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Rares sont les ouvrages philosophiques qui provoquent une controverse aussi intense. Le livre d’Emmanuel Faye a l’effet d’une bombe dans les milieux philosophiques. En France, le débat a pris une proportion telle que plusieurs intellectuels français ont cru nécessaire d’appuyer les travaux de recherche de l’auteur en signant une pétition d’appui appelant au calme et à l’approfondissement de l’enquête[1]. Il est vrai que Heidegger a trouvé en France une terre d’accueil et une écoute incomparable. Aucun philosophe du XXe siècle n’aura autant marqué la philosophie française et, malgré que sa « mauvaise réputation » grandisse depuis au moins vingt ans, sa popularité reste vivace. De Sartre à Lévinas en passant par Lacan, Derrida, et tant d, tous ont été profondément marqués ou inspirés par la pensée de Heidegger, conquis par sa force de pénétration des textes, séduits par sa prose poético-philosophique. Il est devenu, en France, mais bien ailleurs aussi, un incontournable pour la philosophie. Voilà sans doute un des éléments qui justifie la ferveur actuelle du débat.

Ce climat rappelle évidement celui qui avait suivi la parution de Heidegger et le nazisme de Victor Farias, en 1987. On y apprenait avec stupéfaction ce que d’autres (Löwith, Adorno, Lévinas, par exemple) avaient évoqué mais de façon moins claire : que Heidegger a entretenu des relations particulières, soutenues, avec des hauts dirigeants et des idéologues de la doctrine nationale-socialiste (NSDAP : parti national-socialiste des travailleurs allemands) ; que, loin d’un écart de conduite, il avait adopté, initié peut-être des actions pour appuyer l’idéologie nationale-socialiste. Arno Münster, dans un récent ouvrage intitulé Heidegger, la «science allemande» et le national-socialisme[2] faisait ressurgir l’« affaire Heidegger » en analysant les différents discours et lettres de la période du rectorat publiés en 2000 dans le volume 16 de la Gesamtausgabe (édition intégrale). Pour Münster, ce volume nous livre les preuves irréfutables de l’engagement nazi de Heidegger, mais démontre aussi qu’il existait un germe de nazisme dans la pensée du philosophe. Que Heidegger ait collaboré à cette organisation en mettant lui-même sa propre personne de professeur et de recteur au service de cette idéologie ne peut plus être contesté. Il restait cependant, à la suite de ce constat accablant, à montrer toutes les interprétations possibles de cet « égarement » de Heidegger. Qu’en est-il de sa philosophie et plus encore de l’intégrité de sa pensée pendant, après, et même avant cet engagement ?

C’est l’enjeu principal du livre d’Emmanuel Faye que de démontrer de façon irrévocable qu’au-delà de la période d’engagement il y a une portée idéologique de la pensée heideggérienne, laquelle non seulement s’est mise au service du régime, mais a cherché subrepticement à intégrer l’idéologie nazie dans un vaste projet philosophique. Le livre de Faye, qui prétend ainsi nous présenter une « compréhension nouvelle » du nazisme de Heidegger, cherche surtout à établir la preuve que « la question des rapports au national-socialisme n’est pas celle de la relation entre l’engagement personnel d’un homme qui se serait temporairement fourvoyé et une oeuvre philosophique demeurée presque intacte, mais bien celle de l’introduction délibérée des fondements du nazisme et de l’hitlérisme dans la philosophie et son enseignement » (p. 9). Cette introduction des fondements se serait effectuée habilement par un travail minutieux du verbe philosophique, alliant une stratégie langagière d’occultations et de dissimulations délibérées. Il devient clair pour Faye que l’engagement de Heidegger n’est pas un simple égarement — celui du philosophe solitaire perdu dans la réalité des affaires humaines — mais une pleine adhésion volontaire et consciente à cette idéologie qui répondait aux plus profondes aspirations du philosophe. L’accusation est forte, voire violente, et le but du procès, lui, des plus explicites : faire sortir de la grande bibliothèque philosophique tous les écrits de Heidegger, sous l’accusation d’écrits non philosophiques et, pire, de tentative de destruction de la philosophie, de négation radicale de toute forme d’humanité. Il est temps, écrit Faye « que l’on cesse de prendre la lourdeur de ce fondamentalisme racial pour de la profondeur philosophique » (p. 67). Au mieux, nous pourrions ranger les oeuvres de Heidegger sous la rubrique « Histoire du fondement du nazisme ».

L’enquête-procès d’Emmanuel Faye conjugue à la fois une multitude de faits, de documents historiques inédits et d’analyses philosophiques à travers une rhétorique extrêmement bien ficelée qui n’oublie jamais son but : bannir Heidegger de la pensée philosophique. L’originalité de l’étude de Faye repose en partie sur l’examen de deux grandes périodes peu travaillées jusqu’à maintenant : celle d’avant 1933 et celle qui s’étend de 1936 à environ 1945, vers la fin de la guerre. Jusqu’à présent, les études sur le nazisme de Heidegger s’étaient surtout concentrées sur la période entourant le rectorat. Faye s’attaque aux trois périodes et les scrute à la loupe. Les sources de l’enquête reposent donc en partie sur le volume 16 de la Gesamtausgabe, publié en 2000, les volumes 36, 37 (disponibles seulement depuis 2001) et le volume 38 de l’édition intégrale qui contient les cours de l’année 1933-34 mais dont les écrits restent peu accessibles, sinon aux spécialistes. En plus, Faye utilise quelques documents inédits dont les séminaires de 1933 à 1935 destinés aux étudiants du doctorat, les correspondances, résumés et comptes rendus. À ce titre, Faye suspecte la Gesamtausgabe, que le fils et le père Heidegger ont gérée de très près, d’avoir retenu, pour ne pas dire censuré, certains écrits de l’édition intégrale.

Le premier chapitre de l’ouvrage aborde ce qu’on pourrait appeler les prédispositions nazies de Heidegger — il s’agit ici du Heidegger en tant que « pensée » et en tant qu’« homme » — qui se prêtent aux thèses fondamentales du nazisme. On pourrait repérer chez le jeune Heidegger, déjà dans les écrits des années 1920, « la montée en puissance » de thèmes qu’on retrouvera explicités plus tard. Loin d’être le philosophe consacré à la lecture de Kant et d’Aristote, Heidegger entretient un travail parallèle sérieux en relation avec différents intellectuels allemands, dont certains, surtout Alfred Baeumler et Erich Rothacker, deviendront des figures officielles au service de l’organisation nazie. D’après Faye, les traits les plus marquants de cette prédisposition de Heidegger au radicalisme se lisent dans différents concepts qui tissent son travail philosophique : le décisionisme « pur », la résolution authentique, la critique du « moi » cartésien, l’appel à une communauté invisible et, surtout, sa conviction à détruire toute philosophie de la conscience au profit d’une nouvelle subjectivité dissoute dans le Völkisch, un soi impersonnel, finalement, dira Faye, dénudé de toute humanité. La thèse de Faye est ici déconcertante et fort explicite quant à son but : Heidegger, ultra nazi avant l’heure, aurait déjà fomenté une idéologie politique dont le parti national-socialiste n’est que l’accomplissement. Les frissons nous prennent.

Dans ce chapitre, Faye porte son attention sur les conférences de 1925 sur Le Combat présent pour une vision du monde historique et le projet d’Être et Temps, publié en 1927. Les paragraphes 27 et 74, où Heidegger traite de l’authenticité du soi et de l’historicité de l’existence expriment selon Faye des notions qui s’inscrivent directement dans les fondements de la doctrine nazie, à savoir, la définition de la communauté du peuple fondée dans la communauté de destin. C’est dans l’intention « de détruire la pensée du moi pour laisser place à « l’individuation la plus radicale » (radikalsten Individuation) laquelle ne se réalise nullement dans l’individu mais dans l’indivisibilité organique de la Gemeinschaft du peuple, que consiste le véritable projet d’Être et temps» (p. 32). Pour Faye, il n’y a jamais rien de naïf chez Heidegger, ni avant 1933 ni après.

À la lecture de ce seul chapitre, on en vient à se demander non seulement si Heidegger a collaboré avec le régime nazi par « patriotisme », par soumission ou obéissance, mais s’il a vu dans la dictature du national-socialisme le seul moyen de s’opposer aux « menaces qui pèsent sur l’esprit de l’Occident ». La doctrine du parti serait l’incarnation même de la grande Renaissance grecque, que les Allemands de souche et de sang, ces fameux ariens originels porteurs du grand projet de l’Être, ont destin d’assumer envers et contre tous. Cela justifierait le processus d’épuration de la race, auquel Heidegger va non seulement souscrire mais à l’égard duquel il cherchera à prendre des initiatives dès qu’il en aura le pouvoir. En témoigne, par exemple, l’extrait de cette lettre écrite à Viktor Schwoerer, directeur du Bureau des universités du ministère de l’Instruction publique du pays de Bade, au sujet de l’attribution d’une bourse au Dr Eduard Baumgarten, qui est juif ; Heidegger a maintenant son poste de professeur ordinaire à Fribourg : « Ce que je ne pouvais qu’indiquer indirectement dans mon rapport (i.e. avant que Heidegger obtienne la succession de Husserl), je puis le dire ici plus clairement : il ne s’agit de rien de moins que de la prise de conscience urgente du fait que nous nous trouvons placés devant l’alternative suivante : ou bien nous dotons à nouveau notre vie spirituelle allemande de forces et d’éducateurs authentiques, émanant du terroir, ou bien nous la livrons définitivement à l’enjuivement croissant au sens large et restreint du terme » (p. 60).

Cette attitude de Heidegger, que Faye détecte avant 1933, se manifeste plus explicitement dans son ascension au rectorat de l’Université de Fribourg, qui sera l’objet des deux chapitres suivants. Heidegger applique alors à la lettre, radicalise même, le principe de la « mise au pas générale » (allgemeine Gleichschaltung) qui entre en vigueur en Allemagne dès l’entrée au pouvoir de Hitler, en 1933. De l’indifférence, au moins apparente, par rapport à la révocation de son maître Husserl sous les premières formes de lois antijuives nommées « Loi pour la reconstitution de la fonction publique », en passant par l’introduction du Führerprinzip (le recteur élit lui-même ses doyens, et lui-même est élu par le ministre) comme principe de gestion de l’université, jusqu’à la mise sur pied de « camps de travail scientifique », l’activisme politique de Heidegger durant les années 1933-1935 semble atteindre son paroxysme. L’ardeur que mettra Heidegger à appliquer ces nouvelles mesures attisera même la méfiance de certains milieux universitaires et contribuera à sa réputation d’extrémiste politique. Le discours du rectorat du 27 mai 1933 est l’une des allocutions les plus connues de cette période. Au contraire de ceux qui, en France se sont « extasiés » sur ce fameux discours, en jouissant de la beauté de cette prose habilement menée, Faye y voit un discours sans pondération, témoignant d’un engagement effréné envers la personne du Führer, exaltant l’être-peuple allemand, la communauté de combat, la résolution dans le sens du destin spirituel du peuple allemand, l’apologie de la terre et du sang allemands, etc. L’esprit heideggérien, dira Faye, « est fait de terre et de sang (Blut und Boden) » (p. 106). Le discours du rectorat n’est que l’un des multiples discours que Heidegger prononça durant cette période ; plus de vingt discours ou conférences seront prononcés de mai 1933 à la fin novembre 1934. Vingt discours où la philosophie sera mise entièrement « au service du nazisme » (p. 108).

Le chapitre 4 est consacré à l’introduction des principes de peuple et de race dans les quatre cours que donnera Heidegger du semestre d’été 1933 au semestre d’hiver 1935 : La question fondamentale de la philosophie, L’essence de la vérité, Logique, et le cours sur Hölderlin. Seul ce dernier est disponible en traduction française, les trois premiers furent disponibles récemment en allemand et « ne seront vraisemblablement pas traduits en France avant longtemps » (p. 146). Le chapitre 5, quant à lui, analyse exclusivement la teneur hitlérienne du séminaire inédit de l’hiver 1933-1934 : Sur l’essence et les concepts de nature, d’histoire et d’État. Ces deux chapitres correspondent, avec le chapitre 8 qui analyse le séminaire de l’hiver 1934-1935 sur Hegel et l’État, lui aussi inédit, et le chapitre 9 qui se centre sur les écrits d’après 1936, au réquisitoire le plus vif de l’auteur contre Heidegger. L’enquête de Faye est sans relâche ; il s’agit de repérer dans les moindres recoins de sa pensée comment Heidegger introduit le nazisme dans la philosophie. Nul doute que ce sont les chapitres les plus déroutants mais aussi les plus sujets à controverse, car on sort ici de la chronique anecdotique, des lettres et des correspondances, pour chercher à déceler les principes du nazisme dans les textes heideggériens. Ces quatre chapitres, qui forment plus de la moitié de l’ouvrage, nous plongent au coeur du travail philosophique de Heidegger qui, délaissant l’activisme politique, travaille intensément à intégrer les principes fondamentaux de la doctrine nazie dans la philosophie. Heidegger chercherait ici à intégrer ces différents principes (tels les idées de destin, l’alliance de l’esprit et du sang, des concepts clés de la pensée nazie comme Rasse, Stamm ou Geschlecht) jusqu’à justifier des idées telles que « le principe de l’institution d’une sélection raciale est métaphysiquement nécessaire » (p. 395). Ici, Heidegger, n’est plus au service du mouvement nazi ; il chercherait, selon Faye, à s’inscrire comme un guide spirituel de l’idéologie fasciste.

Les chapitres 6 et 7 tentent de reconstruire les différentes relations « d’affaires » et intellectuelles que Heidegger aurait entretenues avec les « penseurs » les plus engagés dans l’idéologie nazie : Rothacker, Schmitt, Baeumler, Becker, Wolf. Avec Carl Schmitt et Alfred Baeumler, dont les liens particuliers ont déjà été rapportés dans le second chapitre, Heidegger aurait entretenu des liens qui seront décisifs « dans l’apologie du combat contre l’ennemi et l’appel à son anéantissement » (p. 249). C’est dans l’enseignement qu’apparaît le plus vivement la collaboration de Heidegger. Dans l’introduction au cours du semestre d’hiver 1933-1934, L’essence de la vérité, Heidegger expose le thème du « combat » dans le contenu de la matière sur Héraclite, penseur grec dont le nom évoque « une puissance originelle de l’existence historique occidentale et germanique » (p. 273). L’essence de l’être devient combat, celui qui, depuis l’origine, incombe au peuple allemand. C’est dans ce chapitre que Faye cite une des phrases les plus troublantes de Heidegger, tirée du même cours de l’hiver 1933-1934. Ce passage expliciterait la position philosophique de Heidegger sur « le combat contre l’ennemi ». « L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. Il peut même sembler qu’il n’y a pas d’ennemi du tout. L’exigence radicale est alors de trouver l’ennemi, de le mettre en lumière ou peut-être même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement contre l’ennemi et que l’existence ne soit pas hébétée. L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque ; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, en vue de l’anéantissement total » (p. 276). Il faut l’admettre, le propos de Heidegger est déconcertant ; il faudrait faire l’autruche pour ne pas voir les conséquences politiques d’une pareille affirmation. Face à une telle aberration, il aurait été intéressant d’avoir l’ensemble du texte, ce qui nous aurait permis de mieux juger de son sens. Mais dans la logique de Faye, ce qui est dit est dit.

Il s’agit là seulement d’une des quelques pages insoutenables de Heidegger. Ces pages, analysées, rappelons-le, à partir d’un travail de dépouillement incroyable, nous révèlent l’ampleur de l’engagement à la cause nazie au service de laquelle Heidegger a mis sa philosophie. Pour une telle tâche il faut plus que de l’obéissance à un principe ou une idéologie ; il faut de la conviction et un peu de déformation professionnelle. À ce titre, l’ouvrage de Faye est une contribution majeure à la démystification d’une des périodes les plus sombres, non seulement de Heidegger mais, plus encore, de la philosophie elle-même. En ce sens, l’ouvrage de Faye dépasse peut-être sa visée initiale. Car au-delà du procès du nazisme de Heidegger, c’est le travail de démystification qui est le mérite principal de l’ouvrage de Faye. En effet, il lui aura été donné de pointer le danger éminent guettant toute entreprise philosophique qui se met au service d’une idéologie, ou pire, en cherche les fondements. Et là se situe la triste affaire, car il n’y a pas de philosophie nazie comme il n’y a pas de philosophie française « pure ou de terre ou de sang », encore moins une philosophie qui cause le nazisme ou quelque régime politique que ce soit. La philosophie de Heidegger a sans aucun doute célébré comme un culte la spécificité d’une race, son électivité, dont le destin serait (ou a toujours été ?), à tout prix, de sauver on ne sait plus qui. Ce n’est même pas là un mythe fondateur crédible qui passe un premier examen de philosophie, mais pourtant Heidegger semble y avoir cru. La plus grande supercherie dans laquelle semble être tombé Heidegger, n’est-ce pas celle du mythe fondateur allemand, arien, cette invention insensée, celle d’une résurrection des Grecs, et dont semble avoir souffert tout le pangermanisme ? Je ne peux m’empêcher ici de penser à un texte de Hannah Arendt, où elle décrivait Heidegger comme un renard, mais un renard qui ne sait pas distinguer son terrier d’un piège[3].

Reste encore, à Faye, à prouver deux choses fort importantes, et je ne crois pas que cela soit possible dans un livre. À savoir que Heidegger mettait son oeuvre au service de la cause nazie, d’où la nécessité de le sortir de la philosophie. Deux arguments qui, prétend Faye au début de l’ouvrage, constituent l’originalité et la contribution de sa thèse. Plutôt que d’amener un éclaircissement, ce qui aurait été requis, l’auteur ne risque t-il pas plutôt de semer la confusion ? Si cet ouvrage est vraiment destiné aux lecteurs non spécialistes de Heidegger, à ceux qui ne vivent pas dans les archives heideggériennes et savaient déjà tout cela, il rate peut-être sa cible. Ne risque-t-on pas de tomber facilement dans le préjugé sur une oeuvre de pensée qui ne se laisse pas appréhender facilement et exige, justement, patience et méditation ? Faye n’adopte-t-il pas une position radicale, radicalité qu’il reproche justement à Heidegger ?

La radicalité et l’extrémisme de Heidegger se cachent dans toutes les accusations de Faye. La radicalité de la pure décision, de la pure résolution sont des notions clés de l’argumentation de Faye ; de même les notions de race, de souche, de destin, de sang ou de terre, que Faye ressort tout au long de son enquête, n’expriment une perversion morale ou politique que lorsqu’elles s’ancrent, se fixent dans un radicalisme conceptuel qui expulse par là toutes autres formes d’altérité. C’est le radicalisme du propos heideggérien qui nous choque, son manque de nuance, de finesse, la grossièreté mais aussi la dureté du ton. C’est cela qui, fondamentalement parlant, est insoutenable. Toutefois, paradoxalement, tant le ton que la méthode qu’utilise Faye sont marqués par la radicalité. Ce qui déconcerte le lecteur attentif. La méthode et l’argumentation de Faye se font persuasives, invectives ; elles se caractérisent par la rapidité qui inspecte sans interroger. Le concept ne se médite pas : il est accusé. Méthode qui contraste, en fait, avec l’enseignement de Heidegger, lequel nous avait appris — ce fut sans aucun doute un des grands attraits de la pensée heideggérienne — la patience herméneutique, la méditation des concepts, le dialogue avec les auteurs de la tradition, l’attention, etc. On peut se demander si c’est là une bonne manière d’analyser un texte de Heidegger, si le but est bien d’en comprendre le sens. La méthode utilisée par Faye tout au long de son livre rend-elle justice aux textes heideggériens ? Est-il crédible, voire dangereux, de prétendre que Heidegger était raciste et voulait instituer le principe de la sélection raciale dans sa philosophie à partir de quelques extraits tirés d’un cours sur Nietzsche de 1941-1942 (p. 413) même si ces extraits sont parfois déconcertants ? Pour un plaidoyer en faveur de l’exercice critique de la philosophie, on n’en tirera pas une grande leçon. Rejeter Heidegger en dehors de la philosophie, comme le demande Faye, n’est pas une solution. Le problème, à mon avis, est beaucoup plus complexe. Si philosopher veut dire, non pas convaincre à tout prix ni de façon urgente, mais réfléchir, exercer notre jugement critique, discerner et comprendre patiemment, il reste à méditer longuement sur le sujet avant de bannir qui que ce soit. Car si on condamne la pensée heideggérienne comme non philosophique, que faire de tous ceux qui en ont fait un incontournable de leur propre pensée ? La liste est longue. À moins que nous ne devions, à ce moment-là, dégager de leur pensée ce qui est heideggérien de ce qui ne l’est pas ? L’exercice d’épuration risque d’être périlleux.