussi celles qui valent pour les vérités en général ? Et si l’objet auquel doit s’étendre la validité des règles logiques n’était pas simplement les propositions pensées (Gedanken) mais les propositions en soi (Sätze an sich), que quelqu’un les ait pensées ou non[25]  ?

L’intuition de Bolzano en ce qui concerne la proposition en soi est leibnizienne. Dans le Dialoguede connexione inter verba et res, Leibniz pose la question de savoir quelle entité joue le rôle de porteur de vérité. Les interlocuteurs se demandent en l’occurrence si le prédicat « est vrai » doit être attribué aux choses ou aux pensées. Il ne peut être attribué aux pensées car une vérité, par exemple, que la surface décrite par une longueur fixe sur un plan est un cercle, ne dépend pas du fait qu’on l’ait pensée. Mais, le prédicat « est vrai » peut tout aussi difficilement être attribué aux choses. En effet, il semble naturel de penser que le porteur de vérité est aussi ce dont on peut dire qu’il est faux, mais comment pourrait-on dire d’une chose qu’elle est fausse ? Leibniz résout le problème en suggérant que le prédicat de vérité doive bien plutôt être attribué à ce qu’il appelle la propositio ou « pensée possible » (cogitationes possibile). Nonobstant certaines réserves définitionnelles, c’est explicitement cette idée leibnizienne que Bolzano évoque lorsqu’il affirme qu’il n’est pas le premier à avoir mis de l’avant la notion de proposition en soi[26].

La proposition en soi est l’expédient d’une série d’innovations sémantiques qui anticipent de plusieurs manières les développements de la logique et de la philosophie de la logique au vingtième siècle. Plus d’un demi-siècle après la publication de la Wissenschaftslehre — mais à cet égard la possibilité d’une connexion historique directe entre les deux philosophes semble toutefois devoir être niée[27] — Gottlob Frege fit appel au même type d’entités, ce qu’il appellera éventuellement une « pensée » (Gedanke), pour fonder la distinction séminale entre le sens et la référence d’un énoncé. C’est aussi cette notion — et ici la connexion historique est explicite — qui fonde la théorie husserlienne des catégories de significations des Recherches logiques. Comme chez Bolzano, les versions husserlienne, frégéenne et contemporaines de ce qu’on peut appeler le « propositionalisme » soutiennent en général quatre thèses :

  1. Les propositions sont les porteurs de vérités primitifs. Une proposition a la propriété d’être vraie simpliciter ; elle ne peut ni perdre ni gagner cette propriété ;

  2. Les propositions sont des entités abstraites qui n’occupent aucune place dans la structure spatio-temporelle et causale ;

  3. Les propositions sont des entités distinctes des expressions linguistiques et des épisodes mentaux : elles sont le « sens » des énoncés et le « contenu » des jugements ;

  4. Les propositions sont composées de parties élémentaires qui ne sont pas elles-mêmes des propositions, chez Bolzano : les « représentations en soi » (Vorstellungen an sich).

Benjamin Schnieder et Mark Textor, discutent en détail, dans les articles publiés ici, certains aspects de la caractérisation bolzanienne de la proposition. En portant leur attention en particulier sur de la thèse (4), leurs textes contribuent à mettre en relief le caractère non standard de la sémantique bolzanienne. En particulier, Schnieder présente le traitement particulier qu’offre Bolzano de la notion de propriété (en terme d’adhérence). Textor évalue, en la comparant à certaines théories contemporaines, la thèse de bolzanienne selon laquelle toute proposition portant sur un objet réel renvoie à une détermination temporelle. Jocelyn Benoist s’intéresse quant à lui, par le détour d’une interrogation sur les notions de détermination et de propriété, au rapport entre sémantique et ontologie dans la théorie bolzanienne. Contre une interprétation courante, il défend l’idée que l’introduction du Satz an sich n’a pas pour but d’élargir la sphère de la métaphysique et qu’on aurait tort d’y voir le fondement d’une prétendue « ontologie formelle ».

Le vingtième siècle nous a rendus familiers avec les problèmes ontologiques et épistémologiques liés à l’idée que les entités logiques de l’espèce des propositions et des représentations en soi bolzaniennes subsistent « dans une troisième monde », qu’elles sont des entités abstraites semblables aux idées de Platon[28]. On aurait toutefois tort de croire que Bolzano défend un réalisme sémantique naïf. Comme c’est au demeurant aussi le cas avec la cogitationes possibile de Leibniz, la proposition en soi bolzanienne est une construction théorique introduite afin d’apporter une solution à une série de problèmes qui se posent au sein des théories logiques de l’époque :

L’utilité de la distinction [entre proposition en soi et proposition pensée] se manifeste à des dizaines d’endroits et de la manière la plus surprenante en ceci que cette dernière permet à l’auteur de déterminer objectivement nombre de concepts qui n’avaient pas jusqu’alors été expliqués ou qui l’avaient été incorrectement. Par exemple, les concepts d’expérience, de l’a priori, du possible, du nécessaire, du contingent, du probable, etc…[29]

Bolzano revendique d’ailleurs explicitement le droit, pour le logicien, de faire appel à des entités qui pourraient se révéler inconsistantes avec une ontologie naturaliste[30] et affirme à plusieurs reprises que ses thèses logiques pourraient être acceptées par quelqu’un qui refuse de reconnaître les propositions en soi[31]. Ce qui importe à Bolzano n’est donc pas en dernière instance l’engagement ontologique de sa théorie mais les conséquences concrètes, même si elles sont pour ainsi dire fortuites, de l’intégration de la notion de proposition au sein de la logique[32]. L’une de ces conséquences est la possibilité d’évacuer systématiquement le recours aux considérations relatives à des prestations psychiques dans la définition des notions sémantiques fondamentales. Une autre est la possibilité de déterminer objectivement le sens et les conditions de vérités des énoncés (ou attitudes propositionnelles). Dans ce contexte, l’anti-psychologisme et l’objectivisme bolzaniens sont motivés par les besoins effectifs de la pratique en science — et spécialement en mathématiques —, une pratique fondée essentiellement sur la démonstration. Comme en témoigne significativement la reconstruction de la théorie bolzanienne du nombre que propose Peter Simons, Bolzano considère en effet que seule une investigation sémantique pourra permettre au mathématicien d’asseoir sa discipline sur des fondements rigoureux et regrette qu’il y ait si peu de ses collègues :

qui concèdent que ce serait un grand bénéfice pour leur discipline si nous parvenions à analyser les concepts qu’on retrouve ici et que l’on accepte comme allant de soi ou sans aucune définition ; et à inférer sur la base de leurs fondements objectifs nombre de propositions qu’on ne se donne même pas la peine d’établir ou alors qu’on pose sans aucune preuve comme évidentes par elles-mêmes[33].

En particulier, l’élaboration d’une théorie objective de l’inférence vise à contrer les explications kantiennes de la connaissance scientifique : il s’agit d’évacuer le recours à l’intuition, et à l’intuition pure en particulier, de même qu’à la description de la constitution des facultés cognitives (qu’elles soient dites « transcendantales » ou non) dans la définition des notions logiques comme l’analyticité et la déductibilité. Dans son dialogue fictif entre le sage de Königsberg et le philosophe Pragois, Jan Sebestik résume de manière opportune la critique qu’adresse Bolzano à Kant en ce qui concerne la connaissance mathématique : « Tant que l’on travaille avec des concepts mal définis ou qui ne sont pas définis du tout, on est forcé de recourir à l’intuition pour combler les lacunes de nos démonstrations. » Il nous présente une reconstruction de leurs désaccords théoriques fondamentaux concernant le fondement des mathématiques et instruit leurs positions respectives à partir des développements ultérieurs de la discipline. Rolf George nous offre un examen des présupposés théoriques qui sous-tendent la conception kantienne de l’intuition et, tout en examinant le rôle que la redéfinition bolzanienne de ce concept est appelée à jouer au sein de sa sémantique, il montre en quoi la théorie de l’intuition fournit son point d’ancrage à une reconstruction de la philosophie bolzanienne de l’esprit. Bolzano s’est intéressé en détail aux idées de Kant et rares sont les aspects de la philosophie critique qui échappent à son rasoir[34]. La critique que livre Bolzano de la philosophie transcendantale kantienne s’oriente d’après une conception de la pratique scientifique qui, au cours du dix-neuvième et vingtième siècle, a largement contribué à l’essor des mathématiques et de la logique. La critique bolzanienne de Kant constitue donc un document historique précieux et, surtout, édifiant[35].

5. Substitution

Dans la théorie bolzanienne, les propriétés logiques sont définies sur la base d’une procédure substitutionnelle systématique qui, comme l’étude d’Edgar Morscher le montre, s’assoit sur une conception de la forme logique qui anticipe et surpasse à la fois le traitement qu’en offre plusieurs philosophes plus contemporains, comme Rudolf Carnap, W.v.O Quine et Alfred Tarski. À l’aide de cette méthode, Bolzano redéfinira la notion d’analyticité.[36] Il fera aussi usage de la procédure substitutionnelle afin de définir les relations inférentielles qu’entretiennent entre elles les propositions. Dans la logique bolzanienne de la variation, la notion centrale est celle de déductibilité (Ableitbarkeit). Mark Siebel expose et évalue la conception bolzanienne. À la lumière des théories actuelles, et en particulier de la logique de la pertinence, il explique en quoi la conception bolzanienne constitue une préfiguration dont l’intérêt historique et philosophique est indéniable.

La notion de déductibilité fournit une explication du sens qu’on doit attribuer à des expressions de la forme « si p alors q ». De la déductibilité, on doit toutefois distinguer chez Bolzano la fondation (Abfolge), c’est-à-dire la relation qu’exemplifient les énoncés de la forme « p parce que q ». La fondation est une ressource de la théorie bolzanienne à laquelle on a peu porté attention, peut-être précisément parce que, contrairement à la déductibilité ou l’analyticité, elle n’est pas, d’après Bolzano, une notion formelle définie à partir de la procédure de substitution. Comme le montre l’article d’Armin Tatzel, bien que Bolzano ne parvienne pas à une définition satisfaisante de cette notion, il la distingue toutefois avec beaucoup de subtilité tant de la notion de causalité que de la notion de raison épistémique et elle constitue ainsi le ressort de réflexions ontologiques et épistémologiques d’une grande finesse. Ces réflexions sont aussi la base sur laquelle Bolzano établira la distinction inéluctable pour les théories formelles de la rationalité entre la notion de preuve objective (Begründung) et celle, subjective, de certification (Gewissmachung). L’article que je co-signe avec Jacques Dubucs propose d’évaluer le rapport qui subsiste entre ces deux notions chez Bolzano, de manière à bien marquer la nécessité de distinguer, dans l’élaboration d’une théorie de la preuve, entre la préoccupation ontologique et la préoccupation épistémologique.

6. Postérité

On commence à peine à mesurer avec exactitude l’ampleur de l’influence qu’a pu effectivement avoir la Wissenschaftslehre sur la philosophie husserlienne de la logique. Dans une lettre adressée à l’historien Heinrich Friedjung, Husserl revendiquait le mérite d’avoir été à l’origine de la « redécouverte » de la Wissenschaftslehre[37]. Le plaidoyer de Husserl en faveur d’une réforme de la logique au sens de Bolzano à l’appendice du §61 des Prolégomènes à la logique pure en 1900 fit effectivement en sorte que son nom ne retomba plus dans l’oubli. Mais, Husserl ne fut pas le premier à « redécouvrir » Bolzano. Husserl — tout comme ses collègues de l’époque : Benno Kerry et Kazimierz Twardowski — fut d’abord vraisemblablement aiguillonné par son maître, Franz Brentano, qui tint séminaire sur les Paradoxes de l’infini au semestre d’hiver 1884-85, mais on sait que Brentano n’était pas favorablement disposé envers les doctrines bolzaniennes et qu’il critiqua haut et fort l’intérêt « déplorable » qu’elles suscitèrent chez ses étudiants[38]. La première lecture approfondie que fit Husserl de la Wissenschaftslehre, vers 1896, donne en fait vraisemblablement suite à la publication de la thèse d’habilitation de Kazimierz Twardowski — dirigée par nul autre que Robert Zimmermann (!), l’étudiant et ayant-droit des manuscrit mathématiques de Bolzano[39]Sur le contenu et l’objet des représentations, pour laquelle Husserl rédigea un compte-rendu qui ne fut toutefois pas publié.

Dans cet ouvrage, Twardowski reprend entre autres une distinction sur laquelle une série d’articles de Kerry avait attiré son attention[40]— à savoir celle que Bolzano établit dans la Wissenschaftslehre entre la représentation subjective, la représentation objective (ou en soi) et l’objet — et l’utilise afin de critiquer certains aspects de la théorie brentanienne de l’intentionnalité. Bien qu’il soit manifeste, comme Paul Rusnock le suggère dans son article, qu’il ait mal interprété certains aspects de la doctrine bolzanienne de l’en soi, c’est par Twardowski que se transmettra l’intérêt, le plus souvent tacite, pour les idées bolzaniennes au sein de l’école polonaise de Lemberg-Varsovie dont il fut le fondateur. C’est ainsi qu’on retrouvera, par exemple, une critique de la notion bolzanienne de variable chez Łukasiewicz[41], qu’on assistera en 1913 à un débat entre Tadeusz Kotarbinski et Stanislaw Lesniewski sur l’idée de vérité sempiternelle[42] ou qu’on reconnaîtra l’application de la procédure subsitutionnelle bolzanienne dans la définition tarskienne de la conséquence logique[43].

Tout comme Twardowski, Husserl connaissait les articles dans lesquels Kerry discute les thèses bolzaniennes puisqu’il les cite dans la Philosophie de l’arithmétique (1891). La théorie bolzanienne de la proposition en soi resta toutefois hermétique à Husserl jusqu’au milieu des années 1890. C’est, de son propre aveu, la Logique de Lotze qui fournit à Husserl les moyens d’une interprétation de la doctrine bolzanienne de la proposition en soi sur laquelle il pourra fonder sa conception de la logique comme théorie formelle des théories déductives (ou axiomatiques). Malgré son enthousiasme éloquent pour les théories logiques de Bolzano et le ressort indispensable qu’elles fournirent à ses Recherches logiques, Husserl peut difficilement être considéré avoir été un promoteur actif des doctrines bolzaniennes, ce qui s’explique en grande partie par la faible opinion que le phénoménologue entretenait à l’égard de la contribution effective de Bolzano à la « philosophie proprement dite », c’est-à-dire à la théorie de la connaissance[44].

Ainsi, les occasions de redécouverte de Bolzano furent, jusqu’à très récemment, nombreuses, mais jamais définitives. La montée en popularité des théories bolzaniennes dans la seconde moitié du vingtième siècle est en partie le résultat d’une prise de conscience par les philosophes autrichiens contemporains de leur propre histoire[45], mais elle est aussi liée à l’intérêt renouvelé pour l’origine de la philosophie analytique et de la phénoménologie. À la fin des années soixante, c’est-à-dire plus d’un siècle après la première tentative en ce sens, on vit se réaliser sous l’initiative de Eduard Winter et de Jan Berg le projet d’une édition complète qui devait servir de tremplin aux études bolzaniennes[46]. Au début des années quatre-vingt dix, Edgar Morscher et Otto Neumaier leur fournissaient, avec les Beiträge zur Bolzano Forschung, un organe de diffusion permanent[47]. Cependant, Bolzano reste encore aujourd’hui un auteur marginalisé, et ce malgré qu’il n’est pas rare que ceux qui ont le privilège de le connaître s’entendent pour dire qu’il est le plus grand philosophe de son siècle. Contrairement à un Hegel ou à un Fichte, les doctrines de Bolzano connurent une diffusion réduite, parfois même tout à fait stagnante. Mais l’importance théorique de ses idées n’a rien à envier à celles de ses contemporains qui, pour des raisons contingentes, connurent un meilleur sort. Aujourd’hui, l’obstacle majeur à la diffusion de l’oeuvre bolzanienne dans le milieu philosophique francophone est le nombre encore modeste de traductions et de monographies spécialisées[48]. Bien que la situation se soit améliorée depuis une dizaine d’années — il faut à cet effet noter les efforts soutenus d’un groupe de philosophes qui, autour de Jan Sebestik, s’emploient activement à la diffusion des oeuvres de Bolzano en français — la tâche à accomplir demeure colossale.

Les contributions rassemblées ici brossent un tableau des préoccupations et des réalisations bolzaniennes dans le domaine de la sémantique et de la philosophie de la logique et de la connaissance. Elles soulèvent plusieurs questions de fond non seulement au sein des études bolzaniennes, mais pour la philosophie contemporaine dans son ensemble. Nous espérons qu’elles inciteront le lecteur francophone à approfondir sa rencontre avec cet auteur d’une remarquable perspicacité et d’une rigueur admirable. Car, au chapitre des grands oubliés de l’histoire de la philosophie, rares sont les personnages qui présentent un intérêt philosophique et historique aussi prodigieux.