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Tom McCarthy

Je suis d’accord, au fond, avec les grandes lignes de l’exposé de Tom McCarthy sur la situation actuelle des «modernités multiples». Le processus de modernisation sur le plan mondial constitue en effet une contrainte pour tous les pays, mais davantage sentie par les pays dits «en voie de développement». Et cela pour des raisons que j’ai déjà exposées dans un autre article, que McCarthy cite d’ailleurs dans son texte[1]. Certains changements, que nous considérons essentiels à la modernisation — tels une économie de marché et un État doté d’une bureaucratie — sont effectivement indispensables. Quiconque n’arrive pas à les reproduire chez lui se trouvera en effet dominé ou colonisé (ou néo-colonisé) par d’autres pays plus forts, ou incapable de résister aux sociétés transnationales, qui, elles, sont appuyées par les pays les plus forts.

La modernité, définie par certaines institutions — dont les deux que je viens de mentionner —, est donc un fait universel, c’est-à-dire qu’elle s’impose à tout le monde. Et cela, non pas parce qu’elle représente le mode de vie le meilleur ou le plus humain que l’humanité ait conçu dans son histoire, mais plutôt parce que ces institutions assurent un tel pouvoir aux sociétés qui les adoptent que les autres sont incapables de leur résister à la longue. C’est ce qui a fait qu’une proportion énorme de la superficie de la terre a été colonisée au XIXe siècle par quelques pays européens, les pionniers de la modernisation, dans le sens où je viens de la définir. Et certains qui ont échappé à ce sort l’ont fait grâce à la création d’une version autonome de cette même modernisation.

C’est le cas, par exemple, du Japon. Après la visite à Tokyo d’une escouade de la marine américaine sous l’autorité du commandant Perry, lequel sommait les Japonais de s’ouvrir au commerce international, ceux-ci, voyant ce qui était déjà arrivé à d’autres pays de l’Orient, ont décidé de se doter d’un État moderne et d’une économie industrielle. Ils ont vu qu’ils n’avaient pas le choix.

Mais comment le faire? Tout le problème est là. De nouvelles institutions ne peuvent être décrétées d’en haut. Elles exigent que ceux qui les animent sachent comment agir, comprennent la signification de ce que l’on fait, le pourquoi des normes et disciplines que l’on impose à l’intérieur de ces nouvelles formes. Pour parler le jargon que j’affectionne dans mon livre, il faut qu’ils aient ces façons d’agir dans leur «répertoire», ou, autrement dit, qu’ils partagent un «imaginaire social» donnant sens aux normes et interactions de ces nouvelles formes sociales.

Cela ne va pas de soi. Surtout, cela ne s’imite pas, tout simplement, comme la fabrication d’un nouveau produit. Tout pays qui se «modernise» dans le sens institutionnel a dû se doter d’un imaginaire social approprié; il a dû augmenter son répertoire d’actions collectives. Mais ce genre d’augmentation se fait toujours à partir du trajet historique de la société en question. Le nouveau répertoire se constitue à partir d’éléments pré-existants, en les modifiant ou en changeant leur mode d’application.

J’en donne quelques exemples dans mon livre, lors de la discussion des révolutions du XVIIIe siècle. Les Américains ont pu ériger leur nouvelle constitution en se fondant sur les pratiques déjà bien rôdées et comprises de la représentation populaire dans des assemblées élues. Cela manquait dans le cas de la France, et ils ont dû puiser dans d’autres sources. Car ce qui est impossible, c’est de vivre une rupture totale sur le plan de la culture politique. En cela, Burke avait raison dans sa critique de certains révolutionnaires français.

Donc, la modernisation institutionnelle ne se réalise pas sans un changement interne, culturel, pourrait-on dire; c’est ce que j’essaie de cerner avec les termes de «répertoire» et «imaginaire social». Mais ce changement doit se faire avec les «moyens du bord», en partant de l’acquis de la société en question. Il est clair, par exemple, que les Japonais se sont servis de certains modes de discipline sociale et de certaines relations hiérarchiques (rapports des daimyos avec leurs sujets, par exemple) dans la construction des nouvelles unités de production industrielle.

Il s’en suit que, si la modernisation institutionnelle est, dans une certaine mesure, la même partout dans le monde (et ne peut qu’être la même si elle doit servir à sauvegarder l’autonomie des nouvelles sociétés), la transformation culturelle qui rend cette modernisation possible sera en revanche beaucoup moins uniforme. Elle a souvent besoin d’être passablement différente des sociétés auxquelles les institutions sont empruntées, justement pour les rendre viables. Une imitation pure et simple d’une société «avancée» est souvent vouée à l’échec. Quand les «mêmes» institutions s’implantent avec succès, c’est souvent avec un «contenu» fort différent. Le Canada et l’Inde ont pratiquement la même structure fédérative, mais la démocratie fontionne de façon très différente dans les deux pays.

C’est ce genre d’originalité, qui souvent n’est pas facultative, que je voudrais pouvoir mieux faire comprendre à l’aide de mon concept d’«imaginaire social».

Jocelyn MacLure

Jocelyn MacLure pose une question très fondamentale, à laquelle je voudrais trouver la réponse. Je tâcherai de faire quelques remarques dans ce sens tout à l’heure. Mais d’abord, je voudrais clarifier le rapport des imaginaires sociaux à la délibération éthique et politique.

Au début de son article, MacLure pose un certain rapport entre l’avènement des imaginaires sociaux modernes, d’une part, et la perte «d’un point de vue moral absolu». Une certaine difficulté se poserait pour nous de régler nos différends politico-éthiques, qui n’existait pas pour nos devanciers de l’ère prémoderne.

Je ne crois pas que ce lien existe véritablement. Oui, les imaginaires modernes se définissent en opposition aux conceptions cosmiques, dans lesquelles la société est imbriquée dans le cosmos, et le cosmos dans le divin. La souveraineté vient désormais «d’en bas». Nous rejoignons ici les thèses de Claude Lefort, et surtout de Marcel Gauchet sur «la sortie de la religion». Mais tout comme une conception cosmique n’est pas garante de l’accord, l’ordre implicite dans l’imaginaire moderne n’est pas voué à la division.

Le fait d’être complètement à l’intérieur de l’horizon de la monarchie traditionnelle ne nous empêche pas de nous diviser sur la question de savoir qui est l’héritier légitime du roi défunt, ni de nous entre-déchirer sur la question de savoir quelle est la vraie religion chrétienne que (tous en conviennent) le roi devrait défendre contre l’hérésie. Les multiples massacres du XVIe siècle français en témoignent de façon éloquente.

De l’autre côté, l’imaginaire social que nous partageons tous, du moins en Occident (après la mort du fascisme), et qui semble en passe de devenir hégémonique sur la scène mondiale, se construit autour de la démocratie, de l’égalité, et des droits humains, de sorte que tous les intervenants sont contraints de justifier leur programme en ces termes.

Pour l’exprimer dans une seule image, on pourrait dire que la structure des champs normatifs est assez semblable entre la France du XVIe siècle et celle du XXIe siècle. Là où tous se réclamaient de la monarchie et de la religion chrétienne dans le premier cas, tous se réfèrent — comme justification ultime — à la démocratie, l’égalité, les droits et la laïcité de nos jours. Même le Pen est contraint de le faire. Dans les deux cas, les désaccords prennent la forme d’interprétations rivales de certains principes de base, qui ne sont jamais mis en cause. Dans les deux cas, chacun est sûr d’avoir raison, parce qu’il est convaincu que son interprétation de ce fond commun est juste. L’argument ne peut avancer, à moins que l’on puisse démontrer qu’une certaine façon d’appliquer des principes est supérieure à d’autres.

Nous sommes tous à l’intérieur de cet horizon moderne. Cela est une remarque sociologique. Sur le plan axiologique, chacun devrait se demander si lui ou elle se situe aussi dans cet horizon. Je pourrais me convertir demain à la monarchie par la grâce de Dieu, et dans ce cas j’aurais des arguments d’un ordre très différent à vous offrir; mais pour l’instant moi aussi je me situe dans cet horizon.

Cela étant établi, et en considération d’un certain nombre de faits structuraux caractéristiques des sociétés modernes (par exemple, le fait qu’elles ont besoin d’une identité politique, le «strong common purpose» dont MacLure parle à la page 3), la question se pose: comment essayer de résoudre nos différends? Nous abordons le champ de bataille où Rawls, Habermas, Scanlon, et d’autres se disputent.

Question de second degré: comment choisir la méthode que l’on devrait utiliser pour résoudre nos différends de premier degré? Là où je me sépare des néo-kantiens, c’est qu’ils semblent croire que cette question devrait se décider par un principe méta-éthique, souvent dérivé de Kant. Il faudrait trouver le mode de raisonnement public qui se déduit directement de notre conception du fondement même de l’éthique.

Je voudrais poser la question d’une autre façon: étant donné notre horizon moral (démocratie, égalité, etc), et étant donné la nécessité d’une identité politique, comment essayer de réaliser au maximum ces valeurs fondamentales? Or il me semble que nos démocraties actuelles sont forcées de donner une place plus grande à des procédures de discussion publique, non pas parce qu’elles épureraient la discussion de considérations sur la vie éthique ou religieuse concrète. Cela me semble une fort mauvaise raison, qui coupe court à la discussion avant qu’elle ne débute, car sur quoi diffère-t-on si ce n’est sur des croyances concrètes? Il faut être kantien pour penser à une idée si contre-productive.

Non, c’est plutôt parce que, dans des sociétés de plus en plus diverses, il est nécessaire de redéfinir notre identité politique de façon continue, et ce travail exige énormément de discussions, où même les critères et les concepts juridiques jusqu’alors intangibles peuvent être mis en cause. C’est de nos jours le prix d’une société démocratique, égalitaire et inclusive — valeurs fondamentales de l’ordre moral moderne auquel nous souscrivons tous — et à juste titre.

Paul Patton

Paul Patton soulève une foule de questions intéressantes. Je voudrais en soulever deux ici.

D’abord, comment délimiter un imaginaire social? Autrement dit, comment compter les imaginaires? Dans la nature des choses, c’est une question qui n’a pas de réponse fixe. Les imaginaires sont en cela comme les langues. Le plus simple, c’est d’identifier «un» imaginaire à partir d’un groupe qui le partage et partant se trouve capable de soutenir des pratiques communes, de la même façon qu’on peut identifier une langue comme étant celle parlée par telle société.

Cependant, il peut parfois être utile de reconnaître plusieurs dialectes à l’intérieur d’une même société. Les gens réussissent à communiquer, peut-être en utilisant un dialecte hégémonique, mais à l’intérieur de certaines régions ou de certaines classes, ils parlent leur «patois». Quelque chose d’analogue a lieu aussi avec l’imaginaire social; il peut y avoir une version «officielle», pour ainsi dire, celle qui est élaborée par les couches hégémoniques aux moments solennels de la vie publique, par exemple. Mais il existe quand même des variantes de classe ou de région, où l’on comprend les mêmes pratiques de façon différente. L’écart ne sera pas énorme, car il rendrait impossible le maintien de pratiques communes, mais il existe quand même, et il est probablement la source de tensions dans la société; tensions que les couches hégémoniques comprennent moins bien que les couches ou régions subalternes. Les derniers sont souvent «bilingues», tandis qu’au sommet on ne comprend qu’une «langue».

De même on reconnaît aussi un sens à la «langue» là où elle n’est pas particulière à une seule société mais partagée entre plusieurs. Nous, les Français et les Wallons, par exemple, parlons la même langue. Mais dans d’autres contextes, on pourrait vouloir dire: non, il y a quand même des différences entre le français «hexagonal» et ce qui est parlé chez nous. Si on veut relever des nuances fines, on serait tenté de parler de différents dialectes.

Cette pluralité de dialectes peut s’élargir éventuellement jusqu’à devenir une différence de langues, comme cela s’est produit au long des siècles suivant la chute de l’empire romain. Ce qui nous donne la situation actuelle des langues «romanes»: le français, l’espagnol, l’italien. Entre ces deux types de situation, il n’y a pas de frontière claire.

On peut reconnaître des situations analogues en ce qui concerne les imaginaires sociaux. J’ai parlé à un niveau d’abstraction assez élevé des imaginaires sociaux modernes en Occident. Mais en vérité la relation des pays occidentaux entre eux est un peu analogue à celle des langues latines. Des différences, mais aussi de fortes ressemblances existent entre eux. L’imaginaire français de la démocratie se démarque de l’imaginaire américain, par exemple, et j’en ai parlé un peu dans mon livre; mais il y a quand même de fortes analogies structurales, pour ne pas parler d’inter-influences (qui ne sont pas absentes non plus entre les langues occidentales).

Toutefois, pourquoi parler des imaginaires en Occident? Précisément parce que les structures communes sont d’un grand intérêt; d’abord quand on les compare aux conceptions de l’ordre — hiérarchique, cosmique, et ancré dans un temps «supérieur» — qui les ont précédées; et ensuite quand on les place dans le champ des «modernités multiples» qui se constituent de nos jours.

À la fin de sa contribution, Paul Patton soulève la question de savoir si nous devrions considérer les droits humains comme étant «naturels» ou «construits». Il me semble que la façon de voir inscrite dans notre imaginaire social relève des deux à la fois. Les droits comme constituante de notre système juridique comportent toujours une «construction». On doit rédiger des chartes de droits, et il y a plusieurs façons de le faire, une pluralité de «listes» possibles, et ainsi de suite. On peut très bien penser que plusieurs solutions, très différentes entre elles, sont également défendables.

Néanmoins, en même temps, la conviction que la défense des droits humains en général, tout comme le fait que certains droits vraiment fondamentaux — tels le droit à la vie ou à la liberté — ne sont pas facultatifs, est très répandue. Moralement, il s’agit d’une donnée fondamentale de notre vie.

Je parle de la conviction ancrée dans la conscience commune de notre temps et de notre civilisation. Comment nous nous en arrangeons sur le plan épistémologique et métaphysique est une autre question. Personnellement, cela ne me pose pas de problème, mais je sais que des courants très puissants de la philosophie moderne sont profondément troublés par l’idée d’une objectivité des valeurs.