Corps de l’article

Traduit par Xavier Inchauspé et Jocelyne Couture

Catherine : Suppose que je veuille vivre en Italie.
Rodolpho : Tu veux devenir italienne ?
Catherine : Eh bien, tu dis toujours que c’est tellement beau là-bas, avec les montagnes et la mer et tous les... Nous serions plus heureux là-bas.
Rodolpho : Plus heureux ? Qu’est-ce que tu mangerais ? Tu ne peux pas faire cuire le paysage[1] !

Introduction : Un tabouret à quatre pieds

Le but de cet article est d’appliquer les principes de l’égalité libérale en ce qui a trait à la justice et à la démocratie multiculturelle, à la problématique spécifique des demandes de reconnaissance culturelle formulées par ceux qui émigrent des pays pauvres vers des pays riches dans le contexte actuel de mondialisation. Pour ce faire, il est nécessaire d’élargir notre domaine d’étude en faisant de la justice, considérée à l’échelle mondiale et non plus seulement nationale, le point central de notre réflexion morale et politique. Malheureusement, la plupart des débats contemporains sur la justice globale et sur le multiculturalisme n’établissent pas le lien existant entre ces deux questions. Or nos idées concernant la justice globale doivent avoir une influence sur nos conceptions de la justice nationale multiculturelle. J’examinerai ce lien en critiquant un argument courant qui, à partir de la prémisse selon laquelle : a) les revendications des immigrants relativement à la culture ont un poids normatif plus faible que celles des descendants des premiers colons. Puisque les immigrants ont choisi de vivre dans la société où les seconds résident déjà, on conclut que : b) le devoir des immigrants de s’adapter au cadre culturel de leur société d’accueil est plus pressant que le devoir des descendants des premiers colons d’intégrer ces immigrants.

Je soutiendrai que la prémisse a est douteuse tant d’un point de vue factuel que normatif. Il ne va pas de soi que la plupart des immigrants originaires de pays pauvres choisissent, dans un sens normativement significatif, d’émigrer dans des pays riches, ni que les descendants des premiers colons peuvent se prévaloir des résultats de la « loterie naturelle » qui les a fait naître dans « leur » pays. D’un autre côté, les interrelations et les rapports de causalité systématiques propres à un monde globalisé, y compris les torts et les inégalités structurels, atténuent beaucoup plus qu’il n’y paraîtrait autrement le poids des revendications de ceux qui vivent depuis longtemps dans des pays puissants. Le résultat de cette discussion sera de suggérer qu’un multiculturalisme juste dans une société démocratique exige, face aux revendications des immigrants, une attitude plus égalitaire et plus flexible que l’on ne le pense habituellement dans la théorie et la pratique politique actuelles.

Dans cet article, je soutiendrai qu’une approche adéquate de la question des revendications des immigrants doit non seulement faire appel aux notions de citoyenneté, de multiculturalisme et d’immigration, mais aussi accorder une place centrale aux considérations relatives à la justice globale. Je suis d’accord avec Kymlicka pour dire que les trois premiers éléments sont interdépendants, constituant ainsi un tabouret à trois pieds. Cependant, je recommande qu’un quatrième pied soit ajouté[2]. Des éléments de la justice globale doivent influencer notre approche des droits culturels des immigrants pauvres vivant dans des pays riches et nous conduire à leur accorder une place plus importante que celle que nous leur consentirions en vertu de la seule justice nationale.

1. La justice multiculturelle et le traitement des immigrants

Cet article porte sur les politiques qu’un pays riche, endossant les principes de justice et de démocratie de l’égalité libérale, doit avoir à l’égard des immigrants issus de pays pauvres qui réclament que leurs pratiques culturelles (comme le maintien et la promotion de leur langue, de leurs modes d’expressions artistiques, de leurs traditions religieuses, de leurs codes vestimentaires et ainsi de suite) soient reconnues et appuyées. Cette problématique peut faire l’objet d’au moins quatre approches. La première est celle de la soi-disant « mosaïque multiculturelle » selon laquelle la société d’accueil devrait être conçue comme un ensemble d’enclaves formé par une collection de groupes culturels libres et égaux, plutôt que par l’ensemble des citoyens individuels libres et égaux. Ce modèle a l’avantage de reconnaître l’importance qu’un bon nombre d’individus attribuent à l’appartenance culturelle, mais il ne peut s’accorder avec les exigences centrales de la démocratie libérale qui considère que les droits individuels de base supplantent toute revendication relative à la préservation d’une culture collective en vertu de laquelle ces droits seraient violés. La distinction, opérée par Kymlicka, entre « les contraintes internes » et « les protections externes » illustre clairement cette exigence libérale[3]. On peut attendre de la démocratie libérale qu’elle protège « de l’extérieur » certaines pratiques culturelles mises en péril par les pratiques d’une majorité agressive, mais l’on ne peut attendre d’elle qu’elle autorise des pratiques culturelles impliquant la violation des droits civils fondamentaux de ses membres. Par exemple, il ne devrait pas être permis à un groupe culturel de s’adonner à la pratique de l’excision forcée des jeunes filles.

Un second modèle, que l’on pourrait appeler le modèle de « l’assimilation culturelle », exige que les immigrants soient entièrement convertis à la culture majoritaire du pays d’accueil. En vertu de ce modèle, le pays d’accueil dispose d’une culture dominante à laquelle les immigrants doivent être ajustés par le moyen de diverses politiques d’assimilation faisant partie du processus de naturalisation. Ce modèle peut être compris de plusieurs façons. Mais, dans tous les cas, il suppose que la culture dominante d’un pays va bien au-delà des principes nécessaires au fonctionnement civil de la société pour inclure des valeurs plus robustes encadrant certaines conceptions de la vie bonne. Un exemple de cette conception que je détaillerai plus bas nous a été récemment fourni par Samuel Huntington selon qui les États-Unis doivent réaliser la pleine assimilation culturelle de leurs immigrants, le « critère ultime » étant « le degré d’identification des immigrants aux États-Unis comme pays, l’adoption de ses credo et de sa culture, et le rejet corrélatif de leur loyauté envers d’autres pays, leurs valeurs et leur culture[4] ». Cette approche pose deux problèmes sérieux. Le premier est le présupposé sociologique douteux selon lequel les pays sont le cadre d’une culture homogène. Cela semble être faux pour la plupart des sociétés. Pensons, par exemple, au très grand pluralisme de la société canadienne qui comprend les Premières Nations, les anglophones, les francophones, les immigrants asiatiques et africains sans parler des multiples distinctions existant au sein même de chacun de ces groupes. La société américaine, en dépit des présupposés de Huntington, n’est pas moins diversifiée. Le second problème du modèle assimilationniste est d’ordre normatif. Il ne va pas de soi que le gouvernement d’un État libéral démocratique doive s’impliquer dans la construction culturelle d’un pays en poussant les gens à adopter un certain mode de vie plutôt que de se contenter de respecter et d’entretenir les conditions nécessaires à la poursuite autonome de ce que chacun considère comme un mode de vie valable pour lui.

Un troisième modèle est celui de la « neutralité bienveillante » ou de « l’indifférence face aux différences », selon lequel l’État devrait s’abstraire de toute considération portant sur des questions culturelles, laissant celles-ci à la sphère privée. Ce modèle trouve son inspiration dans la séparation libérale entre le politique et le religieux et cherche à en poursuivre la logique pour ce qui est des revendications culturelles des immigrants. Les immigrants, au même titre que les descendants des premiers colons, devraient avoir la liberté de culti­ver l’appartenance culturelle qu’ils choisissent de privilégier tant qu’ils n’empiètent pas sur les libertés civiles et politiques des autres. Il y a différentes manières de construire cette approche. Les conceptions plus à droite refusent à plusieurs immigrants l’attribution non seulement de droits culturels, mais aussi de droits sociaux. Dans le cas des États-Unis, les réformes à la Loi sur l’immigration introduites en 1996 illustrent cette approche, résumée par le slogan : « L’immigration, oui ; l’assistance sociale, non ». « À gauche, les défen­seurs de ce modèle ne refusent pas aux immigrants l’attribution de droits sociaux, mais ils précisent que la notion de droits culturels est incompatible avec la neutralité requise d’un l’État libéral[5].

Un quatrième modèle est celui de la « citoyenneté multiculturelle », défendu entres autres par Will Kymlicka[6]. Semblable au modèle de la « neutra­lité bienveillante » et différent du modèle « assimilationniste », il reconnaît que l’État ne doit pas imposer de cadre culturel rigide à ses ressortissants, les laissant libres d’entretenir leur propre appartenance culturelle dans un environnement de respect et de protection des droits civils, politiques et sociaux. À la différence du modèle de la « neutralité bienveillante », cependant, le modèle de la citoyenneté multiculturelle se montre critique envers la thèse selon laquelle la neutralité de l’État libéral implique l’interdiction d’intervenir sur la question de l’appartenance culturelle. Certains cadres culturels, même minimaux, comme une langue officielle et certains symboles institutionnels partagés sont des aspects à la fois inévitables et souhaitables de la citoyenneté en démocratie libérale. Ils sont inévitables parce que toute communauté politique implique certaines pratiques liées à la « construction de la nation », qui socialisent les individus de façon à en faire des membres fonctionnels de la société. Un exemple de telles pratiques est fourni par les politiques d’éducation destinées à assurer que tous les citoyens partagent au moins une langue pouvant être utilisée dans la vie publique, que ce soit dans le domaine économique ou politique. Le partage de certains cadres culturels est également souhaitable. Si les immigrants ne partagent pas la langue officielle ou domi­nante d’un pays d’accueil, ils n’auront pas les mêmes avantages économiques que les autres et ne pourront prendre part aux pratiques démocratiques liées à l’élaboration de l’opinion publique et à la formation de la volonté publique. La promotion d’une « culture sociétale » minimale est alors justifiable[7]. Deux remarques s’imposent au sujet de cette justification.

La première est pour souligner que cette justification ne contrevient pas à la conception libérale de neutralité de l’État. « Le principe de neutralité de l’État [...] n’exclut que les types d’argumentation ou de justification des politiques publiques [...] qui impliquent une hiérarchisation des mérites intrinsèques de diverses conceptions de la vie bonne. Il n’exclut pas les politiques qui visent la promotion d’une langue, d’une culture ou d’une religion particulière tant et aussi longtemps que les raisons offertes en faveur de ces politiques demeurent “neutres”[8]. » Par exemple, l’égalité des chances économiques et des chances réelles d’autodétermination politique constitue un fondement neutre pour la promotion d’un certain cadre culturel minimal. La seconde remarque est que le modèle libéral de la citoyenneté multiculturelle reconnaît que le processus de « construction de la nation » désavantage les individus membres de groupes dont la langue et les modes de vie ne sont pas considérés comme étant « officiels ». Dès lors que l’appartenance culturelle est reconnue comme un bien important, un État libéral doit mettre en place certains mécanismes permettant de compenser ceux qui sont alors désavantagés conséquemment à l’inévitable et autrement souhaitable processus de construction de la nation. Les politiques multiculturelles recommandent alors que soient accordés des droits de groupes spécifiques, tels que des droits à l’autodétermination ou à une représentation politique spéciale pour les minorités nationales ainsi qu’un soutien et des exemptions spéciales pour les minorités ethnoculturelles.

Il y a différentes façons d’élaborer l’idéal libéral de la citoyenneté multiculturelle. Bien que toutes rejettent le modèle assimilationniste en soute­nant que l’État ne doit promouvoir aucune conception forte de la vie bonne, certaines sont plus minimalistes que d’autres lorsque vient le temps de préciser les types de politiques acceptables de « construction de la nation ». Par exemple, Joseph Carens adopte une position plus minimaliste que celle de Kymlicka en préconisant de mettre l’accent sur la langue et la participation au sein des institutions démocratiques, et en excluant la promotion d’un sens commun d’appartenance au « peuple » et à son histoire nationale parti­culière[9]. Un second motif de désaccord est l’importance relative qu’il convient d’accorder à la citoyenneté démocratique et aux pratiques de délibération publique. Par exemple, Seyla Benhabib soutient qu’un engagement envers la démocratie délibérative nécessite que nous concevions les groupes culturels comme étant nettement plus flexibles et dynamiques que ne le suppose Kymlicka[10]. Mais le présent article n’a pas pour but de fournir une recension complète de ces débats entre les différentes positions libérales multicultu­relles. Mon but est plutôt de montrer, plus indirectement, qu’une argumentation en faveur de l’idéal de la citoyenneté multiculturelle est et doit être modulée à la lumière de considérations relatives à la justice globale, et cela, de deux façons. Premièrement, le point de vue de la justice globale nous fournit un argument supplémentaire pour préférer le modèle de la citoyenneté multiculturelle au modèle assimilationniste. Deuxièmement, ce point de vue nous permet de voir que certains groupes d’immigrants peuvent avoir des droits plus importants pour protéger et développer des aspects de leur propre « culture sociétale » dans leur pays d’accueil. Il parle en faveur de versions plus flexibles et moins minimalistes du cadre culturel associé au processus de construction de la nation.

2. L’effet de la justice globale

2.1. Un argument courant restreignant les revendications culturelles des immigrants

L’argument populaire utilisé pour rejeter ou restreindre l’application du modèle de la citoyenneté multiculturelle aux revendications culturelles des immigrants est structuré de la façon suivante :

  1. Les principes de la justice égalitaire (y compris les principes concer­nant l’appartenance culturelle) doivent être insensibles aux dotations naturelles, mais sensibles aux choix volontaires.

  2. Les immigrants choisissent volontairement de vivre dans une société où des descendants des premiers colons vivent déjà.

  3. Par conséquent, le devoir qu’ont les immigrants d’intégrer la culture dominante du pays d’accueil est plus grand et plus pressant que celui qu’ont les descendants des premiers colons de s’ajuster aux cadres culturels des immigrants.

La première prémisse normative de cet argument renvoie à la conception courante de l’égalité libérale selon laquelle une société juste cherche à redresser les inégalités arbitraires limitant l’accès aux biens de base, lorsque ces inégalités résultent de circonstances non choisies par les gens plutôt que de résulter de leurs choix volontaires[11]. Il y a une différence significative entre être pauvre parce que l’on a choisi un mode de vie simple et frugal et être pauvre parce que l’on est congénitalement handicapé ou que l’on descend d’une famille économiquement défavorisée. Seul le second cas appelle une redistribution des ressources, pas le premier. Cette distinction s’applique au cas des revendications culturelles : être socialisé dans une culture minoritaire implique certains désavantages que ne rencontrent pas ceux qui sont socialisés dans les groupes culturels majoritaires. Il n’est pas inéquitable, par conséquent, d’exiger des groupes majoritaires qu’ils compensent les désavantages subis par les membres des groupes culturels minoritaires. La question de savoir si l’on doit vraiment accorder une telle attention spéciale aux groupes minoritaires dépend des faits sélectionnés en vertu de la seconde prémisse. Si l’on se concentre sur le cas des immigrants, cette prémisse soutient qu’ils choisissent de vivre dans une société où leurs cadres culturels ne sont pas ceux qui prédominent. De cette affirmation de nature descriptive et de la prémisse normative no 1, il découle que les prétentions des immigrants à une reconnaissance spéciale et au soutien de leurs cadres culturels doivent être rejetées ou alors être très limitées. Il serait inéquitable de demander aux descendants des anciens colons de mo­difier leur cadre culturel, qu’il n’ont pas choisi, pour accommoder ceux qui choisissent de se joindre à eux. La responsabilité incomberait ainsi aux immigrants de prendre l’initiative de s’intégrer à la culture majoritaire.

Voilà un argument fort répandu. Il est constamment repris dans les médias et trouve preneur parmi certains universitaires dans les sociétés riches. Kymlicka lui-même endosse en partie un tel argument lorsqu’il affirme que « la plupart des immigrants (contrairement aux réfugiés) ont choisi de quitter leur propre culture » et qu’en « décidant de se déraciner eux-mêmes, [ils] ont volontairement renoncé aux droits liés à leur appartenance nationale initiale[12] ». Cela signifie que les immigrants ne doivent pas être traités comme des minorités nationales. Il est raisonnable d’accorder aux communautés autochtones des droits à l’autodétermination ou à une représentation spéciale, mais il n’est pas raisonnable, d’un point de vue libéral, d’accorder de tels droits aux Suédois de classe moyenne émigrant aux États-Unis. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’aucun droit culturel ne devrait être reconnu aux immigrants. Certains droits d’exemptions spéciales, relativement faibles, peuvent être accordés (par exemple, permettre aux policiers sikhs de porter leur turban dans l’exercice de leurs fonctions). Cependant, l’idée de Kymlicka voulant que le choix d’émigrer justifie l’affaiblissement des revendications culturelles des immigrants n’est qu’une partie de son argumentation. Il reconnaît en effet que les immigrants vivant dans des sociétés riches ne sont pas tous comme les Suédois de classe moyenne. Certains d’entre eux sont des immigrants de type économique issus de pays pauvres (tel que l’Éthiopie) et fuyant des conditions de misère. Dans ces cas, « on peut difficilement tracer la frontière qui sépare les réfugiés des immigrants, tout particulièrement dans un monde marqué par des injustices massives dans la répartition internationale des ressources et un respect inégal des droits de la personne[13] ». Kymlicka ne s’étend toutefois pas sur les conséquences de cette remarque importante, mais pourtant isolée. Dans ce qui suit, je tenterai justement de suggérer une façon d’aller plus loin dans cette direction.

2.2. Les sens normativement significatifs du « choix volontaire »

Nous devons aborder directement la question de savoir si ceux qui émigrent de pays pauvres vers des pays riches peuvent être considérés comme ayant volontairement choisi de le faire. Si ce n’est pas le cas, alors la conclusion (3) demeurerait non motivée et la conclusion inverse semblerait plus juste. Que (2) soit vrai ou pas dépend de la façon dont on interprète la proposition selon laquelle les immigrants choisissent volontairement d’émigrer de pays pauvres vers des pays riches. Dans une version minimaliste de la notion de choix volontaire, (2) s’applique clairement à la plupart de ces immigrants. Ceux-ci ont décidé de payer le « coyote » pour franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ils ont décidé de voyager dans un conteneur sur un navire les transportant d’un pays pauvre d’Asie vers l’Amérique du Nord, ou de l’Afrique du Nord vers l’Italie ou l’Espagne. Ils auraient pu agir autrement. Ils auraient pu choisir de rester chez eux et de chercher, comme le reste de leurs compa­triotes, à tirer le meilleur parti possible de leurs conditions de misère.

Cette conception du « choix volontaire », bien qu’elle soit plausible d’un point de vue métaphysique (c’est-à-dire, sur la base de certaines conceptions métaphysiques de la liberté de choisir), ne l’est pas d’un point de vue normatif. Imaginons la situation (historiquement trop fréquente) dans laquelle X se trouve en face d’un groupe de soldats venant tout juste de conquérir son pays. Les soldats offrent à X l’alternative suivante : « Ou bien tu deviens notre esclave ou bien nous t’exécutons sur le champ. » Bien évidemment, X a le choix. Il peut choisir entre devenir esclave et être exécuté. Cependant, nous n’irions jamais jusqu’à soutenir que l’esclavage d’un peuple conquis est en grande partie le résultat de son propre choix[14]. Les contrats de travail établis dans les ateliers de misère (sweatshops) des pays pauvres, encouragés par de puissantes corpo­rations multinationales, nous fournissent un autre exemple, plus contemporain. Les salaires et les conditions de travail y sont horrifiants, mais le contexte d’extrême pauvreté fait qu’il est « rationnel » pour les gens de les accepter. Cependant, nous ne serions jamais prêts à considérer ces contrats comme cons­tituant la pleine manifestation de leur choix volontaire. La théorie politique appelle une conception plus nuancée du choix volontaire. La distinction que trace John Rawls entre les choix ou les actions volontaires qui sont « rationnels » et ceux qui sont « raisonnables » est éclairante :

Une action peut être dite volontaire dans un sens, mais involontaire dans un autre sens. Elle peut être considérée comme étant volontaire au sens de rationnel : poser un geste rationnel dans certaines circonstances même lorsque celles-ci impliquent des conditions inéquitables. Ou une action peut-être considérée comme étant volontaire au sens de raisonnable : poser un geste rationnel alors que toutes les conditions environnantes sont équitables[15].

Rawls utilise cette distinction pour contrer l’argument voulant que la division du travail marquée par la domination masculine soit équitable puisque les femmes choisissent de rester à la maison. Compte tenu de la domi­nation masculine, la décision des femmes de rester à la maison est volontaire, mais pas dans le sens normativement significatif d’une décision « raisonnable ». Certains groupes religieux exigent de leurs femmes qu’elles restent à la maison. Cependant, si les femmes ne disposent pas d’une protection juridique ou de réelles conditions économiques qui leur permettraient de rejeter cette exigence, leur acceptation de cette injonction religieuse ne peut être consi­dérée comme étant basée sur des conditions équitables et ainsi être déclarée volontaire au sens de « raisonnable ».

Cette remarque de Rawls, à propos des acceptions normativement si­gni­ficatives du choix volontaire, vient s’ajouter à la critique que nous faisons de l’argument courant présenté à la section 2.1. Plusieurs immigrants de pays pauvres émigrent vers des pays riches afin d’échapper à des conditions d’extrême pauvreté. De telles conditions de vie rendent le choix d’émigrer involontaire dans un sens normativement significatif. En conséquence, si tel est le cas, (2) est faux et la conclusion (3) ne tient plus.

Nous pouvons cependant nous poser la question suivante : quelle est la responsabilité des citoyens de pays riches à l’égard des immigrants originaires de pays pauvres pour qui le choix d’émigrer n’est pas volontaire dans un sens normativement significatif ? Répondre à cette question exige d’avoir recours aux principes de justice globale. Ces principes peuvent aussi nous permettre d’expliquer en quoi les conditions de vie entourant la décision d’émigrer, de la part des immigrants pauvres, sont inéquitables. Si la description de telles condi­tions inclut le fait que des citoyens de pays riches ont failli à leurs devoirs de justice globale, alors leur responsabilité à l’égard des immigrants pauvres sera directement établie. C’est ce que je montrerai dans la prochaine section. Cependant, avant d’y arriver, je tiens à préciser que je ne dis pas que les condi­tions de vie entourant les décisions des immigrants pauvres sont inéquitables dans les seuls cas où elles ont été façonnées par le manquement des citoyens de pays riches à satisfaire à leurs devoirs de justice globale. Il peut y avoir d’autres sources d’inéquité, tout comme il peut y avoir d’autres sources établissant la responsabilité des citoyens de pays riches à l’égard des immigrants originaires de pays pauvres. La thèse que je veux soutenir est que le manquement des citoyens de pays riches à leurs devoirs à l’échelle mondiale nous fournit la condi­tion suffisante, mais non nécessaire, pour : a) considérer le choix d’émigrer des ressortissants de pays pauvres comme étant involontaire dans un sens normativement significatif ; et b) qu’il en découle certaines responsabilités à leur égard pour les citoyens des pays riches.

2.3. L’impact des principes de justice globale

L’importance accordée à l’égalité d’accès aux biens de base peut être étendue au domaine global. Cette extension peut faire appel à l’un des deux principes suivants ou aux deux à la fois.

  1. Nous devons nous efforcer de permettre à tous, indépendamment de leur situation géographique, un accès égal aux biens de base (selon l’approche des devoirs positifs).

  2. Nous devons nous abstenir d’imposer à quiconque, peu importe sa situation géographique, des structures sociales qui menacent l’accès égal aux biens de base. Si nous avons été impliqués dans de telles impositions, alors nous devons faire de sérieux efforts pour réformer ces structures et pour assurer une compensation à ceux qui s’en trouvent désavantagés (selon l’approche des devoirs négatifs).

Pour expliquer (4) et (5), nous devons au préalable établir un ensemble de distinctions. Tout d’abord, il importe de distinguer la justice au sein d’un pays et la justice globale. Les principes (4) et (5) peuvent s’appliquer aux deux. Pour concevoir le monde comme un contexte de justice, nous devons commencer par admettre que l’idée de l’égale valeur morale de tous doit guider la façon dont nous considérons nos rapports avec ceux qui ne sont pas nos compatriotes. Il est difficile de voir comment un libéral pourrait rejeter une telle exigence. Cependant, certains libéraux peuvent défendre une interprétation plus limitée de l’égale valeur morale dans le domaine de la justice globale, et ce, de deux façons. Ils peuvent recommander qu’à l’échelle mondiale nous mettions l’accent sur les devoirs négatifs, plutôt que sur les devoirs positifs. Voilà la seconde des distinctions que nous devons établir. Affirmer que X a un devoir négatif envers Y eu égard à un certain objet O revient à dire que X ne doit pas empêcher Y d’accéder à O. D’un autre côté, affirmer que X a un devoir positif envers Y eu égard à O revient à dire que X doit aider Y, dans certaines limites raisonnables, à accéder à O ou de protéger l’accès de Y à O contre l’intervention d’un tiers. L’exigence de ne pas causer de tort semble plus importante et plus contraignante que l’exigence d’assistance ou de protection, et plus susceptible d’être vue comme ayant une portée cosmopolitique[16]. Ainsi, alors que certains libéraux exigent le respect des devoirs positifs à l’échelle mondiale (c’est-à-dire, souscrivent à [4], d’autres s’arrêtent à une conception plus étroite se bornant aux devoirs négatifs (donc souscrivent à [5]).

Une troisième distinction est également importante. Elle a trait aux objets qui relèvent de la sphère de la justice globale. Il y a des conceptions libérales plus ou moins exigeantes à ce sujet. Les conceptions exigeantes soutiennent que si O constitue un objet pertinent pour une conception de la justice distributive nationale, alors O devrait également être considéré comme pertinent pour la justice distributive globale. Les conceptions moins exigeantes soutien­nent que nous devons séparer en deux le domaine des objets pertinents pour la justice. Le premier sous-domaine comprend les objets qui visent la satisfaction des besoins les plus fondamentaux des gens, et l’autre comprend les objets qui se trouvent au-delà de cette limite. D’après les conceptions moins exigeantes, la justice globale devrait s’occuper des conditions de misère absolue des étrangers relativement aux objets du premier sous-ensemble, plutôt que les conditions de misère relative, par rapport aux objets du second sous-ensemble. Un citoyen canadien fortuné aurait ainsi le devoir de porter assistance au Soudanais démuni pour lui permettre d’échapper à la famine, mais n’aurait peut-être pas le devoir de l’aider en lui assurant un revenu presque équivalent au salaire minimum en vigueur au Canada[17].

Dans ce qui suit, je m’intéresserai aux interprétations de (4) et (5) qui prennent pour objet les principaux besoins primaires des êtres humains (tels que la nourriture, l’eau potable, l’abri et les soins de santé), en supposant que tout manquement à la satisfaction de tels besoins constitue une situation d’extrême pauvreté. Toute conception plausible de la justice doit reconnaître l’importance de l’extrême pauvreté lorsqu’il s’agit de déterminer les devoirs de justice à l’échelle nationale et mondiale. Reconnaître des devoirs positifs et négatifs en ce qui a trait à l’extrême pauvreté peut être une raison de nous engager à aider économiquement les étrangers pauvres ou à modifier les structures internationales d’échange et de négociation économique et militaire entretenant cet état de pauvreté. Les principes (4) et (5) peuvent également servir de base à des politiques qui visent une relative ouverture des frontières favorisant l’accueil des personnes issues de sociétés accablées économiquement[18]. Je considère ces deux aménagements comme étant réellement de l’ordre du possible. Cependant, l’objectif central de cet article n’est pas de défendre cette thèse. Je veux plutôt sonder l’influence de (4) et (5) sur les politiques qu’un pays, souscrivant aux principes de la justice et de la démocratie libérales, devrait avoir relativement aux revendications culturelles des immigrants originaires de pays pauvres. Plus précisément, je cherche à montrer de quelle façon les devoirs positifs et négatifs, tels qu’exprimés en (4) et (5), peuvent nous permettre de contrer l’argu­ment courant présenté à la section 2.1. Je soutiens que (4) et (5), appliqués de façon adéquate, disqualifient clairement le recours à la prémisse (2). Je présenterai tout d’abord la structure des arguments faisant appel à (4) et (5), pour ensuite fournir, dans la section 2.3, un exemple de la façon de les appliquer.

Commençons avec le point 4, entendu comme mettant l’accent sur les besoins de base des personnes. Dans les limites de cette interprétation, (4) affirme que nous devons nous efforcer de rendre accessibles, également pour tous, et indépendamment de la situation géographique de chacun, les principaux biens de base satisfaisant les principaux besoins primaires. Ainsi entendu, (4) constitue une application à l’échelle mondiale de (1). Les condi­tions de vie d’un individu sont dites « équitables », suivant le point de vue adopté en (4), si cet individu n’est pas confronté à une situation d’extrême pauvreté qu’il serait raisonnablement possible d’éviter (c’est-à-dire une extrême pauvreté pouvant être aisément évitée pour peu que les individus fortunés s’acquittent de leurs devoirs positifs[19]). Dès lors que le choix de plusieurs immigrants de se déplacer vers des pays riches s’inscrit dans une situation qui n’est pas « équitable » en ce sens, il ne peut être considéré comme étant volontaire dans le sens requis par un argument politique normatif. Il n’est donc plus possible de conclure (3). Les immigrants pauvres ne choisissent pas volontairement de se déplacer vers des pays riches.

L’approche des devoirs négatifs exprimée en (5) peut également nous permettre de remettre (2) en cause. La situation d’un individu est dite « équitable », du point de vue de (5) si son extrême pauvreté ne lui a pas été imposée de façon prévisible et évitable. Dès lors que le choix de plusieurs immigrants d’aller vers des pays riches découle d’une situation inéquitable, d’après (5), leur choix, encore une fois, ne peut être considéré comme étant volontaire dans le sens voulu, et la conclusion (3), basée sur (2), n’est de nouveau plus possible. Il y a plusieurs façons d’étoffer cet argument. On peut invoquer l’histoire de la coercition colonialiste ou militaire exercée par les membres de pays riches associés aux élites locales déjà en place et à laquelle les peuples de pays pauvres ont été exposés. Ou on peut évoquer les dispositifs, « plus doux », des négociation inégales qui ont cours dans le domaine du commerce international contemporain. Dans tous les cas, les citoyens des pays riches sont directement ou indirectement responsables du tort causé indûment dans le monde en imposant aux peuples moins nantis, de façon prévisible et évitable, des structures institutionnelles et économiques qui ne garantissent plus la satisfaction des besoins de base de leur population[20].

Pour résumer, les arguments qui font appel à (4) et à (5) suggèrent la stratégie argumentative suivante en ce qui a trait aux revendications culturelles des immigrants pauvres :

  1. Les gens des pays riches manquent, à l’échelle globale, à leurs devoirs positifs ou à leurs devoirs négatifs, ou aux deux à la fois.

  2. Plusieurs immigrants issus de pays où ils vivaient dans un état d’extrême pauvreté ne choisissent pas — au sens normativement si­gnificatif de « choisir », étant donné les considérations émanant de (4) et (5) —, d’aller s’installer dans des pays riches.

  3. Par conséquent, les citoyens des pays riches devraient avoir une attitude plus flexible et plus ouverte à l’égard des revendications cultu­relles des immigrants qu’elle ne l’est lorsqu’elle s’appuie sur les conceptions énoncées en (2) et (3).

Puisque plusieurs immigrants sont originaires de pays où les conditions de vie sont « inéquitables » et puisque les habitants des pays riches sont en partie causalement responsables de cette situation ou ne font pas leur quote part pour y remédier, il n’est pas déraisonnable d’exiger de ces habitants de pays riches qu’ils tiennent compte des revendications culturelles des immigrants d’une manière au moins tout aussi ouverte qu’ils ne prennent en considération les revendications culturelles de leurs propres compatriotes. Nous devrions encore préciser plus en détail la façon dont cet argument peut s’appliquer dans des contextes particuliers. J’en donnerai maintenant un exemple.

2.4. Un exemple

La majorité des personnes ayant émigré récemment aux États-Unis viennent d’Amérique latine. Des données récentes fournies par le Bureau américain du recensement estiment qu’en 2003 la population d’Américains nés à l’étranger était de 33,5 millions, soit douze pour cent de la population totale. Cinquante-trois pour cent de ceux-ci étaient originaires de l’Amérique latine[21]. L’immigration latino-américaine aux États-Unis est particulièrement abondante en Californie, et elle est en train de modifier rapidement les tendances démographiques. Quarante-six pour cent de la population de Los Angeles, la deuxième ville la plus grande des États-Unis, est d’origine latino-américaine. En mai 2005, Antonio Villaraigosa, un fils d’immigrant mexicain, a été élu premier maire hispanophone de cette ville depuis le XIXe siècle.

Ce flot massif d’immigrants venant d’Amérique latine a soulevé des réactions négatives chez certains Américains. Les griefs les plus courants sont que les immigrants drainent les fonds publics et font grimper le taux de chômage. Dans une large mesure, ces allégations sont fausses. Les immigrants pauvres occupent des emplois où ils sont exploités et que plusieurs Américains ne veulent plus occuper. Ce sont ce que l’on appelle les emplois « 3-D » (dégradants, dangereux et difficiles), tels que certains travaux de ferme, le nettoyage, le travail dans les mines, la livraison, etc. De plus, les immigrants, légaux ou illégaux, payent leurs taxes et achètent des produits. Dans l’ensemble, ils accroissent la productivité et créent de nouveaux emplois[22]. Un autre type de reproches, sur laquelle je m’attarderai ici, est de nature culturelle. Un réquisitoire exemplaire (et susceptible d’en convaincre plusieurs) à cet égard est celui de Samuel Huntington dans son récent livre Who Are We ? The Challenges to American’s National Identity. Huntington soutient que l’immigration de Latino-Américains, et plus particulièrement de Mexicains, constitue « une grande menace potentielle pour l’intégrité culturelle et peut-être même politique des États-Unis[23] ». L’immigration en provenance de l’Amérique latine est massive, constante, concentrée régionalement et largement unifiée par une langue commune (l’espagnol). À la différence des descendants des colons britanniques et des ressortissants issus des précédentes vagues d’immigrants au XIXe siècle, les immigrants latino-américains ne partagent pas les valeurs « anglo-protestantes ». Et contrairement à d’autres vagues d’immigrants non protestants (tels que les Irlandais, les Polonais, les Italiens ou les Grecs jusqu’en 1924), ils ne s’intègrent pas à la culture américaine majoritaire. « Les Mexicains-Américains ne se conçoivent plus comme les membres d’une petite minorité devant s’ajuster au groupe dominant et adopter sa culture[24]. » Ils sont au contraire fiers de leur langue et de leur héritage et travaillent activement à leur reconnaissance. Un exemple probant de cela est le développement d’entreprises ou de médias de langue espagnole, et l’introduction de l’éducation bilingue.

La réaction d’Huntington à l’immigration latino-américaine aux États-Unis s’appuie sur une conception assimilationniste de la citoyenneté. Il déplore les tendances multiculturalistes actuelles et soutient que « les Américains doivent se remobiliser pour la culture, les traditions et les valeurs anglo-protestantes que les Américains de toutes races, ethnies et religions ont embrassées pendant trois siècles et demi et qui fut la source de leur liberté, de leur unité, de leur pouvoir, de leur prospérité et de l’ascendant moral qu’il exercent en tant que force du bien dans le monde[25] ». Selon Huntington, il n’y a aucune place pour l’accommodement multiculturel des immigrants latino-américains. Leur complète assimilation à l’ethos rigide des descendants des premiers colons (incluant leur vision du monde anglo-protestante et leur « éthique de travail ») doit être exigée. « Il n’y a pas de rêve americano. Il n’y a que le rêve américain forgé par une société anglo-protestante. Les Mexicains-Américains ne partageront ce rêve et n’appartiendront à cette société que s’ils rêvent en anglais[26]. »

Cette position assimilationniste peut être critiquée à partir des arguments avancés à la section 1. Elle présuppose un noyau homogène de « valeurs » américaines dont il nous est permis de douter d’un point de vue sociologique, et exige des politiques de modelage culturel rigides et antilibérales. Cependant, je veux aussi montrer qu’un recours aux principes de justice globale tels qu’ils ont été développés en (4) et (5) est également possible pour critiquer la position d’Huntington. Après tout, la thèse de l’auteur repose sur le présupposé selon lequel la plupart des immigrants choisissent librement d’aller vivre aux États-Unis et, ainsi, doivent se convertir à leur culture[27].

Huntington néglige le fait que les conditions de vie auxquelles sont confrontés plusieurs immigrants latino-américains dans leur pays d’origine ne sont pas « équitables » au sens de (4) et (5), et que les États-Unis sont historiquement mêlés à cette situation inéquitable de manière tout à fait directe. Premièrement, l’aide internationale (en proportion du PNB) allouée par les États-Unis est parmi les plus basses des pays riches, et les pays d’Amérique latine sont loin d’en être les premiers bénéficiaires. Deuxièmement, en ce qui a trait au marché des échanges, les élites gouvernementales et économiques américaines ont utilisé leur pouvoir de négociation démesuré et leur influence historiquement établie dans cette région pour instaurer des dispositifs fortement inégaux de tarifs et de subsides sans lesquels une grande partie de la pauvreté aurait pu être éli­minée en Amérique latine. Un exemple éloquent, dans le cas du Mexique, est l’impact de l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA) sur l’agriculture (une source importante d’emploi et de revenu pour les Mexicains pauvres). Le gouvernement mexicain a été conduit à abaisser les barrières protégeant sa production nationale agricole et à ouvrir ses marchés aux produits agricoles américains et canadiens. « Maintenant, les petites fermes mexicaines se retrouvent en compétition avec les fermes hautement mécanisées des prairies canadiennes et américaines. Ironiquement, aux États-Unis, de telles fermes étaient beaucoup plus subventionnées — environ 30 000 $ étaient versés à chaque ferme en 1995[28]. » Troisièmement, les politiciens, les gens d’affaires, et bien souvent le personnel militaire ou celui des renseignements américains, ont été impliqués dans l’écrasement des mouvements de réformes internes visant le développement de l’Amérique latine et la redistribution des richesses. Plusieurs Latino-Américains considèrent que l’implication des États-Unis dans le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende, élu démo­cratiquement au Chili en 1973, constitue un exemple emblématique. D’un autre côté, certains immigrants mexicains du Sud-Ouest des États-Unis aiment bien se rappeler aussi, et rappeler aux autres, que la terre qu’ils habitent maintenant faisait partie du territoire mexicain jusqu’à ce que les Américains la prenne de force dans les années 1830 et 1840[29]. D’un autre côté, il ne fait aucun doute que les Américains ont été une « force du bien » pour l’Amérique latine de plusieurs façons. Par exemple, la plupart des révolutions d’indépendance face à l’Espagne coloniale du XIXe siècle ont pris comme modèle la Révolution américaine avec ses innovations constitutionnelles et démocratiques. Cependant, on ne peut ignorer que la « prospérité », le « pouvoir » et le « leadership » des États-Unis s’est également révélé inéquitable et pernicieux de plusieurs façons. Par conséquent, (6) et (7) apparaissent fondés dans ce contexte, et (8) mérite d’être exploré.

Quelles sont les conséquences normatives de ces faits pour le traitement des demandes de reconnaissance culturelle formulées par les immigrants latino-américains aux États-Unis ? Je ferai valoir deux conséquences possibles qui concernent la langue. La survivance et la promotion de l’usage de l’espagnol constitue, parmi celles qu’avancent les représentants des immigrants latino-américains, l’une des principales revendications relatives à la reconnaissance. Cela semble aller de soi puisque les hispanophones constituent une masse critique non négligeable (par exemple, 38,8 millions en juin 2002). Les vues développées plus haut concernant la justice globale parlent certainement en faveur d’une approche multiculturelle, plutôt qu’assimilationniste, de la citoyenneté et de l’immigration. Dans le cas de politiques sur la langue, cette approche promeut l’existence d’un système d’éducation bilingue et l’accès à certains services (tels que les soins de santé) non seulement en anglais, mais aussi en espagnol. Deuxièmement, et bien que ce point puisse susciter la contro­verse, la présence de communautés hispanophones, entièrement viables, actives et regroupées dans certaines villes, régions ou États, constitue également une raison prima facie, d’établir des politiques plus exigeantes accordant à l’espagnol le statut de langue officielle à égalité avec l’anglais. Il n’apparaît pas déraisonnable de demander que l’État de la Californie, par exemple, reconnaisse à l’espagnol un rôle public comparable à celui de l’anglais. Ce qui justifierait cette requête n’est pas uniquement le fait que le modèle multiculturel de citoyenneté soit plus plausible du point de vue de la démocratie libérale que le modèle assimilationniste et que, compte tenu des circonstances spécifiques de l’immigration latino-américaine aux États-Unis, ces immigrants puissent exiger la reconnaissance de droits particulièrement robustes[30]. En prenant en considération la justice globale, il nous faut de plus reconnaître que les condi­tions de vie d’origine des immigrants latino-américains aux États-Unis sont fortement liées aux manquements de ce pays à remplir ses devoirs positifs et négatifs à l’égard des Latino-Américains. Évidemment, les élites américaines peuvent (et doivent) réagir en augmentant leur part d’aide internationale, en cessant d’imposer des dispositifs internationaux, politiques et économiques, inéquitables, et en réduisant les incitatifs destinés aux entreprises américaines pour favoriser l’embauche des immigrants dans des emplois aliénants. Cependant, d’ici à ce que cela soit fait (si cela se fait jamais), il est difficile de voir la raison pour laquelle les États-Unis ne pourraient accueillir les immigrants latino-américains et les doter de droits dans leur milieu de vie. Le meilleur des traditions inclusives et démocratiques américaines n’exige rien de moins.

III. Conclusion

Dans cet article, j’ai exploré les liens qui existent entre la justice globale, le multiculturalisme et les revendications des immigrants. J’ai suggéré que la prise en considération de la justice globale soumettait à trois exigences la réponse d’un État libéral démocratique aux revendications culturelles d’immigrants originaires de pays pauvres.

La première de ces exigences, plus générale, requiert que les politiques démocratiques de citoyenneté multiculturelle soient conçues comme étant condi­tionnelles à la satisfaction, au moins minimale, des obligations négatives ou positives de la justice distributive globale. En évaluant les demandes de reconnaissance culturelle formulées par les immigrants, on ne peut négliger les faits normativement pertinents concernant les conditions de vie dans lesquelles ils sont placés lorsqu’ils choisissent d’émigrer. Si ces conditions incluent une extrême pauvreté qui, lorsqu’elle est correctement décrite, doit référer à un manquement de la part des citoyens de pays riches à accomplir leurs devoirs positifs et négatifs de justice globale, alors ces citoyens doivent considérer ce manquement comme ouvrant la voie à la satisfaction des revendi­cations culturelles des immigrants pauvres. Les citoyens de pays riches ne peuvent se contenter d’affirmer que les immigrants pauvres choisissent volontairement de rejoindre leur société et qu’ils devraient par conséquent s’ajuster entièrement au cadre culturel de celle-ci.

Les deuxième et troisième exigences de la justice globale ont trait à l’iden­tification des responsabilités spécifiques des citoyens de pays riches à l’égard des revendications culturelles des immigrants pauvres. La deuxième requiert l’adoption du modèle de la citoyenneté multiculturelle plutôt qu’un modèle assimilationniste. Le premier modèle évite de présupposer l’homogénéité culturelle de la société d’accueil et rejette par conséquent les recommandations normatives antilibérales auxquelles conduit ce présupposé. Le modèle assimilationniste ne tient pas compte non plus des circonstances inéquitables auxquelles sont confrontés les immigrants pauvres, et qui résultent, du moins en partie, du comportement des citoyens de pays riches. Encore une fois, ceux qui sont responsables de la situation incitant les immigrants pauvres à quitter leur pays ne peuvent plus prétexter le choix volontaire de ces immigrants pour esquiver l’obligation de souscrire à leurs demandes de reconnaissance culturelle.

De cette deuxième exigence, il résulte que certains politiques multiculturelles destinées à satisfaire les demandes des immigrants sont entièrement fondées. Ces politiques incluent très certainement la tolérance ainsi que le soutien public de certaines pratiques culturelles[31]. Mais elles peuvent aussi aller plus loin. La troisième exigence de la justice globale requiert en effet des pays riches une reconnaissance plus importante que celle qui est habituellement associée à l’intégration des immigrants. Elle indique qu’au-delà d’un certain soutien et d’exemptions spéciales, une certaine reconnaissance de la « culture sociétale » des immigrants pourrait être considérée comme raisonnable. Dans cette optique, la « culture sociétale » du pays d’accueil doit être considérée comme étant minimale, dynamique et ouverte à des pratiques continues d’accommodation mutuelle et de contestation démocratique qui feront du processus de « construction de la nation » un processus fluide et sans fins prédéterminées. J’ai examiné un exemple d’une telle ouverture en ce qui a trait à la reconnaissance officielle de l’espagnol dans certains États américains.

Évidemment, l’étude de ces politiques plus substantielles requiert des considérations contextuelles spéciales. Le redressement égalitaire des différences basées sur des dotations naturelles non choisies peut être plus facilement réalisé dans le cas du revenu et de la richesse. Mais, malheureusement, il pourrait ne pas être réalisable aussi facilement lorsqu’il s’agit de l’élaboration de la culture sociétale d’un pays[32]. Le cas de la langue est dans ce sens exemplaire. Supposons qu’il existe dix groupes d’immigrants issus de pays pauvres dans une société donnée S, et que chaque groupe possède sa propre langue. Il pourrait ne pas être faisable en pratique d’accorder à ces dix langues le statut de langue officielle de S tout en garantissant des conditions économiques et politiques égales pour chaque citoyen[33]. L’exemple des Latino-Américains aux États-Unis est sans doute particulier. Les hispanophones qui y vivent constituent une masse critique non négligeable. Ils réclament activement la reconnaissance officielle de leur langue (qu’ils utilisent déjà dans plusieurs sphères de leur vie publique et privée). De plus, ils ont des revendications particulièrement pressantes envers ce pays en raison des injustices dont ils ont été historiquement les victimes. Ces trois caractéristiques de leur situation font que les demandes des hispanophones visant l’attri­bution d’importants droits concernant la langue constituent un cas particulier et plus facile à défendre que ne le seraient des demandes similaires formulées par d’autres groupes d’immigrants.