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1. Remarques préliminaires

Dans le second volume de la Wissenschaftslehre[2] (1837), le philosophe, théologien et mathématicien Bernard Bolzano (1781-1848) met de l’avant son concept de conséquence, ce qu’il nomme déductiblité (Ableitbarkeit), et l’accompagne de divers théorèmes et d’explications additionnelles. La déductibilité est une relation d’implication entre propositions en soi (Sätze an sich) qui ne sont pas des symboles linguistiques mais bien plutôt le contenu des énoncés déclaratifs et de certains épisodes mentaux. Lorsque Schmidt prononce l’énoncé « La neige est blanche », et que Jones juge que la neige est blanche, la proposition en soi exprimée par Schmidt est la même que celle à laquelle Jones donne son accord en pensée. Cette proposition en soi est une entité abstraite : elle existe en un sens, mais elle est non réelle dans la mesure où elle n’a pas de position dans le temps et l’espace, ne fait partie d’aucune relation causale et est indépendante de l’existence des êtres pensants et des langages[3].

D’après Bolzano, les propositions en soi sont les porteurs primitifs des valeurs de vérité non relativiséesvrai ou faux. Ceci doit être compris comme signifiant, premièrement, que les entités telles que les énoncés et les jugements ont leur valeur de vérité en vertu de la valeur de vérité de la proposition en soi qui sont leurs contenus. Deuxièmement, ce qui est exprimé, par exemple, par « J’ai faim » ne possède nullement une valeur de vérité relativisée telle que vrai/faux à l’égard de la personne S au temps t. Ce qui est exprimé par cet énoncé inclut bien plutôt des éléments qui spécifient un temps particulier et une personne particulière qui le rendent inconditionnellement vrai ou faux. Troisièmement, il n’y a ni fossé de valeur de vérité (truth-value gap) ni de troisième valeur de vérité (par exemple, indéterminé) : toute proposition en soi est soit vraie, soit fausse[4].

Dans l’ensemble, les propositions en soi sont identiques ou pour le moins similaires aux pensées de Frege.[5] J’utiliserai fréquemment le terme « proposition » et je désignerai ces dernières en mettant les énoncés dans les crochets carrés. [3 est un nombre premier] est la proposition exprimée par « 3 est un nombre premier ». Une proposition en soi est constituée de parties sub-propositionnelles que Bolzano nomme représentations en soi (Vorstellungen an sich). [3 est un nombre premier] peut être décomposée, entre autre, en une représentation du nombre 3 et en une représentation de la propriété d’être un nombre premier. Ces représentations en soi ne sont pas, elles non plus, des symboles linguistiques ou des entités mentales, mais bien plutôt des objets abstraits qui peuvent devenir le contenu de ces derniers sans toutefois en dépendre pour leur existence. Par contraste avec les propositions, elles ne sont toutefois ni vraies ni fausses, mais vides ou non-objectuelles (gegenstandlos) si rien ne tombe sous elles et objectuelles (gegenständlich) si elles représentent quelque chose[6].

D’après Bolzano, les propositions en soi sont toutes structurées de la même manière. Quelle que soit l’apparence de leurs contreparties linguistiques, la proposition exprimée a la forme [A a b]. [A] est la représentation-sujet et représente le ou les objets dont traite la proposition ; et [b] est la représentation-prédicat qui désigne la propriété (ou les propriétés) attribuées à cet ou à ces objet(s)[7]. Par conséquent, afin de révéler la structure et les composantes d’une proposition le plus clairement possible, on doit paraphraser l’énoncé correspondant dans un énoncé de la forme canonique « A a b »[8]. Dans la Wissenschaftslehre, Bolzano tente de le faire pour des énoncés de formes grammaticales les plus diverses. Par exemple, dans les énoncés du type « Tous les F sont G » ou « Chaque F est G », le quantificateur est considéré non pas contribuer une représentation à la proposition correspondante mais simplement indiquer que l’extension de F est tous les F. La paraphrase (quelque peu maladroite) de « Tous les hommes sont mortels » est « L’homme a la mortalité »[9]. Je ne tiendrai pas compte de cette question (sauf dans la section 4).

Enfin, Bolzano croit qu’une proposition est vraie seulement si sa représentation-sujet n’est pas vide[10]. Puisqu’il n’admet pas le fossé de valeur de vérité, une proposition qui a une représentation-sujet vide est fausse. Ceci est vrai même pour les propositions en soi comme [Les carrés ronds sont ronds] et a pour conséquence que Bolzano accepte la conclusio ad subalternum, c’est-à-dire l’inférence de « Tous les F sont G » à « Quelques F sont G »[11].

2. La définition de la déductibilité

La déductibilité est définie à l’aide de la méthode de la variation, c’est-à-dire la substitution imaginaire[12] des représentations au sein d’une proposition (ou d’une représentation) par d’autres représentations. En les substituant, on obtient des variantes de la proposition (ou représentation) originale qui peuvent avoir une valeur de vérité (ou une extension) différente. Par exemple, remplacer [3] par [6] dans [3 est un nombre premier] génère une proposition en soi fausse, tandis que substituer [nombre pair] à [nombre premier] résulte dans la variante [6 est un nombre pair] qui, elle, est vraie.

Implicitement ou explicitement, Bolzano impose certaines contraintes à la variation. Premièrement, elle doit être systématique et homogène, ce qui veut dire que les mêmes représentations doivent être remplacées par les mêmes représentations. [Tous les hommes finnois sont ivres] n’est pas une variante acceptable de [Tous les hommes grands sont grands]. Deuxièmement, les variantes doivent être non-vides, c’est-à-dire que leur représentation-sujet doit représenter au moins un objet[13]. Substituer [le plus grand nombre premier] à [3] dans [3 est un nombre premier] n’est pas permis. Nous verrons bientôt pourquoi Bolzano a besoin de ces restrictions.

La méthode de la variation joue un rôle clé dans la logique de Bolzano parce qu’il l’utilise pour définir une multitude de notions, comme celles de vérité logique, de vérité nécessaire, d’analyticité logique et de compatibilité (Verträglichkeit). Puisque la compatibilité est une condition sine qua non de la déductibilité bolzanienne, je présenterai sommairement sa définition[14] :

Les propositions P et Q sont compatibles à l’égard des représentations variables I ↔ il y a une substitution de I qui génère des variantes vraies de P et Q.

Ainsi, la compatibilité n’est pas une relation dyadique, mais une relation triadique qui implique aussi les représentations qui sont prises comme variables. Par exemple, [6 est un nombre premier] est compatible avec [8 est un nombre premier] à l’égard de [6] et [8] parce qu’on génère des variantes vraies si, par exemple, on les remplace par [3] et [5].

Mais notons que, mis à part les restrictions présentées plus haut, la méthode de la variation présente un libéralité qu’il est facile de négliger. La collection de propositions qui fait l’objet de la variation peut inclure des propositions qui ne contiennent pas les représentations variables en question[15]. Dans de tels cas limites, la proposition est elle-même sa seule et unique variante. Par conséquent, il est aussi permis de prendre [6] comme seule représentation variable lorsqu’on se demande si [6 est un nombre premier] et [8 est un nombre premier] sont compatibles à son égard. À l’égard de cette représentation, elles ne sont toutefois pas compatibles puisque [8 est un nombre premier] ne peut être transformée en vérité en substituant cette dernière. Plus généralement, deux propositions peuvent être compatibles à l’égard de certaines représentations tout en étant incompatibles par rapport à d’autres représentations[16].

On peut dire la même chose de la déductibilité, qu’on définit de la manière suivante.

[L]es propositions M, N, O, … [sont] déductibles des propositions A, B, C, D, … à l’égard des parties variables i, j, … si toute collection de représentations qui, à la place de i, j, …rend A, B, C, D, …toutes vraies, rend aussi M, N, O, … vraies[17].

Plus simplement, la variation ne doit jamais générer des variantes vraies des prémisses et une variante fausse d’une ou plusieurs conclusions. Il s’agit toutefois d’une simplification, car Bolzano considère que la déductibilité est un cas spécial de la compatibilité : les conclusions sont déductibles des prémisses à l’égard des représentations variables seulement si elles sont aussi compatibles à leur égard[18]. Ainsi, la définition complète du concept bolzanien de conséquence est la suivante :

Les propositions Q sont déductibles des propositions P à l’égard des représentations variables I ↔ (i) il y a une substitution de I qui génère des variantes vraies de P et Q, et (ii) toute substitution de I qui génère des variantes vraies des P génère des variantes vraies des Q.

Par conséquent, [Skippy est un animal] est déductible de [Skippy est un kangourou] à l’égard de [Skippy]. La contrainte de compatibilité est satisfaite, et remplacer [Skippy] par une autre représentation ne conduit jamais à des variantes vraies de la prémisse et fausses de la conclusion. Mais si les représentations [kangourou] et [animal] sont, elles aussi, soumises à la variation, le résultat est négatif car la condition (ii) n’est pas satisfaite. Nous devons garder en tête que la déductibilité est, elle aussi, une relation triadique. Il est possible qu’une proposition soit déductible d’une autre à l’égard de certaines représentations sans l’être à l’égard d’autres représentations.

De plus, si on ajoute [Skippy n’est pas un kangourou] comme deuxième prémisse et que l’on prend [Skippy] comme unique représentation variable, la condition de compatibilité n’est plus satisfaite. Car [Skippy est un kangourou] et [Skippy n’est pas un kangourou] ne peuvent jamais être rendues toutes deux vraies par la substitution de [Skippy].

On comprend donc clairement pourquoi Bolzano doit restreindre la méthode de la variation de la manière sus-mentionnée. S’il nous était permis de substituer d’une manière non systématique (non homogène), [Skippy est un animal] ne serait pas déductible de [Skippy est un kangourou] à l’égard de [Skippy] parce nous pourrions remplacer cette dernière dans les prémisses par [la mère de Skippy] et dans la conclusion par [Canberra], ce qui conduirait à une variante vraie de la première proposition, mais à une variante fausse de la seconde. Et si nous devions prendre en compte les variantes ayant une représentation-sujet vide, un truisme comme [les kangourous femelles sont des femelles] auraient plusieurs variantes fausses comme, par exemple, [Les carrés ronds sont ronds]. Mais cela contredit l’idée que cette proposition appartient à la classe des propositions logiquement analytiquement vraies[19].

3. Les traits distinctifs de la déductibilité

Il y a des traits en vertu desquels la déductibilité diffère de plusieurs conceptions modernes de la conséquence. On en connaît déjà trois : il s’agit d’une relation triadique entre contenus sémantiques qui requière la consistance. La première — l’intégration d’éléments variables — est particulièrement surprenante. Après tout, lorsqu’on formule des arguments, on ne réfère à rien qui relève de la variation. Rolf George affirme toutefois que la conception bolzanienne n’est pas aussi étrange qu’il ne le semble au premier abord[20]. Selon lui, la spécification des parties variables fournit la forme d’un argument et on doit connaître sa forme pour pouvoir juger de sa validité ou de sa non validité. Voici un exemple :

  • Tom, Dick et Harry sont partenaires.

  • Donc, Tom et Dick sont partenaires.

Cet argument est-il valide ? Cela dépend. Une suggestion intuitive est que cet argument repose sur la supposition vraie que si trois personnes sont partenaires alors deux d’entre elles le sont aussi. Cela veut dire qu’on le comprend comme ayant la forme :

  • Les personnes a, b et c sont partenaires

  • Donc les personnes a et b sont partenaires

Mais il est aussi concevable de le présenter comme un argument qui se fonde sur la supposition fausse que si trois personnes constituent un tout d’une certaine espèce, alors deux d’entre elles aussi. Ceci revient à considérer « partenaire » comme un élément variable additionnel, assignant de la sorte à l’argument la forme :

  • Les personnes a, b et c sont un tout de l’espèce W.

  • Donc les personnes a et b sont un tout de l’espèce W.

Dans le premier cas, l’argument est valide, tandis que dans le second cas, il ne l’est pas : trois personnes peuvent former un trio musical, mais pas deux.

Ainsi, il y a des arguments en faveur de la conception bolzanienne. La forme d’un argument ne doit pas nécessairement toujours être spécifiée explicitement en identifiant les variables. On réalise souvent à partir du seul contexte la manière de l’interpréter. Mais on peut difficilement mesurer sa validité si on ne connaît pas la forme.

Le deuxième critère — le fait que la déductibilité soit définie pour les propositions — est redevable au fait que Bolzano, tout comme Frege, considère que la logique est une science « objective » qui ne porte pas sur la psychologie ou le langage humain, mais sur un monde de propositions et de représentations en soi[21]. Il est néanmoins aisé d’appliquer la définition bolzanienne au niveau des signes linguistiques. Il y a au moins deux manières de procéder. La première fut suggérée par Bar-Hillel[22] et Smart[23], et consiste simplement à remplacer « propositions en soi » et « représentations en soi » par « énoncés » et « termes » :

Les énoncés S2 sont déductibles des énoncés S1 à l’égard des termes variables T ↔ (i) il y a une substitution de T qui génère des variantes vraies de S1 et S2, et (ii) toute substitution de T qui génère une variante vraie de S1 génère aussi une variante vraie de S2.

Cette définition pourra susciter l’intérêt parce qu’elle est n’est pas étrangère à une position que Tarski considère dans son fameux article « Über den Begriff der logischen Folgerung ». ( Nous en reparlerons dans la section 5.) Mais elle est plutôt éloignée de l’esprit des principes bolzaniens car, comme je l’ai dit, il considère que les objets logiques primitifs sont les propositions et les représentations en soi. Une définition qui est conforme, dans ses grandes lignes, à celle de Bolzano doit fournir une analyse de la déductibilité pour les énoncés en recourant à la déductibilité des propositions qu’ils expriment[24] :

Les énoncés S2 sont déductibles des énoncés S1 à l’égard des termes variables T ↔ les propositions exprimées par S2 sont déductibles des propositions exprimées par S1 à l’égard des représentations exprimées par T

Ainsi, en dépit du fait que les termes-sujets diffèrent, « Tout caneton est un animal » est déductible de « Tout petit canard est un oiseau » à l’égard de « caneton » et de « petit canard » parce qu’ils expriment la même représentation.

Le troisième critère — la clause de compatibilité — implique, premièrement, que la logique bolzanienne est non-monotone. Il est possible que Q soit déductible de P à l’égard de I sans que Q ne soit déductible de P et d’une prémisse additionnelle R à l’égard des mêmes représentations. L’adjonction d’une prémisse peut enfreindre la contrainte de compatibilité, comme le montre l’exemple que nous avons déjà mentionné : [Skippy est un animal] est déductible, à l’égard de [Skippy], de [Skippy est un kangourou], mais pas de cette dernière et de [Skippy n’est pas un kangourou].

Deuxièmement, la clause de compatibilité rend la logique bolzanienne non-contrapositionnelle. Il est possible que Q soit déductible de P à l’égard de I sans que ¬P soit déductible de ¬Q à l’égard de la même représentation. Car le fait que P et Q soient compatibles à l’égard de I ne garantit pas que ¬P et ¬Q le sont aussi[25]. Prenons [Socrate est un homme] comme prémisse et [Tout homme est homme] comme conclusion. La conclusion est déductible de la prémisse à l’égard de [Socrate] et [homme] : elles sont compatibles, et il n’y a pas de substitution qui génère une variante vraie de la prémisse qui génère une variante fausse de la conclusion, simplement parce que la conclusion ne peut être rendue fausse en substituant [homme]. Mais la négation de [Socrate est un homme] n’est pas déductible de la négation de [Tous les hommes sont hommes] à l’égard de la même représentation. Cette dernière ne peut en effet être rendue vraie et n’est pas, par conséquent, compatible avec la première.

Troisièmement, la condition de compatibilité ne permet pas de réduction à l’absurde. Dans des inférences de cette espèce, une contradiction est dérivée de suppositions afin de prouver qu’elles sont inconsistantes. Pour Bolzano, cette procédure fait long feu car il n’y a rien qui soit déductible de propositions incompatibles, que ce soit parce qu’elles sont contradictoires ou pour une autre raison. Cela est quelque peu étrange car Bolzano lui-même utilise la reductio ad absurdum[26]. Cependant, dans le quatrième volume de la Wissenschaftslehre (§ 530), il recommande une méthode qu’il affirme pouvoir transformer de telles preuves en preuves qui ne contiennent pas de prémisses incompatibles. Le souci de brièveté me défend ici d’examiner son argument. Mais s’il est correct, Bolzano n’a pas besoin de s’en faire à propos de l’apparente divergence entre sa contrainte de compatibilité et son propre usage des raisonnements apagogiques.

Finalement, je veux insister sur un trait distinctif de la déductibilité bolzanienne qui a ses sources ailleurs. Les systèmes logiques contemporains s’orientent sur la base du critère intuitif selon lequel un argument est valide si et seulement s’il est (métaphysiquement ou en principe) impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Ainsi, l’argument :

  • Socrate est un homme.

  • Donc, Socrate est un être vivant.

Est valide parce qu’il est inconcevable qu’un homme ne soit pas un être vivant. D’un autre côté, l’argument :

  • Socrate est un homme.

  • Donc, Socrate a tout au plus 150 ans.

N’est pas valide parce que, même s’il n’y en a pas, on peut au moins imaginer des hommes qui ont plus de 150 ans.

Le définiens de la définition bolzanienne ne contient toutefois aucun concept modal. Elle ne pose nullement que la conclusion doit être vraie si les prémisses le sont, mais simplement qu’il n’y a de facto aucune substitution qui génère des variantes vraies des prémisses et une variante fausse de la conclusion. Il donne ainsi libre cours aux inférences qui vont au-delà de la nécessité métaphysique. S’il s’avère que les êtres humains ne dépassent pas l’âge de 150 ans, alors [Socrates a tout au plus 150 ans] est déductible de [Socrate est un homme] à l’égard de [Socrate], malgré qu’il n’y ait aucune connexion métaphysique nécessaire entre le fait d’être un homme et celui d’avoir tout au plus 150 ans[27].

Ceci montre que, pour Bolzano, les inférences valides peuvent être fondées sur les lois de la nature. Comme Ryle[28] et Toulmin[29], il semble considérer que ces dernières sont des « laisser-passer inférentiels » qui autorisent la transition d’une prémisse à une conclusion sans toutefois devoir être incluses à titre de suppositions additionnelles. Bolzano va toutefois plus loin que Ryle et Toulmin en ceci qu’il admet que les faits qui légitiment une telle transition ne sont pas même tenus d’être des lois de la nature. Assumons que je ne possède que des albums de groupes punk-rock. Alors [TheBuzzcocks sont un groupe punk-rock] serait déductible de [M.S. possède un album des The Buzzcocks] à l’égard de [The Buzzcocks] parce qu’il n’y a aucune substitution qui rend la prémisse vraie et la conclusion fausse. Mais aucune loi de la nature ne garantit cela.

4. La déductibilité logique

L’insistance de Bolzano sur le fait que la déductibilité est une relation triadique montre qu’il a en tête un concept de conséquence qui est plus général que celui des logiciens contemporains. Ces derniers sont surtout intéressés par les arguments formellement valides, c’est-à-dire, par les arguments au sein desquels les prémisses impliquent la conclusion en raison de leur forme logique. Voici un fameux exemple :

  • Socrate est un homme.

  • Tous les hommes sont mortels.

  • Donc, Socrate est mortel.

Pour reconnaître que cet argument est valide, il est suffisant de savoir la signification des expressions logiques qu’il contient. Par contraste, Bolzano désire aussi inclure les arguments matériellement valides, c’est-à-dire les arguments au sein desquels la signification des expressions non logiques joue un rôle important. Sous ce concept plus général, on peut aussi subsumer :

  • Socrate est un homme.

  • Donc, Socrate est mortel.

De tels arguments sont valides, mais seulement matériellement valides. Afin de juger de leur validité, on doit connaître la signification des termes non logiques « homme » et « mortel ». Dans la logique bolzanienne, cela est reflété par le fait qu’il n’y a déductibilité que si on prend les représentations non logiques [homme] et [mortel] comme constantes. [Socrates] est donc le seul élément qui peut être remplacé et qui est donc inessentiel.

Mais il a aussi quelques passages dans la Wissenschaftslehre qui montrent clairement que Bolzano est conscient de la différence entre la validité formelle et matérielle. Il écrit :

[Il y a des] propositions qui sont déductibles d’une proposition en vertu de sa seule forme (c’est-à-dire qui sont déductibles pour autant que l’on considère comme variables toutes les parties qui, en elles, n’appartiennent pas à leur forme […][30].

Semblablement, Bolzano identifie une classe de propositions qui inclut, par exemple, celles du type [A est A] et qu’il appelle logiquement analytiques :

[A]fin de juger de la nature analytique de celles-ci strictement rien d’autre que des connaissances logiques sont nécessaires, car les concepts qui forment les parties constantes (unveränderliche) dans ces propositions appartiennent tous à la logique [...][31].

On peut tirer de ces passages une conception plus étroite de la déductibilité que j’appelle déductibilité logique. Sa spécificité consiste en ceci que seules les représentations logiques sont considérées comme constantes, de telle sorte que toute les représentations non logiques peuvent librement être substituées :

Les propositions Q sont logiquement déductibles des propositions PQ sont déductibles des P à l’égard de toutes leurs représentations non logiques[32].

Par exemple, [Socrate est mortel] et logiquement déductible de [Socrate est humain] et [Tous les humains sont mortels] parce que le remplacement des représentations non logiques [Socrate], [humain] et [mortel] génère des variantes vraies de la conclusion à chaque fois que les prémisses sont vraies.

La définition de la déductibilité logique se fonde sur la distinction entre éléments logiques et non logiques. Tout comme ce fut longtemps le cas pour Tarski[33], Bolzano croyait que cette distinction ne peut être fixée de manière définitive[34]. On peut supposer que c’est en partie la raison pour laquelle il se concentre sur la relation triadique plus générale de déductibilité. Si la description complète d’une inférence doit faire mention des parties variables, alors la différence entre les éléments logiques et non logiques n’est pas pertinente. La question de savoir s’ils sont nettement séparés ou non importe peu.

Bolzano offre néanmoins quelques exemples de représentations logiques. À l’instar de Berg[35], il est tentant de compter parmi elles le sens des quantificateurs (« tout », « quelque », « il y a »…) et les connecteurs (« et », « ou », …). Mais cela implique qu’on modernise la conception bolzanienne à l’excès. Dans la section 1, j’ai indiqué que Bolzano assume que toutes les propositions on la même structure, à savoir [A a b]. Les énoncés dont la forme grammaticale diffère peuvent être reformulés pour révéler cette structure.

En ce qui concerne la question des représentations logiques, il est intéressant de voir le traitement réservé aux énoncés tels que « Il n’y a pas de carré qui ne soit pas un carré », qui exprime une vérité logique : la proposition correspondante est vraie en vertu de ses éléments logiques, les autres représentations peuvent être remplacées arbitrairement. D’après les remarques de Bolzano aux sections §§ 137 et 138 de la Wissenschaftslehre, cette proposition consiste à poser la non-objectualité de la représentation [carré qui n’est pas un carré]. Ce que l’énoncé énonce est décrit de manière plus adéquate par « La représentation en soi d’un carré qui n’est pas un carré a la non-objectualité ». Or si c’est le cas, la seule représentation non-logique dans cette proposition est [carré], car seule cette représentation peut être variée sans que l’on obtienne une proposition fausse. Par conséquent, les autres représentations doivent être logiques, ce qui inclut non seulement [non = ne… pas…] et [avoir], mais aussi [représentation en soi] et [non-objectuelle]. On parvient à des résultats similaires lorsqu’on examine les paraphrases que propose Bolzano des conjonctions et des disjonctions à la section §160. Les représentations logiques de Bolzano ne doivent donc pas être identifiées aux sens des expressions qu’on tient aujourd’hui pour logiques, tout spécialement les quantificateurs et les connecteurs. Certains d’entre eux (par exemple, « il y a ») n’apparaissent même pas dans les paraphrases, tandis que les méta-représentations telles que [représentation en soi] et [propositions en soi] sont rangées parmi les représentations logiques — peut-être parce qu’elles représentent des objets logiques[36]. De manière analogue, Bolzano considère peut-être aussi les représentations comme [non-objectualité] (et, vraisemblablement, [vérité]) comme logiques car elles représentent des propriétés des représentations et des propositions[37].

5. Bolzano et Tarski

Dans la section 3, j’ai mentionné en passant que la définition de la déductibilité que proposent Bar-Hillel et Smart pour les signes linguistiques ressemble à la définition de la conséquence logique que Tarski examine dans son article de 1936. Elle stipule qu’un énoncé S1 découle d’énoncés S si et seulement si la substitution de leurs constantes extra-logiques génère des variantes vraies de S1, si les variantes de S sont vraies[38]. Mais la comparaison s’avère plus ou moins inutile et fastidieuse car, d’une part, la définition que Tarski examine n’est pas conforme à l’esprit de la logique bolzanienne et, d’autre part, Tarski la rejette. Au mieux, le résultat serait que Bolzano et Tarski s’accordent pour être en désaccord avec la même définition.

Mais il est instructif de jeter un coup d’oeil à la raison qu’invoque Tarski pour rejeter cette définition. Il réalise que la condition donnée est trop faible pour définir la conséquence logique parce qu’elle est satisfaite en vertu du simple fait qu’il n’y a pas assez de constantes non logiques dans le langage pour qu’on parvienne à des variantes vraies des prémisses et une variante fausse de la conclusion. Elle serait suffisante seulement si, par exemple, il y avait des termes singuliers pour tous les objets, mais Tarski affirme que « cette condition préalable est illusoire et ne peut être réalisée »[39]. Par conséquent, comme nous le verrons bientôt, il s’en remet aux objets variables plutôt qu’aux expressions.

Mais qu’en est-il de la conception bolzanienne ? Le fait qu’elle repose sur la variation des représentations et non pas des expressions lui permet-il d’esquiver le problème ? Dans la perspective bolzanienne, le domaine des représentations en soi implique quelque chose d’analogue à l’idée de termes singuliers pour tous les objets : pour tout objet, qu’il soit abstrait ou concret, il doit en principe y avoir une représentation singulière, c’est-à-dire une représentation qui ne représente rien d’autre que lui[40]. Malheureusement, comme Simons l’a bien montré, l’argument de diagonalisation de Cantor pose un sérieux défi à cette hypothèse[41]. Puisque que l’ontologie bolzanienne admet des objets abstraits comme les propositions et les nombres, elle accepte aussi vraisemblablement les ensembles des mathématiques modernes[42]. Par conséquent, il devrait y avoir une représentation pour chaque ensemble. Mais la diagonalisation prouve que l’ensemble puissance d’un ensemble, c’est-à-dire l’ensemble de tous ses sous-ensembles, contient plus d’éléments que cet ensemble lui-même. Ceci implique que l’ensemble puissance de l’ensemble des représentations singulières doit inclure plus d’éléments que l’ensemble des représentations singulières. Par conséquent, il n’y a pas une représentation singulière pour tout objet, puisqu’il n’y a pas une représentation singulière de chaque élément de l’ensemble puissance. Pour contrecarrer l’impact de cet argument sur son hypothèse, Bolzano devrait pouvoir montrer qu’il n’y a pas d’ensemble de toutes les représentations singulières ou que ce dernier n’a pas d’ensemble puissance.

Mais jetons tout de même un coup d’oeil aux définitions officielles de Bolzano et Tarski. Plusieurs philosophes et logiciens affirment qu’il y une forte ressemblance entre les deux et certains pensent même que Bolzano anticipe en fait la conception tarskienne[43]. Cette vue est selon moi quelque peu exagérée.

La notion centrale dans la définition tarskienne est celle de satisfaction pour une fonction propositionnelle, où une fonction propositionnelle est la chaîne de signes qui résulte d’un énoncé lorsqu’on remplace systématiquement ses constantes non logiques par des variables. Par « subsitution systématique » on entend non seulement que les mêmes constantes doivent être remplacées par les même variables mais aussi que différentes constantes doivent être remplacées par différentes variables[44]. De plus, les fonctions propositionnelles sont satisfaites par des séquences d’objets (des individus ou des ensembles) qui sont assignés aux variables. Par exemple, on peut générer la fonction propositionnelle « Fa » à partir de l’énoncé « Socrate est philosophe » en substituant la variable « a » au terme singulier « Socrate » et « F » au terme général « est philosophe ». Ensuite on assigne, par exemple, Mike Tyson à « a » et l’ensemble des boxeurs à « F ». Ce tuplet satisfait la fonction propositionnelle car Tyson est un élément de l’ensemble des boxeurs. Par contre, le tuplet constitué par Hegel et l’ensemble des boxeurs ne la satisfait pas, car Hegel n’est pas un membre de cet ensemble.

Les séquences d’objets qui satisfont une fonction propositionnelle sont appelées modèles de l’énoncé correspondant. La conséquence logique est donc définie de la manière suivante[45] :

L’énoncé S1 est la conséquence logique des énoncés S ↔ tous les modèles de S sont aussi des modèles de S1.

En d’autres termes, la conclusion suit logiquement des prémisses si toutes les séquences d’objets qui satisfont les fonctions-prémisses satisfont aussi la fonction-conclusion.

Jusqu’à quel point cela concorde-t-il avec la conception bolzanienne ? Pour les fins d’une comparaison, on choisira spontanément comme point de départ non pas la définition originale que donne Bolzano de la déductibilité mais sa définition de la déductibilité logique. Il y a deux différences capitales entre cette dernière et la définition de Tarski. Premièrement, la déductibilité logique est une relation entre propositions tandis que la conséquence logique est définie pour les énoncés. Deuxièmement, contrairement à l’analyse bolzanienne, celle de Tarski ne requiert pas la consistance. D’énoncés qui n’ont pas de modèle on peut conclure logiquement à n’importe quel énoncé. Mais on peut aisément écarter ces différences. Transférons la déductibilité logique au domaine des symboles linguistiques comme je l’ai fait dans la section 3 pour la déductibilité générale et laissons tomber la condition de compatibilité :

L’énoncé S1 est logiquement déductible des énoncés S ↔ toutes les substitutions des représentations non logiques dans les propositions exprimées par S et S1> qui génèrent des variantes vraies des propositions exprimées par S génèrent aussi des variantes vraies de la proposition exprimée par S1.

Cette explication rejoint celle de Tarski parce qu’elles renvoient toutes deux à la variation d’items extra-logiques : Bolzano fait varier les composantes non logiques dans la proposition exprimée, Tarski fait varier les objets qui sont assignés aux variables de constantes non logiques. En gros, la variation bolzanienne est une variation d’intensions tandis que celle de Tarski est une variation d’extensions. De plus, les deux relations sont réflexives, transitives et ni symétriques, ni asymétriques. Finalement, elles sont toutes deux définies sémantiquement, car le concept de satisfaction d’une fonction propositionnelle est tout aussi sémantique que la notion d’exprimer des représentations ou des propositions en soi.

Mais en dépit de cette réconciliation, il reste une différence importante : la relation bolzanienne est définie en ayant recours aux contenus sémantiques parce que ces derniers sont, d’après Bolzano, les objets primitifs de la logique. Pour cette raison, il y a des énoncés qui sont logiquement déductibles d’autres énoncés sans qu’ils en soient la conséquence logique. Voici un exemple :

  • Tout caneton est un oiseau.

  • Tout oiseau est un animal.

  • Donc, tout petit canard est un animal.

Si Tarski avait dit qu’on remplace aussi les constantes non logiques qui sont synonymes par la même variable, nous serions autorisé à substituer la même variable pour « caneton » et pour « petit canard ». Mais il prescrit que des constantes différentes doivent être remplacées par différentes variables. Étant donné que « caneton » et « petit canard » sont des expressions différentes, on obtient la fonction propositionnelle suivante :

  • Tout F est G.

  • Tout G est H.

  • Donc, tout I est H.

À l’évidence, il y a des séquences d’objets qui satisfont les fonctions-prémisses sans toutefois satisfaire la fonction-conclusion. Donc, la conclusion n’est pas une conséquence logique des prémisses.

La définition bolzanienne conduit toutefois à un résultat différent. D’après Bolzano, il importe peut que « caneton » et « petit canard » soient des termes différents. Ce qui importe sont les représentations qu’ils désignent. Étant donné qu’ils expriment la même représentation, disons [caneton], les propositions correspondantes sont :

  • [Tout caneton est un oiseau]

  • [Tout oiseau est un animal]

  • [Tout caneton est un animal]

En substituant les représentations non-logiques dans ces propositions, on n’obtient jamais des variantes vraies des prémisses et fausses de la conclusion. Par conséquent, la conclusion est logiquement déductible des prémisses.

En bref, l’idée répandue selon laquelle Bolzano a anticipé la définition de la conséquence logique doit être précisée. Premièrement, le passage de la définition bolzanienne originale, via la déductibilité logique pour les propositions, a une définition qui partage l’essentiel de celle de Tarski n’est pas direct. Deuxièmement, en dépit de toutes les similarités, il reste cette différence que la relation bolzanienne a une extension plus large parce qu’elle ne fait pas la différence entre des expressions ayant une apparence distincte tout en étant synonymes.

6. Bolzano et la logique de la pertinence

Rolf George pose une ressemblance additionnelle quoique moins familières, entre les idées de Bolzano et celles de certains de nos contemporains[46]. Il soutient que Bolzano aurait anticipé la logique de la pertinence.

La logique propositionnelle classique reconnaît comme valides certains arguments qui, au premier coup d’oeil, paraissent étranges. Parmi eux, on trouve l’inférence d’une contradiction « p & ¬p » à une conclusion arbitraire « q » et l’inférence d’une prémisse arbitraire « p » à une vérité logique « q ⋁ ¬q ». D’après la logique classique, il est permis de conclure « la lune est faite de fromage vert » de « Socrate est philosophe, et Socrate n’est pas philosophe » et d’inférer « Tyson est un boxeur, ou Tyson n’est pas un boxeur » de « Les roses sont rouges ». Ce qui est étrange eût égard à ces soi-disant paradoxes de l’implication matérielle et stricte est qu’il n’y a aucun lien de contenu quel qu’il soit entre les prémisses et les conclusions. Ou, comme les défenseurs de la logique de la pertinence le disent, les prémisses ne sont pas pertinentes pour les conclusions.

Mais comment spécifie-t-on la pertinence de manière formelle de manière à obtenir un système logique qui ne permette pas de telles inférences ? Les fondateurs de la logique de la pertinence, Anderson et Belnap, propose comme condition nécessaire que les formules partagent une variable[47] :

La formule B est déductible de la formule A × au moins une même variable est contenue dans A comme dans B.

Ainsi, l’inférence de « p & ¬p » à « p » n’est pas problématique, tandis que « q » n’est pas déductible de « p & ¬p » parce qu’elles ne partagent pas de variable. De la même manière, du point de vue d’un défenseur de la logique de la pertinence, il n’y a rien à dire en défaveur de la transition de « p » à « p ⋁ ¬p », mais l’inférence de « p » à « q ⋁ ¬q » ne satisfait pas la condition de communauté de variables.

Il semble y avoir une condition analogue dans la Wissenschaftslehre de Bolzano :

Si, sauf pour la représentation a [avoir], deux propositions [...] n’ont aucune constituante commune, alors il est évident que, quelles que soient les représentations que nous déclarons variables dans ces propositions, une relation de déductibilité entre elles ne peut jamais se produire, car les représentations [...] sont entièrement indépendantes[48].

Ceci suggère donc :

La proposition Q est déductible de la proposition P à l’égard des représentations variables I ↔ au moins une des représentations I est comprise dans P et Q à la fois.

Ce principe de communauté des représentations variables ressemble en effet beaucoup au principe des variables partagées de la logique de la pertinence. Mais un regard plus attentif à la contrepartie bolzanienne du paradoxe de l’implication matérielle révèle aussi quelques différences.

Tout comme la logique de la pertinence qui concorde avec l’inférence de « p » à « p ⋁ ¬p », Bolzano n’a aucune objection à l’idée que [Socrate est philosophe ou Socrate n’est pas philosophe] est logiquement déductible de [Socrate est philosophe]. Ces propositions sont compatibles à l’égard de leurs représentations non logiques ; les substituer ne génère pas de variantes vraies des prémisses et fausses de la conclusion parce que cette dernière est toujours vraie ; et toutes les représentations variables sont contenues tant dans les prémisses que dans la conclusion. En ce qui concerne l’inférence de « p » à « q ⋁∈¬q », la condition de communauté des représentations variables implique, elle aussi, le résultat qu’on trouve en logique de la pertinence. [Tyson est un boxeur et Tyson n’est pas un boxeur] ne semble pas être logiquement déductible de [Socrate est philosophe] parce que prémisses et conclusion ne partagent aucune représentation extra-logique.

Mais il en est autrement pour la transition de « p & ¬p » à « p » ou à « q ». Dans la perspective bolzanienne, ni [Socrate est philosophe] ni [Tyson est boxeur] n’est logiquement déductible de [Socrate est philosophe et Socrate n’est pas philosophe]. Bien qu’il y ait des constituants communs dans le premier cas, la procédure échoue en raison de la contrainte de compatibilité. Dans un cas comme dans l’autre, les prémisses ne peuvent être transformées en vérités en remplaçant les éléments extra-logiques [Socrate] et [philosophe].

Il y a cependant un autre point qui importe plus dans le cadre d’une comparaison entre la logique bolzanienne et la logique de la pertinence. Bolzano présente la condition de communauté de représentations variables comme s’il s’agissait d’un théorème de sa définition de la déductibilité. Mais ce n’est pas le cas. Reprenons l’exemple où [Socrate est philosophe] est la prémisse et [Tyson est un boxeur ou Tyson n’est pas un boxeur] est la conclusion. Selon le principe de communauté de variables, cette dernière n’est pas logiquement déductible de la première. Mais si on consulte la définition officielle de Bolzano, on n’a aucune raison de ne pas concéder la déductibilité. Les propositions sont compatibles à l’égard de leurs composantes non logiques, et il n’y a pas de substitution de celles-ci qui génère une variante fausse de la conclusion. Ainsi, toutes les substitutions qui génèrent une variante vraie de la prémisse conduisent a fortiori à une variante vraie de la conclusion. Par conséquent, cette dernière devrait être logiquement déductible de la première.

Qui plus est, Bolzano met de l’avant au moins deux principes à propos de la déductibilité qui enfreignent la condition de communauté de variables. le premier est :

Si les propositions A, B, C, D, … sont compatibles à l’égard des représentations i, j, …, tandis qu’elles sont incompatibles avec la proposition M, alors [...] la proposition Nég. M est déductibles de ces propositions à l’égard des mêmes représentations[49].

Les propositions [Socrate est philosophe] et [Aristote est philosophe] sont compatibles à l’égard de [Socrate] et [Aristote], tandis que, à l’égard des mêmes représentations, elles sont incompatibles avec [6 est un nombre premier]. Cette dernière ne contient pas ces représentations, et par conséquent, elle ne peut pas être transformée en vérité en les y substituant[50]. Ainsi, selon le principe mentionné ci-haut, la négation de [6 est un nombre premier] devrait être déductible de [Socrate est philosophe] et [Aristote est philosophe] à l’égard de [Socrate] et [Aristote]. Mais ceci n’est pas conforme à la contrainte de communauté de variables puisque la conclusion ne contient pas les représentations variables en question et n’en contient donc aucune qui soit commune aux prémisses.

Le deuxième principe qui contrevient à cette contrainte dit la chose suivante :

Si les propositions M, N, O, … sont déductibles de A, B, C, D, … à l’égard d’un certain nombre de représentations i, j, k, …, alors elles sont aussi déductibles à l’égard du plus petit nombre de représentations j, k, … (qui font partie de ces dernières), pour autant que les propositions A, B, C, D, …sont compatibles à l’égard de ce plus petit nombre de représentations […][51].

Prenons [Tout merle est un oiseau] et [Tout oiseau est un animal] comme prémisses et [Tout merle est un animal] comme conclusion. La conclusion est déductible des prémisses à l’égard de [merle] et [oiseau], et les prémisses sont compatibles non seulement à l’égard de ces représentations, mais aussi à l’égard la seule représentation [oiseau]. Par conséquent, si le principe que nous venons de mentionner est vrai, on a aussi une relation de déductibilité à l’égard de cette représentation. Mais, encore là, cela ne satisfait pas la contrainte de communauté de variables puisque la conclusion ne contient pas la représentation [oiseau].

Cela suffit à jeter le doute sur l’idée que la logique bolzanienne est sujette aux exigences de pertinence. Si Bolzano s’en tient aux principes évoqués ci-haut et à sa définition initiale de la déductibilité, il lui vaudra mieux de laisser tomber cette contrainte. De plus, cela ne s’avère pas causer d’interférences majeures puisqu’il peut néanmoins s’accrocher à ce qu’il dit tout juste avant d’introduire cette condition :

Il n’est pas le cas que toute proposition M [...] peut se retrouver dans une relation de déductibilité avec toute proposition A [...] simplement en prenant à notre gré comme variables [...] des représentations dans ces propositions[52].

Il semble que la contrainte de communauté de variables n’est qu’une tentative infructueuse d’établir ce principe. Au lieu de le fonder sur cette contrainte, Bolzano aurait aussi pu le prouver en offrant des exemples concrets. Prenons par exemple [Socrate est boxeur] et [3 est un nombre pair]. Quelle que soit la représentation qu’on considère comme variable, ces propositions ne se tiennent pas dans une relation de déductibilité.

On peut donc douter du fait que Bolzano fut un précurseur de la logique de la pertinence. Les fervents bolzaniens pourront être déçus par cette constatation, mais je crois en fait qu’elle nous aide à comprendre ce à quoi il voulait vraiment en venir. En ce qui concerne cette aura de « suprême anticipateur » qui semble entourer Bolzano, je suis en accord total avec Morscher :

Cela n’avance à rien de toujours évaluer les réalisations de Bolzano au prix du gros et d’en faire le précurseur d’autant de doctrines sans aller au fond des choses. Cela ne fait que susciter des espoirs non fondés qu’une évaluation historique qui s’en tient aux faits réduira en miettes[53].

Traduit de l’anglais par Sandra Lapointe