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Dans son livre pénétrant et admirable, Le rasoir de Kant,[1] Ruwen Ogien plaide pour une conception de la rationalité susceptible d’éviter les deux extrêmes du « tout naturel » et du « tout normatif ». Le premier point de vue, le réductionnisme naturaliste, conçoit les principes et les valeurs régissant nos croyances et nos actions comme de simples stratégies développées au cours de l’évolution humaine et nous permettant de mieux nous adapter à l’environnement physique et social. Nos jugements concernant ce que nous avons raison de croire ou de faire ne seraient à proprement parler ni vrais ni faux, comme s’il existait quelque ordre de raisons, indépendant de notre pensée, auquel nous voudrions les conformer. Au contraire, ces jugements ne font, aux yeux du naturaliste pur et dur, qu’exprimer le désir que chacun se comporte de la façon indiquée, et l’autorité générale dont ils peuvent éventuellement jouir se ramène à ce que certaines formes de conduite s’avèrent nécessaires pour la coordination des activités du groupe. Pour le réductionnisme naturaliste, il s’agit justement d’expliquer la notion de raison dans le langage des sciences naturelles, c’est-à-dire en n’invoquant que des facteurs purement physiques ou psychologiques.

Ce parti pris pour le « tout naturel » recèle, selon Ogien, une « incohérence fondamentale » (10, 122). Le naturalisme constitue une position philosophique que ses partisans, on le présume, croient avoir des raisons d’approuver. Mais, objecte Ogien, « ces raisons, le naturalisme ne peut pas nous les donner ». Bien qu’il me cite ici très aimablement à l’appui, je ne peux pas partager un tel verdict. Le naturaliste n’a aucun besoin de nier que des croyances ou des actions peuvent être justifiées, ou de renoncer lui-même à faire appel à des raisons ; son dessein est plutôt d’analyser, à l’intérieur d’une conception du monde définie par les sciences naturelles, ce que peut réellement signifier la notion de justification. Ainsi propose-t-il d’ordinaire d’identifier des raisons à des états psychologiques, aux préférences que nous aurions à penser ou à agir d’une certaine façon, et surtout aux préférences « de deuxième ordre » consistant à désirer penser ou agir de la sorte, même si nous ne le voulions pas.[2] À cela, rien d’incohérent, me paraît-il. N’empêche — et voici ma propre objection — que cette analyse, une fois pleinement assumée, semble destinée à miner toute confiance que nous pourrions avoir dans l’objectivité des raisons : quelle sorte d’autorité une raison peut-elle posséder pour notre conduite, si cette autorité se réduit finalement à celle que nous préférons lui accorder ? À mon avis, le naturalisme ne souffre pas tant de son incohérence que de son incapacité de rendre justice au sentiment commun d’avoir découvert des raisons, car, pour être l’objet d’une découverte, une raison doit exister indépendamment de notre propre état d’esprit[3].

Je suis toutefois plus radicalement en désaccord avec l’hostilité d’Ogien à l’égard du point de vue antithétique surnommé le « tout normatif ». Parfois, il décrit cette position d’une façon qu’aucun penseur contemporain ne serait, à ma connaissance, enclin à endosser, comme lorsqu’il suggère que le normativiste acharné ne voit pas de « différence profonde entre le “doit” qui s’applique à l’action humaine et le “doit” de la loi naturelle... » (10). Or, chacun l’admet aujourd’hui, les lois de la logique ou la loi morale constituent des « lois » dans un sens bien différent de celui où l’on parle, par exemple, de la loi gravitationnelle. En effet, seules les premières sont des lois au sens authentiquement « normatif » du terme, car il s’agit d’exigences auxquelles ceux qui y sont sujets peuvent, par ignorance ou par inclination, omettre de se conformer.

Non, le genre de normativisme auquel Ogien veut en réalité s’opposer n’est pas si extravagant qu’il manque d’adhérents actuels. (Je me place moi-même dans le camp attaqué). L’enjeu véritable est la façon dont il faut comprendre la rationalité, et la position en cause se caractérise par deux thèses principales, dont Ogien accepte la première, mais non la seconde. On commence par rejeter le programme naturaliste visant à expliquer ce qu’est une raison par référence seulement à la conception scientifique du monde, rejet qu’Ogien paraît partager. Mais on soutient aussi, plus positivement, que c’est la normativité des raisons qui fait obstacle à toute réduction naturaliste, et voilà le point devant lequel Ogien regimbe. À son avis, les considérations auxquelles répond la rationalité, dans nos croyances, nos sentiments, et nos actions, se divisent en deux grandes catégories distinctes — d’une part, le normatif, mais de l’autre, l’évaluatif. Tout le chapitre V de son livre est consacré à la défense de cette distinction.

Ogien, il faut le souligner, n’en vient pas à distinguer entre ces deux espèces de raisons à cause d’une définition artificiellement étroite du normatif. Au contraire, il comprend le normatif comme équivalent à « ce qui doit être par opposition à ... ce qui est » (95) — définition tout à fait irréprochable. Et l’évaluatif, comment le conçoit-il ? Ce qu’il appelle la forme d’une proposition évaluative en fournit le meilleur indice. Alors que les énoncés normatifs font usage d’expressions déontiques (« obligatoire », « permis », « interdit »), les énoncés évaluatifs contiendraient des prédicats appréciatifs ou dépréciatifs (95), c’est-à-dire des termes tels que « bien » et « mal », ou leurs cousins plus descriptifs, plus épais, tels que « honnête » ou « généreux », « crapuleux » ou « avare ». À partir de ce contraste initial, Ogien développe une série de critères selon lesquels les deux catégories, le normatif et l’évaluatif, s’opposent l’une à l’autre, le plus important étant à ses yeux leur domaine d’application. Les prédicats normatifs ne s’appliquent réellement qu’aux actions intentionnelles, que l’individu peut choisir de faire quand il le veut, tandis que les prédicats évaluatifs ont une portée plus large : non seulement les actions, mais aussi les croyances ou les émotions, lesquelles ne dépendent pas directement de notre volonté (97, 119).

Loin de moi l’idée de contester l’avantage à faire des distinctions. La philosophie, vu sa soif invétérée de généraliser, a certainement besoin de distinguos, notamment dans le traitement des phénomènes auxquels Ogien s’intéresse. Dire d’une action qu’elle est obligatoire n’équivaut certainement pas à dire qu’elle est bien, et la manière dont les actions, les croyances, et les sentiments se laissent gouverner par la raison comporte des différences notables. Toujours est-il qu’une distinction fondamentale entre le normatif et l’évaluatif me paraît intenable, puisqu’elle méconnaît le caractère essentiellement normatif de tout ce qui a le statut de raison. Qu’est-ce, en effet, que le bien, qu’il s’agisse du bien suprême, ou d’une action ou d’un sentiment qualifié de « bien » ? C’est ce qu’on a raison de désirer. Sans doute est-ce par cette référence incontournable au désir que le langage des valeurs se distingue de celui des obligations, surtout si l’on comprend celles-ci, à la suite de Kant, comme des obligations catégoriques. Mais — pour poursuivre mon objection — qu’est-ce qu’avoir une raison de désirer une chose si ce n’est qu’on devrait la désirer ? Toute raison, qu’elle soit une raison de croire ceci ou de faire cela, est de nature normative : elle indique ce qu’on devrait croire ou faire. Voilà, à mon avis, l’argument principal en faveur de l’optique du « tout normatif ». La rationalité, quel que soit son champ, est la capacité de répondre à des raisons, et les raisons font connaître comment on devrait penser, agir, et tout simplement vivre.

Ce normativisme global, je viens de l’effleurer, ne manque pas de moyens d’intégrer la distinction entre l’obligatoire et le bien, ou, plus généralement (selon la terminologie consacrée) la distinction entre des prédicats déontiques et axiologiques. Il suffit d’exposer les différents rapports sous lesquels des raisons, toujours normatives de par leur essence, peuvent s’appliquer à la conduite. Si l’obligatoire se distingue par son accent impératif, c’est qu’il désigne ce qu’on devrait faire, qu’on le souhaite ou non, alors que le bien — de caractère attractif plutôt qu’impératif — revient précisément à ce qu’on devrait désirer : au fond, le bien est le désirable[4]. Bref, le normatif, défini à la manière d’Ogien lui-même comme ce qui « doit être », ne coïncide pas avec le déontique, au sens de l’obligatoire, qui s’adresse à l’individu indépendamment de son désir éventuel de l’accomplir. Non que toute obligation soit catégorique, tant s’en faut. J’ai justement choisi cette dernière formulation afin de pouvoir distinguer ensuite entre les obligations (catégoriques) s’imposant sans égard aux désirs existants de l’individu et celles (instrumentales) qui s’appliquent en vertu de ce qu’il désire déjà, même si elles prescrivent néanmoins un certain comportement, non comme désirable à son tour, mais comme nécessaire ou obligatoire pour satisfaire ses désirs donnés.

En replaçant à l’intérieur du normatif la distinction entre l’obligatoire et le bien, j’ai fait davantage que d’échanger un vocabulaire contre un autre. Je crois qu’en procédant ainsi, à l’encontre de la stratégie préconisée par Ogien, nous devenons en mesure de mieux comprendre le caractère véritable de cette distinction. Aussi voudrais-je modifier à plusieurs égards les différentes façons plus spécifiques dont il entend opposer l’une à l’autre les deux notions en cause. Prenons, par exemple, le critère appelé « direction d’ajustement ». Selon Ogien, les énoncés évaluatifs visent à s’ajuster au monde, à saisir certains aspects attrayants ou mauvais des choses, alors que les énoncés normatifs — en évoquant, non ce qui est, mais ce qui doit être — annoncent comment il faut ajuster le monde aux exigences qu’ils formulent (97, 115sq.). Or cette antithèse ne peut que s’effondrer, une fois admis que le bien et le mal consistent en ce qu’on devrait désirer ou repousser. En fait, il est plus exact de dire que les notions de l’obligatoire et du bien comportent chacune les deux directions d’ajustement à la fois, dans la mesure où elles servent toutes les deux à signaler des raisons (fonction descriptive) et à indiquer par là ce qu’on devrait faire (fonction pratique).

Puis, il y a la différence entre le normatif et l’évaluatif à laquelle Ogien attache tant d’importance — à savoir, leur domaine d’application, et je veux conclure par quelques remarques à ce sujet. Les prédicats normatifs, dit-il, ne s’appliquent qu’à ce qui dépend de notre volonté, en vertu du principe « devoir implique pouvoir », alors que les prédicats évaluatifs conviennent, non seulement aux actions intentionnelles, mais aussi à ce qui ne saurait être un objet de choix, comme les croyances et les sentiments. À l’évidence, ce contraste n’est convaincant que dans la mesure où l’est le principe qui le soutient, principe dont Ogien admet qu’il n’est pas « intangible » (109). Mais le hic est plutôt que « devoir implique pouvoir » n’est pas univoque. Ce que nous « pouvons » est conditionnel : il y a très peu de choses que nous pouvons accomplir, simplement en le voulant, et, suivant que certaines conditions sont remplies, indépendamment de notre volonté, notre pouvoir change d’étendue. Même dans le domaine des actions intentionnelles, nous ne réussissons à faire quelque chose — à traverser la rue, à lever la main — que si les circonstances sont favorables, si nous avons par exemple l’usage de nos membres. Quant à la croyance, il ne suffit pas de vouloir croire pour croire effectivement, cela est sûr. Mais il est dans notre pouvoir de croire quelque chose si nous prêtons attention aux raisons qui le justifient, et c’est dans ce sens qu’on dit couramment et à juste titre qu’un individu devrait croire ceci ou cela. Ici comme ailleurs, la vérité se trouve du côté d’un normativisme global.