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Je ne vous vois pas chercher à réussir votre carrière, à fuir la misère ou à réparer le thermostat de votre chauffe-eau. Je l’interprète. Les gestes que vous effectuez ne sont des actions que si vous poursuivez une fin. C’est seulement si vous avez certaines croyances sur les chauffe-eau, la manière d’améliorer votre sort et de gagner de l’argent, que vous pouvez vous représenter ou poursuivre une telle fin. Ces croyances, que je perçois encore moins que vos actions, je vous les attribue par interprétation. C’est par l’attribution de ces croyances (qu’ailleurs votre sort sera préférable, que le thermostat ne marche pas) que je peux comprendre votre comportement, ainsi devenu intelligible.

Tel est le principe de l’interprétationnisme comme position philosophique. Selon cette théorie, nous interprétons le comportement et les croyances des autres, même les plus irrationnels en apparence, en les expliquant en termes de raisons et non seulement de causes[1]. L’attribution de ces croyances, qui ne sont pas observables, obéit à des normes de rationalité et de vérité, que le principe de charité représente par excellence. L’interprétationnisme devient une théorie de l’esprit puisque toute croyance et toute pensée ne peut être attribuée à autrui que par un interprète radical[2]. Il désigne ainsi à la fois : 1) une thèse d’extériorité et d’interprétabilité selon laquelle il n’y a de signification et de pensée que s’il y a interprétation par une deuxième ou une troisième personne[3] ; 2) une conception normative de l’interprétation et donc de l’esprit, ces raisons d’agir ne pouvant être attribuées que conformément à certains critères de non-contradiction et de cohérence. Cette interprétation étant, dans son principe, régie par des normes, la justification de l’interprétationnisme en appelle à la fois à un modèle idéal de rationalité et à l’expérience de la communication. L’interprétationnisme décrit nos pratiques usuelles d’interprétation aussi bien qu’il construit un modèle normatif de ce que doit être un esprit. Il en appelle à ce que nous faisons normalement ainsi qu’à une idéalisation conceptuelle de ce que nous devons faire normativement.

Ce balancement entre les deux pôles de l’interprétation, celui de l’idéalisation normative et celui du recours à l’expérience, se retrouve dans les légitimations théoriques de la charité qui oscillent entre des justifications a priori ou des justifications pragmatiques par le succès dans la prédiction. Le premier type de justification trouve son expression la plus forte dans les réflexions de Davidson sur le principe de charité qui devient un principe d’intelligibilité de tout esprit, un moyen de réfutation du scepticisme envers les autres esprits et la réalité du monde extérieur, ainsi que de réfutation du relativisme culturel ou conceptuel. Le deuxième type, principalement développé par Dennett, en appelle à l’efficacité pratique de la stratégie de l’interprète (« ça marche »).

J’ai par ailleurs, et plus longuement que je ne pourrais le faire dans les limites de cet article, critiqué la version forte et idéale de l’interprétationnisme et du principe de charité, notamment à travers l’usage qu’en fait Davidson[4]. Après avoir brièvement précisé l’un de mes arguments contre une telle version, je souhaiterais montrer que, pour une large part, une telle critique s’applique également à une justification pragmatique de l’interprétationnisme.

1. La critique de la justification a priori des normes idéales de l’interprétation

Le principe de charité qui, selon Davidson, règle l’interprétation et l’attribution de pensées à autrui consiste en une triple exigence de vérité, de rationalité, et d’accord des croyances de l’interprète et de l’interprété. Ces trois réquisits étant principalement justifiés par l’argument de l’interprète omniscient[5], par celui du holisme des croyances et par la réfutation de l’idée même de schème conceptuel. Ce sont des normes a priori de l’interprétation qui ne peuvent être mises en défaut, car elles déterminent les conditions auxquelles un esprit est pour nous objet d’une possible rencontre. Ce principe n’est pas une option, comme le précise Davidson, mais une condition de toute interprétation (Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, ITI, p. 287 [197][6]). Il n’est pas susceptible d’être réfuté par l’expérience. Les normes d’interprétation étant les normes d’attribution de pensées, soit une créature est interprétable selon ces critères, et elle est douée du langage et de la pensée, soit elle n’est pas interprétable et n’est douée ni de l’un ni de l’autre (ITI, p. 203-204 [137]). Il n’existe donc d’autre alternative que celle d’une interprétation selon nos normes ou d’un échec qui relègue l’interprété dans le monde de la nature. L’interprétation étant la mesure du mental, il ne peut y avoir d’échec du principe de charité interne au monde humain. Si nous ne comprenons pas les autres à partir de nos croyances, ce ne sont pas (pour nous) d’autres esprits.

Or de telles justifications a priori de la charité, au-delà des diverses critiques qui peuvent être adressées à tel ou tel argument, semblent difficilement compatibles avec le rejet de l’analycité. Pour justifier le caractère de condition sine qua non de la charité pour toute interprétation, fût-elle celle d’un interprète non humain, Davidson doit supposer implicitement une liaison conceptuelle, nécessaire ou analytique entre la charité et l’interprétation. En effet, comme le souligne Martin Montminy dans son ouvrage Les fondements empiriques de la signification, « s’il n’y a pas de concept d’analycité philosophiquement intéressant, alors l’idée selon laquelle il y aurait des principes que l’on ne peut abandonner sans [...] changer de sujet est sans fondement[7] ». Les énoncés exprimant cet impératif de charité (« il faut donner raison aux autres », « la charité n’est pas une option », etc.) supposent une réintroduction de la notion d’analycité à un double niveau :

  1. pour que l’échec d’une application de la charité selon nos critères équivaille à ne pas interpréter du tout et à ne pas avoir affaire à un autre esprit, il faut supposer une définition fixe et analytique des concepts d’interprétation, de langage, d’esprit et de croyance ;

  2. plus généralement, pour que ces énoncés aient un sens dans leur forme impérative, il faut supposer qu’ils sont nécessaires et non révisables en fonction des données d’expérience.

On pourrait objecter que la formulation du caractère impératif de la charité requiert, non un retour à l’analytique, mais à l’a priori[8]. Comme le suggère Davidson (Actions et événements, AE, p. 296 [221] et sq.), la charité serait une condition constitutive, a priori, de l’interprétation. Il est toutefois difficile de donner un sens à cette notion d’a priori sans recourir à la notion d’analycité. L’a priori dans sa formulation kantienne se reconnaît aux deux critères de l’universel et du nécessaire et qualifie ce qui ne dérive pas de l’expérience, mais la constitue[9]. Une telle conception des vérités a priori est triplement critiquée par Quine. Premièrement, comme il le montre, les énoncés exprimant la nécessité recèlent une opacité référentielle et une intensionalité qui tombent aussi sous le coup de la critique de l’analycité[10]. En tant que l’a priori est nécessaire, la critique de la nécessité implique celle de l’a priori. Si l’on rejette la notion d’analytique comme nécessairement vraie ou vraie seulement en vertu du langage, et non des faits, la critique de l’idée de signification emporte avec elle celle de nécessité et d’a priori.

Deuxièmement, la critique de l’analycité ne vise pas l’a priori seulement en tant qu’il est nécessaire. La critique de la nécessité et celle de l’a priori, aussi interdépendantes soient-elles, ne se recoupent pas entièrement. La critique de la nécessité dérive de celle de l’opacité référentielle ; celle de l’a priori dérive du holisme et de l’impossibilité de distinguer absolument dans les énoncés entre une composante linguistique et une composante factuelle, et donc entre des énoncés dont la validité dériverait seulement du langage ou seulement de l’expérience.

Par conséquent, et en troisième lieu, la définition que Quine donne de l’analytique, héritée du cercle de Vienne, coupe à travers les définitions de l’analytique et de l’a priori établies par Kant. Selon Quine, un énoncé analytique, vrai par le langage ou par sa seule signification, n’est pas révisable en fonction des données d’expérience, un énoncé synthétique, vrai en fonction de l’état du monde, mais est révisable avec l’évolution de notre théorie du monde. C’est pourquoi le holisme de la science est une critique de la distinction claire entre l’analytique et le synthétique[11]. Cependant, alors que Quine, à la suite du cercle de Vienne, reproche à la définition kantienne de l’analytique de jouer sur deux critères, celui de la non-contradiction et de l’inclusion du prédicat dans le concept du sujet[12], on peut remarquer que les définitions de Quine conjoignent des critères distincts chez Kant, la vérité par la signification[13] et la non-révisabilité en fonction de l’expérience. L’immunité d’un énoncé à la révision relève pour Kant de l’a priori, c’est-à-dire du caractère de nécessité des énoncés, vrais indépendamment de l’expérience ou quel que soit l’état du monde pour reprendre une terminologie quinienne[14]. Par conséquent, la critique menée par Quine contre l’analycité, vise également la notion d’a priori au sens où les énoncés a priori sont nécessaires et non révisables à la lumière de l’expérience du monde. Aussi ne peut-on, sans réintroduire l’analycité, recourir à la notion d’a priori pour justifier le principe de charité comme norme nécessaire, non révisable et constitutive de la compréhension de tout esprit. Un succédané d’a priori débarrassé de toute analycité serait dépourvu de nécessité et d’immunité à la révision, et ne remplirait plus guère la fonction de justification du principe de charité comme condition sine qua non de l’interprétation.

À supposer que l’on réintroduise l’analycité pour justifier le statut des normes a priori de l’interprétation, selon diverses formes d’un retour post-quinien à l’a priori[15], une telle réintroduction ne serait toutefois pas une solution satisfaisante pour justifier l’interprétationnisme. En effet, le principe de charité est une compensation méthodologique à une radicale insuffisance empirique et à l’indétermination de la traduction qui découle de la critique de l’analycité et de l’idée qu’en matière de signification, il n’existe aucun fait (there is no fact of the matter), notamment psychologique. La critique d’une conception normative de la signification (l’analycité) est aussi celle de normes et de critères objectifs de correction de la compréhension, consistant à saisir ou identifier des objets à interpréter, les significations. C’est l’extension de cette critique de la signification à l’analyse du mental qui justifie la position interprétationniste. L’interprétation et l’attribution de croyances et de contenus mentaux s’effectuent sur le modèle de l’interprétation d’énoncés[16]. L’attribution et l’interprétation des pensées ne sont pas la saisie d’une entité cachée ou d’un langage de la pensée.

L’interprétationnisme correspond à la recherche de normes de correction internes, à l’activité interprétative par défaut de critères de correction fournis par l’objet à interpréter. Avec un retour à l’analycité, ou à une forme de détermination du sens, il y a des critères de succès et d’échec de l’interprétation autres que principiels et méthodologiques ; il y a un sens à dire que l’autre a telle ou telle pensée, qu’il exprime telle ou telle signification[17] et que l’interprète est ou non parvenu à les comprendre. Par conséquent, la justification théorique des normes a priori de l’interprétation par un retour à l’analycité rend la recherche de principes a priori de l’interprétation au pire superflue, au mieux secondaire. Un recours (implicite) à l’analycité et à une conception normative de la signification implique que les principes de l’interprète ne sont pas des critères de choix de l’interprétation mais, au plus, une méthode visant à déterminer les significations et les pensées d’autrui, aussi publiques et sociales soient-elles[18].

On pourrait objecter qu’une telle critique porte seulement contre une version forte du principe de charité qui en fait une condition sine qua non de toute interprétation, au-delà même d’une expérience humaine. En considérant que nos normes d’interprétation sont valables pour tout interprète, qu’elles déterminent les conditions de possibilité de toute pensée, et qu’elles permettent de réfuter le scepticisme et le relativisme, Davidson donne en effet une portée transcendantale à la charité qui dépasse l’empirisme de Quine. En revanche, une justification seulement pragmatique de l’interprétationnisme et de ses normes n’aurait pas à recourir à l’idée de condition sine qua non « nécessaire » et à une analycité implicite si le critère en était l’utilité et l’efficacité.

J’argumenterai cependant qu’une justification pragmatique de l’interprétation n’échappe pas pour autant à une difficulté similaire : les normes qu’elle introduit dans l’interprétation ne peuvent être justifiées qu’en rendant leur application inutile et non pertinente.

2. La critique d’une justification pragmatique des normes d’interprétation

Utiliser des normes de rationalité de manière pragmatique (parce qu’elles marchent) pour interpréter et prédire le comportement d’une créature, ne requiert pas, selon Dennett, que ces normes soient nécessaires ou a priori. Sans nul besoin d’une justification métaphysique ou transcendantale, la rationalité peut être utilisée dans l’interprétation comme un simple instrument dont la validité dépend de son efficacité. À ce titre, le mythe de notre rationalité selon Dennett[19] serait analogue au mythe des objets dont Quine indique que ce sont de simples posits, sans plus de réalité que les dieux d’Homère, mais plus utiles pour expliquer et prédire les données d’expérience[20].

Une telle justification pragmatique des normes rationnelles d’interprétation peut s’autoriser de la justification par Quine de la logique bivalente. Il n’y a pas de justification métaphysique ou transcendantale des vérités logiques par l’idée de nécessité, ces vérités sont seulement les plus stables de notre schème conceptuel. Comment justifier alors la précellence de notre logique bivalente et la garantir contre de possibles révisions ? La réponse de Quine dans La philosophie de la logique abonde dans le sens d’un total pragmatisme. Un abandon de la loi du tiers exclu « va contre [...] la maxime de la mutilation minimum. La logique classique des fonctions de vérité et de la quantification est indemne de tout paradoxe, et elle est accessoirement un modèle de clarté, d’élégance et d’efficacité[21] ».

Si le pragmatisme peut être utilisé comme justification, même partielle, du tribunal de la logique, il pourrait l’être a fortiori pour les parties moins centrales de notre rationalité et de notre schème conceptuel. La science s’appuie sur les règles de la logique (non-contradiction, loi du tiers exclu) ; or la science marche ; donc on doit conserver ces lois pour autant qu’elles permettent le jeu de la science. Telle serait la justification pragmatique de la logique. De la même manière, notre interprétation d’autrui recourt à des principes (de charité, de rationalité) ; or une telle interprétation marche, donc ces principes rationnels sont pragmatiquement justifiés.

Cette ligne argumentative qui donne une justification purement instrumentale à la rationalité comme principe d’interprétation est tributaire de la critique opérée par Quine de certains mythes rationnels. Elle soulève néanmoins, selon moi, une difficulté. D’une part, l’analogie entre une justification pragmatique de la logique dans le jeu de la science et la justification pragmatique du mythe de la rationalité pour l’interprétation est trompeuse. Sur des bases quiniennes, ce qui vaut pour la logique ne peut valoir pour une rationalité élargie, et l’extension d’une justification pragmatique à l’ensemble des principes d’interprétation n’en fait pas pour autant des critères. D’autre part, le mythe de la rationalité ne peut être le pendant pour l’interprétation des autres esprits d’un mythe des objets pour l’interprétation de la nature. Rappelons d’abord brièvement en quoi l’idée même d’un mythe de la rationalité est héritière des analyses de Quine.

2.1 Le mythe de la rationalité

La rationalité, comme tentative de rendre raison (logon didonai), exprime une exigence de fondement, de justification et de normativité. Même si Quine ne traite pas de la rationalité en tant que telle, il s’attaque, à travers la critique des deux dogmes de l’empirisme, à certains de ses attributs traditionnels (la nécessité, l’a priori et la recherche du fondement) tout en réservant les prétentions à la normativité aux seuls tribunaux de la logique et de l’expérience. Purgée de ses prétentions métaphysiques au fondement ou à la nécessité, la rationalité deviendrait instrumentale et régulatrice. Quine en appelle ainsi à la fin de « Deux dogmes de l’empirisme » à un tournant pragmatique en épistémologie suivant comme guide des considérations qui « sont pragmatiques pour autant qu’elles sont rationnelles[22] ».

Par ce biais, Quine préparerait un tournant pragmatique de la rationalité. Il accomplirait : a) une entreprise de démystification des prétentions justificatrices et fondatrices de la rationalité ; b) une entreprise de consolidation des prétentions normatives du tribunal de la logique et du tribunal de l’expérience sensible passant par une purification et une décomposition en un noyau dur logique, une périphérie objective et empirique, et un entre-deux sans critère objectif ; c) une réorientation vers le pragmatisme donnant place dans le champ conceptuel de la science aux maximes non objectives qui guident l’activité scientifique.

  1. On peut considérer que Quine débarrasse la rationalité de ses mythes et de ses dogmes au sens où il révèle ce qu’a de mythique l’exigence rationnelle de justification, ou en termes platoniciens de « rendre raison ». Quine pousse plus loin encore que le cercle de Vienne l’exigence positiviste de substituer la question comment à la question pourquoi, en pourfendant, à travers la critique de l’analycité, deux idées associées à la rationalité comme réponse à la question pourquoi : l’idée de nécessité et celle d’a priori.

    Privée à la fois de l’idée de nécessité d’une essence ou de nécessité conceptuelle, la rationalité ne peut receler aucun contenu de signification et se réduit à la stricte logique formelle. La logique extensionnelle est donc la forme pure qui reste de la rationalité débarrassée de ses mythes et de ses dogmes, et ce critère d’extensionalité élimine tout contenu rationnel de signification. Chercher à préserver la rationalité du logos dans son indépendance par le recours à ce qui est vrai par le langage est une entreprise aussi vaine que de vouloir séparer ce qui est vrai en fonction du langage et ce qui est vrai en fonction du monde. Le tournant linguistique de la rationalité est un leurre et le recours au raisonnable équivaut, dans ce contexte, à une justification illusoire et trompeuse[23].

  2. La rationalité est une prétention à la fondation, mais aussi à la normativité et à la discrimination, consistant à pouvoir discerner le vrai du faux. Si l’on purifie la rationalité des entités métaphysiques et des prétentions injustifiées au fondement et à la nécessité, il reste le tribunal de la logique[24] et le tribunal de l’expérience sensorielle[25]. En matière de compréhension d’autrui, cette exigence de normativité se traduit chez Quine par le principe « sauver l’obvie » qui bannit tout manuel de traduction qui présenterait les autres comme ayant une logique en contradiction avec la nôtre ou comme refusant manifestement l’évidence empirique[26]. Les normes et les critères permettant de rejeter ou d’accepter des théories sont constitués par les deux pôles d’évidence ou de stabilité de notre schème conceptuel que sont la logique et l’évidence empirique, qualifiés par Quine de tribunal[27]. Sont ainsi bannies des extravagances telles que, d’une part, la mentalité prélogique, condamnée sans appel par le tribunal de la logique, et, d’autre part, la télépathie et la révélation divine, exclues par la norme de l’empirisme.

    Toutefois, à s’en tenir exclusivement à ces deux tribunaux, on ne pourrait trancher entre des théories non contradictoires et empiriquement équivalentes, différant grandement par l’extravagance de leurs hypothèses. Entre ces pôles logique et empirique de notre schème conceptuel, réside un vaste champ intermédiaire sans détermination objective.

  3. Selon le tournant pragmatique de la rationalité annoncé à la fin des deux dogmes de l’empirisme, ce qui relève de la rationalité relève du pragmatique. Les différents guides pragmatiques se subdivisent en une exigence de minimisation des coûts, c’est-à-dire une maxime de conservatisme et de mutilation minimum[28], et une recherche de maximisation de la simplicité[29] qui concourent à l’efficacité[30] dans la prédiction. Dans quelle mesure ces guides pragmatiques sont-ils rationnels ?

    En un sens non fondationiste, ces maximes pragmatiques sont, au sein de la recherche scientifique, des guides rationnels par défaut. Entre des théories empiriquement équivalentes, nous choisirons la plus simple, faute de critère de choix objectif[31]. Les maximes de simplicité et de mutilation minimum justifient un choix qui est arbitraire du point de vue du tribunal de l’expérience et que ne tranche pas le tribunal de la logique. En guidant notre choix, ces maximes permettent ce que nous attendons de la rationalité, c’est-à-dire la disqualification de l’irrationnel sous la forme de la superstition, de l’occultisme ou de la croyance au surnaturel. Quine, se référant à l’analyse des miracles par Hume, en appelle aux guides pragmatiques de conservatisme et de minimisation des coûts pour contrer les prétentions des partisans de la parascience et de l’occultisme[32].

Toutefois, il s’agit de guides et non de critères, de maximes subjectives[33] qui ont un rôle régulateur et non constitutif, puisqu’elles pallient un déficit empirique. La rationalité de ces maximes n’est ni celle d’un fondement ni celle d’un critère déterminant ou objectif, analogue aux tribunaux de la logique ou de l’expérience. Elle est affaire de révision et de correction de notre schème conceptuel, de compensation et de rééquilibrage interne, d’adaptation à l’expérience et de réussite dans la prédiction. Une rationalité pragmatique, dans le calcul des coûts respectifs du choix du conservatisme et de celui de la simplicité, est une affaire de priorité, de plus et de moins, de degré et de non de principe. Ces maximes de maximisation de la simplicité et de minimisation des coûts ne sont pas des critères absolus d’acceptation ou de refus d’une théorie[34]. Elles ne sont normatives que dans la mesure où elles facilitent les prédictions, et elles ne sont pas des règles au sens de procédures déductives ou codifiables sous forme de « recette »[35].

2.2 Le mythe du tournant pragmatique de la rationalité

À considérer les remarques précédentes, il y aurait une décomposition de la rationalité chez Quine consistant en une purification de ses dogmes et de ses mythes, une consolidation des deux tribunaux de dernière instance de la logique et de l’expérience sensorielle, et un tournant pragmatique vers l’efficacité. D’un point de vue pragmatique, sont raisonnables les procédures qui augmentent notre efficacité de prédiction et d’anticipation de l’expérience[36]. Nous pourrions ainsi, après Quine, comme le fait Dennett, user de notre mythe de la rationalité[37] à des fins purement pragmatiques et sans être plus impressionnés par son objectivité que par celle du mythe des objets dont la supériorité est, selon Quine, pragmatique.

Selon cette interprétation, non seulement les règles rationnelles sont pragmatiques, mais est aussi rationnel ce qui marche. Un tel développement des vues de Quine dans le sens d’une extension pragmatique et instrumentale de la rationalité est particulièrement clair dans les écrits de D. Dennett. Il se présente comme une extension qualitative[38] et quantitative[39] des critères de rationalité correspondant à une extension de leur domaine d’application. Ainsi, la rationalité sera un instrument d’interprétation des croyances, des désirs et du comportement de systèmes intentionnels. On attribuera au système intentionnel les croyances et les désirs qu’il devrait avoir, et l’on en déduira ce qu’il devrait faire, au sens où la rationalité nous dicte ce que nous devons penser et ce que nous devons faire (La stratégie de l’interprète, IS, p. 69 [49]). « C’est le mythe que nous sommes des agents rationnels qui structure et organise nos attributions de désirs et de croyances à d’autres » (IS, p. 73 [52]).

Si la rationalité est pragmatique et régulatrice, alors est rationnel ce qui marche et permet de prédire et d’améliorer notre technique de prédiction du comportement d’un système intentionnel. Autrement dit, pour prendre un exemple extrême de la stratégie de l’interprète emprunté à Dennett, il est rationnel de prêter des croyances et des désirs à notre thermostat pour prédire son comportement. Si celui-ci croit que la pièce est trop froide et qu’il désire la chauffer, alors il se mettra en marche. Cette stratégie est rationnelle à un double niveau. D’une part, elle prête une rationalité au thermostat dont le comportement sera prédit par des raisons et non par des causes mécaniques. D’autre part, il est rationnel pour l’interprète de l’adopter parce qu’elle marche et répond, en l’occurrence, à une maxime de minimisation des coûts puisqu’elle permet de parer au plus pressé pour ceux qui n’ont ni le temps ni l’énergie pour comprendre le fonctionnement interne des thermostats.

La stratégie de l’interprète serait rationnelle pour autant qu’elle serait pragmatique, purement instrumentale et régulatrice. Après Quine, la rationalité ou la notion d’être raisonnable peut devenir un posit, une entité instrumentalement posée par l’interprétation pour rendre compte du flux de l’expérience. Le « mythe rationnel », dont parle explicitement Dennett, serait aussi utile pour simplifier notre expérience des êtres animés et des autres hommes que le mythe des objets l’est pour rendre compte de notre expérience sensible, le mythe des objets étant pragmatiquement préférable au phénoménalisme, et celui de la rationalité à une explication behavioriste et causale du comportement.

Peut-on considérer, en s’inscrivant dans l’héritage de Quine, que les maximes qui nous guident dans l’interprétation des autres « sont pragmatiques pour autant qu’elles sont rationnelles », mais sont aussi rationnelles pour autant qu’elles sont pragmatiques[40] ? Dans ce tournant pragmatique de la rationalité, il s’agirait de recomposer ce que Quine a distingué et de réunir dans une totalité les trois composantes de la rationalité, logique, empirique et pragmatique. L’irrationnel serait alors : 1) le refus de la logique et de la cohérence ; 2) le refus de l’évidence empirique ; 3) le non pragmatique (coûteux plutôt qu’économe, inefficace, inapte à atteindre la fin visée…).

Or un tel usage du mythe rationnel n’est pas pour autant légitime, selon moi, car : a) ce mythe rationnel relèverait davantage d’une élimination que d’une purification ; b) à supposer une équivalence entre le rationnel et le pragmatique, elle invaliderait la pertinence des principales thèses de Quine aussi bien que la stratégie de l’interprète.

  1. De la critique des significations-objets et de l’analycité à celle du fondement, la pensée de Quine se veut assurément démystifiante comme l’atteste la récurrence du terme « mythe » pour stigmatiser le mythe des significations-objets ou « mythe du musée », mais aussi le mythe des objets physiques[41]. Par ses critiques contre la nécessité, l’analycité, et le mythe du fondement, Quine opérerait également une démystification de nos mythologies rationnelles. Toutefois, celle-ci peut-être interprétée de deux manières. La stigmatisation polémique par le terme de « mythe » peut, pour Quine, donner lieu à une élimination ou à une purification. Cette rationalité, ainsi rendue à sa contingence, subirait-elle le sort des significations-objets éliminées par leur démystification, ou celui des objets physiques, qui peuvent être utilisés à des fins pragmatiques, une fois purifiés de leur prétention à l’objectivité ?

    À considérer le peu de cas que Quine fait de la rationalité, la critique indirecte qu’il en opère semble conduire à une élimination. Quine ne mentionne guère la rationalité, ou seulement lorsqu’il emploie un langage courant, dans des contextes obliques où il décrit une opinion commune, ou sur un mode polémique pour désigner l’illusion d’une justification. C’est sur le ton de plaisanterie qu’il est, dans Quiddités, le plus explicite sur l’idée d’être raisonnable :

    Croire quelque chose, c’est croire que cette chose est vraie ; ainsi un être raisonnable croit que chacune de ses croyances est vraie ; pourtant il sait d’expérience que certaines de ses croyances, mais il ne sait pas lesquelles, se révéleront fausses. Bref, un être raisonnable croit que chacune de ses croyances est vraie et que certaines sont fausses. Pour ma part j’attendais mieux des gens raisonnables[42].

    Aussi à l’instar de Hume, Quine refuse l’idée de rationalité pratique comme vaine et vulgaire. Vouloir justifier les préceptes moraux tels que l’altruisme par un appel à la raison est injustifié et illusoire. Soit cette justification est relative à un fondement religieux qui conditionne la démonstration[43], soit une justification rationnelle par l’intérêt personnel n’est convaincante qu’à raison de la force et de l’efficacité des sanctions pénales. Toutefois, il n’y a pas à se chagriner de cette absence de justification rationnelle qui ne met pas en danger la morale, valable par elle-même. Chercher des justifications rationnelles de l’altruisme et de la morale « ne pourrait être qu’indigne, fleurant le vénal et le sordide. La vertu doit trouver en elle même sa récompense[44] ».

    Quine voit dans la rationalité une prétention à la justification non fondée, à la normativité sans règle précise et à la vérité sans critère fiable. C’est un concept bâtard mêlant des considérations logiques et empiriques, psychologiques, morales et pragmatiques. Le rationnel et le raisonnable désignent tour à tour le contradictoire, l’avantageux ou le souhaitable et tendent à objectiver et légitimer des jugements de valeur subjectifs.

    Pour s’en tenir à la rationalité scientifique, une reconstruction pragmatique de la rationalité établirait une unité artificielle entre différents plans : 1) celui de la logique, qui est un critère d’acceptation ou de rejet d’une théorie ; 2) celui de l’expérience sensorielle, qui est également un critère objectif de choix des théories, mais pour autant que l’empirisme, et non la rationalité, est normatif ; 3) celui des maximes subjectives. La rationalité chez Quine serait une création aussi fictive que le « principe de charité » de Quine pris génériquement, qui tend à mettre sur le même plan des contraintes et des maximes de traduction disparates[45].

  2. Au-delà de ce que Quine dit de la rationalité ou des maximes pragmatiques, un argument de fond s’oppose à une dérivation d’une rationalité pragmatique des vues de Quine. Une adhésion au pragmatisme ferait perdre tout sens, ou au moins, tout intérêt à ses thèses philosophiques.

    En effet, les thèses du holisme de notre schème conceptuel, celles de l’inscrutabilité de la référence et de l’indétermination de la traduction ne sont intelligibles et valides que si l’on n’adopte pas un point de vue pragmatique. En pratique, le holisme n’est pas perçu par le scientifique « raisonnable » parce que ce dernier applique la maxime de conservatisme et de mutilation minimum dans la révision des hypothèses[46]. L’inscrutabilité de la référence disparaît par la position pragmatique des objets physiques. L’adoption d’un point de vue pragmatique permet de poser les objets physiques comme « posits », éliminant de fait l’inscrutabilité de la référence où l’on ne sait quelle est l’ontologie de notre interlocuteur, une ontologie d’événements, de sense-data, d’objets. Pragmatiquement nous pouvons décider que notre interlocuteur parle d’objets en imposant notre ontologie. Et si l’on ne peut fournir d’exemple de l’indétermination de la traduction, comme Quine le reconnaît, c’est pour des raisons pratiques. D’une part, le traducteur est soumis à des contraintes pratiques. Il est un être fini qui ne peut envisager, entre les deux langues, toutes les corrélations possibles compatibles avec l’expérience[47]. D’autre part, appliquant les maximes de conservatisme et de simplicité, il interprète les autres selon ses propres lumières, faute de preuve du contraire, si bien que « l’indétermination de la traduction a peu de chance de s’imposer en pratique[48] ». Les contraintes pratiques de finitude et les guides pragmatiques de l’activité scientifique limitent la marge de liberté du traducteur jusqu’à effacer l’indétermination de la traduction.

L’adoption d’un point de vue pragmatique menace donc la pertinence des principales thèses de Quine. S’ensuit-il que celles-ci sont incohérentes ou contradictoires avec l’appel de Quine au pragmatisme ? Il n’y a pas incohérence dans la position de Quine dans la mesure où il distingue entre de simples guides pragmatiques et des tribunaux, et où le pragmatisme, qui a pour lui une fonction polémique et critique envers les prétentions infondées à l’objectivité, est un point d’arrivée, point d’arrivée qui ne peut pas être un point de départ pour une théorie de la rationalité normative. Supposons que les limitations pratiques et les guides et maximes pragmatiques soient des critères sur le même plan que le tribunal de la logique bivalente (qui, selon certains textes de Quine, reçoit une justification pragmatique). La violation de ces normes serait alors de la même nature que la violation de notre logique bivalente. Le holisme généralisé, l’inscrutabilité de la référence et l’indétermination de la traduction seraient aussi irrationnels et inintelligibles que la mentalité prélogique ou le recours au surnaturel et à la voyance. Mais, précisément, les contraintes pragmatiques qui masquent le holisme de la théorie scientifique, l’inscrutabilité de la référence et l’indétermination de la traduction ne les éliminent pas parce que ces guides ne sont ni des critères ni des règles. Si les guides pragmatiques étaient rationnels, d’où normatifs et par eux-mêmes critères de choix entre des théories et des manuels de traduction ou principe d’interprétation, le holisme, l’inscrutabilité de la référence et l’indétermination de la traduction seraient de jure et non simplement de facto, éliminés par des contraintes pragmatiques, et seraient inintelligibles. Il ne peut donc sortir des vues de Quine qu’une caricature de rationalité pragmatique, avec des guides qui ne sont pas des règles, des justifications sans normes, et des principes de choix qui ne sont pas des critères.

Une telle difficulté souligne le paradoxe de la stratégie de l’interprète ainsi que celui de toute tentative de développer une rationalité de l’interprétation à la suite des vues de Quine. De telles tentatives semblent minées par des tensions difficilement réconciliables. Ainsi, l’extension d’un principe de charité par l’accroissement qualitatif et quantitatif des normes de traduction repose sur la thèse d’indétermination de la signification et de la traduction qui autorise à chercher des critères de traduction plutôt dans la méthode de l’interprète que dans la saisie des significations de l’interprété. Or cette extension du principe de charité sur un plan pragmatique, qui vise à en faire une méthode d’interprétation utile et efficace, s’opère alors même que l’indétermination de la traduction est effacée par des considérations pragmatiques. À un niveau pragmatique où l’on ne cherche plus dans l’analycité un sauvetage des vérités nécessaires et a priori, comme le faisait le cercle de Vienne, les définitions existent, elles sont données par le dictionnaire ou par la méthode des significations-stimuli. L’accroissement qualitatif et quantitatif du principe de charité qu’opère Dennett pour pallier une indétermination absente en pratique apparaît inutile, voire gratuite et infondée.

Aussi la justification pragmatique des normes de l’interprétation se heurte-t-elle à la même difficulté qu’une justification a priori. Pour justifier la normativité des principes d’interprétation, il faut accorder une valeur de critère à « ce qui marche ». C’est à cette condition que l’interprétation recourant à la notion de systèmes intentionnels peut être un critère de partage entre le physique et le mental. Mais si ces guides pragmatiques sont effectivement des critères de choix entre les interprétations, ils éliminent l’indétermination de la traduction et l’inscrutabilité de la référence. Soit ces maximes pragmatiques ne sont pas des critères mais de simples guides, et l’interprétationnisme peut s’autoriser de l’indétermination de la traduction, comme le fait Dennett[49], soit elles sont effectivement des critères qui règlent l’interprétation mais abolissent l’indétermination de la traduction. La recherche de règles internes à l’interprétation pour réduire la multiplicité de possibles laissés ouverts par la critique de l’analycité et l’indétermination de la traduction n’a pas lieu d’être ; il existe une détermination du sens dans les pratiques et les usages, conformément aux vues de Wittgenstein, par exemple, qui rend inutile le principe de charité ou en fait une simple méthode de compréhension inapte à porter le poids d’un critère de distinction entre le physique et le mental.

Inversement, à supposer une équivalence entre le rationnel et le pragmatique, une conduite illégitime d’un point de vue pragmatique est-elle irrationnelle ? Celui qui refuse l’évidence agit à l’encontre de son intérêt, se perd en complications inutiles ; celui qui n’est ni efficace ni adapté sera certes sanctionné, par la maladie, par l’accident, par l’échec social, etc. Le serait-il par la rationalité ? On pourrait reprendre ici la critique proposée par Quine de la rationalité pratique, selon laquelle une justification rationnelle des préceptes moraux est illusoire et inutile. Ou bien cette justification est dépendante d’un fondement religieux, ou bien la force et l’efficacité d’une justification rationnelle par l’intérêt personnel ne reflètent que celles des sanctions pénales. La rationalité ne nous offre que l’illusion d’une justification, par ailleurs inutile puisque la vertu et la morale valent par elles-mêmes. Or, de même que la morale vaut par elle-même, la survie, la santé, la vie sociale réussie sont désirables en tant que telles sans le recours d’un jugement de rationalité. Dire qu’il est rationnel pour un système intentionnel de désirer la nourriture, la sécurité et la satisfaction de ses besoins vitaux, ou irrationnel de ne pas le faire, n’offre qu’une illusion de justification. Comme pour une prétendue rationalité des valeurs morales, justifier la condamnation de comportements non conformes aux contraintes pragmatiques par le qualificatif d’irrationnel est inutile et repose plutôt sur l’efficacité des sanctions biologiques ou sociales.

La justification ou la disqualification d’un comportement par la rationalité est alors superfétatoire. Parler de rationalité pragmatique est inutile puisque le qualificatif de rationnel n’ajoute rien à l’efficacité pragmatique sinon l’illusion de la justification[50]. Inversement, à chercher dans l’efficacité pragmatique, dans le « ça marche », les principes d’une rationalité démystifiée, on s’exposerait aux critiques ironiques de Quine contre les prétentions injustifiées des gens raisonnables. La rationalité est, selon lui, un ensemble philosophiquement peu intéressant et rigoureux de maximes qui ne sont pas des recettes, de guides qui ne sont pas des règles, de prétentions à la vérité sans critères. Le rationnel et le raisonnable, mêlant des considérations logiques et empiriques, psychologiques, morales, désignent tour à tour le non-contradictoire, le cohérent ou le préférable. Le concept d’être raisonnable est un mélange confus d’appel à la prudence, au bon sens, à l’intérêt personnel, à des sanctions qui, telles les sanctions pénales ou biologiques, ne relèvent pas du tribunal de la raison. Et si l’on considère qu’un système intentionnel est ce à quoi l’on attribue les croyances et les désirs « qu’il devrait avoir rationnellement [...] [et que] les systèmes intentionnels désirent survivre et procréer, et par conséquent désirent de la nourriture, de la sécurité, du sexe, de la richesse, du pouvoir, de l’influence [...] » (IS, p. 69 [49]), ce devoir mêle des considérations biologiques, sensitives et logiques où l’on ne sait ce qui relève des règles de rationalité ou des impératifs du désir.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette brève confrontation d’une justification a priori et d’une justification pragmatique des principes constitutifs de l’interprétation ? En premier lieu, le statut normatif de tels critères reste opaque. Les affirmations de principe sur le caractère inévitable de la charité comme contrainte a priori ou pragmatique apparaissent soit gratuites soit incompatibles avec la critique de l’analycité ou l’indétermination de la traduction présupposée par l’une et l’autre théorie de l’interprétation. Elles sont donc prises dans le même dilemme : échouer à justifier leurs propres normes ou les justifier (par l’idée d’analycité ou l’idée que les normes pragmatiques sont des critères de choix entre des théories) en sapant leur pertinence.

En second lieu, la difficulté à assigner un statut clair aux principes de l’interprétation tient à la multiplicité des rôles qu’ils sont censés jouer dans les théories interprétationnistes. Les impératifs de vérité et de rationalité qui s’imposent à l’interprétation servent à la fois de méthode pour établir des interprétations, et de critère pour choisir des interprétations déjà établies. Ils désignent à la fois des instances de choix entre des théories ou de simples préceptes qui guident l’activité de l’interprète. Ce faisant, l’élaboration du principe de charité par Davidson et Dennett mêle des plans que Quine distinguait clairement : les recommandations de bon sens, les maximes subjectives et pragmatiques, les préceptes méthodologiques révisables et rejetables, les critères impératifs de recevabilité ou d’élimination d’une interprétation, des critères d’interprétation du langage et des critères d’attribution de la pensée.

Rien n’interdit donc que des contraintes pragmatiques ne soient des normes, mais à condition de distinguer clairement entre des normes du vivant et de la survie biologique, des normes sociales, de calcul pragmatique des coûts et bénéfices, des normes logiques, qu’il serait trompeur de réunir dans une catégorie globale de rationalité, les unes relevant du plus et du moins et les autres du vrai et du faux. Sur une base quinienne de critique de l’analycité et des significations qui est celle de l’interprétationnisme de Davidson et Dennett, il est plus pertinent de considérer que la compréhension n’étant pas une saisie de signification, la coupure entre comprendre et ne pas comprendre est une question de degré qui ne saurait servir de critère pour résoudre la question transcendantale des conditions de possibilité des autres esprits[51], Quine refusant par ailleurs de lier le problème des autres esprits avec celui de la compréhension.

Cette pluralité de fonctions des principes d’interprétation nuit également à leur fonction pratique. En demandant au même principe d’être à la fois méthode constitutive de l’interprétation en train de se faire et critère de choix entre diverses interprétations qui déterminent si l’interprète a affaire à un esprit, si l’interprète se dote d’un critère de distinction entre le physique et le mental, il se prive alors d’un critère de choix entre diverses interprétations. Si toute attribution de pensées à autrui est filtrée et réglée par le principe de charité, et si celui-ci ne peut être en échec à moins de ne pas avoir affaire à une créature douée de pensée et de langage, les normes d’interprétation sont constitutives de toute interprétation des autres. Assez larges pour s’appliquer à toute interprétation, elles ne peuvent plus servir à déterminer des interprétations meilleures ou préférables. Supposons, comme le suggère Quine, qu’il n’y ait pas en pratique d’indétermination de la traduction, nous sommes néanmoins confrontés pratiquement à des divergences ou conflits d’interprétations[52]. Comme le souligne R. Ogien, prenant l’exemple d’interprétations divergentes des combats de coqs à Bali, les normes rationnelles ne nous permettent pas alors de départager entre deux interprétations également compatibles avec le principe de charité mais incompatibles entre elles[53]. Des normes qui sont condition de toute interprétation perdent leur fonction de critère de choix entre diverses interprétations. À supposer que les normes pragmatiques d’interprétation soient des critères et éliminent l’indétermination de la traduction d’un point de vue pragmatique, elles ne sont pas pour autant le genre de critères recherchés dans nos pratiques ordinaires ou dans l’interprétation en sciences humaines.

Si l’interprétationnisme se veut fidèle à nos pratiques, il devrait rendre compte de notre recherche d’une bonne ou d’une meilleure interprétation, aussi démythifiés que soient les critères. Ce que nous attendons de telles normes, c’est moins de nous assurer que notre interlocuteur est doué d’un esprit que de distinguer entre des interprétations plus ou moins acceptables à l’intérieur du monde humain. Il serait en effet dommageable que dans cette tension entre l’idéalisation normative et la référence à nos pratiques d’interprétation, l’interprétationnisme échoue à justifier des normes idéales tout en décevant nos attentes d’interprète ordinaire.