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La sémantique contemporaine est fondée sur l’idée que « les locuteurs d’une langue connaissent implicitement des règles qui leur permettent potentiellement, pour une infinité de phrases syntaxiquement bien formées, de déterminer si elles sont vraies ou fausses dans n’importe quelle situation donnée[1] ». Le problème, c’est que les phrases ne sont pas vraies ou fausses in vacuo : pour évaluer une phrase, on a non seulement besoin d’une situation que la phrase puisse être dite décrire correctement ou incorrectement, mais aussi d’un contexte où la phrase soit énoncée. On a besoin d’un contexte d’énonciation parce qu’une phrase comme « Je suis l’auteur de Literal Meaning » décrit correctement la réalité si c’est moi qui l’énonce, mais la décrit incorrectement si quelqu’un d’autre, par exemple Michel Seymour, l’énonce. Le contenu vériconditionnel de la phrase dépend du contexte : énoncée par moi, la phrase « Je suis l’auteur de Literal Meaning » est vraie si et seulement si je suis l’auteur de Literal Meaning, alors que cette même phrase, énoncée par Michel Seymour, est vraie si et seulement si Michel Seymour est l’auteur de Literal Meaning. Autrement dit : la phrase exprime des « propositions » différentes dans des contextes différents.

On peut maintenir l’idée fondatrice de la sémantique contemporaine si l’on pense que, parmi les règles maîtrisées inconsciemment par tout locuteur d’une langue, certaines déterminent la valeur sémantique que prennent les expressions indexicales (comme « je ») relativement au contexte d’énonciation. De fait, selon Kaplan, la signification linguistique d’un mot comme « je » n’est autre qu’une règle permettant, en contexte, de déterminer la valeur sémantique (en l’occurrence, la référence) de l’expression, à savoir la règle selon laquelle « je » désigne le locuteur. Les règles sémantiques du langage permettent donc bien de déterminer la valeur de vérité de n’importe quelle phrase du langage relativement à n’importe quelle situation, mais elles le font pour ainsi dire en deux étapes : dans un premier temps, les règles du langage permettent de déterminer, pour une phrase quelconque, quelle proposition est exprimée par cette phrase dans un contexte quelconque, et dans un deuxième temps, la proposition en question détermine si la phrase ainsi interprétée est vraie relativement à une situation quelconque.

Mais peut-on soutenir que la référence d’une expression linguistique (relativement à un contexte) est effectivement déterminée par une règle, une convention linguistique ? Dans le cas d’expressions indexicales comme « je » ou « demain », cela paraît plausible. En vertu des conventions de la langue française « je » désigne le locuteur, et « demain » désigne le lendemain de l’énonciation. Mais qu’en est-il par exemple du pronom de troisième personne, « il » (dans son emploi référentiel) ? Aucune règle linguistique ne va ici déterminer à qui le locuteur fait référence lorsqu’il emploie ce pronom. Dans les cas de ce genre, certains linguistes parlent de sous-détermination sémantique : les règles du langage ne déterminent pas complètement la valeur sémantique et donc elles ne déterminent pas complètement la proposition exprimée par la phrase où l’expression figure. La proposition exprimée dépend, en partie, de facteurs pragmatiques. Ainsi, la référence du pronom dépend des intentions référentielles du locuteur, ou tout au moins des intentions référentielles qu’il est rationnel d’attribuer au locuteur étant donné le contexte.

Plutôt que de renoncer à l’idée fondatrice sur laquelle est bâtie la sémantique contemporaine, on peut, sans nier la sous-détermination sémantique, tenter d’intégrer celle-ci à l’édifice. Admettons que des facteurs pragmatiques (par exemple les intentions référentielles du locuteur) jouent un rôle crucial pour déterminer la valeur prise par certaines expressions en contexte. Cela paraît impliquer que la valeur sémantique de ces expressions n’est pas déterminée par des règles, mais par autre chose. On peut cependant maintenir que, même dans ce type de cas, la valeur de l’expression est déterminée par une règle (relativement au contexte), à condition de spécifier de façon adéquate l’aspect pertinent du contexte, c’est-à-dire l’aspect du contexte auquel la règle renvoie. La règle associée à « je » renvoie à un aspect particulier du contexte, à savoir l’identité de l’énonciateur, et la règle associée à « demain » renvoie à un autre aspect, à savoir le moment de l’énonciation. De même, pourrait-on dire, il y a une règle associée à « il », mais l’aspect du contexte auquel cette règle renvoie est constitué par... les intentions référentielles du locuteur. De même que « je » désigne la personne qui parle, « il » désigne la personne (mâle) qu’entend désigner la personne qui parle lorsqu’elle emploie ce pronom — telle serait la règle associée au pronom dans son emploi référentiel. Dans cet emploi, le pronom de troisième personne est comparable à un joker. Dans un jeu de cartes, le propre d’un joker— ce qui le distingue des autres cartes — est qu’on peut lui donner la valeur que l’on veut, mais c’est une convention qui détermine que le joker prend la valeur qu’on veut, et la convention qui détermine cela est semblable en tout point à la convention qui détermine la valeur des autres cartes.

La stratégie que je viens de décrire fait une place aux facteurs pragmatiques, mais sans limiter pour autant les ambitions de la sémantique. Elle le fait en asservissant la pragmatique à la sémantique : les facteurs pragmatiques qui interviennent dans la détermination du contenu vériconditionnel des énoncés sont ceux-là mêmes auxquels les mots renvoient en vertu des règles sémantiques qui leur sont associées. Le mot « je » commande de prendre en considération la personne du locuteur ; de même, un démonstratif oblige l’interprète à prêter attention aux intentions référentielles du locuteur. Le contexte ne joue un rôle dans la détermination du contenu sémantique des énoncés que dans la mesure où les mots eux-mêmes, en vertu des règles sémantiques qui leur sont associées, lui donnent ce rôle à jouer. Cette stratégie est étroitement liée à une doctrine particulière, aujourd’hui dominante parmi les sémanticiens formels et les philosophes du langage : le « minimalisme ». On accepte le rôle des facteurs pragmatiques dans la détermination du contenu, à condition que leur intervention soit toujours déclenchée par une instruction véhiculée par la signification linguistique des expressions en jeu. En ce sens le contenu vériconditionnel de l’énoncé reste une propriété de la phrase bien qu’il soit largement fonction du contexte. Dans le jargon des philosophes du langage, on parle du « contenu de la phrase relativement au contexte ».

Le minimalisme est le plus récent avatar d’une position générale que je nomme « littéralisme », et qui voit dans le contenu vériconditionnel d’un énoncé une propriété de la phrase énoncée — à côté de ses propriétés syntaxiques et autres[2]. En opposition à cela, les philosophes du langage ordinaire ont, au milieu du vingtième siècle, défendu l’idée que le contenu vériconditionnel d’un énoncé n’est pas une propriété de la phrase, sur le même plan que ses propriétés syntaxiques, mais une propriété de l’acte de parole accompli par le locuteur qui énonce cette phrase.

On peut dire que, historiquement, le littéralisme l’a emporté sur la position défendue par les philosophes du langage ordinaire. La sémantique contemporaine, comme je l’ai dit, est fondée sur un présupposé littéraliste. Récemment, toutefois, les pragmaticiens et certains philosophes du langage ont mis l’accent sur la sous-détermination sémantique et abandonné le minimalisme, en faisant une place à des effets du contexte sur le contenu qui ne sont pas contrôlés par la signification linguistique et qui néanmoins affectent les conditions de vérité. Mon but, dans Literal Meaning, était précisément d’établir un lien entre ces discussions contemporaines sur l’interface sémantique/pragmatique et le débat ancien (et passablement oublié) autour du littéralisme. Mon intention était de rouvrir ce débat, et de montrer que la position des philosophes du langage ordinaire peut être actualisée et défendue. À cette fin, j’ai soutenu dans le livre quatre thèses principales.

Première thèse : Les utilisateurs du langage ont des intuitions concernant le contenu vériconditionnel des énoncés, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles un énoncé donné est vrai et correspond à la réalité ; mais ces intuitions sont en partie informées par l’arrière-plan contextuel de telle façon qu’on peut, en manipulant le contexte, modifier le contenu vériconditionnel intuitif d’un énoncé. Le point crucial est que l’influence exercée par le contexte sur le contenu ne se réduit pas à l’indexicalité, c’est-à-dire aux cas où les mots eux-mêmes encodent une instruction et obligent l’interprète à prendre en considération le contexte. Indépendamment des processus de détermination contextuelle du sens déclenchés par les mots eux-mêmes, il y a des processus contextuels de détermination ou de modification du sens qui interviennent pour ainsi dire librement, pour des raisons purement pragmatiques, sans que rien dans le matériel linguistique ne soit responsable de leur intervention. Je distingue ainsi les processus de « saturation », en vertu desquels une expression indexicale ou assimilée reçoit en contexte une valeur sémantique, conformément aux instructions véhiculées par l’expression elle-même, et les processus de « modulation », en vertu desquels la signification lexicale d’une expression se trouve, dans un emploi effectif, enrichie ou modifiée sous l’influence du contexte. Parmi les processus de modulation je distingue l’enrichissement libre, en vertu duquel les mots prennent en contexte une valeur plus spécifique que leur signification lexicale (ainsi « lapin » reçoit une interprétation différente dans « porter du lapin » et dans « manger du lapin »), le transfert de type métonymique (« le sandwich au jambon est parti sans payer »), et l’extension de sens de type métaphorique (« le distributeur de billets a avalé ma carte de crédit »).

Deuxième thèse : Pas plus qu’ils ne se réduisent à la « saturation », les processus de modulation ne se réduisent aux implicatures conversationnelles théorisées par Grice. Le propre des implicatures est quconstituent un niveau de sens distinct du contenu sémantique, qu’elles présupposent. Les implicatures résultent d’une inférence faite par l’interprète d’un énoncé (conformément aux intentions du locuteur), inférence qui exploite deux prémisses : (i) le fait que le locuteur ait dit ce qu’il a dit, et (ii) le fait que le locuteur soit censé respecter un certain nombre de principes conversationnels lui enjoignant de parler à propos, de dire la vérité, etc. La première prémisse suppose que l’interprète ait accès, indépendamment des implicatures, au contenu sémantique de l’énoncé. De fait, l’interprète a des intuitions concernant le contenu vériconditionnel de l’énoncé et les exploite dans la dérivation des implicatures ; mais ces intuitions sont d’emblée affectées par les processus de modulation qui, eux, ne sont pas inférentiels et ne présupposent pas l’identification préalable du contenu exprimé. De façon générale, je distingue les processus pragmatiques secondaires, c’est-à-dire les processus d’interprétation contextuelle qui présupposent l’identification préalable du contenu vériconditionnel de l’énoncé global, des processus pragmatiques primaires, qui ne présupposent pas cette identification préalable. La dérivation des implicatures conversationnelles est un processus pragmatique secondaire, mais tant la saturation que la modulation sont des processus pragmatiques primaires.

Le minimaliste peut, certes, s’accommoder de la distinction tripartite entre saturation, modulation et implicatures. Ce qui compte pour le minimaliste, c’est l’idée que seule la saturation a un impact sur le contenu sémantique de l’énoncé, dans la mesure où elle seule a sa source dans la signification linguistique de la phrase. Définissons donc le contenu sémantique de l’énoncé comme étant la proposition « minimale » que l’on obtient à partir de la phrase désambiguïsée lorsqu’on procède à la saturation de toutes les variables indexicales et assimilées, en leur assignant une valeur contextuelle, mais sans rien faire de plus. Dans cette optique on distingue le contenu sémantique, ou contenu littéral, de l’énoncé, et le contenu effectivement communiqué par l’acte de parole. Le contenu communiqué est affecté par la modulation, par les implicatures conversationnelles, par l’ironie, et par toutes sortes de processus pragmatiques, primaires ou secondaires, qui viennent en plus de la saturation mais ne sont pas contrôlés par la signification linguistique de la phrase. Toutefois, aucun de ces processus n’affecte le contenu proprement sémantique de l’énoncé. Ce contenu est la proposition minimale déterminée, relativement à un contexte, par la signification conventionnelle de la phrase. La proposition minimale ne correspond pas au contenu intuitif de l’énoncé, puisque celui-ci est affecté par des processus pragmatiques de modulation. On peut donc réconcilier la position minimaliste, qui soutient que le contenu sémantique est une propriété de la phrase (relativement au contexte), avec l’idée que le contenu vériconditionnel intuitif d’un énoncé est affecté par l’arrière-plan contextuel d’une façon qui ne se réduit pas à l’indexicalité et qui n’est pas contrôlée par la signification conventionnelle de la phrase. La réconciliation (incarnée par ce que, dans le livre, j’appelle la « Syncretic View ») repose sur la distinction entre deux niveaux de contenu vériconditionnel : le contenu littéral, et le contenu intuitif.

La troisième thèse importante que je défends dans Literal Meaning conduit au rejet de la « Syncretic View » Je soutiens que la notion de « proposition minimale » n’est qu’un artefact théorique stérile, dont la seule utilité est de sauvegarder le minimalisme. En effet, à partir du moment où l’on admet que la modulation est un processus pragmatique primaire qui opère localement et ne présuppose pas la compréhension préalable du contenu sémantique global de l’énoncé, la proposition minimale n’a plus aucun rôle à jouer dans le processus effectif d’interprétation. Il n’y a pas de niveau intermédiaire entre, d’une part, la signification linguistique de la phrase et, d’autre part, le contenu vériconditionnel intuitif de l’énoncé, déterminé conjointement par la signification linguistique de la phrase et les processus pragmatiques primaires (y compris la modulation).

Il reste qu’on peut donner à la proposition minimale un statut « contrefactuel », comme je l’ai fait dans un précédent livre[3]. Ainsi entendue, la proposition minimale exprimée par un énoncé est le contenu qu’aurait cet énoncé si chacun des éléments qui le constituent était pris littéralement, sans qu’aucun processus de modulation n’intervienne. Mais cette concession au minimalisme, pour minimale qu’elle soit elle-même, se révèle éminemment discutable. Dans le chapitre 9 de Literal Meaning, j’introduis une forme radicale de contextualisme, représentée par des auteurs contemporains comme Charles Travis et John Searle, et proche des idées de Austin et Wittgenstein. Selon la conception défendue par ces auteurs, aucune proposition n’est déterminée par les mots eux-mêmes, hors modulation. Les sens des mots sont comme les pièces d’un puzzle, mais pour les assembler et donner un sens à l’ensemble — un sens suffisamment déterminé pour rendre l’énoncé évaluable relativement à une situation concrète — il faut une intervention créatrice des utilisateurs du langage. La quatrième et ultime thèse que je soutiens dans le livre est que le contextualisme, sous cette forme radicale, est une option digne de considération, quand bien même elle implique le rejet de ce que j’ai appelé l’idée fondatrice de la sémantique contemporaine. Dans la perspective contextualiste, les mots eux-mêmes sont inertes, et il faut un acte de parole pour leur donner vie.