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Introduction

L’interprétationnisme peut être caractérisé par quatre thèses essentielles dans lesquelles on soutient :

  1. que les significations, la compréhension de la signification et plus généralement les actions et états intentionnels n’existent pas indépendamment de nos attributions ;

  2. que les supports de ces attributions sont des occurrences (verbales, mentales ou behaviorales), c’est-à-dire des inscriptions particulières ;

  3. que les objets de l’attribution sont des interprétations. Les interprétations sont des appropriations de ces occurrences à l’intérieur de nos propres pratiques discursives. La thèse fondamentale de l’interprétationnisme suppose donc que les occurrences verbales, mentales ou behaviorales n’ont de signification que si elles sont interprétées. Cette thèse générale se décline en deux sous-thèses particulières, selon que les occurrences font intervenir une signification littérale ou non :

    1. Rien ne peut être signifié, dit ou compris littéralement sans interprétation implicite ou explicite de la part des membres de la communauté ;

    2. Rien ne peut être signifié ou compris non littéralement, et pensé ou accompli intentionnellement sans interprétation implicite ou explicite de l’agent lui-même. On peut alors conclure que l’interprétation (implicite ou explicite) est une condition nécessaire (mais sans doute pas suffisante) de la signification et des contenus intentionnels en général. Il faut enfin admettre aussi :

  4. qu’un individu ne pourrait effectuer une auto-interprétation s’il n’était pas d’ores et déjà engagé avec d’autres dans une pratique d’interprétation mutuelle.

On pense ici surtout à la position défendue par Donald Davidson[1], qui place l’interprétation au coeur de sa philosophie du langage, de l’esprit et de l’action, mais d’autres philosophes ont également défendu ce genre d’approche. Des auteurs aussi différents que Richard Rorty[2] et Daniel Dennett[3] endossent cette doctrine à des degrés divers. Les philosophes qui défendent l’interprétationnisme partagent aussi l’idée d’aborder le langage dans une perspective holiste. Les holistes sémantiques ne sont peut-être pas tous des interprétationnistes, mais les philosophes interprétationnistes semblent tous souscrire à une certaine version du holisme sémantique.

Je vais dans un premier temps caractériser l’interprétationnisme dans ses grandes lignes. Je montrerai ensuite les faiblesses de cette approche et je proposerai une approche différente. Cette nouvelle position constituera une autre façon de concevoir le lien qui existe entre, d’une part, les significations, la compréhension, les états mentaux et les actions intentionnelles et, d’autre part, nos attributions. L’interprétationnisme que je viens de caractériser brièvement représente une certaine façon de concevoir ce lien, et il s’agit, comme je l’ai indiqué, d’une relation entre des occurrences et des interprétations. Mais on peut admettre que les significations, les actions et états mentaux intentionnels n’existent pas indépendamment de nos attributions, tout en concevant cette relation comme faisant plutôt intervenir des types (et non des occurrences), et des faits institutionnels (et non des interprétations). Les supports de l’attribution sont des types d’états mentaux, d’actes de langage ou d’actions intentionnelles, et l’objet de l’attribution est un certain type de fait, soit un fait institutionnel. Autrement dit, les types d’entités pertinents n’existent pas sans le type d’action caractéristique qui consiste à mettre en place des faits institutionnels. Plus précisément, les stipulations conjointement[4] établies implicitement ou explicitement par les membres sont parfois nécessaires pour déterminer ce qu’un individu signifie, dit ou comprend littéralement, alors que les stipulations implicites ou explicites de l’agent lui-même sont parfois nécessaires pour déterminer ce que cet individu signifie, dit ou comprend non littéralement, ou pour déterminer ses propres pensées, actions et états intentionnels. Et on affirme ensuite qu’un individu ne pourrait s’engager dans une telle entreprise de stipulation réflexive à moins d’être d’ores et déjà engagé avec d’autres dans l’institution du langage.

Les auteurs concernés par cette autre approche souscrivent à la première thèse, mais non aux thèses (ii), (iii) et (iv) de l’interprétationnisme. J’appellerai cette autre approche « l’institutionnalisme ». La différence principale qui sépare cette thèse de l’interprétationnisme est que les types et non les occurrences dépendent de nos attributions. Autrement dit, plusieurs occurrences mentales, verbales et behaviorales peuvent signifier quelque chose sans l’intervention de stipulations extérieures. C’est seulement dans certains cas qu’une telle intervention est requise. Voilà pourquoi les types mentaux, verbaux et behavioraux n’existent pas indépendamment de stipulations implicites ou explicites de la part de la communauté ou de l’agent lui-même. Les occurrences mentales, verbales ou behaviorales non problématiques sont celles qui sont conformes à ce qui est anticipé préalablement par l’agent, ou par les règles constitutives auxquelles se soumet celui-ci. Mais l’indétermination des intentions préalables ou des règles constitutives engendrent une indétermination qui ne peut être résolue que par une décision de l’agent ou de la communauté. Prenons l’exemple d’un comportement verbal. L’institutionnalisme conçoit le langage comme un ensemble de règles constitutives qui donnent la signification des mots. Il s’agit en quelque sorte d’un ensemble de définitions-stéréotypes. De telles définitions sont fondamentalement indéterminées, c’est-à-dire qu’elles n’anticipent pas tous les emplois futurs d’un mot. La définition ne nous permet pas de déterminer à l’avance une classe spécifique d’objets formant l’extension d’un mot. L’institutionnalisme affirme que c’est seulement lorsque nous sommes incertains de l’emploi particulier d’un mot qu’une décision institutionnelle est requise pour savoir ce que l’agent signifie, dit ou comprend littéralement. Dans les cas non problématiques, aucune décision institutionnelle n’est requise. Plusieurs occurrences mentales, verbales ou behaviorales peuvent donc véhiculer des significations ou des contenus intentionnels sans la présence implicite ou explicites de stipulations extérieures. Voilà pourquoi l’on affirme que ce sont les types d’états, d’actes ou d’actions qui n’existent pas indépendamment de stipulations conjointes. Je reviendrai sur ce point à la fin de mon texte lorsque je présenterai l’institutionnalisme dans ses grandes lignes.

L’interprétationnisme

Cette approche a commencé à prendre forme grâce à la critique de l’idée selon laquelle la signification des termes serait déterminée. Cette critique a tout d’abord été développée par Ludwig Wittgenstein[5], mais Willard Van Orman Quine lui a donné une orientation qui l’a mené vers l’interprétationnisme[6]. Dans son fameux article portant sur les deux dogmes de l’empirisme, Quine s’en prend notamment à la distinction entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques. Cette distinction ne tient pas la route selon Quine parce qu’il est impossible de rendre compte d’une notion claire d’analyticité. Pour qu’un énoncé soit analytique, il faudrait qu’il soit vrai ou faux seulement en vertu de la signification des mots qu’il contient. Or Quine se demande à quoi peut bien correspondre ce que l’on appelle « la signification d’un mot ». Pour savoir de quoi il s’agit, il faudrait être en mesure de fournir un critère d’identité. Il faudrait autrement dit savoir dans quelles conditions deux mots ont la même signification, c’est-à-dire être en mesure de produire un critère de synonymie. Tout l’effort de Quine consiste donc à montrer que la notion de synonymie est elle-même floue.

Sans entrer dans le détail de ce vieil argument de Quine, on peut quand même être attentif à l’intuition fondamentale de l’auteur. Bien que nous nous sentions parfaitement à l’aise dans l’emploi que nous faisons des mots, nous ne sommes jamais en mesure de préciser clairement quelle est leur signification. Nous ne sommes pas en mesure de spécifier une signification déterminée. En outre, toute signification à laquelle nous parviendrions diffèrerait probablement de celle qui est proposée par d’autres locuteurs, et ce, bien qu’ils parlent en principe la même langue que nous ; il y a fort à parier que nous donnerions nous-mêmes différentes réponses si d’aventure on nous posait à plusieurs reprises la même question au sujet d’un mot. Bref, on ne sait trop quoi répondre, on répond des choses différentes d’un locuteur à l’autre et d’une fois à l’autre. Vraisemblablement, il ne semble donc pas exister de signification déterminée pour chaque mot, car, si c’était le cas, les locuteurs compétents en matière de sémantique devraient être en mesure de la produire.

Il importe de noter que cette dernière remarque s’applique à n’importe quelle caractérisation de la signification des mots. La critique entraîne notamment le rejet de l’atomisme sémantique, à savoir la doctrine en vertu de laquelle il existerait des termes primitifs du langage qui peuvent isolément se voir attribuer une signification extra-linguistique. Mais la signification déterminée aurait pu aussi être spécifiée à l’aide de définitions. La critique du caractère déterminé de la signification revient dans ce cas à questionner la possibilité de formuler des définitions qui spécifient les conditions nécessaires et suffisantes d’utilisation des expressions. Enfin, il n’existe pas non plus selon Quine de référence déterminée[7]. À l’indétermination de la signification des mots isolés, on peut donc ajouter une thèse d’inscrutabilité de la référence (indétermination de la référence des mots)[8].

Cet argument contre le caractère déterminé de la signification a des effets qui se font sentir immédiatement sur une foule d’autres questions, et ils affectent notamment un autre dogme, cette fois-ci associé à l’empirisme logique, à savoir le réductionnisme. L’empirisme logique suppose qu’il est possible de réduire les énoncés exprimant les lois d’une théorie à des classes d’énoncés observationnels qui établissent des régularités entre des événements observables. Pour que la réduction soit réussie, il faut établir et justifier une corrélation entre les termes théoriques et les classes de termes observationnels. Mais si les mots n’ont pas de signification déterminée, il devient alors impossible d’établir rigoureusement de telles corrélations, et c’est la raison pour laquelle il faut renoncer aussi au réductionnisme.

On se rappellera ensuite que, dans son fameux article, Quine se demande si le rejet de ces deux dogmes de l’empirisme (la distinction analytique/ synthétique et le réductionnisme) nous contraint de renoncer à l’empirisme. Si le réductionnisme doit être abandonné, cela veut dire que nous ne sommes pas en mesure de faire correspondre les énoncés théoriques à des classes d’énoncés observationnels, et ceci semble être requis pour montrer que nos connaissances découlent toutes de l’expérience sensible, conformément à ce qui est prescrit par l’empirisme. Quine répond que l’empirisme peut encore être sauvé, mais la seule façon d’y parvenir est de soutenir que les énoncés sont confrontés en agrégats et non isolément au tribunal de l’expérience. Le rejet du réductionnisme pose un problème à l’empirisme seulement si l’on suppose que ce sont les énoncés qui, pris isolément, doivent être vérifiés et confrontés un à un à l’expérience sensible. Mais le problème ne se pose plus si l’on suppose que les énoncés du langage forment un tout organisé de connaissances, et que c’est ensemble qu’ils sont issus de l’expérience sensible. Donc, même si les énoncés théoriques ne peuvent être mis en corrélation avec des classes d’énoncés observationnels, l’essentiel de l’empirisme est sauvegardé, mais il faut alors désormais admettre le holisme épistémologique en vertu duquel ce sont les théories qui, dans leur ensemble, sont issues de l’expérience sensible. Autrement dit, la thèse de l’indétermination de la signification des mots, l’anti-réductionnisme et notre volonté de demeurer empiriste nous forcent à endosser le holisme épistémologique.

Tout cela est fort bien connu et décrit adéquatement le cheminement parcouru par la communauté des philosophes analytiques après la publication du célèbre article de Quine. On sait que Pierre Duhem avait anticipé le holisme épistémologique[9] et qu’Otto Neurath s’était lui-même très clairement avancé sur ce terrain[10] bien avant l’article de Quine[11]. Mais c’est un peu comme si la prise de conscience définitive de la communauté philosophique n’avait vraiment eu lieu que dans les mois qui suivirent la publication de ce texte de Quine. Sous son influence, les philosophes héritiers de l’empirisme logique ont épousé le holisme épistémologique et accepté l’une de ses prémisses radicales. L’article de Quine marque un tournant décisif pour cette raison. De nos jours, presque plus personne ne remet en question cette thèse. Si je me suis appliqué à la décrire brièvement, c’est seulement parce qu’elle est généralement combinée à une autre thèse qui permet de dériver le holisme sémantique, lequel va de son côté jouer un rôle important dans l’apparition de l’interprétationnisme. Selon cette thèse, le contenu sémantique d’un énoncé n’est rien d’autre que le contenu d’information empirique qu’il véhicule. Selon ce point de vue, les énoncés ont pour fonction essentielle de transmettre de l’information empirique. Lorsqu’on admet le holisme épistémologique et que l’on défend cette thèse sur la nature du contenu sémantique, on est en mesure de dériver le holisme sémantique[12].

La thèse affirmant que le contenu sémantique équivaut au contenu d’information empirique s’appuie partiellement sur une thèse encore plus fondamentale qui n’est presque jamais remise en question dans la littérature. Selon cette thèse, le contenu sémantique est le contenu d’information cognitive ou empirique. Elle ratisse plus large parce qu’elle établit une corrélation entre la signification et l’information sans se prononcer sur la nature de l’information (cognitive ou empirique). Elle ne doit pas être confondue avec une autre thèse en vertu de laquelle un privilège devrait être accordé à la fonction assertive du langage, par opposition aux autres fonctions illocutoires (expressives, directives, commissives et déclaratives), car ces différentes fonctions sont souvent pensées comme devant simplement s’ajouter au contenu sémantique véhiculé. Or la thèse dont il est question ici porte justement sur la nature du contenu sémantique lui-même. C’est précisément au contenu sémantique que l’on se rapporte lorsqu’on dit qu’il est épuisé par le contenu d’information. On peut se servir d’un contenu propositionnel tel que celui qui est spécifié par l’énoncé « l’assemblée est ouverte » pour asserter que l’assemblée est ouverte, ordonner que l’assemblée soit ouverte, promettre que l’assemblée sera ouverte, remercier que l’assemblée soit ouverte ou déclarer que l’assemblée est ouverte. Pour la vaste majorité des philosophes, le contenu sémantique spécifié par la proposition « l’assemblée est ouverte » est indépendant des actes de langage illocutoires. Les actes de langage sont donc généralement conçus comme venant s’ajouter à un contenu propositionnel susceptible d’être caractérisé en termes de contenu d’information. Et, selon eux, cela reste vrai quel que soit le privilège que d’aucuns voudraient accorder à la fonction assertive. On peut en somme assimiler le contenu sémantique au contenu informatif sans accorder de privilège à la force assertive. Inversement, on peut admettre le caractère privilégié de la force assertive par rapport aux autres forces sans toutefois réduire le contenu sémantique au contenu d’information. Robert Brandom offre l’exemple d’un auteur qui accorde une place privilégiée à la fonction assertive, mais il épouse une sémantique inférentielle. Il rejette d’une manière générale les sémantiques informationnelles[13].

Si je m’arrête sur la théorie informationnelle du contenu sémantique, c’est tout d’abord, comme je l’ai déjà indiqué, parce que la thèse de l’équivalence du contenu sémantique et du contenu informatif (empirique) combinée au holisme épistémologique entraîne une seconde conséquence théorique majeure, à savoir le holisme sémantique. En effet, si la valeur informative des énoncés est attribuée à l’ensemble des énoncés de la théorie, le fait de ramener le contenu sémantique à la valeur informative (au contenu empirique) a pour effet d’entraîner l’indétermination de la signification des énoncés isolés, et cela conduit tout naturellement au holisme sémantique. On admet autrement dit le caractère diffus de l’information sémantique[14]. Le contenu sémantique est ainsi véhiculé par l’ensemble des énoncés. Affirmer le holisme épistémologique et la thèse que le contenu sémantique est le contenu empirique revient à souscrire au holisme sémantique. D’où la célèbre formule : Peirce + Duhem = holisme sémantique.

Il existe toutefois plusieurs versions du holisme sémantique[15]. Je viens d’en identifier une : il peut s’agir d’établir une équivalence entre le contenu sémantique et le contenu empirique, compris en termes de procédures de vérification et d’affirmer en plus le holisme épistémologique. Quine a emprunté cette voie. Davidson en a cependant emprunté une autre, comme nous le verrons maintenant.

Notons tout d’abord que Davidson défend une autre version de la thèse d’équivalence entre le contenu sémantique et le contenu informatif. Il assimile le contenu sémantique à l’information cognitive, et l’information cognitive est ensuite assimilée aux conditions de vérité. Or, si le contenu informatif est spécifié en termes de conditions de vérité, l’argument ne conduit pas directement au holisme sémantique. On peut en effet souscrire à la fois à une caractérisation cognitive du contenu sémantique et au holisme épistémologique, sans que cela n’entraîne le holisme sémantique[16]. Comment Davidson est-il alors parvenu alors au holisme sémantique ? L’étape cruciale de l’argument est que les porteurs ultimes des conditions de vérité ne sont pas des énoncés-types, mais bien des actes de tenir pour vrais certaines occurrences verbales.

Pour bien comprendre comment Davidson parvient à ce résultat, il faut tenir compte du changement de cap effectué par l’adoption d’une sémantique des conditions de vérité. Puisque les mots n’ont pas de référence ou de sens déterminés, on ne peut caractériser les règles sémantiques du langage comme des ensembles de postulats de signification, qu’il s’agisse de règles assignant des sens ou des dénotations, ou encore de règles prenant la forme de définitions strictes ou ostensives. Les règles de base du langage sont des règles de satisfaction d’une expression prédicative par des séquences d’objets, ou si l’on veut, par des classes d’objets. Ces classes sont les extensions des prédicats. On doit alors se demander quel est le statut des règles sémantiques ainsi conçues. S’agit-il de règles constitutives ou de règles régulatives (normatives)[17] ? S’il s’agissait de règles constitutives, elles devraient intervenir constitutivement dans le comportement de l’agent. Cela veut dire que le locuteur qui maîtrise la sémantique s’engagerait intentionnellement à suivre ces règles, et il faudrait par conséquent qu’il ait une connaissance de ces règles. Or il est absurde de postuler chez les locuteurs qui maîtrisent la sémantique un savoir propositionnel de règles assignant à chaque expression l’ensemble des objets qui les satisfont. Les règles qui assignent des extensions aux expressions doivent être plutôt comprises comme le point d’aboutissement de l’ensemble des comportements verbaux des agents. Ainsi, pour comprendre la signification d’un mot, il faudrait idéalement savoir à quoi l’agent l’applique dans l’ensemble des usages qu’il en fait. Il faudrait en somme embrasser du regard l’ensemble des occurrences de ce mot dans le discours.

Puisque les axiomes d’une théorie de la vérité assignent des extensions aux expressions de base, ils ne décrivent pas les règles conventionnelles constitutives que les locuteurs compétents appréhenderaient par l’intermédiaire d’un savoir propositionnel. Les axiomes ne font que modéliser le comportement verbal dans son ensemble. Au lieu de définir le comportement verbal à partir de ces règles et de prétendre que ce comportement ne pourrait être compris sans référence à ces règles, on conçoit désormais les règles comme régulatives ou normatives et l’on soutient que les véritables véhicules de la signification sont des classes d’occurrences verbales.

Comme on le voit, la sémantique des conditions de vérité permet d’opérer un changement dans la conception que l’on se fait des règles du langage (régulatives et non constitutives) et du rapport que ces règles entretiennent à l’usage (primauté de l’usage et non des règles). C’est la sémantique des conditions de vérité qui est à l’origine de ce transfert de la signification des types aux occurrences, car elle postule des règles de base du langage qui ne peuvent être comprises que comme des règles régulatives. La sémantique des conditions de vérité doit en somme s’incarner dans une théorie de l’interprétation d’occurrences et non dans une théorie de la traduction des types.

Ensuite, il ne reste plus qu’un pas à franchir pour parvenir au holisme sémantique. Sur la base de ce qui vient d’être dit, on constate que pour comprendre la signification des mots, il faut avoir accès à des ensembles d’actes de tenir-des-énoncés-pour-vrais. Comprendre les pratiques discursives revient à saisir les croyances que les locuteurs expriment en tenant pour vrais tels ou tels énoncés. Il faut donc admettre aussi qu’un lien étroit existe entre les significations des mots et les croyances des locuteurs. Or Davidson admet le holisme de la croyance : il soutient que les croyances se présentent toujours sous la forme d’un ensemble inextricablement lié. Nous parvenons ainsi à l’étape ultime qui nous fait aboutir au holisme sémantique.

La thèse de l’indétermination de la signification des mots isolés (et la thèse corollaire de l’inscrutabilité de la référence) combinée à l’idée que la signification est donnée par les conditions de vérité et au holisme des croyances conduit au holisme sémantique. Dans cette perspective, le holisme sémantique revient à affirmer le lien qui existe entre la signification des mots et les totalités discursives exprimant des touts organisés de croyances. Il s’agit d’ensembles d’inscriptions sonores ou graphiques qu’il faut ensuite interpréter. Les totalités discursives deviennent chez Davidson les véhicules sémantiques ultimes, car la signification des mots et des phrases dépend du rôle joué par ceux-ci au sein des totalités discursives dans lesquelles ils apparaissent. La thèse de l’indétermination des mots isolés, la sémantique des conditions de vérité et le holisme des croyances nous livrent la version nouvelle, davidsonienne, du holisme sémantique.

C’est de cette thèse que découle immédiatement une autre thèse : pour comprendre le langage, on peut interpréter des ensembles d’occurrences (des actes de tenir-pour-vrai des ensembles d’énonciations).

Cet argument de Davidson est plus ou moins explicite dans ses premiers écrits. Toutes les thèses permettant de le dériver sont déjà là. Il n’est toutefois pas entièrement satisfaisant. L’une des étapes controversées de cet argument concerne le passage de la thèse de l’indétermination des mots isolés à la sémantique des conditions de vérité. À notre époque, plusieurs auteurs admettent l’indétermination de la signification des mots isolés sans pour autant souscrire à la sémantique des conditions de vérité. Ils admettent une sémantique des stéréotypes, des prototypes ou des exemplaires. Pour que l’argument davidsonien fonctionne toujours et que l’on soit en quelque sorte obligé de souscrire à la sémantique des conditions de vérité après avoir constaté le problème de l’indétermination, il faut bloquer l’issue de secours vers des sémantiques de remplacement et être en mesure de formuler un argument plus général contre toute sémantique qui postule des règles conventionnelles.

Comment Davidson est-il arrivé à conserver cette idée que la contribution sémantique d’un mot devait se ramener à sa contribution aux conditions de vérité ? Le changement de cap effectué par Davidson suppose que l’on fasse le geste radical d’abandonner d’une manière générale tout recours au langage conçu comme « langue », c’est-à-dire comme ensemble de conventions, et ce, quelle que soit la façon que nous avons de rendre compte de ces conventions[18]. L’argument doit s’appliquer à toutes les sortes de conventions linguistiques, lesquelles sont censées attribuer aux mots des sens, des dénotations, des définitions strictes, des exemplaires, des prototypes ou des stéréotypes.

Comment Davidson est-il parvenu à démontrer cela ? Il a développé son fameux exemple de Mme Malaprop, sur lequel je reviendrai plus loin. Cet exemple lui permet de démontrer que les axiomes des théories sémantiques ne décrivent pas des lois ou des règles conventionnelles constitutives. Les seules choses qui sont nécessaires à la communication sont les discours concrets (les ensembles d’occurrences) que nous interprétons à partir de théories initiales (prior theories) pour parvenir à des théories passagères (passing theories) qui s’ajustent à ce que le locuteur dit, mais nous ne sommes jamais obligés de postuler les ensembles de conventions linguistiques qui seraient représentées par ces théories. Les dictionnaires également ne sont pour Davidson rien de plus que des théories passagères, et ils doivent être compris dans un cadre instrumentaliste. Ils ne représentent ou n’établissent pas les règles conventionnelles constitutives du langage. Le holisme de Quine ne s’était pas encore entièrement affranchi de cette idée du langage héritée de Ferdinand de Saussure, car Quine exploitait encore sa fameuse distinction entre langue et parole. C’est ce pas décisif que Davidson n’a pas hésité à franchir en contestant l’utilité du recours à un système de conventions linguistiques pour la communication.

En quoi cela nous fait-il avancer dans notre caractérisation de l’interprétationnisme ? Notons tout d’abord que dans la perspective qui est désormais celle de Davidson, les mots, énoncés et discours n’ont pas à être compris à l’aide de l’institution du langage, car cette dernière est un mirage. La compréhension d’autrui peut désormais se réaliser sous la forme d’une interprétation holistique dirigée sur les occurrences verbales. Notons ensuite que l’interprétation est elle-même gouvernée par un principe de charité[19]. Quand j’interprète les propos d’autrui, je suis immanquablement enclin à présupposer l’accord systématique de nos croyances respectives. Je projette alors sur autrui mon propre système de croyances et je fais comme si l’autre avait les mêmes croyances que moi. C’est cet accord systématique présumé que Davidson appelle le principe de charité. Bien entendu, il arrive très souvent que les locuteurs d’un même langage ne soient pas d’accord, mais la possibilité même de rendre compte du désaccord suppose selon Davidson un accord systématique d’arrière-fond. D’autre part, Davidson rejette ce qu’il appelle lui-même le « troisième dogme de l’empirisme », à savoir la distinction entre les schèmes conceptuels et les contenus d’expérience[20]. Il n’y a pas d’expérience communément partagée en toile de fond sur laquelle nous verrions se profiler une variété de schèmes conceptuels, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de contenu d’expérience sur lequel nous construisons ensuite des théories. Il n’y a pas de monde objectif auquel nous accédons en construisant des théories fondées sur des représentations subjectives[21]. Si ces thèses critiques sont validées, il n’est alors plus possible de concevoir la relativité des schèmes conceptuels, car le seul schème conceptuel qui existe est celui avec lequel nous interprétons les propos d’autrui. Non seulement devons-nous projeter notre schème conceptuel lorsque nous interprétons autrui, mais il devient impossible de concevoir un autre schème conceptuel, d’où la difficulté d’admettre l’idée même d’un schème conceptuel.

L’abandon de l’approche conventionnelle du langage, combinée au principe de charité et au rejet du troisième et dernier dogme de l’empirisme risque cependant de conduire Davidson sur le terrain du solipsisme sémantique. Ce danger est d’autant plus grand que le principe de charité et le rejet de la distinction schème/contenu rendent inconcevable la relativité des schèmes conceptuels. Partout où il regarde, l’interprète ne rencontre plus que son propre schème conceptuel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la notion même de schème conceptuel devient inacceptable aux yeux de Davidson. Mais comment peut-il alors éviter le solipsisme sémantique ?

C’est ici que la thèse centrale de l’interprétationnisme est introduite. Selon Davidson, mon propre système de croyances n’existe pas indépendamment de l’activité d’interprétation du discours d’autrui. Nous avons tous besoin des autres pour penser. L’activité même de penser requiert que les discours des autres soient interprétés. Cette idée, déjà avancée à l’époque de l’article « Thought and Talk »[22], sera ensuite généralisée, et elle prendra la forme d’un argument transcendantal appelé argument de la triangulation[23]. Les occurrences verbales, mentales et comportementales des uns et des autres ne peuvent exister indépendamment des pratiques interprétatives des uns et des autres. Nous sommes donc toujours déjà engagés dans une pratique d’interprétation mutuelle face au monde. Il est impossible de rendre compte de mes propres croyances sans invoquer dès le départ le rapport interprétatif aux autres dans le monde. Les interactions réussies avec les autres et face au monde conditionnent l’existence même des systèmes de croyances. L’interprétationnisme est donc une doctrine qui a permis à Davidson de se sortir du bourbier solipsiste dans lequel son holisme sémantique risquait de le conduire. Il ne s’agit plus seulement d’établir un lien entre l’interprétation et la signification des occurrences verbales en prétendant que l’on peut accéder aux significations en passant par une théorie de l’interprétation radicale. On affirme en plus qu’il existe un lien constitutif entre les états mentaux et l’activité d’interpréter. L’interprétation en vient à jouer un rôle constitutif fondamental non seulement en philosophie du langage, mais aussi en philosophie de l’esprit. Voilà en quelques mots comment on peut être amené à défendre l’interprétationnisme.

Critiques de l’interprétationnisme

Je vais très brièvement indiquer quelques-unes des raisons que j’ai de rejeter l’interprétationnisme. Il y aurait beaucoup à dire, mais je vais me contenter d’aligner très rapidement quelques arguments sans les commenter. Ceux-ci nous fourniront une justification pour examiner ensuite une approche différente.

Une première critique pourrait être que l’interprétationnisme requiert de postuler la nécessité d’une interprétation extérieure. Si personne ne lit ce texte, personne ne l’interprète et il semble, si l’on en croit Davidson, qu’il soit alors dépourvu de sens. Cette difficulté est cependant tellement grossière qu’il doit être possible de reformuler l’interprétationnisme d’une façon qui permette de neutraliser de tels contre-exemples. Davidson peut reformuler la thèse en autorisant la possibilité que des discours puissent avoir lieu en dehors d’une situation de communication effective et sans que la reconnaissance effective (uptake) ne se produise. Il suffit de dire que de tels cas sont possibles et concevables parce que nos discours sont en réalité la plupart du temps effectivement interprétés. De la même manière que le désaccord n’est possible localement que sur le fond d’un accord systématique, le discours soliloque peut être concevable seulement sur le fond d’un dialogue systématiquement réussi. On peut alors reformuler la thèse centrale de l’interprétationnisme en disant que les occurrences mentales, verbales et behaviorales n’ont de sens que si elles sont interprétables (et non effectivement interprétées). Les interprétations peuvent être implicites et n’ont pas besoin d’être explicites. Mais d’autres objections importantes peuvent de toute façon être formulées.

Nous avons vu que la sémantique des conditions de vérité jouait un rôle important dans l’argument de Davidson en faveur du holisme sémantique. Or cette sémantique fait face à des difficultés importantes bien connues que je ne vais pas discuter ici. Elle achoppe notamment dans la tentative de rendre compte des énoncés intensionnels. Les énoncés modaux, les énoncés d’attitudes propositionnelles et les énoncés du discours indirect, par exemple, résistent à l’analyse. Puisque Davidson récuse toute forme de référence à des entités intensionnelles, il se doit de montrer que les énoncés intensionnels peuvent être analysés à partir d’énoncés extensionnels. Malheureusement, toutes les tentatives faites en ce sens se sont soldées par des échecs cuisants[24].

L’interprétationnisme doit aussi faire intervenir une conception très peu plausible de l’apprentissage du langage. Il se doit de représenter celui-ci comme une activité systématique de décodage de sons et inscriptions graphiques qui ne peut être achevé que lorsque l’ensemble des occurrences a été interprété. L’enfant qui apprend un langage doit donc faire preuve d’une formidable capacité à évaluer systématiquement des hypothèses, ce qui n’est pas très plausible.

On sait que Davidson s’est toujours défendu d’affirmer que les locuteurs avaient bel et bien une connaissance effective d’une théorie de la vérité. Sa prétention était plutôt que la connaissance d’une théorie de la vérité combinée au savoir que c’est une théorie de la vérité pouvait constituer une condition suffisante (mais non nécessaire) de l’apprentissage du langage. Il s’est donc refusé à caractériser la compréhension du langage comme impliquant notamment la maîtrise d’une théorie de la vérité. On pourrait même prétendre qu’il a toujours voulu rester neutre au sujet de la compréhension et de l’apprentissage. Les locuteurs compétents ne possèdent pas nécessairement une sémantique des conditions de vérité des énoncés. Mais Davidson ne peut prendre les mêmes libertés après que la thèse interprétationniste a été admise. Il ne peut soutenir que la pratique interprétative est seulement une procédure suffisante pour accéder à la compréhension du langage, et il est resté agnostique quant à la question de savoir s’il s’agit en même temps d’une condition nécessaire. Car, comme on vient de le voir, l’interprétationnisme est par définition une doctrine qui affirme l’existence d’un lien constitutif entre les états mentaux de croyances et la pratique interprétative. Pour avoir des croyances, des pensées et donc aussi des états mentaux de compréhension ou de connaissance du langage, il faut que les pratiques discursives des autres soient interprétées. L’interprétation est donc constitutive de la compréhension au sens où la compréhension n’existe pas sans elle. Les enfants ne peuvent s’engager dans la connaissance du langage et dans l’élaboration de leurs croyances que s’ils déploient une stratégie systématique de décodage des ensembles d’occurrences verbales présentes dans leur environnement immédiat. Puisque les croyances n’existent pas sans l’interprétation et que celle-ci est holistique, Davidson est donc dans l’obligation d’associer la compréhension du langage (y compris l’apprentissage chez l’enfant) à une vaste entreprise d’interprétation des pratiques discursives des autres, ce qui apparaît pour le moins problématique.

Une autre difficulté est que Davidson n’évite l’écueil du solipsisme que par un procédé purement spéculatif qui pourrait sembler ad hoc. Étant donné ses positions, qui le contraignent à affirmer que la divergence des schèmes conceptuels est dépourvue de sens, l’existence d’une compréhension réelle entre les agents doit reposer sur une hypothèse qu’il cherche à établir par un argument transcendantal, donc a priori. Le problème est que le principe de charité, qui est à la base de l’activité d’interprétation, fait intervenir tout au plus un accord présumé avec autrui, et ce, que l’accord existe ou non, ce qui revient à admettre la possibilité qu’il n’y ait aucun accord réel. Le principe suppose en effet que l’interprète projette sur autrui l’ensemble de ses propres croyances. Les autres pourraient donc avoir en fait des ensembles de croyances totalement différentes. Si telle était la situation, nous ne le saurions pas, car nous ne pouvons faire autrement que présumer l’existence d’un accord avec autrui, et c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas évacuer cette éventualité empirique. Celle-ci me contraindrait à être seul dans mon monde, emprisonné dans mon propre univers langagier comme le Wittgenstein du Tractatus[25]. Davidson ne peut rien contre une attitude sceptique à l’égard de la compréhension mutuelle, et il n’évite ce scepticisme que par un argument spéculatif, ce qui affaiblit nettement la plausibilité de son propos. Il devrait pourtant être possible de démontrer empiriquement que les locuteurs partagent un même langage, mais Davidson ne peut se permettre une telle argumentation étant donné l’importance qu’il accorde à l’activité d’interpréter, à cause du rôle joué par le principe de charité dans la pratique interprétative, et étant donné qu’il rejette la distinction schème/contenu.

Ensuite, Davidson prétend que nous pouvons, pour communiquer avec autrui, faire l’économie de la conception du langage comme système de conventions sociales. Mais il est difficile de résister à la tentation de dire qu’il triche en essayant de décrire la pratique interprétative comme si celle-ci pouvait s’exécuter sans le secours des significations conventionnelles. Si les locuteurs parviennent à s’interpréter les uns les autres, c’est notamment parce qu’ils disposent d’un code normatif de règles conventionnelles associées aux mots qu’ils emploient. Plus spécifiquement, l’argument particulier formulé contre les langages conçus comme des systèmes de règles conventionnelles n’est pas très convaincant[26]. Davidson prétend que l’explication que l’on doit fournir pour parvenir à comprendre ce qui se passe dans le cas de Mme Malaprop peut être généralisée à tous les cas de communication, et cette explication fait l’économie de la conception conventionnelle du langage. Mme Malaprop énonce la phrase suivante : « Voilà un beau dérangement d’épitaphes. » Mais ce qu’elle signifie en réalité en disant cela, c’est qu’il s’agit d’un bel arrangement d’épithètes. On peut donc parvenir à comprendre ce qu’elle signifie même si cela n’a rien à voir avec ce qu’elle dit effectivement. On peut y parvenir, selon Davidson, en faisant usage seulement de théories initiales et passagères utilisées instrumentalement, sans être obligé de postuler l’existence de règles conventionnelles.

Cette hypothèse de Davidson m’apparaît fausse. Certes, la signification attribuée par le locuteur est déterminante pour spécifier la signification de l’énonciation de Mme Malaprop, et la chose signifiée diffère de la chose qui est littéralement signifiée. Mais est-ce à dire que la signification conventionnelle ne joue aucun rôle dans ce cas et, pis encore, dans tous les cas de communication réussie ? Il semble que, même dans le cas de Mme Malaprop, la signification conventionnelle joue un rôle essentiel. Dans une situation de ce genre, l’interprète constate tout d’abord que la signification conventionnelle de la phrase énoncée apparaît curieuse et déplacée, puisqu’il semble être question d’un beau dérangement d’épitaphes. Nous sommes, en effet, hypothétiquement dans une classe de poésie. Il semble alors que le locuteur (Mme Malaprop) viole quelques maximes gricéennes de qualité et de pertinence. Mais l’interprète note ensuite la parenté des propriétés phonétiques de la phrase énoncée avec une autre phrase. Or cette autre phrase a une signification conventionnelle qui réintroduit le propos dans un contexte pertinent. Le locuteur veut peut-être dire qu’il s’agit d’un bel arrangement d’épithètes. L’interprète en conclut donc que la signification de son énonciation est donnée par la signification de la phrase « C’est un bel arrangement d’épithètes » qui n’a rien à voir avec la signification de la phrase effectivement prononcée par Mme Malaprop. Mais peut-on aller jusqu’à dire que la signification conventionnelle n’est pas pertinente ici ? Il semble que non, parce que le chemin emprunté par l’interprète est passé par la saisie de la signification conventionnelle de la phrase exprimée, non pertinente dans le contexte, à la saisie de la signification conventionnelle d’une phrase qui lui est phonétiquement proche et qui, elle, est pertinente. Il importe de noter que le vouloir-dire du locuteur se rapporte à la signification conventionnelle de la phrase « C’est un bel arrangement d’épithètes » et non à un vouloir-dire prélinguistique. Dans ce cas comme dans tous les autres, la communication ne saurait réussir sans que les significations conventionnelles jouent un rôle majeur. Comment peut-on alors prétendre, comme le fait Davidson, que la référence à des règles sémantiques quant aux mots effectivement utilisés ne résulte que de l’application d’une théorie passagère ? Ne s’agit-il pas de leur signification conventionnelle ? Et comment peut-il prétendre que la signification du locuteur n’est rien de plus que la théorie à laquelle nous nous sommes provisoirement ajustés, alors que nous devons, pour comprendre ce que Mme Malaprop veut dire, invoquer là encore des règles conventionnelles ? Comme le soutient Wittgenstein : « “En réalité vous vouliez dire...” Par cette façon de parler nous faisons passer quelqu’un d’une forme d’expression à l’autre[27] […] ».

Il existe d’innombrables cas où la signification du locuteur vient jouer un rôle important pour déterminer la signification des énonciations. Toutefois, cela ne nous impose pas un passage de la signification littérale à la signification purement intentionnelle, mais bien un passage qui va de la signification conventionnelle d’une expression à la signification conventionnelle d’une autre expression. Le problème est que dans son explication de ce qui se passe Davidson ramène les règles conventionnelles à des principes entièrement contenus dans une théorie provisoire qui n’a aucune portée empirique réelle et qui ne joue qu’un rôle instrumental dans l’activité de comprendre. Il semble donc qu’il faille contredire Davidson sur ce point et reconnaître l’existence réelle des règles conventionnelles présentes dans l’institution du langage, car ce sont ces règles que l’on utilise dans l’interprétation des propos des locuteurs.

La difficulté la plus pressante qui affecte l’interprétationnisme davidsonien est cependant la suivante : dans la perspective de Davidson, l’accord linguistique entre les membres de la communauté doit aller de pair avec le partage d’un ensemble de croyances sur le monde. La divergence n’a de sens que localement, et les locuteurs doivent pour l’essentiel partager le même ensemble de croyances[28]. Deux problèmes se présentent ici : l’incapacité de rendre compte de la divergence systématique et l’obligation d’établir un lien étroit entre le partage d’un langage et l’accord systématique des croyances.

Cette façon de représenter le partage d’un langage ne correspond à aucune réalité. Il arrive très souvent que des locuteurs d’une même langue puissent échanger entre eux, mais être en désaccord sur les plans métaphysique, politique, esthétique, moral et religieux. Il s’agit ici d’une affirmation empirique que la théorie davidsonienne a du mal à expliquer. Il est fréquent de rencontrer des gens qui sont systématiquement en désaccord tout en se comprenant et en prenant acte de leurs désaccords profonds. Il est facile d’imaginer la possibilité de désaccords non seulement profonds mais nombreux entre les êtres. En de telles circonstances, ces personnes n’ont peut-être pas beaucoup d’intérêt à se parler, mais cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas capables de se comprendre. Il y a donc ici un fait empirique récalcitrant que la théorie est incapable d’expliquer. Bien entendu, Davidson veut bien admettre la possibilité de désaccords, mais il prétend que ceux-ci ne sont possibles que sur le fond d’un accord plus grand encore. Si j’ai raison, l’entente minimale entre des individus systématiquement en désaccord ne doit pas être représentée comme un accord substantiel portant sur des croyances générales, car elle repose plus simplement sur un ensemble conventionnel de règles linguistiques.

Un autre problème découle de cette difficulté : la corrélation entre le langage et le partage d’une même conception du monde. Ce problème pourrait être neutralisé si l’on était disposé à admettre que les langages sont fondamentalement de nature idiolectale. Chacun pourrait avoir son propre système de croyances puisque chacun aurait en même temps son propre langage. Mais la communication réussie entre les êtres constitue une indication sérieuse que le langage est en fait généralement partagé. Puisque Davidson soutient que le langage est communautaire, il se doit de postuler l’existence d’un système de croyances partagées par tous. Il nous doit par conséquent une description détaillée de cette conception systématique du monde que nous partagerions tous à notre insu. Inutile de dire que cette démonstration n’est pas près d’être fournie, pour la bonne raison qu’elle n’existe tout simplement pas.

Ce ne sont là que quelques-unes des difficultés auxquelles l’interprétationnisme de Davidson est confronté[29]. Je choisis de m’arrêter ici parce que j’estime que les problèmes sont suffisamment grands pour justifier l’examen d’une théorie différente.

L’institutionnalisme

Ludwig Wittgenstein[30], Saul Kripke[31] et David Bloor[32] sont disposés à reconnaître que la signification, la compréhension de la signification et, d’une manière générale, les actions et états mentaux intentionnels n’existent pas indépendamment des attributions, mais ils conçoivent les objets sur lesquels porte l’attribution comme étant des types, qu’il s’agisse de types linguistiques, de types d’états mentaux ou d’actions types, et on sait que ces types n’existent pas indépendamment de certains faits institutionnels. L’idée essentielle de l’institutionnalisme en philosophie du langage est que les règles sont essentielles pour caractériser la signification de l’ensemble des énoncés. Plus spécifiquement, on affirme que les types linguistiques sont étroitement liés aux ensembles de règles établies par des actes illocutoires déclaratifs prenant la forme de stipulations conjointes[33].

Bien entendu, un très grand nombre de philosophes se sont intéressés dans la deuxième moitié du xxe siècle à la dimension pragmatique du langage, et ils ont même choisi parfois d’inclure la composante illocutoire dans la signification conventionnelle des énoncés, ce qui revenait à nuancer quelque peu l’idée que le contenu sémantique n’est rien d’autre que le contenu informatif[34]. Car, après tout, les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires sont des composantes non cognitives qui n’ont rien à voir avec le contenu d’information. Si l’on choisit de les inclure dans le contenu sémantique véhiculé, on s’éloigne en apparence d’une théorie informationnelle du contenu sémantique. Mais dans presque tous les cas, les auteurs ont prétendu que les dimensions locutoire, illocutoire et perlocutoire étaient des composantes additionnelles par rapport à un noyau sémantique informationnel, que celui-ci soit assimilé au contenu propositionnel frégéen, aux conditions de vérité davidsonnienne ou aux procédures de vérification quiniennes. Dans tous les cas, on laisse intacte l’idée que le noyau central du contenu sémantique est l’information (cognitive ou empirique). Peu de gens ont invoqué ouvertement et explicitement la thèse que les actes de langage (déclaratifs) étaient le fondement de la signification linguistique elle-même. Tous ont plus ou moins tenu pour acquis, sans la rendre explicite, l’équivalence entre le contenu sémantique et le contenu d’information. Des auteurs tels que Jerry Fodor ou Fred Drestke ont certes avancé explicitement des « théories informationnelles » particulières des contenus mentaux[35], mais jusqu’à récemment très peu de philosophes du langage se sont penchés explicitement sur l’équivalence qui est généralement établie entre le contenu sémantique et le contenu d’information. Si la théorie informationnelle du contenu sémantique n’a pas fait l’objet de débats, c’est sans doute parce qu’elle était admise sans discussion. Je crois que cet accord implicite s’explique en partie par le fait que la plupart des philosophes analytiques, et principalement ceux qui ont gravité autour du Cercle de Vienne, sont demeurés largement tributaires de la philosophie moderne et de l’importance accordée par celle-ci à la théorie de la connaissance. Même si les philosophes analytiques sont très souvent associés à la philosophie du langage, plusieurs ont été suffisamment sous l’emprise d’une philosophie première épistémologique pour avoir été tentés d’assimiler le contenu sémantique des énoncés à la valeur informative de ceux-ci, qu’il s’agisse d’une information objective (contenu cognitif) ou du changement que les énoncés entraînent sur le plan de l’expérience (contenu empirique). On suppose alors tout naturellement que le contenu informatif épuise le contenu sémantique.

Selon les institutionnalistes, la signification, la compréhension de la signification, les actions et états intentionnels ont tous un caractère institutionnel. J’ai déjà indiqué en quel sens les significations linguistiques devaient être comprises comme étant le résultat de l’institution du langage. On peut donc appliquer une solution de ce genre à la caractérisation de la compréhension du langage, ou de ce que signifie « suivre une règle ». Puisque les règles conventionnelles instituées sont indéterminées et qu’elles n’anticipent pas toutes les applications futures, il n’existe pas de fait entièrement objectif permettant de déterminer si dans tous les cas un individu comprend, signifie ou suit la règle. L’institutionnaliste prétend que la compréhension du langage pour un individu donné est parfois, au moins en partie, le résultat de stipulations conjointes de la part des autres membres de la communauté. La compréhension du langage est donc déterminée en partie par le jugement extérieur des autres membres de la communauté. Ainsi que le démontre Kripke dans sa description de la solution wittgensteinienne au paradoxe sceptique, suivre une règle n’existe pas indépendamment de nos pratiques d’attributions. Pour qu’un individu comprenne les règles du langage, il est nécessaire que les membres de la communauté soient conjointement disposés à juger que le locuteur suit les mêmes règles qu’eux. La compétence de l’agent en matière sémantique doit être reconnue par les membres de la communauté pour que celui-ci puisse être considéré comme compétent, d’où le caractère communautaire du langage. Le jugement porté par les membres de la communauté n’est pas une estimation empirique, mais il a plutôt l’allure d’un jugement au sens juridique du terme. Il s’agit d’un acte illocutoire déclaratif par lequel la communauté juge que le locuteur est compétent[36].

De la même manière, l’institutionnalisme peut servir à défendre l’idée que les actions et états intentionnels des agents n’existent pas indépendamment de la disposition de ceux-ci à décider qu’ils ont effectivement tel ou tel état mental ou qu’ils accomplissent telle ou telle action. Des dispositions stipulatives sont elles-mêmes constitutives de nos propres actions et états intentionnels. Car, en un certain sens du mot « intentionnel », l’agent qui croit intentionnellement que p sait qu’il croit que p, et l’agent qui fait intentionnellement l’action A sait qu’il fait A. L’idée est alors que des prédispositions à déclarer que l’on croit ou que l’on fait telle ou telle chose permettent parfois d’expliquer l’autorité de la personne qui est à l’origine de ce savoir.

Il convient de noter que cette analyse s’applique seulement à un usage particulier de la notion d’intentionnalité : cet usage fait implicitement intervenir l’autorité de la première personne. Je suis prêt à admettre que l’intentionnalité puisse apparaître par degrés et qu’en un sens, une amibe s’orientant dans l’eau en direction du pôle magnétique est livrée elle aussi à une activité intentionnelle. Le comportement d’une telle amibe met à tout le moins en évidence une certaine directionnalité, et d’aucuns pourraient estimer que c’est là une condition suffisante pour parler d’intentionnalité minimale. Mais il ne faut pas non plus exclure les notions plus riches d’intentionnalité, et notamment celle qui fait intervenir l’autorité de la première personne. La question qui se pose est de savoir comment s’explique cette autorité. Doit-on invoquer un accès épistémique privilégié conduisant à une connaissance infaillible ? La réponse donnée par l’institutionnaliste est plutôt la suivante. Les agents ont une telle autorité sur leurs propres états intentionnels parce qu’ils les créent en choisissant de les décrire de telle ou telle façon. Bien entendu, il ne suffit pas de décider que l’on a l’intention de faire A ou que l’on croit p pour avoir l’intention de faire A ou de croire p. Des conditions objectives doivent aussi prévaloir. Mais ces conditions ne peuvent à elles seules déterminer l’existence d’actions ou d’états intentionnels. Il faut parfois en plus un acte d’auto-reconnaissance prenant la forme d’une prédisposition à déclarer que l’on croit que p ou que l’on a l’intention de faire A[37].

L’institutionnalisme diffère de l’interprétationnisme sur plusieurs autres points. Contrairement à cette théorie, l’acte d’attribution n’y est pas exigé. On ne prétend donc pas qu’il faille une interprétation implicite ou explicite pour que les significations, les actions ou états intentionnels puissent exister. On admet que les stipulations conjointes ne sont pas nécessaires dans plusieurs cas. On postule seulement un lien de principe entre les occurrences verbales, mentales et behaviorales, et les attributions.

Ensuite, l’institutionnaliste considère que les règles du langage sont constitutives plutôt que régulatives et que les pratiques linguistiques sont l’action de suivre des règles constitutives. En outre, le cadre sémantique de l’institutionnaliste n’est pas celui de la sémantique des conditions de vérité, mais bien celui d’une sémantique des conditions d’assertabilité dans laquelle les composantes locutoires, illocutoires et perlocutoires jouent un rôle important. Enfin, si les interprétationnistes sont des holistes, les institutionnalistes sont les défenseurs d’une sémantique moléculariste. La signification est selon eux donnée principalement par l’ensemble des énoncés définitionnels qui expriment les règles du langage, lesquels prennent la forme de stéréotypes de base[38]. Dans ces définitions, les termes qui apparaissent dans le definiens sont utilisés seulement en conformité avec les définitions ostensives. Il s’agit donc d’énoncés définitionnels qui peuvent être compris isolément, sans le secours d’autres définitions. Ce sont autrement dit les véhicules ultimes de la signification. L’ensemble des définitions-stéréotypes de base forme une structure conceptuelle de base qui est communément partagée par les locuteurs de la communauté et qui fonde l’institution du langage. Lorsqu’on a accès à la structure conceptuelle de base d’un langage donné, on est en mesure de comprendre les idiolectes et les théories développées par les locuteurs de cette communauté.

Conclusion

Résumons-nous. L’interprétationnisme repose sur une conception holistique du langage qui évite le solipsisme sémantique seulement en établissant un lien étroit entre les occurrences, pratiques, actions et événements mentaux, et les interprétations implicites ou explicites que les agents font des propos des autres. La conception institutionnaliste suppose au contraire que le langage est une construction sociale collective supposant un ensemble de règles constitutives que nous appelons la « langue ». Cette conception s’accorde avec l’indétermination de la signification, suppose une conception des règles constitutives en vertu de laquelle on associe à chaque mot non pas une définition stricte mais bien une définition-stéréotype, et elle doit être comprise dans un cadre moléculariste. Elle fait intervenir des composantes sémantiques non cognitives telles que les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires au coeur même de la signification conventionnelle, et elle s’inscrit dans le cadre d’une sémantique des conditions d’assertabilité. C’est tout cela qu’il faut admettre pour comprendre en quoi le langage a un caractère institutionnel. Et le même genre d’institutionnalisme est ensuite développé pour spécifier la compréhension du langage, ainsi que la nature des actions et états intentionnels.

La question évidente avec laquelle il me faut conclure est la suivante : laquelle des deux approches faut-il préférer ? Je n’ai pas l’intention de répondre dans le détail à cette question, mon objectif ayant d’abord été de les présenter et de les contraster, mais il est clair que je favorise l’institutionnalisme. Cette position ne peut cependant être acceptable que si l’on reconnaît que dans une quantité innombrable de cas, les règles institutionnelles exprimées littéralement sont insuffisantes pour la compréhension. Très souvent, il nous faut interpréter les propos d’autrui, c’est-à-dire qu’il faut invoquer des règles institutionnelles qui ne coïncident pas avec celles qui sont littéralement exprimées. Ces propos ne se laissent pas expliquer par le seul recours aux règles littéralement exprimées. L’institution du langage est un instrument utile, voire indispensable à la compréhension de la signification exprimée, mais c’est aussi un instrument qu’il faut appliquer avec modération. Si les institutionnalistes peuvent accepter de nuancer leur doctrine en ce sens, celle-ci devient éminemment plausible. Car lorsqu’elle est comprise de cette façon, la conception institutionnaliste a comme avantage d’être beaucoup plus proche de la réalité de nos pratiques linguistiques. L’idée est que les langues naturelles sont au moins en partie des systèmes de règles conventionnelles : à savoir des dictionnaires et des grammaires. Ces règles interviennent dans nos pratiques langagières, et la connaissance de ces règles rend possible et facilite la compréhension mutuelle. Sans nier l’importance de reconnaître la capacité innée ou la faculté de langage, la conception institutionnaliste rend compte de la dimension conventionnelle des langues naturelles. Cette réalité apparaît particulièrement évidente lorsque l’on s’engage dans l’examen lexicographique de l’emploi des mots. Les usages sont sédimentés par une histoire riche de conventions qui se sont transmises et transformées à travers le temps pour aboutir à l’ensemble des usages consacrés que nous connaissons maintenant.

Dans un article récent, Noam Chomsky signale que les capacités cognitives des agents sont à ce point développées que ceux-ci peuvent être sensibles à des distinctions subtiles que les dictionnaires n’enregistrent d’aucune manière[39]. Mais il devrait aussi reconnaître que la richesse lexicographique de nos langages transcende nos capacités cognitives individuelles et que les langues ainsi conçues ont une réalité bien tangible. Il y a des subtilités de la langue qui nous échappent et qui sont pourtant codifiées dans les dictionnaires et les grammaires. Il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur une vision romantique du langage ou de parler du « génie » de la langue. Il s’agit tout au plus d’apprécier correctement le fait que celle-ci est chargée d’histoire.

Que peut-on dire d’autre en faveur de l’institutionnalisme ? On notera que cette doctrine n’est pas comme l’interprétationnisme vulnérable aux critiques adressées plus haut, notamment sur ce qui doit être partagé pour parler un même langage. Dans la perspective de l’institutionnalisme, il suffit pour parler un même langage de parler la même langue, c’est-à-dire de partager un même ensemble de définitions-stéréotypes de base. Cela est compatible avec la présence de différences substantielles sur le plan idéologique.

Je dirais cependant que le meilleur argument en faveur de l’institutionnalisme à notre époque est que cette doctrine constitue une voie mitoyenne entre deux conceptions radicales peu séduisantes : l’innéisme radical de Chomsky et l’interprétationnisme radical de Davidson. La plupart des auteurs contemporains croient que la seule solution au programme de Chomsky est donnée par le programme de Davidson, mais je pense avoir montré qu’il existe une solution à Davidson. L’institutionnalisme existe, et cela constitue en soi un argument important en sa faveur.