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Bolzano attribut à Kant le mérite d’avoir porté à l’attention du publique philosophique la distinction entre intuition (Anschauung) et concept (Begriff). Mais établir la distinction est une chose, l’expliquer en est une autre. Bolzano n’était pas satisfait de la définition de Kant.[1] Toutefois la critique qu’il lui adresse ne semble pas rendre justice à la théorie kantienne ; l’abîme qui les sépare, tant en ce qui concerne le contenu que la terminologie, est trop profond. On aurait aussi tort de croire que Bolzano critiquait une doctrine « dominante » : au moment où Bolzano écrit, le kantisme est sur le déclin et les oeuvres de Kant étaient en général laissées à l’abandon. L’Université de Königsberg n’offrit aucun cours sur Kant entre 1807 et 1865 ; les écrits de Kant ne se vendaient pas (en 1832, 1 200 copies du traité Sur la paix perpétuelle étaient toujours invendues) et, en 1851, Rosenkranz ne put répertorier que quatre professeurs allemands qui se réclamaient du kantisme[2]. Bolzano fut l’un des rares philosophes qui avait de bonnes raisons de porter une attention minutieuse à Kant. En dépit de l’étiolement des études kantiennes, ses théories s’étaient répandues par l’intermédiaire d’auteurs de livres et de manuels scolaires comme Maas, Krug, Reinhold et d’autres. Par conséquent, les idées de Bolzano sur la nature des mathématiques, par exemple, avaient besoin d’être défendues contre les opinions courantes qui, quoique d’ascendance kantienne, n’étaient pas toujours associées à son nom.

2.

Chez Kant, Vorstellung (représentation) est le terme le plus général pour désigner les occurrences mentales. Il semble que tout ce qui se passe dans l’esprit soit, pour lui, une représentation. Le mot avait été introduit dans le vocabulaire philosophique allemand par Christian Wolff pour asseoir ses convictions, parmi lesquelles on retrouve le principle leibnizien selon lequel tous les épisodes mentaux sont des représentations d’objets[3]. Cette idée étonnante est brièvement développée et justifiée par son étudiant Gottshed :

Puisqu’on sait de manière certaine que l’âme a le pouvoir de représenter, et puisque, en tant que chose simple, elle ne peut avoir qu’un seul pouvoir, il doit être possible d’expliquer tout ce qui survient dans l’âme sur la base de ce pouvoir[4].

Kant, et d’autres avec lui, rejetèrent cette thèse principalement parce qu’ils réalisèrent que bien des choses se passent dans l’esprit, par exemple, les états sensitifs comme les douleurs, les odeurs, les saveurs, les sensations de couleurs, etc. ou les sentiments « littéraires » comme l’amour, la joie, la peur, la fierté, etc. qui, apparemment, ne représentent rien. Par exemple, Tetens se plaint que « la joie, la faim, la convoitise, la peur, et toutes les émotions, les désirs et les passions sont [prétendus être] des représentations » et se demande ce qu’on gagne lorsqu’on « considère la formation des représentations comme l’assise de toutes les formes d’activité mentale »[5]. Mais tout en rejetant la théorie, Kant retient le terme Vorstellung, avec pour résultat qu’il parle parfois, de manière incongrue, de représentations qui ne représentent pas. Par exemple, dans le cadre d’une discussion des mauvais usages du terme « idée », il dresse l’inventaire des actes ou occurrences mentales. Le summun genus est représentation (un concept indéfinissable d’après lui) et il le divise en deux sous-ensembles : d’une part les Empfindungen, les sensations, qui ne représentent rien, et d’autre part les Erkenntnisse, les cognitions[6]. Ces dernières sont des intuitions ou des concepts, tout dépendant de si elles ont un ou plusieurs objets. Les sensations en tant que telles ne peuvent servir de constituantes dans les jugements ou dans quelque autre disposition logique, tandis que les intuitions et les concepts remplissent leur rôle habituel de termes singuliers ou généraux.

La stratégie kantienne esquive certaines des conséquences les plus insolites de la position de Leibniz, comme par exemple que la douleur doit représenter un objet (comme c’est le cas pour les termes d’un jugement, quoique de manière plus confuse), le plus souvent une blessure ou un trouble physique. Parce qu’il reconnaît le rôle distinctif des sensations, Kant reste aussi à l’abri du lapsus humien selon lequel toutes les occurrences mentales sont des impressions ou des idées, de telle sorte qu’être passionnément en amour, par exemple, consiste à avoir une certaine représentation à l’esprit. Il s’agit-là d’une expérience plus intense, mais qui n’est pas, sinon, fondamentalement différente du fait de penser à la lune.

En dépit de ces améliorations, on se doit de questionner la sagesse qu’il y a à postuler un genre commun aux événements mentaux. Il peut certes se trouver un concept qui rassemble différents types d’événements mentaux, mais la notion kantienne n’est pas si anodine. Kant soutient que les sensations sont les constituants matériels des cognitions : elles sont le divers qui constitue les intuitions (bien que toutes les sensations ne jouent pas ce rôle). Par conséquent, même s’il ne croit pas que tout ce qui se passe dans l’esprit appartient à un seul et même genre, des contenus mentaux de toute espèce peuvent jouer le rôle de parties, immédiates ou non, dans les jugements : les concepts occupent la place de sujet ou de prédicat, les intuitions sont toujours des sujets, tandis que les sensations sont le matériau duquel ces dernières sont faites.

La thèse de l’uniformité du matériau de l’esprit est puissante et séduisante. Mais il est peut-être plus raisonnable de concevoir l’esprit en faisant l’analogie avec l’étang dans lequel plusieurs êtres différents cohabitent. Les mammifères, poissons, amphibiens, insectes, plantes, algues, bactéries, etc. qui peuplent l’étang n’ont en commun que leur habitat. La biologie serait une science étrange si elle leur attribuait une nature commune sur la base de leur seule co-habitation. Cette supposition est d’ailleurs tout à fait courante en philosophie de l’esprit.

Bolzano, par contraste avec Kant, ne défendait pas l’idée que les divers épisodes mentaux sont tous d’une même espèce fondamentale ou qu’ils peuvent y être réduits ; il semble n’avoir même jamais contemplé l’idée de donner un nom commun aux événements mentaux. À l’opposé de Kant, il définit « représentation » comme toute composante d’une proposition qui n’est pas elle-même une proposition[7]. Les représentations ont donc toujours une fonction logique. L’esprit a aussi des états sensitifs et affectifs généralement décrit comme des « modifications qui ont lieu en moi-même ». Ces états et événements, comme les choses extérieures, peuvent être des objets mais ne peuvent jamais être les constituants des représentations et des jugements. À la section §286.1 de la Wissenschaftslehre, Bolzano distingue deux espèces d’objets d’intuition : internes et externes. Un objet interne est lui-même une représentation, tandis qu’un objet externe est une modification dans l’esprit « qui n’est pas elle-même une représentation ». Il la nomme « externe » parce que lorsqu’on cherche son origine, on est immédiatement reconduit vers un objet à l’extérieur de nous. La terminologie bolzanienne découle d’une division stricte entre, d’une part, les fonctions logiques de l’esprit : la référence, le jugement et l’inférence ; et, d’autre part, tous les autres événements mentaux : sensations, réponses affectives, etc. Si dans un acte de jugement, je fais référence à une représentation ou à un autre jugement, je me meus à l’intérieur de la sphère de l’activité cognitive. Par contraste, un sentiment, même s’il est intime ou personnel, est un objet « externe ». Le périmètre interne de l’esprit est constitué par ses jugements et ses inférences ; les sentiments et affections relèvent de sa périphérie. Former des jugements à leur sujet n’est pas essentiellement différent de former des jugements au sujet des objets externes. Je trouve la position qui, selon moi, en découle difficilement acceptable, à savoir que je ne suis vraiment moi-même que lorsque j’affirme, juge, infère, etc. et mes sentiments et affections sont « externes ». Cette position ressort toutefois de plusieurs réflexions récentes sur l’esprit, par exemple chez Daniel Dennett et, qui plus est, la nette séparation entre les fonctions logiques de l’esprit et les autres types d’occurrences mentales génère, en comparaison avec la l’obscurité des théories kantiennes, d’appréciables dividendes en termes de clarté.

Les vocabulaires techniques respectifs de Kant et Bolzano sont donc tout à fait différents. Bolzano n’a aucune expression qui corresponde à la « représentation » kantienne. L’usage qu’il fait de ce terme est à peu près le même que celui que Kant attribue à « cognition » (Erkenntnis), mais ce dernier est lui-même défini, chez Bolzano, comme « un jugement qui contient une proposition vraie », ce qui correspond à son tour approximativement à la connaissance (Wissen) chez Kant[8] et dans l’usage contemporain. Il y a des différences d’une importance comparable à l’égard de leur usage respectif d’Anschauung. Je vais maintenant exposer brièvement les enseignements de Kant sur le sujet de même que la critique qu’en fait Bolzano.

3.

Comme nous l’avons vu, Kant caractérise les intuitions comme des représentations singulières[9]. Contrairement aux concepts, elles sont toujours en « relation immédiate » avec leur objet : étant donné qu’aucune représentation, sauf s’il s’agit d’une intuition, n’est en relation immédiate avec un objet, un concept n’est jamais lié à un objet de manière immédiate. Il est bien plutôt lié à la représentation de ce dernier, que cette représentation soit une intuition ou encore elle-même un concept[10].

La caractérisation kantienne de cette immédiateté est superficielle. Bolzano examine deux interprétations possibles. Il considère d’abord la relation entre l’intuition et l’objet du point de vue sémantique : dire qu’une intuition ou un concept est « lié(e) » à un objet veut simplement dire qu’il ou elle est « de » cet objet. Sur la base de cette lecture, Kant est critiqué de la manière suivante : les concepts sont dits être liés de manière médiate aux objets, « à travers » des intuitions ou d’autres concepts subordonnés. Mais, comme Bolzano, l’indique :

Les concepts « humain », « être vivant » et d’autres semblables représentent des choses réelles de manière tout aussi immédiate que n’importe quelle représentation qu’on nomme une intuition, par exemple, l’intuition « Socrate ». Peut-on raisonnablement dire que les personnes Socrate, Platon, etc. tombent sous la représentation « humain » seulement parce que leurs intuitions tombent sous cette représentation[11].

Il s’attaque ensuite à l’erreur qui consiste à croire que c’est une intuition, plutôt que l’objet qu’elle dénote, qui tombe sous un concept. C’est effectivement ce que Kant suggère lorsqu’il affirme que la relation qu’entretient le prédicat avec le sujet d’une proposition est la même que celle qu’il y a entre ce dernier et son objet. Bolzano a raison de signaler que le prédicat n’est pas une représentation du terme-sujet mais, tout comme lui, la représentation d’un ou de plusieurs objets quelconques.

Le caractère lacunaire du résultat de la lecture sémantique incite Bolzano à interpréter la relation entre l’intuition et l’objet du point de vue épistémologique, considérant l’adage kantien d’après lequel, à travers les intuitions, les objets nous sont donnés, à travers les concepts, ils sont pensés[12]. Le jargon kantien, et en fait le terme Anschauung lui-même, suggère qu’il s’intéresse ici à « la conscience (awareness) immédiate des particuliers » comme, par exemple, dans la perception[13]. Les intuitions sont les effets premiers des stimuli externes ; le processus cognitif, quel qu’en soit les autres aspects, commence avec elles. L’interprétation épistémique donne une fausse impression de plausibilité, car la distinction entre la conscience (awareness) directe et indirecte ou connaissance médiate en est une familière qu’on retrouve un peu partout. L’interprétation sémantique, au contraire, semble tirée par les cheveux dans la mesure où les notions d’immédiateté de la référence ou de référence indirecte ne semble avoir aucune utilité : un terme réfère à son ou à ses objets, un point c’est tout. Il n’est donc pas étonnant que la lecture épistémologique reçoive l’appui de la plupart des interprètes de Kant. Je crois néanmoins que cette interprétation est fausse et je décrirai brièvement ce que je considère être l’idée de Kant avant de me tourner vers la discussion de ce que doit être, selon Bolzano, une intuition si l’immédiateté est épistémique plutôt que sémantique.

Il semble que Kant n’admette qu’une seule relation sémantique : « avoir un objet » ou « représenter » (mais rappelons-nous toutefois que ce n’est pas le cas que toutes les représentations représentent). Lorsqu’on défend cette idée, il est tentant de conclure (Kant et bien d’autres ont succombé à cette tentation) que, dans un jugement, le sujet et le prédicat représentent le ou les mêmes objets et que les jugements sont des équations. Par exemple, Hobbes pensait que les propositions sont des concaténations de noms. Puisque le sujet et le prédicat doivent nommer la même chose, il concevait donc les propositions comme des équations (On trouve la critique bolzanienne à Bolzano, 1837, 23.20). C’est ce que dit Ploucquet :

Il est nécessaire que toutes les propositions affirmatives soient identiques puisque le prédicat ne peut être différent du sujet, c’est-à-dire puisque le sujet ne peut être le non-sujet. Par exemple « Tous les lions sont des mammifères ». Ici, c’est-à-dire dans la proposition, l’extension de « animal » n’est pas plus grande que celle de « lion », quoi que hors du contexte de cette proposition « animal » a une extension plus grande que « lion », qui comprend, par exemples, les chevaux, les tigres, les chiens, etc…[14].

Kant défendait manifestement une position similaire. Dans une de ses Réflexions, il dit que « dans tout jugement, deux concepts s’appliquent à une chose. La chose que je pense à travers le concept A, cette seule et même chose je la pense aussi à travers le concept B »[15]. Cela est vrai, que le terme-sujet du jugement soit une intuition ou un concept[16].

Si le prédicat B, pris en lui-même, a une extension plus grande que le sujet A, comme c’est normalement le cas dans un jugement vrai, il n’aura pas, en l’occurrence, une extension plus grande. C’est donc ce qui nous amène à l’idée d’« extension en usage ». L’extension en usage d’un prédicat est déterminée par le sujet de la proposition. Kant formule cette idée lorsqu’il affirme, conformément à la réflexion que nous venons de citer, qu’ « un jugement est la cognition médiate d’un objet », tout en ajoutant : « et donc la représentation de sa représentation »[17]. La première partie de la proposition affirme que le prédicat est une cognition de l’objet (bien que médiate), la seconde qu’il est une représentation du terme sujet. Or, il peut difficilement être les deux à la fois. Tandis que le sujet joue un rôle dans la détermination du référent du prédicat, ce dernier ne devient pas par là une cognition de ce dernier : le reproche qu’adresse Bolzano à Kant, à savoir qu’il a confondu le concept et l’objet est entièrement justifié. Peut-être y a-t-il une théorie plus pénétrante qui explique pourquoi le concept et l’objet sont identiques (la position hégélienne), mais je n’approfondirai pas cette question ici.

Ainsi, d’après Kant, le sujet et le prédicat réfèrent, du moins dans certains jugements, au même ou aux mêmes objets. Appelons cette position « la théorie co-référentielle du jugement »[18]. Bien que le sujet et le prédicat soient tous deux conçus comme référant au même objet, les jugements ne sont pas des identités au sens ou on l’entend habituellement : le sujet détermine à chaque fois l’extension du prédicat. Nous ne pouvons donc pas, comme c’est le cas pour les identités véritables, renverser cet ordre. Kant souligne ce rôle particulier du sujet en qualifiant sa relation à l’objet d’immédiate. En d’autres termes, lorsqu’il affirme que les intuitions entretiennent une relation immédiate avec leur objet, Kant n’a pas en tête l’immédiateté perceptuelle. Sa thèse est, bien plutôt, syntactique.

C’est ce que corroborent ses exemples d’intuitions et de conceptus singulares : « Rome », « Bucéphale »[19], « Jules César »[20], « le soleil », « la Terre »[21]. Bucéphale et César ne sont pas présents de manière sensible à Kant, et les jugements à leur sujet ne sont pas des constats de perceptions directes.

Dans sa logique la plus ancienne (Blomberg), Kant avait soutenu que « les représentations de l’expérience immédiate sont toutes des conceptus singulares »[22]. Il s’agit en fait d’un principe aristotélicien qu’on peut formuler, grosso modo, en disant que toutes les intuitions (telles qu’elles sont présentées par les sens) sont des représentations singulières. Dans la Dissertation et les leçons qui la suivirent, Kant soutient aussi la converse, à savoir, que toutes les représentations singulières, ce qui inclut des choses comme « Bucéphale », sont des intuitions[23]. Les champions de l’interprétation épistémique éprouveront ici quelques difficultés, mais il s’agit en fait d’une doctrine plausible étant donné ce qu’il suppose ailleurs. Si on suit Kant et qu’on affirme que « le soleil » est une intuition, on doit aussi admettre qu’elle a la même fonction grammaticale dans la proposition « Le soleil est brillant » (énoncée lorsqu’il est visible) que dans la proposition « le soleil est caché par les nuages » (énoncée lorsqu’il est effectivement caché). Kant soutenait que nous avons dans les deux cas une image du soleil à l’esprit, et cette image est l’intuition. Qu’une entité grammaticale soit conçue comme ayant le caractère d’une image n’est pas surprenant : les idées, dans la tradition britannique, ont la même double nature[24].

Il s’ensuit que, pour Kant, puisque les intuitions sont des images, elles ne peuvent être simples ; la référence à l’objet n’est jamais que le contre-coup d’un acte de synthèse. Un jugement comme « Ceci est un triangle » exige que j’aie reçu certaines sensations, que je ne les aie pas oubliées et que j’applique un concept à une séquence de sensations de cette espèce, c’est-à-dire que j’interprète cette séquence comme représentant un triangle. Kant décrit parfois sommairement ces actes mentaux comme « produisant des images à partir d’impressions »[25]. Il n’y a un objet, un ceci, que lorsqu’une telle image est générée. Ce n’est qu’à ce stade que nous intuitionnons quelque chose.

Mon esprit est toujours en train de se former une image du divers en le parcourant… Cette capacité de dépiction est la capacité formative (bildende) de l’intuition[26].

La perception elle-même peut être appelée intuition. Kant le fait dans la Critique de la raison pure, lorsqu’il imagine une personne qui observe simplement une maison[27]. Pour bien comprendre cela, on doit noter que pour Kant, la différence entre percevoir et juger n’est pas très grande ; il considérait qu’un jugement qui porte sur une chose absente est quelque chose de très similaire à la perception d’une chose présente. Dans les deux cas, l’esprit évoque l’image d’un objet, dans la perception, il le fait à l’aide des sens, dans les autres cas, à l’aide de l’imagination, le vicaire des sens, la « faculté de représenter dans une intuition un objet qui n’est pas lui-même présent »[28].

C’est encore une doctrine kantienne que ces images ne peuvent être formées, ou en tout cas qu’elles ne représenteraient rien, si elles ne pouvaient être subsumées sous un concept dans un jugement. Quelle que soit la chose perçue ou représentée, elle l’est en tant que quelque chose : c’est la « récognition dans un concept » de la Déduction de la première édition[29]. Kant y définit le jugement comme « le seul acte à travers lequel des représentations données deviennent des cognitions qui réfèrent à des objets »[30]. Kant ne se lasse pas de nous dire que les intuitions sont toujours complexes, qu’elles contiennent toujours un divers en elles. Le concept assemble, pour ainsi dire, ce divers et lui donne son unité. On lit aussi à maintes reprises que sans les intuitions, les concepts seraient aveugles, ce qui, je suppose, veut dire que la relation de référence échouerait. L’image ne se forme-t-elle donc pas ? Ses éléments, comme autant de bout de pigments, restent-ils épars, désunies ? Ou est-ce plutôt qu’une image se forme qui n’est qu’un fantasme au lieu d’une dépiction ?

D’autres difficultés surgissent. Il semble que tous nos concepts ne conviennent pas lorsqu’il s’agit d’accomplir la synthèse des intuitions. Un objet, dit Kant, est ce « dans le concept duquel le divers d’une intuition donnée est unifiée »[31]. Mais dans un jugement comme « Caius est mortel », le concept de mortalité ne convient pas pour établir l’unité de l’intuition, et ce contrairement au « est humain » dans « Caius est humain ». Kant, lorsqu’il s’en aperçut, considéra l’amélioration suivante :

Lorsque je dis « Caius est mortel », j’envisage d’abord la mortalité dans l’extension complète du concept sous lequel Caius est contenu, c’est-à-dire humain, et je subsume ensuite ce dernier [Caius] sous cette extension de manière à le déterminer[32].

Notons que Kant parle du concept sous lequel Caius est contenu, qui est l’infimaspecies, l’espèce à laquelle Caius appartient. Il pense manifestement que plusieurs jugements contiennent des termes cachés sans lesquels ils ne pourraient avoir des intuitions qui fonctionnent. Lorsqu’il est pleinement articulé, le jugement a la forme « Caius qui est humain est mortel ». Il s’agit-là d’une conséquence de la position selon laquelle les jugements ont non seulement une fonction assertive ou affirmative, mais aussi celle de générer l’unité dans les intuitions qu’ils contiennent. Sans ces composantes cachées, il ne pourrait nullement référer aux objets.

Les constituants du divers qui entre dans la synthèse sont en tant que tels (si l’esprit n’a pas encore agi sur eux à travers l’une de ses fonctions d’ordre supérieur) des représentations purement subjectives, « où on ne peut être conscient que du fait que le sujet est affecté »[33]. Kant mentionne des choses telles que le goût d’un vin, une couleur[34], un son, un poids[35], rouge, noir, sucré, dur, chaud[36].

Il me semble que la conséquence de cette position est qu’il ne peut y avoir de jugements de la forme « ceci (que je ressens en ce moment) est rouge » ou « ceci (que j’inhale en ce moment) est plaisant ». Par contraste, ces dernières sont, d’après Bolzano, les paradigmes des propositions qui contiennent des intuitions. Dans la théorie kantienne, il n’y a aucune place pour les jugements qui portent sur les manifestations particulières de qualités, les tropes ou qualia, puisque les termes singuliers, les intuitions, ne peuvent avoir que des référents complexes. On a donc que deux options : la référence peut être soit (a) à des objets externes comme « cette pomme » ou (b) à moi-même. Ainsi, « Cette pomme est rouge » devient « Je suis (quelque chose m’apparaît) rouge(ment) »[37]. Il est impossible de référer aux qualia s’ils sont quant à eux effectivement simples. Dans le langage de l’époque, ils sont « assignés » aux objets comme propriétés. « Ceci », chez Kant, ne peut référer à un quale, mais seulement à une chose ou, de manière réflexive, à moi-même. Toute chose à laquelle on peut référer est un ensemble de qualia.

Concluons ici notre interprétation du principe kantien selon lequel les intuitions sont en relation directe avec leur objet. Nous avons rejeté la lecture épistémique de cette thèse kantienne et nous l’avons plutôt interprétée sur la base de sa singulière théorie co-référentielle du jugement. De plus, nous avons vu que, pour Kant, les intuitions (tous les termes singuliers sont des intuitions) ont le caractère d’images et sont invariablement complexes (contrairement à Bolzano, qui définit les intuitions comme singulières et simples). Sans synthèse, il n’y a pas de référence aux objets. Il s’ensuit que les qualia ne peuvent être les objets de jugements singuliers ; il n’y a aucun terme qui y réfèrent puisqu’aucun terme singulier ne peut être simple. Nous avons aussi noté que les intuitions ont des référents seulement dans le contexte des jugements et, à cet égard, on a d’ailleurs déjà affirmé que Kant est en vérité celui qui a découvert le principe du contexte qu’on attribue généralement à Frege[38].

4.

Nous avons vu que Bolzano privilégie l’interprétation épistémique ou « immédiate » de l’idée kantienne que les intuitions entretiennent une relation immédiate avec leurs objets. Il croyait que c’était ce même point que Kant avançait dans l’adage selon lequel à travers les intuitions, les objets sont donnés, à travers les concepts, ils sont pensés[39]. D’après Bolzano, cela implique que « nous pouvons conclure de l’existence d’une intuition … à l’objet correspondant »[40]. Nous verrons que Bolzano ne voulait pas simplement dire que l’objet « inexiste intentionnellement » ou qu’il a l’existence au sens ou les propositions en soi l’ont, mais qu’il existe empiriquement. On se doit de noter que cela n’aurait pu être l’intention de Kant. Malgré qu’il aît sans doute été d’accord pour dire qu’aucun objet empirique ne peut être « donné » autrement que dans une intuition, il aurait difficilement souscrit à la converse, c’est-à-dire à l’idée que toutes les intuitions nous garantissent l’existence d’un objet. Il y a, après tout, l’intuition pure des objets mathématiques comme le triangle qui, elle, peut être construite dans la simple imagination[41].

Les représentations qui satisfont la condition bolzanienne qui veut que leur objet existe nécessairement s’avèrent être singulières et simples. Il raisonne que tandis que toutes les représentations subjectives (les représentations comme épisodes mentaux) doivent avoir une cause adéquate, dans le cas des intuitions, cette cause est l’objet représenté lui-même. « De la présence d’une représentation simple qui réfère aussi à un objet singulier nous pouvons inférer à une cause qui est ce même objet réel que nous nous représentons »[42].

Étant donné que la cause de la représentation doit exister (sinon il n’y aurait pas de représentation), l’objet existe lui aussi. Un exemple typique de proposition qui contient une intuition est « Ceci (que je vois en ce moment) est la sensation ou représentation[43] rouge »[44].

Au tout début de la Wissenschaftslehre, Bolzano avait argumenté contre le scepticisme en faisant intervenir la proposition « J’ai des représentations », dont la vérité, selon lui, devait être évidente à tous[45]. En tant que réfutation minimale du scepticisme radical, cela peut faire l’affaire. Mais la preuve, telle qu’elle se présente, n’a pas une portée suffisante. Une réponse (fondationnaliste) exhaustive au scepticisme doit aller plus loin et identifier l’ensemble des propositions indubitablement vraies à partir desquelles ont peut dériver tout (ou, en tout cas, une bonne partie de) ce qu’on juge être vrai. Bolzano expose les rudiments d’un système au sein duquel les jugements qui contiennent des intuitions jouent le rôle de propositions élémentaires[46]. D’après Bolzano, c’est aussi le rôle épistémique que Kant leur attribue, mais comme nous l’avons vu, cela est discutable.

Examinons maintenant la discussion qu’offre Bolzano de la fonction épistémique des intuitions. Nous avons noté que le sujet de la proposition « Ceci (que je vois en ce moment) est la sensation ou représentation rouge », est une intuition. Plus précisément, l’intuition est rendue par le démonstratif « ceci ». Les démonstratifs sont examinés à la section §59 de la Wissenschaftslehre ; la simplicité des représentations à la section §61, les représentations singulières à la section §68 et les intuitions, c’est-à-dire les représentations simples et singulières, aux sections §§72-76. Mon commentaire suivra cet ordre.

5.

À la section §59.3 de la Wissenschaftslehre, Bolzano distingue l’usage ostensif de « ceci » de son usage anaphorique. Je propose de digresser brièvement, car le sujet présente également un intérêt contemporain. Notre préoccupation principale reste toutefois la fonction ostensive du démonstratif.

« Ce A » est utilisé de manière ostensive à toutes les fois que « ceci » exprime la « clause principale » (Hauptteil) de la représentation, comme c’est par exemple le cas de « ce parfum » dans « ce parfum est agréable »[47]. Dans un cas semblable, lorsque la rose est sous mon nez, le mot « parfum » a la forme d’un simple commentaire, et il serait plus approprié de dire « Ceci (qui est un parfum) est agréable ». Le « ceci » pris individuellement identifie l’objet, « parfum » n’intervient que pour faciliter la communication. Par contraste, c’est l’anaphore que Bolzano a en tête lorsqu’il distingue l’exemple précédent du type de locutions et de propositions qui contiennent une référence à rebours (backward reference) comme, par exemple, « Ces assertions… » lorsqu’on vient de parler de certaines assertions. Mais il y a confusion : les exemples de Bolzano ne conviennent pas à ses explications. Comparons :

  1. Kant dit un jour « On doit être presqu’aussi patient avec les Français qu’avec les femmes ». Cette affirmation est insultante.

  2. J’ai d’abord vu deux hommes… Ces hommes… Puis, j’ai vu un homme et une femme… Cet homme…

(a) est un exemple d’ « ostension interne », (b) un exemple d’anaphore. En (a), la référence est actuellement sous nos yeux et le cas n’est pas tellement différent de celui du parfum. Bolzano en dit en fait autant lorsqu’il signale que l’objet (interne) d’une intuition est une autre représentation ou proposition mentale[48]. La seconde proposition en (a) réfère à la proposition citée dans celle qui la précède et qu’on peut assumer être une proposition qui vient d’être pensée. Ainsi, le « cette » en (a) exprime une intuition « interne ».

En (b), « cet » réfère à un homme. Qui plus est, sans l’occurrence du mot « homme », il ne pourrait y avoir de référence univoque. Bolzano exprime ceci en disant que « homme » (plutôt que « cet ») est la « clause principale » de la représentation. En d’autres termes. « homme » n’intervient pas comme simple commentaire par rapport à « cet ». Il serait incorrect de reformuler « cet homme » en (b) en disant « ceci (qui est un homme) ». L’anaphore, en d’autres termes, survient lorsqu’un démonstratif réfère à un objet évoqué dans une proposition antérieure plutôt qu’à une représentation ou proposition antérieure. Il est clair, en tout cas en ce qui me concerne, que l’explication de Bolzano ne convient qu’à l’anaphore, tandis que son malencontreux exemple (« Ces affirmations ») est un cas d’ostension interne. Mais, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’ostension, et non l’anaphore qui nous préoccupe ici.

Avant de continuer, nous devons rappeler, si cela est nécessaire, les quatre types d’entités différentes qui doivent être distinguées dans l’ontologie de la logique bolzanienne, à savoir :

  1. les propositions en soi, de même que leurs parties, c’est-à-dire les représentations en soi ;

  2. La manifestation des propositions en soi (et de leur parties) dans les jugements ou les épisodes mentaux dont les propositions sont dites être le contenu ;

  3. L’expression des propositions en tant qu’énoncé dans un langage, c’est-à-dire les inscriptions ;

  4. Les objets de représentation, qui peuvent être des choses, des états mentaux ou d’autres représentations et propositions en soi.

La stratégie usuelle de Bolzano, lorsqu’il s’agit d’identifier les constituants des propositions, consiste à emboîter le pas à l’expression linguistique qu’il ajuste conformément à ce que dicte l’analyse. Prenons un exemple : la forme canonique des toutes les représentations est « A a b », où « A », le sujet, est une représentation « concrète » , tandis que « b » est « abstraite »[49]. L’expression linguistique voile souvent cette forme canonique, comme lorsqu’on dit « A est B » au lieu de « A a (la propriété d’un B ou) b »[50]. Le concept abstrait b (par exemple, l’ « animalité »[51]) est considéré plus fondamental que le concept concret B (par exemple « animal »). « B » est défini comme « quelque chose qui a b », ce qui montre qu’il est plus complexe, quoi que, dans le langage ordinaire, les termes concrets ont tendance à avoir des expressions plus simples : « animal » est plus simple que « animalité »[52]. Par conséquent, l’analyse logique corrige la grammaire de surface, générant des formes canoniques de propositions linguistiques (les énoncés) qui dévoilent la forme des propositions en soi.

Ceci dit, on notera une difficulté : « ceci » exprime, selon Bolzano, une certaine représentation. Toutefois, « cheval » dans « Northern Dancer est un cheval » exprime aussi une représentation. Mais on classe l’expression « cheval » dans la même catégorie grammaticale que la représentation subjective (mentale) et que la représentation en soi qui est le contenu de l’une comme de l’autre. On dirait de chacune d’elle qu’elles sont des termes sortals, qu’elles sont des prédicats, etc. Elles ne diffèrent, pour ainsi dire, qu’en vertu de leur location : en (a) elles sont des parties des propositions, en (b) des épisodes mentaux et en (c) des inscriptions. Quel que soit le caractère grammatical de « cheval » en (a), il l’a aussi en (b) et en (c). Le cas de « ceci » est différent : « Ceci a b » ne peut refléter la structure de la proposition en soi.

On a plusieurs raisons de le croire. La première est que les propositions en soi ne peuvent contenir d’éléments indexicaux. Tel que je le comprends, leur être est détaché de tout esprit pensant. Même si Dieu connaît, et par conséquent pense, toutes les propositions en soi[53], elles forment le contenu de Sa pensée de la même manière que certaines d’entre elles forme le contenu de la pensée humaine. Elles ne sont pas réalisées seulement dans son esprit : elles ont un être indépendant. Mais si elles ne sont pas, en tant que propositions en soi, présentes à un esprit, elles ne peuvent contenir d’éléments indexicaux : il n’y personne pour pointer.

Un deuxième point connexe est qu’aucune distinction token-type ne s’applique à elles : chaque proposition distincte, en tant que proposition en soi, n’a qu’une réalisation (abstraite). Elles ne peuvent donc contenir aucune représentation qui ait un caractère essentiellement occasionnel. Par conséquent, elles ne contiennent aucun élément qui soit auto-référentiel (token reflexive).

La troisième raison, qui concerne spécifiquement « ceci », est que Bolzano affirme qu’il y a des « millions » ou « un nombre infini » d’intuitions[54], c’est-à-dire de représentations qui « correspondent précisément » à un objet. Toutes sont exprimées par le même mot : « ceci ». Ces millions ou cette infinité d’intuitions sont les sujets d’autant de propositions en soi. Si les parfums ont été jugés agréables à des millions de reprises, il n’y a pas seulement une proposition en soi « Ce parfum est agréable », mais des millions d’entre elles, contenant toutes un sujet propositionnel distinct. Ces intuitions ne peuvent jamais être rappelées à l’esprit, elles ne peuvent se produire qu’une seule fois. Mais « ceci » se produit encore et encore.

On peut encore mentionner que Bolzano élimine l’auto-référence (token-reflexivity) lorsqu’il expose les formes canoniques : les énoncés qui expriment un temps deviennent : « A à t a (supratemporellement) b »[55]. De plus, sa doctrine de l’immutabilité de la vérité[56] ne semble pas admettre que « Ceci a b » puisse être la forme correcte d’une proposition en soi. Si elle l’était, cette proposition devrait avoir une valeur de vérité variable ou même encore plusieurs valeurs de vérité à la fois. En bref, Bolzano traduit des propositions qui dépendent du contexte en des propositions qui n’en dépendent pas et semble prendre pour acquis qu’un tel programme peut, d’une manière générale, être réalisé[57]. Il semble donc que « ceci » est distinct, du point de vue syntaxique, des représentations objectives qu’il exprime. De plus, ces représentations sont de diverses espèces. Bolzano qualifie d’ « espèce remarquable » (merkwürdige Gattung) les représentations pour l’expression desquelles on choisi la forme « ce (ou cet) A », et elles sont effectivement d’une espèce plutôt étrange. Si l’objet de l’ostentation est une sensation présente, la représentation objective est une intuition pure ; s’il s’agit d’un objet externe, il s’agit d’une représentation mixte qui peut être une intuition ou un concept[58]. Si la référence est à quelque chose qui n’existe pas de manière concrète, comme dans « cet instant (présent) », c’est un concept et vraisemblablement un concept pur. Je reviendrai sur ces problèmes.

6.

Le paragraphe §61 de la Wissenschaftslehre présente une preuve existentielle — et non pas une preuve constructive — pour les représentations simples. Même si tout ce que dit Bolzano à cet endroit était vrai, nous ne serions pas en mesure d’identifier systématiquement de telles représentations. L’argument de Bolzano est aussi selon moi, et c’est regrettable, peu persuasif, quoiqu’il mérite sans doute plus d’attention que je ne peux lui en donner ici.

Tel que je le comprends, Bolzano formule son argument de la manière suivante : La complexité est une propriété qui ne pourrait exister s’il n’y avait pas de parties[59]. Si on pense la complexité « à un certain égard », les parties seront « d’une certaine espèce », et rien ne les force à être « absolument » simples. Les parties d’un orchestre, si on les considère de la manière habituelle, sont ses musiciens qui sont, à l’égard de cette division, les parties simples. Les parties de l’orchestre sont toutefois, à d’autres égards, composées. Mais Bolzano n’a aucun argument additionnel à cet effet, seulement un exemple : les parties d’une ligne sont, à un certain égard, ses segments qui sont eux-mêmes composés. Mais les parties de la ligne en tant que telle sont les points, qui sont simples. Même si on le lui accordait, cet argument conduit à une conclusion qui n’aide en rien : Bolzano lui-même a raison de noter qu’il y a une distinction catégorielle entre les points et les lignes : ils sont hétérogènes (nicht gleichartig).

Il assume sans toutefois fournir d’argument que ses résultats peuvent être généralisés à toutes les entités composites, et en particulier aux représentations ; mais l’exemple qu’il donne suscite la perplexité. Il ne voulait certainement pas suggérer que les constituants simples des représentations peuvent être hétérogènes aux concepts et aux intuitions, ou que nos concepts peuvent en fin de compte être constitués d’éléments qui nous sont étrangers, des éléments qui n’ont peut-être aucune fonction logique et différent des concepts comme les points diffèrent de la ligne[60].

On peut glaner ce que Bolzano devait avoir en tête, par exemple, à la section §350 de la Wissenschaftslehre[61] où il discute la procédure pour déterminer les parties d’une représentation consciente : il s’agit de conjecturer qu’une certaine représentation A a le même sens qu’une autre M, que nous savons être composée des parties m, n, o. On vérifie cette conjecture en remplaçant de manière systématique A par M dans les contextes propositionnels. Si ce remplacement ne génère que des propositions équivalentes, alors A et M sont synonymes, et A a les parties que nous savons être celles de M. (La procédure est expérimentale : on effectue la substitution dans le plus grand nombre de propositions imaginables.) Si suite à nos efforts soutenus et consciencieux nous sommes incapables de trouver un concept composite M qui soit synonyme avec A, nous pouvons alors conclure que A est simple.

Bolzano prescrit les mécanismes psychologiques qui nous permettent d’accomplir cette tâche : nous devons former une intuition de A et la garder à l’esprit lorsque nous cherchons un remplacement M. Plus importante encore est l’introduction de « concepts connecteurs » (Bindebegriffe)[62], qui sont des opérateurs de formation de représentations. Un concept complexe peut, par exemple, avoir la forme : « quelque chose qui a m et n », où « qui », « a » et « et » sont des concepts connecteurs. « quelque chose » est le concept le plus général et Bolzano affirme à maintes reprises qu’il est simple[63].

Il y a deux étapes à la procédure proposée. La première consiste à construire le concept M, la seconde à le comparer avec A sur la base de la méthode substitutionnelle indiquée. On peut concevoir la construction d’une manière contemporaine. Il est évident que Bolzano souhaiterait souscrire à une conception récursive de cette dernière, c’est-à-dire « Si m et n sont des concepts, alors « quelque chose qui a m et n » est aussi un concept ». Si nous pouvions découvrir tous les concepts connecteurs et faire le détail des règles qui les gouvernent, nous pourrions alors être certains que les parties de représentations que nous découvrons à travers cette procédure sont elles aussi à chaque fois des représentations. Nous pourrions introduire la clause de récursivité habituelle : rien d’autre n’est partie d’une représentation. Nous ne serions pas conduit à admettre des particules « sub-logiques », c’est-à-dire des composantes qui ne peuvent être des sujets, des prédicats ou d’autres composantes logiques des propositions. Bolzano argumente en général comme s’il avait cette idée en tête — à l’exception de ce qu’on trouve dans son argument atomiste à la section §61, car le concept de « partie überhaupt » est incompatible avec une procédure récursive qui doit fixer et exposer les manières dont les représentations complexes peuvent être formées.

Il ne s’agit pas ici de vaine spéculation. Certains philosophes, Bolzano en est un, Brentano en est un autre, pensait que, dans les propositions subjectives, certains épisodes de pensée se succèdent : le sujet vient en premier, puis la copule, et ensuite le prédicat. Bolzano pensait aussi, par exemple, que si le sujet est composite, alors ses parties, qui sont aussi présentes dans l’esprit bien que ce ne soit pas de manière consciente, sont, elles aussi, des concepts et peuvent, même lorsqu’ils sont simples, former les sujets et les prédicats d’autres propositions. Nous avons vu que Kant nie cela : certains constituants mentaux doivent être rassemblés, il doit y avoir composition ou synthèse de ces parties pour qu’un contenu mental soit généré qui peut jouer un rôle grammatical. L’argument atomiste de Bolzano tient certes compte d’un tel scénario, mais nous pouvons être certains que là n’était pas son intention.

L’argument atomiste de Bolzano échoue donc en ce sens qu’il conduit à une conclusion qu’il ne saurait accepter. Mais notons qu’il ne devait pas tenir ce dernier en très haute estime puisque, dans une note de bas de page, il cherche à le supporter en invoquant de manière plutôt suspecte l’autorité de Hegel, le seul endroit où, à ma connaissance, il daigne le faire.

7.

À la section §68 de la Wissenschaftslehre, Bolzano traite des représentations singulières, c’est-à-dire des représentations qui n’ont qu’un seul objet. Elles sont différentes de ce que nous appelons aujourd’hui les termes singuliers. De toutes les nombreuses sous-espèces de représentations singulières, seules nous intéressent celles qui sont exprimées par « Ce A » au sens identifié plus haut[64]. Elles semblent être de deux genres. Dans le cas de « Le philosophe Socrate » Bolzano admet que nous « pensons à » un seul objet, mais la représentation que nous avons à l’esprit pourrait aussi convenir à d’autres. Ici, le fait que nous signifiions ou visions un seul objet semble crucial. Les cas de l’autre espèce incluent les représentations qui « n’ont manifestement et ne peuvent avoir qu’un seul objet »[65]. J’interprète l’idée selon laquelle « il découle de leur forme [...que...] si elles représentent quoi que ce soit, alors c’est un seul objet » comme voulant dire qu’une représentation est singulière si et seulement si (a) sa forme prescrit qu’elle réfère à au moins et au plus un objet, et (b) cet objet existe vraiment. Ainsi, « l’actuelle Reine d’Angleterre » est une représentation singulière, mais pas « l’actuel Roi de France ». La propriété d’être une représentation singulière n’est donc pas une simple question de forme, ce qui a pour conséquence que, dans plusieurs cas, nous ne savons pas si une représentation est singulière ou non. Par exemple, nous ne savons pas si « le plus grand nombre premier » est une représentation singulière ou une représentation sans objet (gegenstandlos).

Il semble que l’expression « ce A » exprime une représentation singulière à chaque fois que A est une sensation ou une autre représentation, car, en vertu de sa forme, elle ne peut avoir qu’un seul objet. Parce que la sensation ou la représentation est en même temps la cause et l’objet de la représentation, elle aura effectivement un objet.

8.

Finalement, les intuitions. À la section §72 de la Wissenschaftslehre, Bolzano décrit les intuitions en deux affirmations distinctes et non équivalentes :

  1. Une intuition est une représentation qui est simple et singulière.

  2. Une intuition est une représentation qui est l’effet prochain et immédiat du fait de porter son attention sur une modification qui se produit en nous à l’instant présent ; elle est exprimée par une locution comme « ceci que je sens à l’instant ».

Les modifications présentes auxquelles Bolzano réfère en (b) incluent, comme nous l’avons noté, non seulement les sensations mais aussi les pensées, c’est-à-dire les jugements subjectifs et les représentations. En fait, avoir un concept clair, d’après lui, c’est en avoir une intuition[66]. En dépit du fait que (a) constitue la définition officielle, l’essentiel de l’argument de Bolzano se fonde sur (b). Il avance (je développe cet argument sans attendre) que les choses qui tombent sous ce concept sont en effet individuelles et singulières, mais il ne démontre pas la converse. Les concepts sont définis comme des représentations qui ne sont pas des intuitions. Les concepts, s’ils sont simples, doivent avoir plus d’un objet, et s’ils sont singuliers, doivent être complexes. Cela est conforme à la doctrine selon laquelle l’extension d’un concept diminue à mesure que sa complexité augmente. Mais nous savons toutefois que ce n’est pas toujours le cas, de telle sorte que la possibilité subsiste qu’une représentation satisfasse (a) mais pas (b). Seraient-elles alors des intuitions ou des concepts ? Bolzano ne le dit pas.

Pour ce qui est de la singularité des intuitions, Bolzano renvoie à la section §68 (il devrait aussi y avoir une référence à §59, mais elle est manquante) : « Ce parfum » doit être compris comme « Ceci (qui est un parfum) ». Ainsi, « parfum » est général, mais il ne fait pas vraiment partie de l’intuition. Bolzano semble suggérer que l’intuition exprimée par « ceci » surgisse d’abord dans l’esprit, et d’autres représentation s’associent à elle directement à sa suite : à mesure que des parties sont ajoutées surgissent « ceci qui est un parfum », puis d’autres jugements : « Ceci, qui est un parfum, est agréable » :

De la sorte et à travers l’activité continue de notre âme, bien d’autres représentations, et parmi elles aussi des représentations qui ne sont pas singulières, sont produites, et également des jugements entiers[67].

Les intuitions ont pour objets des épisodes mentaux fugitifs, qu’il s’agisse de sensations ou d’autres représentations. Il s’ensuit qu’elles ne réapparaissent jamais : « nous ne pouvons reproduire une seule des intuitions qui nous avons eu »[68] : en dépit du fait que toute intuition subjective doit avoir une représentation objective comme contenu, ces dernières ne peuvent jamais être retrouvées. Cela semble rendre inapplicable la procédure, esquissée à la section §350 et discutée dans ce qui précède pour déterminer la simplicité d’une représentation : pour déterminer si une représentation consciente est simple ou complexe, on doit s’en former une intuition qui doit être maintenue aussi longtemps que possible[69]. Ce n’est que lorsque nos tentatives répétées d’identifier ses parties ont échoué que nous sommes autorisés à déclarer cette représentation simple. Bolzano pourrait peut-être avancer que cette recette peut être administrée aux concepts, puisqu’ils peuvent être répétés (c’est-à-dire qu’on peut faire revenir à l’esprit le même concept objectif à plusieurs reprises et, apparemment, on peut l’y maintenir pour l’inspecter), mais il n’y a pas d’argument qui puisse soutenir l’idée qu’on peut établir la simplicité des intuitions en s’en formant une intuition. Le caractère passager et non réitératif des intuitions premières rend cela impossible. Et, à ma connaissance, Bolzano ne défend pas non plus l’idée qu’on peut avoir des représentations conscientes de toutes nos représentations, et je doute qu’il eût admis qu’on puisse avoir des intuitions de toutes nos intuitions. La simplicité des intuitions n’est donc pas établie par le processus d’analyse ponctuel qu’il esquisse à la section §350, mais bien plutôt sur la base d’un plaidoyer.

Son argument ne peut faire appel à la simplicité des objets des intuitions (s’ils sont effectivement simples), puisque la simplicité ou la complexité des objets n’a aucun rapport avec le caractère des représentations qui leur correspondent. Au contraire, les représentations de la forme « Ceci (qui est une couleur dont je fais présentement l’expérience…) » sont dites être simples simplement en vertu du fait qu’elles sont les effets « prochains et immédiats » de la sensation qui est leur objet :

Si elles avaient des parties, elles ne pourraient pas être l’effet prochain et immédiat qui suit l’examen d’une modification qui survient présentement en moi[70].

Au contraire : c’est l’une de ces parties qui en serait l’effet prochain et immédiat.

Ceci entre en conflit avec une autre doctrine bolzanienne. L’expression « prochain et immédiat » implique que la sensation, ou le fait d’y porter son attention, n’a qu’un seul épisode comme successeur dans l’esprit, et cela suggère à son tour que les épisodes mentaux sont ordonnés de manière linéaire, une idée que Bolzano nie à maintes reprises — ce qu’il a d’ailleurs raison de faire. La thèse de la linéarité ronge la philosophie de l’esprit depuis longtemps — on la retrouve chez Berkeley, Hume, Kant, Brentano et, si on doit se fier à ce dernier, aussi chez Aristote. Contrairement à eux, Bolzano insiste que l’esprit peut contenir plusieurs représentations à la fois[71], et même plusieurs intuitions, bien qu’elles ne soient pas connectées (unverbunden)[72].

Mais cela ne sied nullement son argument. D’abord, nous n’avons pas d’évidence introspective du fait que les intuitions sont les effets prochains et immédiats des sensations sur lesquelles nous portons notre attention. Et même si elles le sont, il est possible que chacune de ces sensations, ou l’attention qu’on y porte, ait une pluralité d’effets qui sont combinés dans une intuition donnée, ce qui la rendrait complexe. Rappelons-nous que la complexité des représentations n’est pas une propriété évidente : nous pouvons ne pas être conscients, ce qui est souvent le cas, des parties de nos représentations[73]. Il n’y a rien dans l’intuition qui nous assure qu’elle est simple. Considérons ce que dit Bolzano au sujet de la vitesse considérable des épisodes mentaux qui empêche leur appréhension individuelle[74] et faisons le lien avec l’argument atomiste : nous sommes forcés de nous demander pourquoi il ne pourrait pas y avoir une multitude de parties simultanées ou une cascade de parties successives, peut-être « hétérogènes », qui se situent sous le seuil de la conscience (et toutes des représentations selon la définition bolzanienne), le tout constituant l’intuition exprimée par « ceci » ? En somme, dès qu’on admet des parties de représentations dont on n’est pas conscient en conjonction avec l’idée d’un traitement parallèle et/ou de la vitesse insaisissable des épisodes mentaux, l’argument de Bolzano en faveur de la simplicité de l’intuition perd sa force.

9.

Les philosophes qui s’intéressent aux problèmes liés à l’intentionnalité se posent généralement des questions comme « Qu’est-ce qui fait de ma pensée à votre sujet une pensée à votre sujet ? » ou « Qu’est-ce qui fait de ma pensée de César une pensée de César ? ». Certains ont répondu que c’est précisément le fait que je vise César qui en fait cette pensée. Et si César n’avait jamais existé ? Il y aurait alors, dans un certain sens, un objet intentionnel à ma pensée. Mais cela ne mène nulle part. Si je vise une chose réelle mais que cette chose n’existe pas, alors ma pensée n’est pas de cette chose. Pour Bolzano, il va sans dire que l’intuition « ceci (qui est un parfum) » vise une modification en moi. Mais cette modification s’est-elle vraiment produite ? Dans la négative, l’intuition viserait la modification, mais ne serait pas « à propos » de cette modification. Conformément à ce que nous avons dit dans la section VII : si les intuitions sont vraiment des représentations singulières, alors elles doivent toutes avoir un objet. Contrairement aux autres représentations qui prétendent référer à une chose en particulier, les intuitions réussissent toujours. Bolzano présente l’argument suivant.

Lorsque nous formons le jugement : « ceci (qui est un parfum » est agréable », ou un autre semblable, l’intuition qu’exprime « ceci » a une sensation olfactive à la fois comme cause et comme référent. Ce qui suit est censé établir l’identité de la cause et de l’objet :

Si une représentation, en dépit de sa simplicité, doit représenter un seul et unique objet, alors elle doit présenter un caractère particulier (un caractère qui la relie exclusivement à cet objet). Ce caractère est que son occurrence dans l’esprit peut difficilement être expliqué autrement qu’en assumant qu’elle est liée à cet objet comme un effet à sa cause[75].

Bolzano soutient ailleurs que les intuitions se produisent comme effets prochains et immédiats — elles ne sont donc susceptibles d’aucune explication additionnelle — des modifications qui surviennent en nous et elles ont donc ces modifications comme objets[76]. Il soutient que c’est une proposition auto-évidente, c’est-à-dire une proposition qui ne peut être supportée par des prémisses additionnelles que : « toute intuition qui se produit en moi ou en quelque être fini que ce soit présuppose l’existence d’une chose réelle qui en est la cause »[77].

Si on lui accorde cette thèse, on peut conclure que les intuitions appartiennent à la classe de représentations appelées « gegenständlich », c’est-à-dire « objectuelles ». Il s’ensuit, de plus, qu’elles sont toutes, en dépit de leur simplicité, différentes, puisque toute intuition est causée par une sensation différente et « des causes différentes ont des effets différents ». Les épisodes mentaux qui sont les causes des intuitions ne seront pas, cela s’entend, eux non plus exactement pareils à moins que leurs causes ne le soient, et ainsi de suite. Ainsi, deux intuitions seraient pareilles seulement si elles étaient causées par deux sensations qui sont indiscernables parce qu’elles ont un pedigree causal indiscernable, un scénario que Bolzano rejette[78].

On peut tirer la conclusion additionnelle que les intuitions ne peuvent être communiquées. La communication, pour Bolzano, a lieu lorsque la même proposition ou représentation objective est produite en quelqu’un d’autre par l’usage de signes. Étant donné que la même intuition objective ne peut se produire à nouveau dans le même esprit ni se produire dans un autre esprit (cela découle de la manière dont elles sont causées), il n’y a aucune façon de faire en sorte que mon intuition puisse être évoquée chez personne d’autre[79].

On pourra croire qu’il en résulte un sérieux problème de communication, mais je ne crois pas que ce soit le cas. En fait, si on compare Bolzano, par exemple, à Kant ou Carnap, on constate que Bolzano considérait aptes à la communication certains phénomènes mentaux que ces derniers croyaient incommunicables. Le problème, tel qu’ils le conçoivent, est que (pour reprendre la terminologie aristotélicienne) les objets propres des sens sont privés. « les objets propres des sens » sont les impressions qui sont spécifiques à un sens (ou sens-spécifique) : la lumière et les couleurs pour la vision, l’odeur pour l’odorat, la saveur pour le goût, etc. (La forme n’est pas sens-spécifique car elle peut être détectée par la vision et par le toucher.) Ils croyaient qu’il n’y a aucun moyen de déterminer si vous percevez subjectivement la même couleur que moi lorsque nous voyons la même rose. Peut-être que lorsque vous voyez du rouge, je vois du bleu. Cela fut souvent considéré être un problème sans importance, mais il est resté. Une manière d’échapper à ce problème consiste à concéder que, effectivement, il n’y a pas, en ce sens, de vérité objective en ce qui concerne la perception des couleurs, mais que la vérité objective et scientifique se fonde sur les structures qui résultent de l’ordre de telles entités incommunicables. Kant affirme que « dans la relation entre les sens, il réside quelque chose qui est généralement valide, même si chaque sensation n’a qu’une validité (Gültigkeit) privée »[80]. Carnap est d’accord :

Même si le matériau des flots individuels de l’expérience est complètement différent, ou plutôt même s’ils sont dans l’ensemble incomparables puisqu’il est absurde de comparer les sensations ou sentiments de différents sujets en ce qui concerne les qualités données de manière immédiate, certaines propriétés structurelles sont néanmoins analogues pour tous les flots de conscience[81].

Bolzano est beaucoup plus libéral. Il affirme que les concepts de couleurs sont des concepts purs, c’est-à-dire sans mélange de l’intuition, et sont par conséquent parfaitement communicables. Ils sont les « concepts de certaines lois d’après lesquelles les modifications qui sont les objets de nos intuitions se produisent »[82].

Nous pouvons prendre pour acquis que ces lois sont les mêmes pour tout le monde, de telle sorte qu’à chaque fois que le même stimulus de couleur est présenté à deux sujets, la même sensation en résulte[83]. On pourrait dire que Bolzano suppose l’existence de la structure, tandis que Kant et Carnap ne voient que la sensation (ou « matériau » dans la terminologie kantienne). S’il y a un matériau sous-jacent dans la conception bolzanienne, il n’appartient pas au contenu conscient de l’esprit. Il s’agit de quelque chose que nous ne pourrions pas vouloir communiquer à autrui.

Ainsi, Bolzano ne souscrit pas à la version classique de l’incommunicabilité. Lorsque je vous dis « Ceci (dont je fais l’expérience visuelle) est rouge », vous pouvez faire l’expérience de ce ton spécifique de rouge. Ce que je ne peux communiquer, c’est le sujet de la proposition en soi qui n’a lui-même qu’une présence voilée dans mon esprit et que même moi ne peut retrouver une fois qu’il disparaît.

10.

À la section §303 de la Wissenschaftslehre[84], Bolzano esquisse une explication de la manière « dont nous parvenons effectivement à nos jugements d’expérience les plus généraux ou, pour le moins, dont nous pourrions y parvenir »[85]. Je ne peux revoir toute cette section, même si elle est d’une importance cruciale pour son épistémologie. Elle contient sa position sur l’origine de la conscience interne du temps, la construction de « mon corps », des objets externes, etc. Malheureusement, le terme « intuition » est le plus souvent utilisé, dans ce chapitre, au sens de « sensation ». À la section §303. 11[86], Bolzano parle des intuitions « similaires ». Des intuitions sont similaires si elles tombent sous le même concept[87]. Il réfère ensuite à « jaune » comme s’il pouvait s’agir d’un tel concept et évoque effectivement l’ « intuition jaune ». Mais d’après ce qu’il dit plus tôt, jaune ne peut être, ni la propriété d’une intuition, ni d’ailleurs une intuition. Il ne peut être une propriété d’une intuition parce que le sujet d’une proposition n’est pas coloré, et il ne peut être une intuition parce qu’une couleur ne peut être le sujet d’une proposition. À la section §303. 21, Bolzano affirme que « si la même collection (Inbegriff) d’intuitions A, B, C, D… est de temps à autre suscitée en moi, je conclus que c’est un seul et même objet qui les cause »[88]. Mais nous avons vu qu’il est impossible d’avoir plus d’une fois la même intuition. Et des sensations similaires n’ont pas plus besoin d’être représentées par des intuitions similaires que des personnes qui se ressemblent doivent avoir des noms qui se ressemblent.

Il me semble que, dans ce contexte, Bolzano veut en fait parler des sensations ; il utilise à un endroit « intuition » et « sensation » de manière interchangeable[89], et dans le passage suivant (et plusieurs autres) « intuition » devrait en fait être remplacé par « sensation » :

Si deux collections d’intuitions A, B, C, D,… et M, N, O, P, …, dont l’une d’entre elle je considère être l’effet d’un corps X et l’autre comme l’effet d’un corps Y, se produisent toujours simultanément ou l’une peu avant ou après l’autre,… alors je présume que les deux corps sont très proches ou qu’ils se touchent[90].

Si nous ajustons §303 et que nous exprimons la théorie bolzanienne en termes de sensations, elle devient l’esquisse d’un système constructionnel au sens de Carnap (1967). Il semble que ce que Bolzano dit des intuitions lorsqu’il discute leurs propriétés logiques n’a aucun rapport avec les enseignements de la section §303. Bien plutôt, dans la dernière section, il retourne à la compréhension d’ « intuition » qu’il articule dans ses premiers travaux et qui l’assimile à la sensation ou au contenu sensoriel : Les Beyträge zu einer begründeteren Darstellung der Mathematik de 1810, comprennent un appendice dans lequel il discute la doctrine kantienne de la construction des concepts par les intuitions. Je reviendrai là-dessus plus loin, mais notons déjà que Bolzano définit à cet endroit les intuitions comme les objets des propositions comme « je perçois X », plutôt que comme un des termes qu’elles contiennent, d’une manière fort semblable à ce qu’on trouve à la section §303[91].

On pourrait en dire plus long sur la théorie bolzanienne de l’intuition et, en particulier, sur la manière dont les intuitions peuvent, avec les concepts, composer les représentations « mixtes ». Par exemple, si par « humain » on veut dire tout animal rationnel quel que soit l’endroit où il vit et la forme qu’il peut prendre, « humain » est un concept pur. Mais si par « humain » on veut dire un être rationnel qui vit sur la Terre, alors le terme « humain » est mixte, puisque que « Terre » est un nom propre et comme tous les noms propres d’objets externes, l’une de ses composantes est une intuition[92].

11.

Quiconque ne connaît Bolzano que de réputation, comme étant le « Platon de la logique », ou n’a lu que ce qui concerne sa contribution aux théories logiques ne manquera pas d’être surpris, en lisant la Wissenschaftslehre, de la quantité de psychologie et d’épistémologie qu’elle contient. Les propositions en soi, après avoir brillamment servi, dans le second volume, à révéler les relations logiques, deviennent, dans le troisième, le contenu des jugements. C’est là que nous apprenons qu’en plus d’entretenir des relations de déductibilité, de probabilité et de fondation (Abfolge), les prémisses sont reliées à leur conclusion de telle manière que leur présence dans l’esprit (dans les cas simples) cause la conclusion qui y apparaît aussi[93]. L’esprit ne serait pas une machine logique fonctionnelle si ça n’était pas le cas. Cette machine est infaillible au sens où elle ne déduit jamais des conclusions fausses de prémisses vraies. Lorsque cela semble se produire, c’est invariablement parce qu’une prémisse fausse se tapit dans les profondeurs de l’esprit. Autrement, « nous n’aurions aucune raison de nous fier même à un seul de nos jugements »[94]. En d’autres termes, la conclusion survient dans l’esprit précisément parce que l’argument est valide ; la relation factuelle est une conséquence de la relation logique. La relation, en ce qui concerne la relation entre intuition et sensation, est inverse : ici la relation logique de référence est une conséquence de la dépendance causale : les intuitions réfèrent aux sensations parce qu’elles sont causées par elles. Mais peut-être Bolzano avait-il derrière la tête (ou peut-être même devant !) un argument par dessein similaire : l’esprit ne serait pas une machine épistémologique adéquate si la référence ne reflétait pas la causalité.

On ne doit pas oublier que le but avoué de la Wissenschaftslehre est de produire, entre autre, une épistémologie. Malheureusement, Bolzano ne règle pas, comme on aurait pu l’espérer, le cas de la logique pure avant de s’attaquer à son épistémologie. Au contraire, dans certain cas, et l’intuition en est un, les préoccupations épistémologiques et psychologiques s’immiscent là où on s’attendrait à des distinctions syntaxiques : une entité logique est définie de telle sorte que c’est son implication dans la pensée qui garantie une cognition fiable.

C’est ce qui conclut mon esquisse de la théorie bolzanienne de l’intuition. Je retourne maintenant à mon propos initial : la relation entre les positions bolzanienne et kantienne.

12.

Dans la Wissenschaftslehre, Bolzano fait tout ce qui est en son pouvoir pour souligner les contributions de ses prédécesseurs à la théorie logique, même celles qu’il considérait avoir des effets controversés — ou pires — sur la logique et les mathématiques. Nous avons vu qu’il crédite Kant d’avoir insister sur la distinction entre intuition et concept et d’avoir fourni une caractérisation pour le moins défendable de l’intuition. Mais tout rendant son dû à la contribution kantienne[95], il évite en l’occurrence toute mention de la doctrine de l’intuition pure. Il est évident qu’il ne peut y avoir selon lui une telle chose. Mais plus important encore, cette doctrine est décrite ailleurs comme s’il s’agissait du sophisme le plus insidieux et le plus malencontreusement répandu de toute la philosophie des mathématiques. Dès 1810, il écrit :

Pour ma part, j’irai bien jusqu’à concéder qu’il doit y avoir une certaine raison, tout à fait différente du principe de contradiction, pour laquelle l’entendement joint dans un jugement synthétique, le prédicat au concept du sujet. Mais que cette raison puisse être, et être appelée une intuition et, qui plus est, une intuition pure dans le cas des jugements a priori, cela je ne le trouve pas clair[96].

L’ « intuition pure » est, pour Bolzano, une contradiction dans les termes. La théorie kantienne s’édifie sur un malentendu que Bolzano décrit de la manière suivante :

Kant semble vouloir dire : « Si je lie à une intuition le concept universel, par exemple d’un point ou d’une direction ou d’une distance, c’est-à-dire si je me représente un point singulier, une direction ou une distance singulières, alors je découvre dans ces objets singuliers que leur revient tel ou tel prédicat, et je sens en même temps que ceci vaut de même pour tous les autres objets qui tombent sous ce concept. » Si tel est ce que veulent dire Kant et ses disciples, je pose la question suivante : comment en venons-nous donc, lors de l’intuition de tel objetsingulier, au sentiment(zu dem Gefühle) que ce que nous remarquons en lui vautaussi pour tout autre ? Au moyen de ce qui est singulier et individuel ; ou au moyen de ce qui est universel en cet objet ? À l’évidence seulement au moyen de ce qui est universel, c’est-à-dire au moyen du concept, non pas au moyen de l’intuition[97].

Bolzano colla à cette conclusion simple et persuasive. Il est bien connu que son rejet du rôle de l’intuition en mathématique informa constamment l’essence même de son travail en mathématique. Il maintint invariablement que les mathématiques sont une science purement conceptuelle et ses efforts en vue de l’arithmétisation de l’analyse sont généralement contemplés sous ce jour.

La doctrine de l’intuition pure s’enracine dans la croyance que les intuitions sont des images mentales dans lequel le divers est organisé. Ce divers peut, d’après Kant, être non-sensoriel et, le cas échéant, l’intuition qui en résulte est « pure » ; elle est dite être « construite » et son analyse est analogue à l’analyse d’une image : on voit quels en sont les traits. Bolzano identifie ici deux confusions : dans une analyse de cette espèce, l’objet de l’investigation, disons un triangle, est confondu avec sa représentation, une confusion inhérente à toute philosophie idéaliste, son proton pseudos[98]. Une erreur va de pair avec cette confusion et sans laquelle la procédure elle-même serait impossible, à savoir que les parties de la représentation correspondent aux parties de l’objet. Il y a une différence entre le point de départ subjectiviste de Kant et celui de Bolzano. Il l’esquisse par exemple dans les Logische Vorbegriffe. Après quelques remarques de clarification, il introduit comme première prémisse : « Il y a des vérités [en soi] — Es gibt überhaupt Wahrheiten »[99]. Par contraste, « il est bien connu que le fondateur de la philosophie critique partit du fait de l’expérience. D’une certaine manière « Il y a des expériences » est la première proposition posée dans son système »[100].

Ce point de départ épistémique conduit en dernière instance à une confusion sur la nature de l’a priori :

Je pense, moi aussi, que la distinction… [entre propositions a priori et aposteriori] est suffisamment importante pour qu’on la maintienne… Mais je crois qu’on ne doit pas pour autant en évincer une autre qui, elle, ne repose pas sur leur relation à notre faculté de cognition mais sur leurs propriétés internes, à savoir la division entre les propositions qui ne sont composées que de concepts et celles pour lesquelles ce n’est pas le cas [c’est-à-dire celles qui contiennent des intuitions]. J’ose même affirmer que c’est précisément cette distinction qu’on avait en tête… sans toutefois sans rendre compte[101].

Les propositions mathématiques sont purement conceptuelles, et les intuitions ne jouent donc aucun rôle dans leur démonstration ou leur analyse. Elles peuvent être établies a priori parce qu’elles sont purement conceptuelles. La théorie bolzanienne de l’intuition supporte ce principe absolument fondamental. Sa redéfinition de l’Anschauung ne constitue pas un simple exercice de persuasion définitionnelle ou la reprise d’une expression importante et populaire pour ses propres fins. D’après Bolzano (et j’ajouterais : en vérité) rien ne correspond aux intuitions kantiennes. La compréhension qu’a Bolzano du terme, quels qu’en soient les défauts, élimine incontestablement la tentation de chercher la vérité mathématique et géométrique dans les intuitions tout en préservant l’idée fondamentale que les Anschauungen sont ces épisodes de pensée qui représentent notre expérience empirique directe.

Traduit de l’anglais par Sandra Lapointe