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Dans Modern Social Imaginaries, Charles Taylor poursuit la remarquable histoire philosophique de la modernité occidentale entreprise dans Sources of the Self et poursuivie entre autres dans The Malaise of Modernity et Varieties of Religion Today. Bien qu’il s’enracine dans une connaissance étourdissante de la tradition philosophique occidentale, son projet n’est pas d’abord celui d’une histoire des idées. Taylor cherche avant tout, me semble-t-il, à mettre en forme une herméneutique de la modernité, c’est-à-dire à dégager le sens profond des mutations symboliques et institutionnelles associées à la modernité et à en arriver à une interprétation plus riche et adéquate de la formation des imaginaires sociaux modernes en Occident. Modern Social Imaginaries apporte une série d’éclaircissements sur les transformations du rapport à soi, aux autres, et au monde propres à la modernité, qui nous aident à comprendre comment et pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui.

Je voudrais, l’instant de ce commentaire, amener Taylor à faire un peu plus explicitement le chemin qui mène de l’histoire philosophique à l’éthique et à la philosophie politique normatives.

Modern Social Imaginaries foisonne en développements historico-philosophiques pénétrants, originaux, mais souvent (consciemment) embryonnaires et esquissés à gros traits. Je m’arrêterai donc exclusivement sur l’un des ces développements — le plus important? — et tenterai d’inférer certaines de ses implications pour la réflexion philosophique sur les sociétés contemporaines.

La mutation la plus lourde en conséquences étudiée par Taylor est fort probablement la dissolution d’une forme de société dans laquelle l’immanence se trouvait lovée dans la transcendance ou, plus précisément, dans laquelle la vie collective était encapsulée dans une conception métaphysique du monde. Comme, entre autres, Nietzsche et Weber avant lui, Taylor cherche à comprendre le processus qui a mené au «désenchantement du monde» et à la «fin de la société comme étant structurée par sa dépendance à l’égard de Dieu ou de l’au-delà».[1] C’est, dans un premier temps, le passage d’un fondement métaphysique de la moralité et du lien politique à un ordre normatif reposant sur une éthique ego-centrée de la liberté individuelle et du bénéfice mutuel et, dans un second temps, le nouveau statut de la transcendance dans un monde sécularisé, rabattu sur lui-même, qui semblent intéresser Taylor au premier chef. Comme il l’explique:

This [secularized] social imaginary is the end of a certain kind of presence of religion or the divine in public space. It is the end of the era when political authority, as well as other metatopical agencies, are inconceivable without reference to God or higher time, when these are so woven into the structures of authority that the latter cannot be understood separately from the divine, the higher, or the numinous.

p. 187

Ce processus d’autonomisation du social par rapport au transcendantal pose des problèmes considérables tant sur le plan de l’agir moral que sur celui de l’intégration normative et politique des sociétés. Taylor ne tire pas explicitement toutes les conséquences éthiques et politiques de ce processus dans MSI. On sait néanmoins que l’érosion des repères transcendantaux de la certitude propre au processus de désenchantement a eu pour conséquence de nous dérober d’un point de vue moral absolu (et suffisamment déterminé) capable de procurer un fondement ultime à l’agir moral et et à la coopération sociale (justice et stabilité). Pour le dire de façon succincte, la sécularisation du monde qui intéresse Taylor est à la source du pluralisme moral «raisonnable»[2] et de l’omniprésente difficulté à résoudre les désaccords éthico-politiques d’une manière qui semble unanimement équitable et impartiale.

J’aurais pour ma part aimé que Taylor nous en dise davantage sur ce défi que constitue le fait du pluralisme raisonnable pour les agents moraux et/ou pour les collectivités. À n’en pas douter, Taylor ne croit pas, comme les positivistes logiques et, ironiquement, comme certains postmodernistes, qu’il soit impossible de raisonner à propos des jugements normatifs et que, par voie de conséquence, les questions morales et politiques ne sont qu’une affaire de préjugés, de croyances non fondées et de rapports de force[3]. Il est probable que Taylor considère que nous puissions la plupart du temps trouver dans notre moralité collective ou, dans les termes de MSI, dans notre «imaginaire social», des critères et des motifs nous permettant d’établir la supériorité de certains jugements normatifs par rapport à d’autres jugements du même ordre[4]. Un «imaginaire social» se réfère à la façon dont les gens comprennent, imaginent et régulent implicitement et explicitement leur vie collective. «The social imaginary, écrit Taylor, is that common understanding that makes possible common practices and a widely shared sense of legitimacy» (p. 23). Si je comprends bien Taylor, notre imaginaire social contiendrait aussi bien les schèmes conceptuels nous permettant de comprendre le monde que l’arrière-plan normatif qui régule notre rapport aux autres et au monde sans que nous ayons à nous demander à chaque fois comment nous comporter dans telle ou telle situation.

Si ma lecture est adéquate, le contenu de l’imaginaire social nous permet donc d’établir, à un moment donné, l’autorité de certains jugements moraux. Cela étant, il faut, me semble-t-il, reconnaître que l’imaginaire social demeure par ailleurs beaucoup trop abstrait et indéterminé pour arbitrer plusieurs de nos conflits éthico-politiques les plus déchirants. Pour le dire autrement, notre imaginaire social ne peut à lui seul s’acquitter de la gestion et de l’aménagement du pluralisme moral raisonnable. Comme les normes morales peuvent entrer en conflit les unes avec les autres et qu’une norme ne contient pas en elle-même les règles de son interprétation et de son application, les désaccords qui endommagent le flot de l’accord intersubjectif et de la coopération sociale ne peuvent la plupart du temps être résolus par la simple invocation des principes et des critères constitutifs de notre identité morale, du «nous moral que nous sommes»[5]. La résolution d’un désaccord sur la légitimité du suicide médicalement assisté ou sur l’accommodement de la diversité religieuse dans une démocratie libérale exige par exemple la mise en place d’une procédure proprement réflexive et discursive.

Quelles sont donc les sources de l’intégration et de la coopération sociales si notre identité morale est trop indéterminée pour accomplir ce travail par elle-même? Fidèle à l’humanisme civique qui a depuis longtemps gagné sa faveur, Taylor soutient que seule une «identité politique» forte, c’est-à-dire «some strong common purpose or value» peut faire en sorte qu’un agent collectif comme un peuple demeure suffisamment uni en dépit de la persistance de désaccords éthico-politiques profonds (189). Selon Taylor,

We are dealing with a question not of philosophy, but of the social imaginary. We need to ask: What is the feature of our «imagined communities» by which people very often do readily accept that they are free under a democratic regime even where their will is overridden on important issues?

189

C’est l’attachement à une conception «républicaine» de la liberté, à la possibilité et à la capacité permanente de participer à l’élaboration des règles que le peuple s’impose à lui-même — ainsi que de les contester lorsqu’elles semblent injustes ou irréfléchies — qui explique, selon Taylor, pourquoi des individus ou des groupes dissidents maintiennent leur allégeance au sujet politique en dépit du fait qu’ils considèrent certaines décisions comme étant mauvaises ou inéquitables. Comme la souveraineté populaire repose en principe sur une délibération publique permanente et sur une réitération constante de la décision politique, les dissidents peuvent s’opposer à telle et telle orientation tout en chérissant le processus qui leur permet d’avoir voix au chapitre et d’exprimer leur désaccord. C’est par l’appartenance à un sujet collectif fondé sur le principe de souveraineté populaire que l’on peut réaliser ce bien de deuxième degré qu’est la «liberté républicaine».

Je suis très largement d’accord avec Taylor sur ce point. Je pense aussi que, dans les sociétés pluralistes, ce n’est pas tel ou tel consensus, mais bien le processus permanent de délibération publique — donc l’usage public de la raison pratique — qui assure en dernière instance la coopération sociale[6]. Toutefois, si on reste là, si on se contente de dire que «ce n’est pas une question de philosophie, mais d’imaginaire social», on pourrait très bien penser que cette liberté républicaine mise en relief par Taylor est parfaitement compatible avec une conception «thrasymaquienne» du politique comme pur rapport de force: la joute politique est continue, mais les majorités démocratiques, par le poids du nombre, finissent toujours par l’emporter. Or la forme d’appartenance dont parle Taylor, basée sur la liberté républicaine, implique que les dissidents puissent éventuellement faire partie des consentants. Dans le cas des minorités sociales et morales qui seront toujours numériquement minoritaires, cela implique que des considérations de justice l’emportent parfois sur des considérations d’intérêt ou que la force du meilleur argument l’emporte parfois sur la force du nombre. Taylor a-t-il quelque chose en tête pour favoriser cela? Ne faut-il pas, pour répondre à cette question, quitter l’investigation de l’imaginaire social et entrer dans la sphère de la métaéthique et de l’éthique normative?

La moralisation du politique par la raison publique

La popularité, en philosophie politique contemporaine, des théories qui proposent diverses reformulations du thème kantien du raisonnement public est largement due au fait qu’elles permettent de penser le politique comme autre chose qu’une sphère saturée par la volonté de puissance et par les relations de pouvoir inégalitaires. La force des théories de la «démocratie délibérative» et de la «raison publique» est qu’elles reconnaissent d’emblée le processus de sécularisation décrit par Taylor ainsi que le «fait» du pluralisme moral «raisonnable» qui en découle, tout en ouvrant (conceptuellement, bien sûr) une brèche dans la sphère politique pour y laisser entrer le point de vue moral.

Bien que je ne puisse m’en tenir ici qu’à un bref synopsis, le postulat qui unit les différentes théories du raisonnement public est simple: en l’absence de repères substantifs intégralement partagés, c’est à la délibération publique qu’est transféré le fardeau de produire l’accord et le lien entre les citoyens. Plutôt que d’asseoir la coopération sociale et la stabilité politique sur des conceptions substantives du bien et des finalités de l’existence, l’intégration est confiée à des procédures de discussion publique qui permettent aux citoyens d’en arriver conjointement à des orientations communes. Ainsi, le raisonnement pratique public devient une sorte de mince fil virtuel qui rassemble les citoyens dans un espace communicationnel où ils peuvent débattre des termes de leur association politique. Comme le résume Habermas, dans les sociétés marquées par le désenchantement et par la différenciation sociale, «la société doit être intégrée en dernière instance par le moyen de l’activité communicationnelle[7]». L’exercice de justification mutuelle qu’est le raisonnement public est ainsi chargé de la fonction cruciale de produire du consentement en dépit de la pluralité des valeurs, des identités et des intérêts affirmés par les citoyens. En plus d’être défendue par Habermas, cette position est aussi soutenue, mutatis mutandis, par des théoriciens du libéralisme politique et de la démocratie délibérative, comme John Rawls, Thomas Scanlon, Amy Gutmann et Dennis Thompson, Joshua Cohen, James Bohman, etc.[8]

Pour être justes, les procédures d’argumentation publique doivent toutefois être impartiales, c’est-à-dire qu’elles doivent générer des décisions qui ne sont pas le pur reflet des intérêts particularistes d’un segment du demos. Pour s’assurer que les orientations communes soient impartiales, Rawls et Habermas ont tous les deux reformulé en termes publics ou dialogiques l’impératif catégorique kantien selon lequel seules les maximes d’action que l’on peut souhaiter voir érigées en lois universelles doivent être considérées comme proprement morales.

En simplifiant beaucoup, chez Rawls, le test d’universalisation kantien repose sur la distinction, propre à la «raison publique», entre les raisons issues de doctrines religieuses, philosophiques et morales exhaustives sur la nature du bien et les raisons politiques pouvant faire partie d’une conception non métaphysique de la justice, alors que chez Habermas, l’application du point de vue moral passe par le respect des principes de la discussion qui, comme une lame bien aiguisée, départagent les raisons morales des considérations non généralisables. Habermas se veut très clair: «Les discussions pratico-morales exigent (... la rupture avec toutes les évidences de la vie éthique concrète habituelle, de même que la distanciation par rapport aux contextes de vie dans lesquels l’identité propre est indissolublement liée[9].» La raison publique ou les principes de la discussion agissent ainsi comme un filtre qui épure les discussions sur la justice et sur les principes fondamentaux de la communauté politique des considérations morales, religieuses, philosophiques ou instrumentales controversées, qui sont par définition difficilement généralisables. C’est ainsi que le «déficit normatif» induit par le processus de désenchantement du monde et par le pluralisme moral raisonnable est pris en charge par le raisonnement public. Ces théories nous donnent les moyens, me semble-t-il, de passer de l’herméneutique des sociétés contemporaines à la question de leur intégration normative.

S’étant toujours montré critique à l’égard du rationalisme kantien et, surtout, de l’héritage kantien dans les théories libérales et déontologiques contemporaines qu’il considère comme «atomistes» ou indûment individualistes, Taylor ne se prononce pas sur ces théories de la raison publique dans MSI. Or, ces théories constituent, selon moi, malgré les problèmes résiduels qui corrodent leur plausibilité[10], la tentative la plus sérieuse de penser l’intégration normative des sociétés travaillées par le sécularisme et le pluralisme moral raisonnable. À ce titre, il serait intéressant de connaître la lecture que Taylor fait de ces théories. Les reformulations publiques de l’exigence kantienne d’universalisation constituent-elles, en dernière analyse, de «vains formalismes»? Sous-estiment-elles la profondeur et la portée du pluralisme moral raisonnable? En se positionnant sur la validité de ces théories, Taylor pourrait préciser si la liberté républicaine qu’il défend peut éviter la réduction du politique à la realpolitik. Comme je l’ai écrit plus haut, j’aurais aimé que Taylor use de l’exceptionnelle capacité d’analyse qu’on lui connaît pour réfléchir de façon plus systématique à la prise en charge du défi du pluralisme moral par l’éthique et la philosophie politique. Cela revient-il à lui demander (injustement) d’adopter un point de vue qui se rapproche de l’ideal theory, alors qu’il a toujours défendu une approche — disons plus phénoménologique et généalogique — qui s’enracine davantage dans le monde vécu et dans l’histoire? Peut-être. Mais la réflexion normative sur les conditions de possibilité de la justice et de la légitimité n’est-elle pas aussi l’une des tâches de la philosophie politique?