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Les querelles métaphysiques classiques opposent les réalistes aux autres — les anti-réalistes, les irréalistes, et autres quasi-réalistes. Malgré la relative nouveauté du terme « anti-réaliste », de tels débats existent depuis les présocratiques. Michael Dummett, à travers l’ensemble de ses écrits, fut le premier à proposer un cadre conceptuel permettant de regrouper les différentes disputes sous un thème unificateur : la philosophie du langage. Selon Dummett, en effet, la « base de la métaphysique » se situe dans l’analyse de la logique qui gouverne les énoncés types du discours à analyser[1]. Si le discours en question est régi par le concept de vérité, alors il respecte la logique classique et il est réaliste. Si au contraire il est régi par le concept d’assertabilité, alors la logique du discours est intuitionniste, et il sera anti-réaliste. Pour Dummett, le concept central du réalisme est celui de la vérité : un discours dont tous les énoncés pourvus de sens sont, de façon déterminée et indépendamment de nos facultés cognitives, vrais ou faux sera un discours réaliste.

Crispin Wright est d’accord avec Dummett sur deux points centraux : l’utilité d’unifier les débats métaphysiques et l’importance de l’analyse des énoncés. Toutefois, dans son séminal Truth & Objectivity[2], il propose de séparer le lien que Dummett fait entre vérité et réalisme. Selon Wright, les énoncés de tous les discours dignes de ce nom sont capables d’être vrais ou faux, et cela inclut l’éthique, le discours scientifique, l’esthétique, la politique, et même l’humour. Ce qui différencie potentiellement ces domaines, c’est la nature du concept de vérité qui leur est accordé. Plus le concept de vérité approprié à un discours est substantiel, plus ses énoncés seront à comprendre dans un sens réaliste. À l’opposé, si le concept de vérité approprié est minimaliste, alors ce discours en sera un qui sera davantage anti-réaliste. Pour Wright, il y a plusieurs concepts de vérité, et chacun possède ses caractéristiques propres et détermine la façon dont on peut concevoir le discours comme étant réaliste ou plutôt anti-réaliste. Il n’y a donc pas, en tant que tel, des conditions nécessaires et suffisantes pour le réalisme : c’est plutôt un spectrum, qui va d’un concept minimal de vérité (anti-réalisme) à des concepts de plus en plus robustes et substantiels (dont le plus robuste correspond nettement à un réalisme). On voit bien que dans cette perspective, la distinction entre réalisme et anti-réalisme en est une de degré, contrairement au cadre dummettien où les énoncés d’un discours sont ou bien gouvernés par le concept de vérité (réalisme), ou bien ne le sont pas (anti-réalisme).

Le volume qui fait l’objet de la présente étude, Saving the Differences, contient les essais de Wright qui développent ces thèmes. Tous les essais, à l’exception de deux qui annoncent la nouvelle plateforme développée plus en détail dans Truth & Objectivity, ont été écrits depuis la publication de ce dernier. Les essais approfondissent et élargissent les idées centrales de Truth & Objectivity. Cela en fait le volume d’accompagnement idéal pour le lecteur avide de s’initier à la problématique du réalisme telle qu’elle est discutée actuellement. Le contenu du livre se divise en deux parties. Il y a en premier lieu des raffinements du cadre conceptuel proposé dans Truth & Objectivity. Ce sont les sections sur le réalisme en général (sections I et II) et sur la vérité (section IV). Ils constituent ce que j’appelle les « débats de fond », c’est-à-dire qu’ils portent sur la structure même que doivent prendre les débats métaphysiques. La deuxième partie du livre consiste en des applications du cadre conceptuel mis de l’avant par Wright à des problèmes métaphysiques. La section III porte exclusivement sur l’éthique tandis que la section V porte sur l’application à différents domaines de discours de deux des critères proposés par Wright dans Truth & Objectivity. Cette dernière section comporte trois articles très récents dont deux formeront le coeur de la présente étude. En fait, je m’intéresserai ici avant tout aux conséquences de l’adoption du cadre conceptuel de Wright dans le débat entre naturalisme et anti-naturalisme. Cela permettra de centrer l’étude critique sur une problématique précise et présentement très discutée.

I. Le naturalisme métaphysique

Bien que ses sources remontent peut-être aussi loin qu’à Leucippe et Démocrite[3], le naturalisme métaphysique connaît présentement (et depuis belle lurette) une popularité presque sans borne, en philosophie et ailleurs. Selon le naturalisme métaphysique, tout ce qui existe appartient au monde de la nature. Celui-ci, pour la plupart des naturalistes, se compose ultimement des entités étudiées par la physique contemporaine — matière et énergie. Le naturalisme contemporain est donc difficilement séparable du physicalisme[4]. Selon les naturalistes, les prétendues entités apparemment incompatibles avec la nature, comme les valeurs, les universaux, les entités abstraites, sont soit réductibles aux entités naturelles, soit complètement éliminables. Il n’y a rien au-dessus du monde naturel — du monde tel que conçu par la physique contemporaine.

Nous sommes ici en présence d’un débat central et incontournable en ce qui concerne la métaphysique — et, en général, la philosophie elle-même. En effet, si le naturalisme tel que nous l’avons défini s’avérait correct, cela signifierait que les référents d’absolument tous les concepts dignes de ce nom sont, en dernière analyse, des entités physicalistes. Il est facile d’imaginer les conséquences qu’une telle thèse aurait sur notre conception des fondements de disciplines aussi diverses que la moralité, l’éthique, les mathématiques, et la philosophie de l’esprit. Par ailleurs, une réfutation du naturalisme entraînerait le besoin d’identifier la nature des entités non réductibles au monde naturel. Quoi qu’il en soit, un point de vue anti-naturaliste sur un domaine donné reconnaît que l’on ne peut réduire ou éliminer les phénomènes du domaine, et donc que ces phénomènes possèdent une réalité propre. En ce sens, l’anti-naturalisme est un réalisme : les énoncés du discours sont capables d’êtres vrais de façon substantielle — ils représentent la réalité. À l’opposé, un naturaliste métaphysique répudie la réalité des phénomènes en question — pour lui, ils n’existent pas. Le naturalisme est donc un point de vue anti-réaliste, sauf en ce qui concerne la réalité du monde tel que décrit par la physique contemporaine. Pour un naturaliste, le discours sur l’éthique, par exemple, ne représente rien dans le monde, contrairement à ce que peut maintenir un réaliste. C’est ainsi que la problématique du naturalisme est interprétable dans les termes du débat entre le réalisme et l’anti-réalisme. Pour cette raison, elle peut être étudiée de façon intéressante à travers le schème conceptuel de Wright.

Plusieurs philosophes analytiques contemporains se sont élevés contre le naturalisme métaphysique prédominant. McDowell, notamment, en s’inspirant de Davidson, s’est lancé dans une attaque contre ce qu’il appelle le « naturalisme flagrant » (bald naturalism) en proposant une métaphysique qui laisse une place à la « sphère des raisons » sans tomber dans un « platonisme luxuriant » (rampant platonism). Insatisfait d’un naturalisme qui « désenchante » complètement le monde, McDowell tente de le « ré-enchanter » partiellement en suggérant une solution au problème d’identification de la nature des entités non réductibles au monde naturel — sa sphère des raisons. Il met donc de l’avant un appareillage ontologique qui permet de rendre compte d’une certaine réalité normative[5]. Tout comme McDowell, Wright semble épouser une attitude sceptique face au naturalisme métaphysique. Cependant, comme nous allons le constater à travers cette étude critique, son approche est complètement différente. Dans les essais 13 et 14 du livre, il utilise le cadre théorique élaboré dans Truth & Objectivity pour déterminer le statut métaphysique de phénomènes tels que les sensations, les couleurs, les qualités secondaires, et, surtout, les états intentionnels (les pensées, croyances, désirs, etc.).

II. Un antidote contre le naturalisme

Dans The Conceivability of Naturalism (essai 13), Wright propose une formule permettant de produire un argument anti-naturaliste applicable à une certaine classe de concepts — les concepts transparents. Cette formule utilise un outil conceptuel très discuté présentement, soit le contraste d’Euthyphron[6]. Un concept est transparent lorsque son application correcte dépend de ce qu’il en paraît du point de vue du locuteur, sous certaines conditions pré-établies. Schématiquement, un concept sera transparent s’il satisfait le schéma euthyphronique suivant, où « S » se rapporte à un sujet, « x » à un objet, et « F » au concept en question :

  • Nécessairement : pour tout S et tout x satisfaisant aux conditions C, x est F si et seulement si x semble F à S.

Appliqué aux couleurs — concepts potentiellement transparents — cela veut tout simplement dire que dans certaines conditions précises[7] (luminosité normale, surface visible, objet pas trop éloigné et stationnaire, etc.), un objet est, disons, rouge si et seulement si cet objet semble rouge au locuteur. Si le schéma euthyphronique s’avérait en effet applicable aux concepts de couleurs, de tels concepts seraient transparents au sens où leur instanciation serait une fonction de ce qu’il en apparaît au locuteur. Il n’y aurait pas de distinction entre « sembler être une instanciation du concept » et « être une instanciation du concept ».

Le concept de douleur est manifestement transparent — s’il me semble que je souffre (dans des conditions normales), alors je souffre. Kripke avance un argument[8] selon lequel le concept de douleur n’est pas physicaliste — en d’autres mots, Kripke soutient que la référence des instances véridiques du concept de douleur n’est pas réductible à une espèce naturelle, par exemple, l’activation des fibres C. Cela revient bien sûr à renier le naturalisme/physicalisme, puisque, si Kripke a raison, un phénomène dont personne ne doute l’existence ne serait pas, au bout du compte, analysable en termes d’espèces naturelles.

L’argument de Kripke, dans l’interprétation qu’en fait Wright, est le suivant. La première prémisse correspond au schéma euthyphronique tel qu’appliqué au concept de douleur :

  1. Nécessairement : pour tout S et tout x satisfaisant aux conditions C, x est douloureux si et seulement si x semble douloureux à S.

Dans ce cas-ci, les conditions C sont simples : il suffit que le sujet soit lucide et qu’il comprenne ce qu’est la douleur. Appelons cette prémisse « l’exigence de transparence ». La deuxième prémisse de l’argument consiste en une identité nécessaire :

  1. Nécessairement, la douleur est l’activation des fibres C.

Il est plausible de penser que ce sont des identités de la sorte que la science tente de mettre à jour. Pensons ici à l’eau : si Kripke a raison, l’eau est nécessairement de l’H2O, et c’est ce genre de découverte qui est important pour la science — c’est-à-dire déterminer la nature des choses. Appelons cette prémisse « la prémisse naturaliste ». Les deux prémisses ont pour conséquence :

  1. Nécessairement : pour tout S et tout x satisfaisant aux conditions C, x est une stimulation des fibres C si et seulement si x semble douloureux à S.

Et c’est ici que les considérations liées à la concevabilité entrent en jeu. En effet, il est parfaitement concevable qu’un sujet éprouve de la douleur sans qu’il y ait de stimulation des fibres C. Ici, le principe de concevabilité est utilisé : s’il est possible de concevoir qu’une proposition est fausse, alors elle n’est pas nécessaire. Il semble même concevable qu’un sujet puisse ressentir de la douleur sans même posséder des fibres C. Si cela est concevable, il s’ensuit alors que l’identification entre la douleur et la stimulation des fibres C n’est pas nécessaire. Mais puisque, dans le modèle kripkéen, de telles identités sont nécessaires, il s’ensuit que la prémisse naturaliste est fausse. En d’autres mots, l’exigence de transparence et la prémisse naturaliste ont pour conséquence une proposition fausse (si l’on en croit le principe de concevabilité). Donc, une des prémisses doit être fausse. Si l’on accepte que l’exigence de transparence est satisfaite dans le cas du concept de douleur, il ne reste que la prémisse naturaliste à répudier. Ainsi, une des affirmations principales du naturalisme est fausse.

Le concept de douleur n’est donc pas, selon Kripke, un concept d’espèce naturelle. Cet argument est répétable indépendamment du contenu de la prémisse naturaliste, au sens suivant : la douleur peut être identifiée à n’importe quel genre d’entité physicaliste sans que la validité de l’argument ne soit affectée. De plus, cette formule sera adéquate pour tous les concepts qui satisfont l’exigence de transparence. L’argument de Kripke est en effet applicable aux sensations, mais aussi aux couleurs (si l’on accepte que les couleurs exhibent le schéma euthyphronique), aux qualités secondaires, à la sémantique, et, surtout, aux concepts d’états intentionnels psychologiques (penser, croire, désirer, etc.). En effet, il semble que ces concepts satisfont le schéma euthyphronique :

  • Nécessairement : pour tout S et tout x satisfaisant aux conditions C, x est une croyance si et seulement si x semble être une croyance à S[9].

Les concepts intentionnels sont euthyphroniques puisqu’il n’y a pas de distinction entre « sembler croire » et « croire » (du moins dans des conditions normales). S’il me semble que je crois aux fées, alors je crois aux fées. Pour reprendre la terminologie consacrée, nous avons un accès privilégié à nos propres états mentaux au sens où leur connaissance par le sujet n’est pas inférentielle[10]. Pour cette raison, toute identification physicaliste des états intentionnels sera sujette à un argument de type kripkéen. C’est là, selon moi, le mérite principal de Wright dans cet article : la généralisation de l’argument de Kripke — à travers l’idée de concepts transparents — aux états intentionnels.

Il est important ici de se rappeler que la formule de Wright réussira seulement à démontrer, dans le meilleur des cas, que les concepts transparents ne correspondent pas à des types physicalistes. En ce qui concerne la douleur, la conclusion à tirer serait donc la suivante : la douleur ne correspond pas au type « stimulation des fibres C ». Mais rien n’empêche la douleur de toujours correspondre à une certaine configuration neurophysiologique, c’est-à-dire à un token physicaliste. Et, semble-t-il, la thèse centrale du naturalisme métaphysique est précisément que les douleurs sont physiques. Ainsi, l’argument de Kripke n’atteint pas le coeur du naturalisme. Ceci est l’objection de McGinn[11], et elle est discutée en profondeur par Wright (pp. 378-388). Celui-ci accepte la conclusion de McGinn — il est d’accord pour dire que la recette fournit une conclusion compatible avec un physicalisme token à token. Toutefois, il est d’avis qu’un tel physicalisme n’est pas satisfaisant. Donc, selon lui, l’argument de Kripke touche à une forme de physicalisme — celui des types — qui correspond à ce que le physicalisme doit être. En ce sens, toujours selon Wright, il atteint sa cible.

Wright avance plusieurs considérations selon lesquelles un physicalisme des tokens n’est pas satisfaisant. Pourtant, même si nous supposons que les versions du physicalisme répudiées par Wright sont en effet fautives, il demeure qu’une forme de naturalisme métaphysique n’est pas touchée par l’argument de Kripke et ses généralisations, et n’est pas non plus répudiée par Wright. En effet, rappelons-nous que le naturalisme métaphysique est la thèse selon laquelle tout ce qui existe appartient au monde de la nature — au monde tel que conçu par la physique. Pour qu’un argument anti-naturaliste soit efficace, il doit, semble-t-il, attaquer cette thèse. Même si, par exemple, la douleur n’est pas identifiée de façon nécessaire et essentielle à un certain type de configuration neuronale, rien n’empêche le physicaliste d’affirmer que la douleur est intrinsèquement physique. En effet, force est d’admettre que le physicalisme attaqué par Kripke est irréductiblement essentialiste. Cependant, il est possible d’être, de façon cohérente, un physicaliste qui répudie cette façon modale de voir les choses : un physicaliste comme Quine (et même Davidson) n’accepterait jamais un tel essentialisme[12]. Le problème, c’est que Wright n’étudie pas cette forme de physicalisme. Il possède un argument contre le physicalisme australien d’un Smart — mais cet argument présuppose l’acceptation, par le physicaliste en question, de la distinction entre les désignateurs rigides et flexibles. Cependant, il est clair qu’un physicaliste quinien n’accepterait pas cette distinction. Ainsi, le naturalisme d’un Quine est immunisé contre l’argument de Kripke-Wright. Cela affaiblit considérablement, selon moi, la force de l’antidote contre le naturalisme étudié par Wright.

La fin de l’article, toutefois, nous réserve une surprise. Wright, après avoir apparemment tout fait pour nous convaincre de la force de l’argument kripkéen contre le naturalisme, finit par en dévoiler une faiblesse qui, croit-il, s’avère fatale. Rappelons-nous que l’argument kripkéen contre la naturalisation du concept de douleur dépend de la validité de ce que l’on pourrait appeler le principe de concevabilité — c’est parce que nous pouvons, semble-t-il, concevoir qu’un sujet éprouve de la douleur sans qu’il n’y ait stimulation de fibres C que l’argument prend son envol. Wright souligne qu’en effet, nous pouvons imaginer une telle situation — mais cette concevabilité s’avère insignifiante d’un point de vue modal. La raison qu’il avance, rapidement, est la suivante. Soit il est vrai que la douleur est identique à la stimulation des fibres C, soit cela est faux. Si c’est faux, alors le problème ne se pose même pas. Si c’est vrai, alors c’est nécessairement vrai. Dans ce dernier cas, la possibilité de concevoir un scénario dans lequel cela est faux est un scénario per impossibile (l’expression de Wright), c’est-à-dire un scénario où l’on conçoit quelque chose d’impossible. Mais il relève qu’on peut imaginer de tels scénarios pour n’importe quel énoncé, même les énoncés nécessaires. Par exemple, on peut concevoir ce qui arriverait si le dernier théorème de Fermat se révélait faux, malgré le fait qu’il ne l’est pas, et que sa vérité est nécessaire. On peut imaginer ce qui arriverait si j’étais Superman, malgré le fait que cela soit impossible d’un point de vue kripkéen et que je suis nécessairement constitué de tel oeuf et de tel spermatozoïde. On peut imaginer le voyage dans le temps, même si cela est peut-être impossible. La possibilité de concevoir ces scénarios impossibles n’empêche pas que les énoncés cibles (« je ne suis pas Superman », « le théorème de Fermat est vrai ») sont nécessaires et le restent[13]. Le scénario selon lequel la douleur ne correspond pas à un certain type physicaliste en est un du même type, c’est-à-dire per impossibile. Ainsi, un tel scénario n’accomplira rien d’un point de vue modal — il ne sera pas capable de démontrer la contingence de l’énoncé « la douleur est identique à la stimulation des fibres C ». L’objection de Wright est donc que si le principe de concevabilité s’applique de façon aussi large, alors il n’est pas assez discriminatoire puisqu’on devrait considérer tous les énoncés comme étant contingents (étant donné la disponibilité généralisée de scénarios per impossibile).

En revanche, on pourrait répliquer à Wright que l’analogie voulue entre concevoir que je suis Superman et concevoir que la douleur n’est pas due à la stimulation des fibres C n’est peut-être pas valable. Prenons un exemple simple : l’énoncé « 2 + 2 = 5 ». Cet énoncé est nécessairement faux si le langage modal est accepté. Il est sur le même pied que « je suis Superman », « le théorème de Fermat est faux », « voyager à travers le temps est possible ». Lorsque l’on conçoit un scénario dans lequel « 2 + 2 = 5 » est vrai, nous imaginons en fait ce qui arriverait dans un tel monde. Nous imaginons les conséquences que cela aurait. Mais nous n’imaginons pas que « 2 + 2 = 5 » en tant que tel est vrai. De la même façon, il est impossible d’imaginer que « je suis Superman » est vrai — pour quelqu’un qui accepte le lien entre concevabilité et nécessité, comme Kripke. Nous sommes seulement en mesure d’imaginer ce qui arriverait si on me remplaçait par quelqu’un d’autre, pas que je sois Superman. Ainsi, pour que l’analogie tienne, il faudrait donc que lorsque j’imagine que la douleur n’est pas l’activation des fibres C, j’imagine en fait seulement les conséquences que cela aurait. Mais c’est ici que l’analogie ne tient plus : contrairement à l’exemple de Superman, j’imagine vraiment que « la douleur est la stimulation des fibres C » est un énoncé faux en tant que tel, et ensuite je peux imaginer ses conséquences. Ainsi, le principe de concevabilité garderait son intégrité et serait capable de discriminer entre un énoncé nécessaire comme « 2 + 2 = 4 » et un énoncé non nécessaire comme « la douleur est identique à la stimulation des fibres C » : la raison étant qu’on ne peut imaginer la fausseté du premier en tant que tel, et qu’il est possible de concevoir la fausseté du deuxième en tant que tel. En bref, la concevabilité des conséquences doit être mise de côté au profit de l’unique concevabilité de l’énoncé en soi pour une application crédible du principe.

Nonobstant l’objection que je viens de soulever, Wright considère son argument contre Kripke comme étant décisif. Cependant, pour qu’il soit véritablement fatal, il faut que l’on accepte l’inévitabilité du lien entre inconcevabilité et nécessité. Et cela ne va pas de soi : en effet, il semble que conceptuellement, être nécessaire soit une chose, et être inconcevable en soit une autre. Il y a peut-être une coïncidence entre les deux, mais elle ne semble pas être nécessaire, pour ainsi dire. S’il est nécessaire que l’eau soit de l’H2O, cela est une fonction du monde extérieur et empirique. En ce sens, la nécessité de cette proposition est indépendante, conceptuellement, de nos capacités cognitives. Cela ouvre la porte à une caractérisation de la nécessité qui est complètement séparée du principe de concevabilité. S’il ne faut pas voir de lien entre inconcevabilité et nécessité, est-il possible de « sauver » la recette de Wright ? En d’autres mots, est-il possible de mettre en doute la troisième prémisse de la recette sans se servir du principe de concevabilité ? La question ici, qu’il est impossible de développer dans cette étude critique, est de déterminer si le concept de nécessité est irréductiblement anthropocentrique.

Résumons le fil de la situation dialectique. Wright, en s’inspirant de l’argument avancé par Kripke, propose une formule permettant de développer un argument réaliste (anti-naturaliste) en ce qui concerne les concepts transparents. Il passe ensuite en revue certaines objections dirigées contre sa suggestion. Nous avons vu que la formule de Wright ne touche peut-être pas le coeur du naturalisme métaphysique. Puis, il met lui-même de l’avant un argument contre sa propre suggestion, en mettant en doute la viabilité du concept de concevabilité. J’ai ensuite soulevé certaines considérations qui, si elles s’avéraient justes, protégeraient le principe de concevabilité contre l’attaque de Wright et permettraient de « sauver » la formule anti-naturaliste. Toutefois, nous venons de voir que même si Wright interprète le principe de façon à le rendre inadéquat malgré les objections que j’ai soulevées plus haut, il demeure que la recette anti-naturaliste pourrait être préservée en séparant la nécessité de l’inconcevabilité.

III. L’instabilité du physicalisme

Wright reprend la problématique du physicalisme et de l’intentionnalité dans l’article suivant intitulé « What Could Anti-Realism about Ordinary Psychology Possibly Be ? » (essai 14). Le but de cet article est de démontrer que les positions anti-réalistes classiques en ce qui a trait au discours sur la psychologie ordinaire — le fait que l’on attribue à soi-même et aux autres des états mentaux comme des désirs, des pensées, des croyances — ne sont pas « dialectiquement cohérentes ». Le physicalisme à la Quine, que nous avons esquissé plus haut, est précisément une forme d’anti-réalisme envers les « entités » de la psychologie ordinaire au sens où il répudie leur « réalité ». Pour un naturaliste métaphysique, en effet, les énoncés portant sur la psychologie ordinaire doivent être éliminés (le point de vue éliminativiste) ou doivent être conçus comme remplissant un rôle autre que représentatif (le point de vue conservateur). Selon Wright, ces paradigmes anti-réalistes souffrent tous d’une difficulté structurelle insurmontable.

Commençons par examiner l’argument de Wright contre le point de vue conservateur. Ici, il prend en exemple l’idée de Dennett qui consiste à concevoir le discours de la psychologie ordinaire comme étant un point de vue intentionnel que l’on adopte pour prédire de façon « économique » les actions d’un sujet[14]. Dennett propose donc, selon Wright, une théorie instrumentaliste du langage intentionnel. L’objectif d’une telle conception est de prédire ce que quelqu’un d’autre fera en lui attribuant des attitudes intentionnelles même si de telles attitudes n’existent pas — on lui attribue l’intentionnalité dans le but de gagner du temps, mais en réalité de telles choses comme les pensées, les croyances, les désirs n’existent pas (puisque nous étudions cette suggestion d’un point de vue naturaliste). Dennett ne voyait peut-être pas les choses ainsi, mais c’est l’interprétation qu’en fait Wright[15]. Quoi qu’il en soit, selon Wright (pp. 416-417), cette conception instrumentaliste ne saurait cohabiter avec le naturalisme métaphysique. La raison en est la suivante : prendre le point de vue intentionnel implique qu’un point de vue est adopté par un sujet — et un point de vue, semble-t-il, est irréductiblement intentionnel ! Comme le dit succinctement Wright (p. 417) : « Taking the intentional stance is entering into an intentional state ». Si c’est un fait que le sujet adopte le point de vue intentionnel, alors c’est un fait que le sujet possède des attitudes propositionnelles. Il y a donc quelque chose dans le monde — l’adoption du point de vue intentionnel — qui échappera à toute caractérisation physicaliste. Cela va manifestement à l’encontre du naturalisme métaphysique. Si c’est le cas, alors l’espoir d’avoir une théorie du monde complètement physicaliste est voué à l’échec, puisqu’on accorde au sujet un point de vue intentionnel dont on doit rendre compte (puisque l’intentionnalité existe véritablement et que tout phénomène doit être expliqué). Évidemment, ici, il y a matière à discussion. Cependant, il semble clair que ces considérations posent un sérieux défi aux naturalistes qui seraient tentés d’adopter l’idée du point de vue intentionnel pour « sauver » le discours sur la psychologie ordinaire. Si Wright a raison, ce type de conservatisme se réfute lui-même[16].

Mais qu’en est-il de la perspective éliminativiste ? Wright la définit ainsi : « regarding ordinary psychology simply as a primitive and discreditable mode of explanation of human behaviour, which we should aim to supersede » (p. 419). C’est le point de vue le plus radical — en fait, il semble que peu de philosophes aient adopté une telle position. Les Churchland, il n’en fait aucun doute. Même Quine, dans ses dernières années, semble avoir modifié quelque peu ses tendances radicales sur ce plan pour finalement adopter une forme de monisme anomal, selon lequel l’idiome mentaliste n’est pas toujours éliminable[17]. Quoi qu’il en soit, l’éliminativisme passe aussi dans le collimateur de Wright. Il en identifie deux problèmes majeurs :

  1. Le point de vue éliminativiste doit faire une distinction entre les énoncés qui ont du sens (ceux de la science physicaliste) et ceux qui n’en ont pas (ceux de la psychologie populaire, dans le cas qui nous intéresse). Expliquer cette distinction requiert le concept de contenu linguistique, et ce dernier dépend de l’existence de propriétés sémantiques. S’il y a des propriétés sémantiques, alors il doit y avoir des croyances, des pensées, etc.

  2. Une autre conséquence de la disparition du concept de contenu linguistique est la disparition du concept de vérité. En effet, la vérité d’un énoncé dépend, semble-t-il, de ce que cet énoncé dit. S’il ne dit rien — s’il n’a pas de contenu — il ne peut être ni vrai, ni faux. Ainsi, l’éliminativisme n’est pas capable de formuler sa thèse centrale selon laquelle les énoncés de la psychologie ordinaire sont tous faux.

Encore une fois, l’idée est de montrer que la thèse se réfute elle-même. C’est un reductio de l’éliminativisme que Wright met de l’avant. La source commune des deux problèmes est, en ce qui concerne l’éliminativisme, la nécessité de faire une place au concept de contenu linguistique. Il n’y a pas de doute que l’éliminativisme, ainsi conçu, fait face à une difficulté structurelle.

Cependant, on pourrait rétorquer à Wright que l’éliminativisme ne requiert pas le concept de contenu linguistique tel qu’il l’entend. Prenons par exemple la conception du naturalisme telle qu’elle est élaborée par Quine dans « Les deux dogmes de l’empirisme » et Word & Object. Selon Quine (en bon pragmatiste), l’idée centrale de la science n’est pas d’expliquer, mais de prédire. En effet, la prédiction est la fonction principale de la « toile de la croyance ». Un éliminativiste pourrait donc dire que l’avancement de la science permettra éventuellement de se débarrasser du langage de la psychologie populaire pour une raison bien simple : le langage physicaliste sera davantage utile pour prédire les comportements et les événements. Donc, une des thèses centrales de l’éliminativisme, dans une perspective quinienne, n’est pas de distinguer les énoncés qui ont du sens de ceux qui n’en ont pas : c’est plutôt de montrer que l’adoption d’un certain type d’énoncés est plus utile au sens où les prédictions qu’ils permettront de faire seront plus efficaces. La question de départager les énoncés qui ont du sens ne se pose même pas dans cette perspective. Ainsi, le premier problème (A) n’affectera pas cet éliminativisme.

Par ailleurs, un quinien possède les ressources nécessaires pour répondre à (B). Le concept naturaliste de signification suggéré par Quine[18] est behavioriste, construit à l’aide des notions d’accord et de désaccord (assent & dissent). On en arrive à un concept de contenu linguistique — et de vérité — qui ne présuppose aucune notion intentionnelle. Wright répliquera qu’un tel concept de contenu linguistique n’est pour l’instant qu’un voeu pieux (pp. 421-422), et qu’un tel voeu n’est pas justifié puisque le fondement même du naturalisme en dépend. En d’autres termes, cette défense naturaliste repose sur un article de foi semblable à la croyance religieuse selon Wright. Ici, on pourra rétorquer que l’analogie religieuse est quelque peu exagérée; en effet, même si l’élimination n’a pas été, de facto, accomplie, il y a tout de même une démarche méthodologique derrière l’éliminativisme. L’esprit de cette démarche consiste à concevoir le monde en des termes purement physicalistes, et, en particulier, à croire que les états mentaux sont éliminables au profit d’un langage neurophysiologique. Lorsque le naturaliste dit que les énoncés de la psychologie populaire sont tous faux, il signifie par là que l’élimination est, en principe, faisable, et que les états intentionnels ne répondent à aucune réalité. Si, comme l’accorde Wright, il est possible qu’un concept de vérité et de contenu linguistique soit compatible avec un naturalisme métaphysique, alors ce dernier aura bien fait de garder la foi.

IV. Conclusion

Il ne fait aucun doute que la discussion du naturalisme effectuée dans Saving the Differences est approfondie et dénote une appréciation hors du commun de la problématique. En effet, l’auteur prend bien soin d’étudier tous les aspects des conceptions disponibles — que ce soit des variations du naturalisme ou du réalisme — et il relève des difficultés importantes pour chacune. Wright est passé maître dans l’art de dévoiler les faiblesses profondes d’un argument. Il faut mentionner dans ce contexte que même si c’est le naturalisme métaphysique qui fait ici l’objet d’une étude attentive au détriment du réalisme, Wright prend bien soin de souligner (p. 441) que cela ne rend pas, à ses yeux, le réalisme plus crédible que le naturalisme. Peut-être pour cette raison, on note une retenue chez Wright lorsque vient le temps de prendre position sur certaines applications concrètes de son cadre théorique. Contrairement à un McDowell, il ne mettra pas de l’avant une position théorique sur le débat du naturalisme visant à rivaliser avec les autres[19]. Comment expliquer cette réserve ? Il faut retenir que prendre position sur cette question revient, inévitablement, à mettre de l’avant une « conception du monde ». Wright est vraisemblablement conscient qu’une telle prise de position comporte inévitablement des failles importantes — après tout, c’est la leçon à tirer de sa discussion du naturalisme.