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Introduction

La théorie de la justice comme équité a besoin d’une justification en deux temps. Elle se fonde sur deux justifications de type différent et qui interviennent à deux moments bien distincts. Les deux principes de justice tirent leur légitimité, dans un premier temps, du modèle procédural employé, à savoir le voile d’ignorance qui gomme toute partialité. Mais la procédure ne suffit pas à assurer la légitimité des deux principes de justice rawlsiens. En effet, la théorie a besoin d’être légitimée par des individus pleinement conscients de ce qu’ils sont et non par des êtres fantomatiques qui ignorent jusqu’à leurs propres déterminations[1].

C’est à la fois l’inadéquation et l’insuffisance de la justification des deux principes de justice qui expliquent l’introduction du consensus par recoupement[2]. Le voile d’ignorance est alors levé, et l’on peut débattre des raisons de souscrire aux principes de justice en toute connaissance de cause.

Le fait que la PO ne suffise pas à assurer la légitimité des principes de justice n’est-il pas une raison valable pour vouloir faire reposer la théorie de la justice comme équité sur une autre justification, cette fois-ci adéquate[3]?

La solution de rechange que nous proposons s’appuie sur le constat suivant: si Rawls a élaboré ce remarquable artifice qu’est la PO et son voile d’ignorance, c’est bien parce qu’il pensait que si les citoyens devaient faire leur choix en toute connaissance de cause, avec une information complète, ils s’empresseraient de choisir des principes qui satisferaient leur intérêt personnel, même si ceux-ci sont objectivement iniques en regard de la situation d’autres individus[4]. En somme, Rawls part d’une observation banale de la nature humaine: seul le saint ou une personne mue par un sentiment surérogatoire serait capable de faire un choix moral qui irait au mieux à l’encontre de ses intérêts, au pire le conduirait à un sacrifice de soi. Le voile d’ignorance trouve ainsi sa légitimité dans la prise de conscience de la nature relativement intéressée de l’être humain, qui n’hésite pas à aller contre certains réquisits moraux s’il sait qu’il en tirera profit[5].

Or, puisque la conception de la personne est ce qui sous-tend le choix des principes de justice en déterminant la procédure idoine en la matière, il semble justifié de penser que si nous arrivons à proposer la trame générale d’une conception de la personne qui, d’une manière ou d’une autre, dépasserait le conflit traditionnel de la morale et de l’intérêt (considérés classiquement comme deux sphères distinctes, supportant un lot de raisons normativement divergentes), alors nous pourrions nous passer de la PO[6].

Nous nous attacherons notamment à brosser les contours d’une reconstruction de la théorie de la justice comme équité que même des personnes intéressées peuvent accepter. Nous retrouverions ainsi l’exigence d’unanimité que permettait le voile d’ignorance, préservant ainsi le principal attrait d’une théorie libérale comme celle de Rawls. La théorie que nous proposons est celle d’un intérêt bien compris, qui met en lumière que l’altruisme n’est ni un héroïsme ni une surérogation et qui, plutôt que disqualifier purement et simplement les contradictions pouvant naître entre les personnes en jetant un voile sur leur identité, se donne pour but de donner à la controverse la place qui lui revient en replaçant le débat public démocratique au coeur de l’élaboration de la théorie de la justice comme équité. En ce sens, il n’y a pas de choix à faire entre deux extrêmes, d’un côté un égoïsme psychologique imperméable aux jugements moraux et, de l’autre, un altruisme forcément naïf oublieux de soi et de ses intérêts. Une implication essentielle de la révision que nous proposons est par conséquent de montrer qu’une théorie de la justice libérale peut à bon droit se fonder sur une anthropologie ou une théorie des sentiments moraux sans pour autant être partiale ni idéaliste.

Dans quelle mesure cela est possible, sous quelles conditions, avec quelle procédure de choix et quelles conséquences sur l’esprit de la pensée de Rawls, c’est ce que nous nous proposons d’examiner ici.

I. La dimension contractuelle de la PO en question

Commençons par l’insuffisance de légitimité conceptuelle de la PO. Nous verrons qu’elle s’explique principalement par le fait que Rawls identifie cette situation initiale à un contrat; nous montrerons par la suite comment la nécessité d’un consensus par recoupement prouve l’incapacité de la PO à asseoir la légitimité des principes de justice.

L’idée que la PO, en raison de son voile d’ignorance, est un argument superflu a été développée par Dworkin. Son argument est le suivant: la PO n’est pas un contrat réel. «Rawls ne suppose pas qu’un groupe ait jamais conclu un contrat social du genre qu’il décrit. Il affirme seulement que si un groupe d’individus rationnels se trouvait dans les conditions de la PO, ils s’engageraient en faveur de ces deux principes.» La PO est, en conséquence, un «contrat hypothétique». Or, souligne Dworkin, «un contrat hypothétique n’est pas simplement la pâle figure d’un contrat réel, ce n’est pas un contrat du tout[7]».

À partir de là, la PO, contrairement à un contrat réel, ne nous oblige en rien: une fois le voile d’ignorance levé, les individus qui étaient dans la PO peuvent très bien — et en toute légalité — se dire non concernés par les principes de justice sur lesquels ils s’étaient «hypothétiquement» mis d’accord.

Dès lors, si la PO n’est pas un contrat réel, en quoi peut-elle nous obliger? Dworkin souligne le fait que dans le cas d’un contrat hypothétique, très souvent, les «contractants» sont convaincus par le simple bon sens, sans que l’on ait besoin de recourir à cet artifice pseudo-contractuel. Il prend l’exemple de deux personnes jouant au poker: si l’une d’entre elles découvre, au milieu de la partie, qu’il manque une carte dans le jeu, alors cette personne n’a pas besoin d’invoquer un contrat hypothétique pour faire cesser la partie. Elle n’a pas besoin de dire à son partenaire qu’il aurait très certainement accepté d’arrêter la partie si elle «avait soulevé à l’avance la possibilité qu’il puisse manquer une carte dans le jeu», et qu’en vertu de cet accord hypothétique, il est obligé d’interrompre la partie en cours.

Pourquoi n’a-t-elle donc pas besoin de l’argument du contrat hypothétique? Premièrement, parce que son partenaire n’a pas souscrit effectivement à ce «contrat» et qu’il n’est donc, de ce fait, en rien obligé. Deuxièmement, (et c’est là un point crucial) parce que le partenaire sera tout à fait convaincu par l’idée qu’il est injuste de jouer au poker avec une carte manquante. Ce qui le convainc, c’est précisément le bon sens de la chose. Le recours à l’argument du contrat hypothétique est donc superflu: «Votre argument principal, c’est que votre solution est juste, et le fait que je l’aurais choisie moi-même n’ajoute aucun élément substantiel à cet argument[8]

À quoi sert donc la PO si elle échoue visiblement à garantir l’allégeance des contractants aux principes de justice? Si le bon sens semble suffire à convaincre et à obliger, nous n’avons aucun besoin du voile d’ignorance.

D’un autre côté, si l’on veut absolument garder le voile d’ignorance, on échoue à montrer pourquoi les personnes auraient intérêt à choisir les principes de Rawls. Nous sommes dans l’impossibilité de justifier l’idée que les partenaires, derrière le voile d’ignorance, ont tous de bonnes raisons d’adhérer aux principes de justice de Rawls. Du fait que nous sommes obligés de distinguer un avant la levée du voile et un après, nous sommes également obligés de distinguer un «intérêt antérieur» et «un intérêt réel», selon les mots de Dworkin. Il est dans notre intérêt antérieur — sous-entendu antérieur à la levée du voile d’ignorance — de souscrire aux principes de Rawls. En effet, ne sachant pas ce que je suis, il vaut mieux que je ne prenne pas de risque et agisse selon le principe du maximin qui me dicte le choix des principes de justice rawlsiens. Mais une fois le voile d’ignorance levé, je peux très bien me rendre compte que ces principes me lèsent ou, tout du moins, ne m’avantagent pas, et que j’aurais dû prendre le risque d’en choisir d’autres mieux à même de servir mes intérêts. Dans ce cas de figure, il est clair que mon intérêt antérieur et mon intérêt réel ne coïncident pas. Si la PO révèle quelque chose, cela ne peut être que par rapport à mon intérêt antérieur.

Rawls pourrait avancer l’objection qu’il n’est pas gênant que la PO ait le statut de contrat hypothétique. De fait, il affirme:

Que la PO soit hypothétique ne pose pas de difficulté. Nous pouvons simuler que nous sommes dans cette situation simplement en raisonnant en accord avec les contraintes stipulées. Si nous acceptons les valeurs exprimées par ces contraintes et de ce fait les valeurs formelles incarnées dans la notion de société bien ordonnée, dans l’idée d’équité et le reste, nous devons alors accepter les limites qui découlent de la nature des conceptions de la justice et rejeter les principes qui en sont exclus[9].

Si, pour Rawls, il n’est pas problématique que la PO soit hypothétique, c’est parce qu’elle ne sert pas à nous obliger, comme le voudrait un contrat réel. Rawls ne dit d’ailleurs nulle part qu’elle nous engage. Dworkin ne peut de ce fait conclure à l’échec de la théorie rawlsienne en usant d’un argument qui trahit la pensée de Rawls. En réalité, on peut penser que ce qui nous engage, ce n’est pas la PO, mais le raisonnable ancré en nous. Ce qui nous engage, c’est le fait qu’on ait souscrit à des principes de justice et que notre sens de la justice nous oblige. Ainsi, peu importe, une fois le voile d’ignorance levé, que nos intérêts — antérieur et réel — ne coïncident pas[10].

Mais on pourrait alors penser qu’il n’y a nul besoin du dispositif de la PO. Si c’est le raisonnable qui nous engage, si notre engagement réside dans la définition même de la personne morale rawlsienne, nous pouvons tout à fait nous passer de la PO. Invoquer, comme le fait Rawls, la PO pour expliquer ce qu’est notre sens de la justice serait donc totalement inutile.

Il reste à Rawls une unique défense, dont il se sert au demeurant, consistant à affirmer que la PO a une double utilité. Elle garantirait, dans un premier temps, l’égalité morale des individus, en les mettant tous au même niveau, comme le ferait un état de nature «supérieur» où les aptitudes naturelles et les talents individuels seraient désamorcés et où le marchandage et les rapports de force n’auraient pas cours. Elle donnerait, d’autre part, une importance fondamentale à nos «convictions bien pesées», nos intuitions éthiques fondamentales par le biais de l’équilibre réfléchi. Or si nous parvenons à montrer que cette égalité morale, elle-même cause de l’impartialité, peut être réalisée sans la PO, et que nos convictions éthiques fondamentales peuvent être préservées sans cet «artifice d’exposition», alors nous aurons montré qu’il n’y a aucune bonne raison à garder un tel dispositif.

II. Un réexamen du problème: bien-être, intérêt personnel et morale

1. Le conflit de la morale et de l’intérêt personnel

Si le voile d’ignorance trouve ainsi sa légitimité dans la prise de conscience de la nature relativement intéressée de l’être humain, capable de bafouer certains principes moraux lorsqu’il sait pouvoir en retirer des bénéfices, il paraît essentiel de revenir sur ce thème classique du conflit entre l’intérêt personnel et la morale et de voir si on peut lui trouver une solution qui ne s’incarne pas dans la PO. Cela signifie qu’il y aurait une autre manière de déduire les principes de justice de Rawls: elle consisterait à faire un sort à ce conflit qui ne soit pas la disqualification pure et simple des individualités présidant au choix de la structure de base de leur société.

L’intuition qui sous-tend notre propos est que la morale (ou la justice) et l’intérêt personnel ne sont pas deux sphères distinctes et séparées. Cela a une conséquence d’importance: nous n’aurions plus besoin du voile d’ignorance pour penser la théorie de la justice de Rawls.

Sortir de ce conflit suppose de repenser la catégorie d’intérêt personnel. Nous voulons montrer en quoi le fait de passer de l’intérêt personnel (classiquement défini comme étant l’égoïsme) au bien-être — notion qui englobe nombre d’éléments chers à Rawls — permet de rejoindre le propos de celui-ci en offrant plusieurs pistes qui évitent de recourir à la PO. L’idée générale est en effet la suivante: si nous admettons ce que Rawls admet, nous sommes bien obligés d’admettre d’autres éléments qui permettent d’aller dans le sens où nous voulons aller. Donc, si nous retenons la notion de projet de vie et l’importance fondamentale que Rawls lui donne (n’oublions pas qu’elle est l’une des deux facultés qui définit la personne morale), si nous admettons le respect de soi (qui est le bien premier rawlsien le plus important), alors nous pouvons suivre une voie qui prend au sérieux ces deux éléments tout en privilégiant une direction qui conduit aux principes de Rawls sans passer par la PO. Avant de voir les détails de ce cheminement, il est bon de s’arrêter sur l’affirmation a priori contre-intuitive selon laquelle intérêt personnel et morale ne sont pas des domaines séparés.

Affirmer que le domaine moral et celui de l’intérêt personnel ne sont pas distincts n’est pas nier que les deux domaines puissent entrer en conflit. Pour autant, cette constatation ne doit pas être la conséquence de l’affirmation d’une séparation essentielle entre la moralité et l’intérêt personnel[11]. Il faut se défaire de la vision commune qui consiste à penser que le conflit entre la moralité et l’intérêt personnel est une résultante «du fait que la moralité et le bien-être (well-being) sont deux domaines séparés et indépendants (sans pour autant qu’ils n’aient aucun lien l’un avec l’autre)[12]».

Si la morale et le bien-être ne sont pas deux domaines séparés, c’est que ceux-ci ne divergent pas fondamentalement quant à leur normativité. Cela signifie qu’il n’y a rien dans les exigences ou réquisits moraux qui justifie leur classement à part. Pour preuve, il suffit d’examiner le processus de délibération qui précède l’action. «Lorsque nous délibérons, nous considérons quelles raisons ont le plus de poids [pressing] et ce, d’une manière qui défie la division classique entre considérations morales et personnelles [self-interested] (et autres)[13]

La question qui se pose de savoir si un agent doit aller du côté de la moralité ou de son intérêt personnel (c’est-à-dire de la rationalité) lorsque les deux sont en conflit s’inscrit donc dans un faux débat. La rationalité pratique n’est pas une norme ou une perspective parmi tant d’autres. Il faut la comprendre comme ce qui a une importance dans la délibération pratique ou ce qu’il est éminemment raisonnable de faire. En ce sens, la frontière entre raisonnable et rationnel, telle que l’envisage Rawls, tend à disparaître totalement.

Considérons l’exemple suivant. Jean se trouve face à une alternative: il peut choisir d’utiliser sa voiture pour aller passer un court mais agréable séjour à la campagne, comme il peut choisir de la prêter à un ami, Pierre, qui en a besoin pour rejoindre la ville voisine et rendre visite à son jeune fils, gravement malade, à l’hôpital. Il est courant, dans ce genre de cas, de demander si l’autre personne (en l’occurrence Pierre) a la possibilité de se déplacer autrement qu’en empruntant ledit véhicule, par exemple en voyageant en train ou en autocar, etc. Tenons donc pour acquis qu’il est objectivement impossible à Pierre de se rendre au chevet de son fils autrement qu’en se servant de la voiture de Jean. La vision classique de ce dilemme consiste à dire qu’il y a là un conflit entre deux raisons normativement différentes, et que la morale dicte à Jean de prêter son véhicule à Pierre, alors qu’une fin de non-recevoir opposée à ce dernier serait considérée comme témoignant d’un égoïsme immoral. Mais nous disons qu’il n’est pas important qu’une des deux raisons soit une raison morale: après réflexion, s’il s’avère que c’est la raison la plus forte, alors Jean devra prêter sa voiture à Pierre. Il aura bien agi parce qu’il aura fait ce qu’il aura jugé important (et de ce fait sa vie aura gagné en qualité) et non parce que la morale est par définition inconditionnelle et que l’on s’y soumet comme à une contrainte à laquelle on ne peut se soustraire. Il est vrai que Jean se sera privé de l’occasion de passer de bons moments à la campagne (sachant qu’aucune autre solution objectivement agréable ne l’enthousiasme) mais, du point de vue de son bien-être, il était plus gratifiant pour lui de prêter sa voiture à Pierre.

Si tel est le cas, alors il n’y a plus de raison de jeter un voile d’ignorance sur les partenaires ralwsiens de crainte que leur choix ne soit motivé par des considérations personnelles partiales. Car ce ne sont pas les raisons que nous jugeons quand nous délibérons, mais bien la réussite ou l’échec de nos projets: nous analysons le résultat de nos actes et non la nature, morale ou prudentielle, des mobiles de notre action. Cela signifie que raisons morales et prudentielles sont sur un même plan et ont tout autant de chances de motiver l’action les unes que les autres. Penser que les individus sont toujours mus par des mobiles personnels et que seul le saint agit moralement, telle est l’intuition de la psychologie morale classique qui vient fausser les théories de la justice qu’elle sous-tend. C’est à cet égard qu’il faut récuser toute «théorie hybride»[14], celle qui pense une ligne de partage entre des mobiles impartiaux et d’autres personnels selon lesquels il faudrait penser le choix individuel. Raz affirme, à juste titre, que nous ne soutenons jamais que «le bien-être d’un individu est assuré par la poursuite de raisons de prudence [prudential reasons] ou d’intérêt personnel». Cela vient du fait que «lorsque nous jugeons du bien-être d’une personne, nous jugeons le succès ou l’échec de sa vie, non les moyens de ce succès ou de cet échec[15].» L’idée de Raz est que notre bien-être dépend du succès que nous rencontrons dans la poursuite de fins qui nous sont chères. Peu importe, dès lors, pour autant que ce sont de bonnes raisons, que ces fins vaillent la peine d’être poursuivies au regard de raisons morales ou d’autres raisons. De ce fait, si la dichotomie raisons morales/raisons prudentielles est intuitivement convaincante, en revanche, elle est bien irréaliste et intenable: une fois que l’on examine les choses en détail, elle ne tient plus la route.

Il est bon, à cette étape, de répondre à deux objections que Rawls pourrait faire. Premièrement, assurer qu’il n’y a pas de conflit essentiel entre la morale et le bien-être individuel ne revient pas à dire que la morale est une sorte de stratégie dont le but est de satisfaire, à long terme, l’intérêt personnel[16]. Mais la morale ne peut être réduite à la prudence ou à l’intérêt personnel pour un certain nombre de raisons, dont la plus éclairante consiste précisément en ce que l’on pourrait appeler la «corruption» de la prudence par la morale. Faire valoir cette raison revient à penser que les valeurs de la prudence ne s’arrêtent pas à la lisière de la vie privée d’un individu. Certaines personnes peuvent certes avoir une vision totalement exclusive de leur intérêt personnel. Mais rechercher la satisfaction de ses intérêts privés, ce n’est pas seulement considérer que ce qui a de la valeur pour soi, c’est ce qui compte, en cet instant précis, à nos yeux. C’est aussi considérer que ce qui nous est cher, c’est ce qui devra compter pour nous une fois que l’on aura jaugé nos intérêts à l’aune d’un raisonnement correct et d’une délibération rationnelle sérieuse, comme le montre l’exemple de Jean et de Pierre. Ainsi, ce que l’on considère comme valable ou digne d’intérêt à partir d’un point de vue personnel est, dans une certaine mesure, ce qui vaut moralement[17].

Secondement, nous ne disons pas non plus que le conflit entre morale et bien-être n’est pas un conflit essentiel parce qu’il aurait posé l’identité de la raison pratique et de l’impartialité. Encore une fois, ces deux domaines restent distincts. En ce sens, une théorie comme celle de Stephen Darwall, qui défendant l’idée que les raisons que nous avons d’agir sont toujours des raisons impartiales, n’est en rien celle que nous défendons. Elle se rapproche, au demeurant, de la théorie de Rawls et ce, de l’avis même de Darwall[18].

Pour tenter de se passer de la PO, il ne suffit pas de décréter, peu ou prou, qu’il n’y a pas de différence normative entre raisons de prudence (ou d’intérêt personnel) et raisons impartiales (ou raisons morales). Il faut également s’entendre sur ce que recouvre la notion d’intérêt personnel.

Nous avions déjà commencé par donner quelques éléments à ce propos dans ce qui précédait, notamment lorsque nous avons parlé de bien-être, et de réussite ou d’échec des projets personnels. Il nous paraît en effet pertinent de remplacer la notion classique d’intérêt personnel par celle de bien-être. De fait, ces deux notions ne sont pas synonymes. Elles diffèrent sur quatre points:

  1. L’intérêt personnel est toujours affecté par la frustration des besoins biologiques alors que ce n’est pas le cas pour le bien-être, si pareille frustration est endurée au nom de la satisfaction d’une fin qui est chère à l’individu. Cela suppose d’abord que je puisse me priver de nourriture si je suis un ascète, dont le bien-être passe par une frugalité extrême. Cela sous-entend ensuite que je fasse passer mon intérêt immédiat (qui consisterait en l’occurrence à manger à ma faim, voire à me montrer gourmand) derrière mon bien-être en tant qu’ascète. La dimension temporelle est donc primordiale pour la différence entre bien-être et intérêt personnel.

  2. La réussite ou l’échec des engagements et des fins qui nous tiennent à coeur est en soi le facteur déterminant de notre bien-être. Ces fins peuvent très bien ne pas nous concerner directement, mais favoriser le bien-être de proches[19]. A contrario, l’intérêt personnel est ce qui reste une fois que l’on a ôté, de la notion de bien-être, la réussite dans les projets et fins dont la valeur, pour nous, réside dans le fait qu’ils contribuent au bien-être des autres.

  3. L’intérêt personnel est «sensible à la satisfaction qu’a une personne de sa propre existence» mais est «indifférent au fait que cette satisfaction ou son absence soit justifiée», écrit Raz. Cela signifie que l’intérêt personnel «ne s’intéresse pas» à la poursuite d’une fin en tant que telle; il ne voit que le résultat — échec ou réussite — sur lequel il ne s’interroge pas.

  4. Le bien-être d’une personne dépend de la valeur de ses projets et de ses fins, ce qui n’est pas le cas de l’intérêt personnel, qui peut être également satisfait par un engagement dans une cause humanitaire ou une partie de poker[20]. Le bien-être n’est pas le mobile ou la raison qui détermine notre action. Il est la conséquence de la réussite de projets qui comptent pour nous. Ce n’est pas notre bien-être que nous poursuivons — c.-à-d. ce qui détermine notre action — mais nos projets, des projets dont nous jugeons qu’ils sont dignes d’être poursuivis. C’est parce qu’ils sont tels qu’ils définissent notre bien-être. À ce titre, les raisons que l’on peut avoir de promouvoir son bien-être sont des raisons formelles, sans contenu[21].

Après cette vue d’ensemble sur le conflit entre morale et intérêt personnel, sur la substitution de la catégorie de bien-être au second, nous allons examiner, dans les sections qui suivent, les détails de la solution que nous proposons.

2. Raisons, raison et valeur

La notion de bien-être permet de laisser de côté la rationalité instrumentale, qu’on pense plutôt en rapport avec l’idée d’intérêt personnel, pour revenir à la notion plus pertinente de rationalité axiologique, c’est-à-dire qu’il va s’agir de passer de la simple satisfaction aveugle et systématique de nos désirs à des désirs raisonnés et raisonnables inscrits dans un projet de vie.

En effet, les désirs ne sont pas des raisons à l’action, au sens classique du terme, car nous ne pouvons avoir un désir sans penser qu’il y a une raison à avoir ce désir plutôt qu’un autre. Avoir un désir est une chose purement formelle au sens où ce désir est vide et sans contenu indépendamment des raisons qui le sous-tendent. Un désir devient «pertinent» lorsqu’on a réussi à déterminer les raisons qui font qu’il est digne d’être réalisé. Si nous avons mené cette mission à bien, alors on peut dire que nous avons répondu à la question suivante: «Étant donné ce que sont les choses, serait-il juste que je fasse ce que je veux?». En effet, répondre par l’affirmative implique la présence de raisons à mon désir.

Le fait que certaines options ont une certaine valeur est la raison par excellence de l’action. Lorsqu’on arrive à déterminer les raisons qui sous-tendent nos désirs, alors le statut même de ces derniers change. Ce ne sont plus de simples désirs. Ce sont des fins qui comptent pour nous et dont la poursuite effective, si elle est couronnée de succès, contribue à notre bien-être.

Ainsi, passer des désirs aux fins par le biais de la valeur, de l’intérêt personnel aveugle au bien-être, permet de passer de la simple rationalité instrumentale, c’est-à-dire la simple satisfaction de nos désirs, à la rationalité axiologique. Il est important de signaler ici que ce n’est pas pour autant qu’il faut penser une coupure essentielle entre ces deux types de rationalité. L’idée est simplement que la sphère du bien-être dépasse largement celle de l’intérêt personnel, et c’est à ce titre qu’elle permet d’intégrer également une rationalité axiologique non politique, c’est-à-dire faite de valeurs personnelles.

Les implications de cette idée sont essentielles. Entériner une certaine conception de la raison permet de penser la moralité des être humains sans recourir à des artifices méthodologiques que l’on adopte lorsqu’on fait de l’individu un être essentiellement mû par son intérêt personnel et n’hésitant pas à aller contre ceux d’autrui pour réaliser ses propres désirs.

3. Bien-être, projet de vie et respect de soi

La notion de bien-être est essentielle parce qu’elle montre bien pourquoi, en tant qu’individus qui regardons notre existence de l’intérieur, nous ne pouvons exclusivement et simplement vouloir obtenir ce que nous désirons. Une telle conception du bien-être serait la conception d’un observateur extérieur pour lequel la réussite de l’individu se résumerait à la réalisation de ses désirs. Or une telle conception considère nos désirs comme acquis, comme des faits bruts et définitifs. Ce n’est pas du tout là la manière dont les désirs apparaissent à la personne qui les éprouve et les considère de l’intérieur.

Le fait de considérer ses désirs comme faisant partie d’un cadre général implique de les envisager comme étant sujets à évaluation (nous pouvons éprouver des désirs que nous détestons avoir ou que nous rejetons parce que nous avons l’impression que ce ne sont pas réellement les nôtres). Donc, notre bien-être consiste en partie à avoir des désirs justes, c’est-à-dire bien pensés, ayant passé le test de la raison: lorsque nous avons une raison de désirer quelque chose, nous la désirons; autrement, si la raison est inadéquate, nous ne la désirons pas (ou plus). Nous n’entérinons un désir que lorsqu’il est intelligible.

Ainsi, dans la mesure où notre bien-être dépend du fait que nous avons des fins appropriées, il ne peut simplement consister dans la satisfaction de certains ou même de tous les désirs que nous éprouvons. Car nous n’attachons pas simplement de l’importance à ce que nos désirs soient satisfaits, mais au fait d’avoir des désirs raisonnables, c’est-à-dire raisonnés[22]. En ce sens, nous évaluons notre vie à l’aune des projets que nous poursuivons et que nous considérons comme dignes d’intérêt. C’est pourquoi la notion de bien-être, en se démarquant d’une certaine manière des désirs individuels, laisse suffisamment de place à la prise en considération des devoirs qu’une personne doit avoir à l’égard d’elle-même.

Cette notion de devoir à l’égard de soi renvoie très exactement à la notion rawlsienne de respect de soi. Rappelons que le respect de soi est, pour Rawls, le premier des biens premiers. Se respecter, c’est avoir un plan de vie qui n’est pas une accumulation de désirs ou de souhaits irrationnels, mais une série de fins, une hiérarchie de projets sujette à révision et à réévaluation sur toute la durée de notre existence. Se respecter, c’est avoir le devoir de réaliser son projet de vie. Selon Rawls, les conditions du respect et de l’estime de soi dépendent de la certitude que notre propre vie a de la valeur et vaut la peine d’être vécue, et cette conviction dépend du fait que notre propre vie est jugée valable à certains égards par d’autres personnes que nous estimons et dont nous apprécions la compagnie[23].

Notre bien-être dépend du succès que nous rencontrons dans la réalisation de notre plan de vie, c’est-à-dire de l’ensemble des désirs réfléchis et raisonnables que nous avons et auxquels nous accordons — ainsi que notre entourage ou une certaine partie de notre entourage — de la valeur.

4. Raison publique et «contraintes formelles du juste»

À la question «par quoi remplacer l’impartialité qui est la raison d’être même de la PO», des éléments de réponse peuvent maintenant apparaître. Ce qui apparaît en premier lieu, c’est que la privation d’informations n’est pas le seul moyen de garantir l’impartialité des principes de justice qui seront choisis.

En effet, la notion de projet de vie permet de donner au citoyen le bénéfice du doute: s’il n’y a pas de conflit essentiel entre la morale et l’intérêt, alors on peut penser un être humain qui régisse ses désirs de manière raisonnée, les hiérarchise pour les inclure dans son plan de vie vie. Il n’a pas d’intérêt à court-circuiter le plan de vie de son voisin, si ce n’est pour accomplir un acte gratuit; or l’acte gratuit fait rarement partie d’un projet de vie construit. C’est précisément là que réside la différence entre le bien-être et l’intérêt personnel: je n’ai aucune joie mauvaise, s’agissant de mon bien-être, à accomplir un acte gratuit de cette nature. C’est aussi une manière de faire confiance au sens de la justice, au raisonnable à l’oeuvre dans toute conscience, sans pour autant faire preuve d’angélisme. Celui-ci n’est pas la contrepartie nécessaire et incontournable à la circulation de l’information.

Il me semble que le concept de raison publique, borné par les contraintes formelles du juste — deux notions rawlsiennes — peut avantageusement venir remplacer la privation d’informations censée garantir l’impartialité au sein de la PO. Dans le modèle de Rawls, la raison publique est ce qui permet, par le biais du consensus par recoupement, la justification des principes de justice quand la position originelle permettait leur choix. Il semble, au moins intuitivement, qu’il n’y ait pas de raison de procéder en deux étapes, si l’on peut garantir un contexte équitable et impartial au sein duquel les individus choisissent en toute connaissance de cause.

Qu’entend-on d’abord par «raison publique»? À côté des valeurs qui déterminent la culture publique démocratique, on trouve une autre sorte de valeurs publiques, des valeurs proprement «techniques» — au sens procédural du terme — qui intéressent l’épistémologie du débat public et ses conditions de possibilité. Elles concernent «les directives à suivre dans les enquêtes publiques qui rendent ces enquêtes libres et publiques»; elles comprennent également «des vertus politiques — comme le fait d’être raisonnable et d’être prêt à accepter le devoir (moral) de civilité — qui, en tant que vertus civiques, aident à rendre possible une discussion publique raisonnée des questions politiques[24]». Les valeurs de la raison publique sont donc en réalité des principes proprement fonctionnels qui régissent le débat public, et qui sont eux-mêmes sous-tendus par des valeurs politiques fondamentales (respect de l’interlocuteur, vertu de tolérance, sens de la modération) dont la présence garantit le bon déroulement de la discussion.

Pour résumer, chaque citoyen a un devoir de civilité, qui consiste à être capable d’expliquer à tous les autres comment les principes et les politiques qu’il cherche à mettre en oeuvre et pour lesquels il vote peuvent être justifiés par des idéaux acceptables par eux dans la mesure où ils sont raisonnables[25]. Telle est l’exigence de publicité qui caractérise «la forme kantienne de la doctrine du contrat»: chacun doit être en mesure, s’il le désire, d’avoir accès à toutes les raisons qui fondent l’action du pouvoir politique. Cela est nécessaire pour qu’il puisse les affirmer en plein connaissance de cause et suppose que les principes fondamentaux, les valeurs qui les justifient, comme les méthodes qui permettent de les appliquer — considérés comme le coeur de la culture publique démocratique — soient présentés aux citoyens.

Ce travail de présentation et d’explicitation prend la forme d’un raisonnement pratique, celui que tiennent les citoyens libres et égaux, sorte de forum où chacun avance ses propres arguments et défend ses idées politiques. Ralws le nomme «raison publique», en référence à la célèbre distinction kantienne dans Qu’est-ce que les Lumières?

Voyons à présent ce que recouvrent les contraintes formelles du juste, ces principes qui, pour Rawls, pèsent sur et gouvernent le choix des principes de justice derrière le voile d’ignorance. Ces conditions peuvent, selon nous, être extraites de la position originelle et rapportées sur la place publique pour servir de garde-fous au débat. Elles sont au nombre de cinq: la généralité, l’universalité, la publicité, la capacité à «hiérarchiser les revendications conflictuelles des personnes morales[26]». Tout principe de justice doit au préalable passer avec succès le test de ces cinq conditions pour être entériné.

À quoi ressemblerait le débat public autour des principes de la justice si nous considérions qu’il est régi à la fois par les valeurs de la raison publique, les contraintes formelles du juste et la condition de bien-être, telle que développée précédemment? Intéressons-nous d’abord à ce qu’implique l’idée même de «raison publique». Parce que l’ordre politique est illégitime à moins d’être acceptable par tous ceux qui devront vivre sous les conditions qu’il met en place, la justification de l’exercice du pouvoir politique doit être publique, c’est-à-dire transparente. La publicité pleine — qui est également une des cinq contraintes du juste — fait ainsi partie des conditions nécessaires à l’exercice de l’autonomie dans le cadre de la société politique démocratique[27]. Il me semble que cette transparence est ce qui doit nous permettre de nous passer du voile d’ignorance: créer les conditions d’un débat transparent évite d’avoir à créer une situation dans laquelle on serait obligé de priver les participants de toute information pour garantir la justice[28].

Deux objections peuvent nous être opposées à ce niveau.

  1. D’aucuns pourraient nous objecter que l’on peut se passer de repenser les termes du conflit entre la morale et l’intérêt, puisque les contraintes formelles du juste ne font d’emblée aucune place à des attitudes égoïstes ou, plus généralement, immorales.

    Nous répondons qu’il est nécessaire d’avoir une certaine conception de la personne pour soutenir une théorie de la justice donnée. On peut vouloir expliquer que tels principes de justice impartiaux sont choisis exclusivement parce qu’ils respectent un certain nombre de contraintes formelles. Nous retomberions là sur un modèle procédural alors que c’est précisément le procéduralisme de Rawls, avec sa PO, que nous critiquons. Comprendre pourquoi les individus, psychologiquement parlant, si j’ose dire, n’ont pas de raisons de choisir des principes iniques ou immoraux, se situe sur un plan parallèle aux choix effectifs des principes de justice, avec toutes les contraintes formelles qu’il suppose.

  2. On pourrait nous objecter que le modèle proposé ne permet pas de garantir l’unanimité dans le choix des principes de justice. Même si le marchandage est exclu du débat, certaines personnes peuvent être en désaccord avec le résultat majoritaire.

Outre que l’on pourrait répondre que le processus intellectuel permettant d’aboutir à l’unanimité dans le modèle rawlsien est pour le moins discutable — dans la PO, quoi qu’en dise Ralws, c’est l’impersonnalité qui fait l’unanimité[29] —, il semble raisonnable de dire que l’unanimité est toujours possible quand les raisons avancées par ceux qui débattent sont de bonnes raisons qui créent l’équivalent d’un consensus par recoupement.

5. Délibération publique et choix des principes de justice

Comment les deux principes de justice rawlsiens sont-ils entérinés au terme du débat public[30]? Ce sont les principes que tout un chacun, s’il désire mener à bien son projet de vie, ne peut que retenir: le premier principe garantit toute latitude pour réaliser ce qui nous tient à coeur. On peut penser a priori que l’acceptation unanime du principe de différence pose plus de problèmes: quel intérêt les plus avantagés ont-ils à avaliser un principe en faveur des plus démunis, sitôt qu’ils connaissent précisément leur situation socio-économique? Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette interrogation. Nous pouvons d’abord avancer que les plus favorisés peuvent très bien ne pas prendre de risque et conjurer les coups du sort en se disant qu’ils ne sont pas à l’abri d’un changement radical de situation; dans les sociétés actuelles, rien n’est jamais définitivement acquis.

La deuxième réponse s’appuie sur la psychologie morale ou conception de la personne qui sous-tend la solution que nous proposons. Les mieux lotis n’ont objectivement pas de raison de refuser un principe simplement parce qu’ils n’en sont pas bénéficiaires. Leur but étant de réaliser leur propre projet de vie, ils sont mutuellement désintéressés au sens de Rawls mais dans une perspective restreinte du terme: cela signifie qu’ils ne prennent pas en considération le projet de vie de leur voisin et n’ont pas de raison de le court-circuiter gratuitement en opposant un veto à un principe dont ils pourraient bénéficier[31]. Dans la mesure où ils ne peuvent pas avancer une bonne raison pour le récuser, rien ne s’oppose à ce que le principe de différence soit validé.

En effet, la négation de l’existence d’un conflit essentiel entre la morale et l’intérêt personnel implique, comme nous l’avons vu plus haut, de reconsidérer les données du problème: je n’ai aucune raison, étant bien loti, de ne pas entériner le principe de différence dans la mesure où la joie mesquine que je pourrais tirer d’un tel comportement — celui qui consiste, par pure pique envers autrui, à ne pas adopter un principe qui ne me lèse en rien et qui dans le même temps l’avantage, lui — n’a pas sa place. En effet, mon bien-être dépend de la réussite de mon projet de vie et de ce qui me tient à coeur, et ce genre d’attitude ne maximise en rien ma satisfaction personnelle, ainsi entendue.

D’aucuns pourraient toutefois objecter qu’en lieu et place d’un principe qui ne les dessert pas, les plus avantagés pourraient valider un principe de justice duquel ils tireraient avantage. Cela rejoint l’objection que Rawls s’adresse à lui-même dans TJ: «on peut objecter que les plus favorisés méritent les avantages plus grands qu’ils pourraient se procurer dans d’autres systèmes de coopération, que ces avantages soient ou non obtenus de façon à bénéficier aux autres[32].» Rawls disqualifie cette objection en montrant qu’elle est fondée sur la notion de mérite; or le mérite ne peut être la base de revendications légitimes en la matière. Si les plus favorisés ont droit à quelque chose, c’est simplement le droit à être protégés en tant que personne, ainsi que tout ce qu’ils peuvent posséder, autant de choses qui relèvent du premier principe. Or cette réponse suppose d’entériner la théorie rawlsienne du mérite, discutable dans ses implications notamment en matière de communauté des ressources. Outre qu’il faudrait pouvoir justifier de manière convaincante, auprès des plus démunis, qu’une inégalité en faveur des mieux lotis leur profiteraient également, il semble que l’attitude la plus rationnelle, quand on fait partie des plus désavantagés, soit de souscrire à un principe institutionnel qui vous protège en tout état de cause, plutôt que de valider une règle dont il faudrait pouvoir mesurer l’impact réel, à tout moment, sur votre situation pour éviter toute dérive. Par ailleurs, un tel principe risquerait de conduire à une différenciation poussée — et en un sens artificielle — des plus démunis[33].

III. Que reste-il de Rawls?

Résumons le cheminement de notre argumentation. Nous partons de la thèse selon laquelle Rawls juge l’artifice de la PO indispensable pour parvenir à la déduction des principes de justice, pour des raisons X. La déduction des principes de justice à l’intérieur de la PO suppose tout de même que l’on accorde certaines choses aux personnes sous le voile d’ignorance, soit les propriétés Y. Les raisons X (notamment la dichotomie raisons prudentielles/raisons morales) sont discutables et rendent la PO difficilement tenable. En revanche, on ne peut pas faire l’économie des propriétés Y (le sens du raisonnable ancré en nous, le respect de soi, la notion de projet de vie). À l’aide des notions de bien-être et de projet de vie, auxquelles on adjoint les propriétés Y, nous pouvons déduire autrement les principes de justice de Rawls.

Bien que les problèmes de théorie politique soient essentiellement moraux, leur solution doit être politique. Cela ne signifie pas seulement qu’il faut sans cesse être vigilant et veiller à ne pas faire entrer le métaphysique dans le champ du politique; cela met également en évidence le fait que si nous cherchons à savoir quel cadre politique est le plus à même de respecter les individualités des citoyens et de veiller à la préservation de leurs intérêts, il est nécessaire d’entamer, en amont, une réflexion sur les liens qui unissent la raison, la morale et l’action pour en tirer des conséquences pratiques sur la réalité et plus seulement sur le devoir-être désincarné du politique.

Dans cette perspective, un artifice méthodologique comme la PO, aussi ingénieux soit-il, pose plus de problèmes qu’il n’en résout: n’ayant au final aucune légitimité conceptuelle, son seul intérêt aurait été de fournir une situation d’égalité morale où tout marchandage aurait d’office été exclu[34]. Or nous avons vu que nous pouvions créer les conditions d’une égalité morale en se passant du voile d’ignorance, en mettant en place un débat public régi par les contraintes formelles du juste et les valeurs de la raison publique. L’idée qui sous-tend ce projet est de montrer qu’il n’est pas nécessaire de postuler que les individus n’ont aucune capacité d’abstraction. C’est ce postulat qui légitime la PO et son voile d’ignorance. Or, si l’on suppose qu’ils peuvent faire abstraction de leur intérêt personnel sans le voile d’ignorance, alors il n’y a plus besoin de la PO. Le seul moyen pour y arriver est de fondre la notion d’intérêt individuel: si l’on élargit la notion d’intérêt personnel à celle de bien-être et qu’on relit la théorie de Rawls à l’aune de cet élargissement, le conflit traditionnel entre morale et intérêt personnel qui légitime l’artifice de la PO n’a plus de raison d’être, et nos intuitions éthiques fondamentales y gagnent puisque nous faisons une place légitime à des sentiments moraux premiers comme la sympathie ou l’empathie. Par ailleurs, il est intéressant de constater que la notion de bien-être fait une place à des éléments fondamentaux de la théorie de la justice comme équité, comme la notion de respect de soi et de projet de vie.

En offrant une conception de la personne fondée sur la notion de désirs raisonnés sujets à évaluation, définissant la personne par son bien-être, lequel ne s’oppose pas d’emblée à son sens de la justice — ce qui nécessiterait, pour penser l’impartialité des choix individuels en termes de justice, de penser une coupure entre l’intérêt personnel et le raisonnable — nous construisons le socle de la théorie de la justice. En créant les conditions d’impartialité qui gouvernent le débat public, c’est-à-dire en important de la PO les cinq contraintes formelles du juste auxquelles viennent s’ajouter les principes de la raison publique, nous affermissons l’exigence d’égalité morale des participants au choix des principes de justice.

À ceux toutefois qui objecteraient que la solution proposée est normativement tout aussi chargée que la PO dans la mesure où elle se fonde sur de nombreux présupposés, en exigeant notamment une certaine dose d’altruisme de la part des individus et en prônant une conception de l’intérêt personnel qui n’est pas celle de la simple rationalité instrumentale dont ferait preuve l’individu dans les situations de la vie quotidienne, nous faisons la réponse suivante.

En premier lieu, il est important de remarquer que l’altruisme dont font preuve les individus est relativement minimal. On s’intéresse aux autres dans le cadre de la complémentarité des projets de vie. Il n’y a là rien d’exceptionnel. Il s’agit simplement de faire preuve de bon sens en n’adoptant pas un comportement égoïste, sachant qu’il faut savoir préserver les autres lorsque nous évoluons dans une communauté de projets de vie.

Par ailleurs, regretter que la conception de la rationalité qui soutient la proposition que nous défendons ne s’inscrive dans le cadre de la rationalité instrumentale revient à supposer que l’homo oeconomicus serait en quelque sorte le référent incontournable pour comprendre l’action individuelle. Mais l’on sait depuis longtemps maintenant que c’est là une conception discutable (parce que réductrice) du fonctionnement de l’humain. Avoir un projet de vie cohérent dans lequel s’organisent les préférences de chacun en vue d’un but général qui oriente l’existence et en vertu duquel le simple plaisir de l’instant peut ne pas faire le poids ne semble pas relever d’une conception de la personne surhumaine. Considérer que la psychologie morale des individus est exclusivement centrée sur la satisfaction du plaisir immédiat et le mépris des autres est très excessif.

Il est vrai, toutefois, qu’on peut s’interroger sur ce qui reste de proprement rawlsien dans cette solution, notamment par rapport à quelques concepts fondamentaux de la théorie de la justice comme équité qui semblent avoir été disqualifiés sans autre forme de procès.

Ainsi, à la question: «La négation de la dichotomie intérêt personnel/morale ne conduit-elle pas fatalement à la négation de la dichotomie juste/bien?», la réponse est effectivement «oui». Oui, parce qu’il ne s’agit plus d’examiner les raisons qui motivent mon action pour savoir si le rationnel en moi n’entre pas en conflit avec le raisonnable. Mais cela ne signifie en rien une priorité du rationnel sur le raisonnable, ou même une éviction du raisonnable. Cela signifie simplement qu’il n’y a plus de priorité, quelle qu’elle soit. En d’autres termes, il n’est plus nécessaire de penser la priorité du juste sur le bien pour penser le caractère moral de l’action individuelle.

À la question: «La conception de la personne proposée n’est-elle pas métaphysique?», la réponse est «non». Mettre la notion de projet de vie, supposé par définition être changeant selon les individus, au centre de la conception de la personne qui sous-tend le choix des principes de justice ne signifie pas entrer dans une logique compréhensive, anti-politique. Si les gens se définissent par leur projet de vie et par les désirs raisonnés qui le soutiennent, alors ils seront favorables à des principes de justice qui leur offrent une marge d’action à la fois étendue et raisonnable[35]. Le premier principe de justice de Rawls est tout à fait conforme à cette perspective.

En dernière instance, beaucoup plus d’éléments rawlsiens qu’on n’aurait pu le croire au départ sont conservés. Une déduction des principes de justice de Rawls pourrait donc se faire hors du cadre de la PO, à condition de reconnaître que le voile d’ignorance n’est pas l’élément le plus important dans le système rawlsien. Si l’on considère qu’il n’apparaît que très tardivement dans la construction, alors l’espoir est permis, et l’on peut penser, à tout le moins, qu’il peut y avoir de bonnes raisons d’envisager une autre genèse de la théorie de la justice comme équité[36].