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L’idée d’un nationalisme libéral s’appuie dans une large mesure sur la croyance voulant que les idéaux caractéristiques du libéralisme que sont l’autonomie individuelle, la justice sociale et la démocratie soient plus facilement réalisés dans le contexte d’une culture nationale commune[1]. Le nationalisme libéral endosse ainsi ce que j’appellerai la thèse nationaliste, selon laquelle tous les États, y compris les États libéraux, s’efforcent de promouvoir et d’inculquer à leurs citoyens respectifs le sens d’une nationalité partagée. Mais le nationa­lisme libéral est libéral pour autant que les principes libéraux servent de critères lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui compte comme buts nationalistes légitimes ainsi que la manière dont ces buts peuvent être poursuivis. La doctrine du nationalisme libéral se justifie du fait que, tout comme le libéralisme requiert le nationalisme pour mieux réaliser ses objectifs centraux, le nationalisme requiert le libéralisme pour fixer normativement l’ensemble des limites enca­drant l’expression et la pratique du nationalisme.

Cependant, une objection aussi fréquente que sérieuse adressée au nationalisme libéral est qu’il entre en conflit avec l’universalisme égalitaire implicite dans la moralité libérale. La critique allègue en particulier que le nationalisme ne serait pas compatible avec un engagement en faveur de l’éga­lité distributive internationale supposément requise par la justice libérale. Cette position a été défendue par Charles Beitz[2] et Thomas Pogge[3]. Bref, en vertu de cette objection, le nationalisme libéral resterait en deçà de l’internationa­lisme qu’implique la justice libérale.

Une façon, pour les nationalistes libéraux, de parer à cette objection est, bien sûr, de nier que le libéralisme implique une adhésion à l’égalitarisme international[4]. Mais je veux ici, en tenant pour acquis que les libéraux tendent à l’endosser, montrer comment les nationalistes libéraux peuvent aussi le prendre au sérieux. Tenant pour acquis à la fois le nationalisme libéral et l’enga­gement internationaliste des libéraux, mon objectif ici est de montrer que, loin d’entrer en conflit avec les libéraux sur ce point, les nationalistes libéraux doivent aussi souscrire à l’égalitarisme international[5]. J’arguerai que les libéraux qui prennent au sérieux leur programme nationaliste ont l’obligation de minimiser les inégalités entre les nations.

La position selon laquelle les nationalistes libéraux doivent aussi être des internationalistes n’est pas nouvelle. Certains nationalistes libéraux ont soutenu sans équivoque, sans toutefois entrer dans une argumentation très minutieuse, que le nationalisme libéral implique l’adhésion à l’égalitarisme international. Yael Tamir, par exemple, écrit que « l’une des implications les plus importantes d’une théorie du nationalisme libéral  » est l’appui qu’elle apporte à une conception de la justice distributive globale[6]. Pourtant, les raisons qui justifieraient ces affirmations n’ont pas jusqu’ici été complètement arti­culées. J’espère, dans le cours de cet article, faire progresser la discussion sur ce sujet en développant plus à fond les arguments capables de montrer qu’un véritable nationaliste libéral doit aussi être un internationaliste égalitaire.

Cette lacune dans l’argumentation des nationalistes libéraux est fort compréhensible. Jusqu’à maintenant, les écrits portant sur le nationalisme libéral visaient principalement à établir que les idéaux universalistes libéraux, tels l’individualisme normatif et l’autonomie, sont consistants avec le particularisme du nationalisme. Ce n’est que récemment qu’on a commencé à explorer les implications internationales ou globales du nationalisme libéral[7]. Si certains travaux ont pu contribuer à combler l’écart entre l’internationalisme libéral et le nationalisme libéral, ce fut surtout en cherchant à établir que les idéaux cosmopolitiques, considérés le plus souvent comme étant davantage liés au libéralisme que ceux du nationalisme, impliquent une adhésion au nationa­lisme libéral[8]. Mon projet est différent en ceci que, procédant à partir de l’autre extrémité du spectre, je veux montrer pourquoi les nationalistes libéraux doivent souscrire à l’égalité internationale[9].

La ligne directrice de mon argument est que la poursuite des objectifs nationalistes dans un ordre international non égalitaire subvertit les principes de justice libéraux. Ainsi, la légitimité des visées nationalistes exige que l’on se préoccupe d’abord d’établir en arrière-plan le contexte global égalitaire à l’intérieur duquel ces visées seront poursuivies. Ma discussion se concentre donc sur la composante nationaliste du nationalisme libéral plutôt que sur sa composante libérale en tant que telle. Ce que je veux montrer n’est pas pour­quoi les libéraux, comme tels, doivent être des égalitaristes internationalistes mais plutôt pourquoi les nationalistes libéraux doivent l’être. Ainsi, tandis que les libéraux ont de bonnes raisons libérales d’appuyer l’égalité distributive à l’échelle internationale (comme l’ont soutenu Beitz et Pogge), la position que je veux défendre ici est que les nationalistes libéraux ont des raisons supplémentaires, qui découlent du principe de nationalité, de faire de même. Si mes arguments sont bien fondés, alors, pour autant que les « libéraux sont aussi des nationalistes libéraux[10]  », ils ont des raisons additionnelles, en plus des raisons libérales habituelles, de souscrire à l’égalité internationale.

Pour le montrer, j’avancerai deux arguments distincts. Premièrement, j’arguerai que si les nationalistes libéraux considèrent le droit à l’autodétermination nationale comme un droit réitératif[11], c’est-à-dire un droit univer­sel dont jouissent toutes les nations, ils doivent aussi, s’ils le prennent au sérieux, s’assurer que les préconditions matérielles qui président à l’exercice de ce droit soient satisfaites, et ce, pour toutes les nations. Je soutiendrai que cela implique qu’ils souscrivent à l’égalité distributive pour toutes les nations.

Le deuxième argument prend comme point de départ la thèse natio­naliste selon laquelle tous les États, y compris les États libéraux, sont engagés dans un processus de construction ou d’édification nationale. Les nationalistes soutiennent qu’il est à la fois inévitable et légitime que les États s’engagent dans une pratique de promotion, de renforcement et de protection d’une identité et d’une culture nationales particulières. Parmi les stratégies les plus importantes qu’un État libéral peut déployer à cette fin figure celle de la régulation (c’est-à-dire, de la limitation) de l’immigration. Pourtant, étant donné l’inégalité dans la distribution globale des ressources et des richesses, le contrôle de l’immigration semble, du moins à première vue, incompatible avec le principe libéral prônant l’égalité des chances. Pour cette raison, les nationa­listes libéraux se retrouvent en situation délicate; ils ont apparemment des raisons nationalistes légitimes pour exiger qu’on limite l’immigration, mais une telle limitation semble s’opposer aux exigences de la justice libérale. Je soutiendrai ici que l’issue de ce dilemme réside dans la création d’un ordre international plus égalitaire, où le contrôle de l’immigration n’entre plus en conflit avec l’égalité des chances. Mais alors, s’ils veulent légitimer les politiques d’édification de la nation, les nationalistes libéraux doivent s’engager à défendre l’égalité à l’échelle internationale.

Autodétermination et égalité

J’aborderai pour commencer l’argument du droit à l’autodétermination. Le droit à l’autodétermination nationale fait partie intégrante de l’idée même du nationalisme. Comme l’a écrit David Miller, « le sens de la nation et la quête pour l’autodétermination sont les deux faces d’une même médaille[12]  ». Une revendication d’autodétermination est fondamentalement comprise comme la revendication d’une sphère politique publique dans laquelle l’identité cultu­relle d’une nation peut s’exprimer, être reflétée et renforcée.

L’autodétermination nationale n’implique pas l’existence d’un État indépendant. Ce qui fonde cette idée, c’est plutôt que les nations ont droit à un certain degré d’autonomie (qui peut aller de l’autonomie gouvernementale limitée jusqu’à l’existence d’un État en bonne et due forme) leur permet­tant de se doter d’une sphère publique et de l’ensemble des institutions publiques les plus aptes à refléter et à entretenir leur identité culturelle particulière.

Toutefois, ce qui est indissociable du nationalisme libéral et en est même une condition nécessaire (quoique non suffisante), c’est l’idée que le principe d’autodétermination est un principe universalisable. Cela signifie que, pour les nationalistes libéraux, l’autodétermination est un droit dont toutes les nations peuvent se prévaloir dans des conditions appropriées. Une consé­quence évidente de cette condition d’universabilité est que l’exercice du droit à l’autodétermination d’une nation ne doit pas empiéter sur le droit similaire des autres nations. Cette condition d’universabilité ne s’applique pas uniquement aux nations situées à l’extérieur des frontières d’un pays mais aussi, comme certains libéraux l’ont soutenu au cours des dernières années, aux nations minoritaires vivant à l’intérieur de ses frontières. Considérer le principe d’autodétermination comme un principe universalisable impose ainsi des contraintes sur la façon dont une nation peut exercer ce droit à la fois dans la sphère domestique et dans la sphère internationale[13]. C’est ce caractère universalisable de l’autodétermination que Kymlicka, pour sa part, appelle le principe de réciprocité, qui est la source de l’intérêt des libéraux pour la défense des droits des minorités. Ainsi, Kai Nielsen considère que le droit à l’autodétermination est un droit réitératif: si l’appartenance nationale est un bien pour certains, alors ce doit être un bien pour tous ceux qui sont placés dans des conditions similaires[14].

La reconnaissance du droit à l’autodétermination pour toutes les nations est une caractéristique centrale du nationalisme libéral qui le distingue des formes non libérales, lesquelles ne voient aucune inconsistance dans le fait de revendiquer sa propre autodétermination tout en la refusant aux autres. Bien sûr, il semble que l’universalité de l’autodétermination nationale doive faire partie de toute conception acceptable du nationalisme. Peu de théoriciens sérieux du nationalisme peuvent défendre ce que Margaret Canovan appelle justement « le nationalisme chauvin  », en vertu duquel l’autodétermination serait un droit qui ne s’applique qu’à sa propre nation et qui, donc, pourrait être exercé aux dépens des revendications des autres nations à un droit similaire.

Mais la reconnaissance du principe d’autodétermination en tant que principe universel a-t-elle d’autres implications pour le nationalisme libéral? S’il existe des préconditions nécessaires à l’autodétermination, il semble bien, dès lors qu’on accepte réellement l’universalité de l’autodétermination, qu’on doive aussi s’engager à maintenir ou à réaliser ces préconditions.

Les préconditions politiques et légales de l’autodétermination sont celles qui viennent d’abord à l’esprit. Elles comprennent l’institutionnalisation et le renforcement des procédures de décolonisation, l’interdiction des interférences non fondées entre les nations, le droit à l’intégrité territoriale et communautaire, et ainsi de suite. Ces droits politiques ne s’appliquent pas seulement aux États-nations, comme on le dit souvent, mais sont aussi applicables, sans doute d’une façon plus limitée, aux nations minoritaires qui en font partie. Les droits importants des minorités nationales comprennent les droits linguistiques, le droit de régir l’éducation et l’immigration, et même le droit à un degré donné d’autonomie gouvernementale. Bien sûr, comme l’a souligné Antonio Cassese, le principe d’autodétermination, lorsqu’il fut proclamé pour la première fois en 1917, était surtout compris comme un droit des minorités nationales. Il était destiné « à s’appliquer à la fois aux nations [minoritaires] en Europe (principalement celles qui étaient placées sous la gouverne de la monarchie austro-hongroise) et aux peuples coloniaux[15]  ». Mais que l’auto­dé­termination soit entendue comme le droit d’un État-nation ou comme celui d’une minorité nationale à l’intérieur d’un État, certaines conditions et libertés légales et politiques doivent être mises en place pour que ce droit puisse être exercé.

Les conditions politiques de l’autodétermination sont généralement reconnues en droit international ainsi que dans les pratiques. Le droit des États-nations à l’autodétermination et à la non-ingérence est une norme de base du droit international, et il est affirmé et institutionnalisé dans diverses déclarations et conventions touchant les droits individuels et les droits des peuples[16]. La notion d’autodétermination comprise comme un droit politique et légal fut, bien sûr, le moteur des mouvements de décolonisation dans le monde au cours des cinquante dernières années du siècle dernier.

Cependant, d’autres préconditions importantes de l’autodétermination n’ont pas retenu autant l’attention générale; il s’agit des préconditions économiques et matérielles. Le manque de ressources matérielles peut avoir divers effets négatifs sur la capacité qu’a une nation de préserver et d’exprimer sa culture nationale. Premièrement, le manque de ressources de base prive les nations nécessiteuses des ressources économiques et sociales requises pour maintenir des institutions nationales efficaces et bien ordonnées. Sur le plan plus fondamental du fonctionnement humain, il est clair que les lacunes dans la satisfaction des besoins de base mine la capacité des individus de mener une vie humaine minimalement satisfaisante et, a fortiori, de soutenir et de promouvoir leurs modes de vie nationaux.

Deuxièmement, le manque de ressources sociales et économiques suf­fisantes compromet l’aptitude d’une nation à maintenir les schèmes institutionnels (programmes culturels, éducation, etc.) qui contribuent à préserver et à promouvoir son héritage culturel. L’édification de la nation est une entreprise qui requiert non seulement la liberté politique de s’y adonner, mais aussi les ressources matérielles qui permettent de poursuivre un tel projet. Dans The Law of Peoples, Rawls reconnaît que les peuples exposés à ce qu’il appelle des conditions non favorables — c’est-à-dire, privés des ressources de base et des moyens de développement — sont incapables d’entretenir la vitalité des institutions décentes et doivent recevoir, de la société des peuples, l’aide qui leur permettra de devenir des sociétés autosuffisantes et bien ordonnées.

Ainsi, étant donné que la privation économique peut avoir plusieurs effets négatifs sur la capacité d’une nation à s’autodéterminer (c’est-à-dire son aptitude à exprimer et à préserver sa culture dans une sphère politique parti­culière), il est impérieux que les nationalistes libéraux s’intéressent spécialement à la satisfaction des besoins matériels de base des peuples. Autrement dit, prendre au sérieux l’autodétermination implique que l’on s’engage sincèrement à garantir, pour toutes les nations, les conditions matérielles (et non seulement politiques) nécessaires à l’exercice de l’autodétermination. Comme Nielsen l’a écrit, ne pas s’assurer que les préconditions de l’autodétermination sont universellement satisfaites constitue « un marché de dupes  » de la part de ceux qui défendent l’universalité de l’autodétermination nationale[17]. La reconnaissance politique ou légale du droit à l’autodétermination ne suffit pas lorsque certaines nations sont dépourvues de la richesse et des ressources qui rendent possible la poursuite de cet idéal nationaliste.

On pourra objecter que mon argument n’a pas montré jusqu’ici que les nationalistes libéraux doivent défendre l’égalité distributive comme telle, mais seulement qu’ils doivent s’assurer que toutes les nations jouissent d’un certain degré de développement requis pour le maintien des institutions pertinentes de l’autodétermination. Si l’autodétermination peut être exercée lorsqu’une nation atteint un certain seuil minimal de développement, alors il n’y a aucune raison, du point de vue de la promotion de ce droit, de réclamer l’égalité entre les nations au delà de ce seuil minimal. L’inégalité comme telle entre les nations ne serait pas un enjeu; l’enjeu véritable serait de satisfaire les besoins de base. Ainsi, il n’y aurait aucune raison de défendre l’égalité internationale si tout ce qui nous préoccupe est d’accorder aux nations les ressources matérielles requises pour leur autodétermination. Il suffirait de prendre au sérieux nos devoirs d’assistance humanitaire en nous assurant qu’aucune nation ne reste en deçà des conditions économiques requises pour parvenir à l’autodétermination.

Certains théoriciens, comme John Rawls et David Miller, ont défendu cette position. Miller la conçoit dans les termes d’un contraste entre un cosmopolitisme « faible  » et un cosmopolitisme « fort  ». Il argue qu’un cosmo­politisme faible, reconnaissant les devoirs humanitaires, est approprié, tandis qu’un cosmopolitisme fort, requérant une justice distributive égalitariste, est à rejeter. De plus, il soutient que c’est tout ce que la justice globale peut exiger sans tomber dans l’incohérence. Ainsi, selon lui, on ne doit pas confondre la justice globale avec l’égalitarisme global[18]. De son côté, Rawls insiste sur la nécessité d’aider les peuples confrontés à des conditions défavorables et qui sont pour cette raison incapables de se donner ou de maintenir des institutions bien ordonnées. Mais il nie l’existence d’un devoir de justice internationale qui irait au-delà de la satisfaction des besoins de base[19].

De prime abord, l’objection semble fondée. Si c’est le manque de ressources matérielles et non pas l’inégalité comme telle qui compromet l’autodétermination, alors la défense de l’autodétermination n’implique pas une défense de l’égalitarisme international. Mais l’objection tient pour acquis une certaine indépendance entre l’objectif de satisfaire les besoins de base et celui de promouvoir l’égalité. Et ce présupposé est discutable. Il ne va pas de soi que la privation puisse être mesurée uniquement en termes absolus sans prendre en considération ses aspects relationnels et comparatifs. Ce qui constitue un mini­mum de base ne peut pas être déterminé dans l’abstrait sans faire référence à la façon dont les ressources sont en fait distribuées. Il n’y a pas une telle chose « qu’un seuil clairement et catégoriquement tranché de “déficience sérieuse” qui, une fois atteint, mettrait un terme à notre souci d’améliorer les conditions matérielles d’une personne[20]  ». Ce qui signifie que le degré de réussite d’une nation et ce qu’elle peut faire avec les ressources et la richesse dont elle dispose dépend en fait, pour une bonne part, de ce que possèdent les autres nations[21].

Ainsi, et pour en revenir à la question de l’autodétermination, l’idée que la satisfaction des besoins de base suffit à assurer la capacité d’une nation à l’autodétermination fait l’impasse sur le fait que les différences dans les relations de pouvoir entre nations sont entretenues par des inégalités économiques et compromettent le droit à l’autodétermination des nations moins avantagées. Puisque les nations interagissent dans un monde de plus en plus interconnecté, les inégalités matérielles permettront à certaines d’entre elles d’exploiter plus facilement les autres, compromettant ainsi leur droit à l’autodétermination. Une nation capable de satisfaire ses propres besoins de base et jouissant des droits légaux et politiques à l’autodétermination, mais qui est néanmoins pauvre comparativement aux autres nations, pourrait bien ne pas être en mesure d’exercer ce droit dans une situation d’inégalité sociale et économique. Dans un espace économique partagé, ce qu’on peut faire de sa richesse est dans une large mesure une donnée relative plutôt qu’absolue. Plus riches sont certaines nations, plus faible est le pouvoir d’achat des autres, et ainsi vont les diverses faiblesses des nations en regard les unes des autres.

Ce sont ces écarts entre le pouvoir dont jouissent les nations et entre leur état de vulnérabilité qui rendent l’autodétermination difficile à réaliser pour certaines d’entre elles lorsqu’il n’existe pas un certain degré d’égalité distributive. En effet, la vulnérabilité relative de certaines nations les expose à la coercition qui constitue un cas évident de perte d’autodétermination. Comme l’a remarqué Onora O’Neill, ce qui rend possible la coercition est « la faiblesse relative de ses victimes potentielles. Ce n’est pas leur manque absolu de capacités et de ressources qui les expose à la coercition, mais le fait qu’elles possèdent moins de capacités, de pouvoir ou de ressources que les autres et, en particulier, que ceux qui exercent sur elles une coercition[22]  ». Les gens peuvent être victimes de la coercition non pas parce qu’ils manquent de ressources dans un sens absolu mais parce qu’ils sont confrontés à d’autres plus riches ou plus puissants. Puisque l’autodétermination s’exerce en relation avec autrui, la vulnérabilité vis-à-vis autrui peut compromettre, dans les faits, la capacité à l’autodétermination.

Les inégalités et les relations de pouvoir qui en résultent entre certains pays peuvent ainsi avoir des conséquences négatives pour l’autodétermination nationale. Si l’un des arguments pour l’autodétermination est qu’elle permet l’autonomie collective, qu’elle permet à un peuple de se réaliser, alors très certainement, des relations de pouvoir asymétriques entre les peuples affectent leur autonomie collective, tout autant que des relations de pouvoir asymétriques entre les individus affectent la capacité de ceux qui s’en trouvent désavantagés d’exercer pleinement leur autonomie. Ainsi, Beitz remarque que « certaines inégalités doivent être combattues parce qu’elles expriment des relations sociales au sein desquelles les plus avantagés exercent à un degré déraisonnable leur contrôle sur autrui[23]  ». Les inégalités, et non pas simplement le manque absolu, peuvent compromettre l’autodétermination en soumettant certains au contrôle des autres.

David Miller est prêt à défendre de ce qu’il appelle un « cosmopolitisme faible  » qui impose des devoirs humanitaires entre les nations, mais non pas un « cosmopolitisme fort  » qui exigerait une égalité distributive entre elles. Miller voit une distinction cruciale entre la privation des droits de base et l’inégalité matérielle; il prétend que la première impose des obligations univer­selles, mais que le rejet de l’inégalité n’a pas une portée universelle. Toutefois, curieusement, Miller lui-même concède que l’inégalité peut induire des relations d’exploitation et, en conséquence, conduire à la violation de droits fondamentaux[24]. « Serais-je parvenu, par une autre voie, à défendre l’égalité globale?  », se demande-t-il pour la forme[25].

La réponse qu’il donne à sa propre question rhétorique est qu’il n’existe malheureusement aucune théorie satisfaisante de l’égalité globale, et ce, même s’il reconnaît que l’inégalité peut conduire à l’exploitation et mettre ainsi en péril son propre cosmopolitisme faible[26]. Ainsi, il semble finalement que la position de Miller soit dictée non pas tant par la distinction qu’il aperçoit entre la violation des droits fondamentaux et l’inégalité, puisqu’il concède l’exis­tence d’une relation causale forte entre les deux, que par le fait qu’il n’y a pas de base théorique cohérente justifiant l’égalité globale[27]. Mais cela est une question bien différente de celle qui nous occupe maintenant, à savoir que la violation des droits et l’inégalité, bien qu’elles soient conceptuellement différentes, sont assurément interdépendantes.

En d’autres mots, du point de vue de l’autodétermination, les nationa­listes libéraux doivent prendre au sérieux l’égalité internationale. Même Miller doit l’admettre puisque, comme je l’ai souligné, il concède l’interdé­pendance entre l’inégalité et la violation des droits. Bien sûr, on peut rejeter, comme le fait Miller, ce que nous avons voulu tenir pour acquis dans le présent article, à savoir qu’il y a de bonnes raisons de défendre l’égalitarisme à l’échelle internationale. Notre intention ici n’était pas de défendre cette thèse[28], mais de montrer que tout nationaliste libéral qui rejette l’internationalisme égalitaire le fait à ses propres risques. Les arguments déployés ici montrent, je l’espère, qu’un nationaliste libéral qui rejette l’égalité à l’échelle internationale nie aussi l’universalité de l’autodétermination nationale; et cela est une position à laquelle doit s’opposer un nationaliste libéral.

Ainsi, si les nationalistes libéraux prennent au sérieux l’autodétermination en tant qu’idéal universel, ils doivent aussi plaider fermement la cause de l’éga­lité internationale. L’autodétermination est un objectif qui ne peut être réalisé que dans un contexte d’égalité économique entre les nations. La satisfaction, à un niveau prédéterminé, des besoins de base pourrait ne pas être suffisante pour atteindre cet objectif étant donné les interactions concurrentielles entre les nations. L’argument égalitariste voulant que, dans un contexte national, les inégalités économiques compromettent l’autonomie des plus démunis possède un analogue sur le plan global. Tout comme les inégalités économiques permettent à certains individus d’exercer leur contrôle sur autrui, limitant ainsi son autodétermination, les inégalités économiques entre les nations compromettent le droit à l’autodétermination des nations les plus démunies.

Égalité des chances et frontières

L’argument développé jusqu’ici porte sur l’universalité du droit à l’auto­détermination, et il est indépendant de la question de savoir si on accepte ou non une version universaliste du libéralisme. Dès lors qu’on défend le principe de l’autodétermination nationale comme un idéal universel, on doit aussi, si l’on veut être consistant, exiger la réalisation des préconditions qui la rendent possible. Dans le contexte global, une précondition importante est l’égalité économique entre les nations. Pour le dire autrement, la clause de « globalisation  » est impliquée ici par l’universalité du principe d’autodétermination nationale et non pas par le libéralisme en tant que tel.

Cependant, tandis que l’argument en faveur de l’autodétermination s’adresse à tous les nationalistes libéraux, quelle que soit la conception qu’ils se font du libéralisme, mon prochain argument s’adressera uniquement aux libéraux qui considèrent comme universellement valide l’idée d’égalité des chances. Mais cet argument ne vise pas simplement à montrer comment l’éga­lité des chances, en tant qu’idéal global, conduit logiquement à un égalitarisme universel; il vise plutôt à montrer que le programme nationaliste du libéra­lisme donne aux libéraux des raisons et des motivations additionnelles pour défendre l’égalité internationale.

Cet argument fait intervenir l’idée de construction ou d’édification de la nation. Comme je l’ai mentionné plus haut, une thèse fondatrice du natio­na­lisme libéral veut que tous les États, y compris les États libéraux, soient engagés dans des pratiques d’édification de la nation. Ce qui est commun aux nationalismes, y compris le nationalisme libéral, est l’importance qu’ils attachent à la constitution d’une identité nationale partagée. Tandis que ce qui différencie les formes libérales du nationalisme de ses formes non libérales réside dans la façon dont chacune définit et poursuit les objectifs d’édification de la nation[29].

Au nombre des stratégies d’édification de la nation acceptables du point de vue du nationalisme libéral, on compte le contrôle de l’immigration. Il ne s’agit pas ici d’autoriser les États-nations à fermer hermétiquement leurs frontières mais plutôt de restreindre les mouvements de population vers l’intérieur de leur territoire au lieu d’ouvrir toutes grandes ces frontières[30]. L’idée, ici, c’est qu’il est légitime de réguler l’immigration en vue de protéger et de préserver une certaine identité nationale qui, elle, est nécessaire pour le maintien et la protection des institutions politiques et publiques importantes pour la démocratie. Ce n’est pas que les étrangers ne puissent pas en principe être intégrés au sein de la culture nationale mais plutôt que l’intégration des étrangers dans une culture sociétale commune caractérisée par une langue commune et des institutions publiques partagées est un long processus. Une immigration sans aucune restriction risquerait de submerger à un moment donné la culture commune. Le contrôle de l’immigration donne ainsi à un État libéral le temps de soutenir et de protéger l’unité nationale si importante pour ancrer ses institutions démocratiques.

Du point de vue du nationalisme libéral, le contrôle de l’immigration en lui-même n’est ni libéral ni anti-libéral, juste ou injuste. La question de savoir si une politique d’immigration est consistante ou inconsistante avec la justice libérale dépend des critères utilisés pour sélectionner les immigrants, et des raisons qui motivent la restriction. Des politiques d’immigration fondées sur la sélection raciale et visant à maintenir l’identité raciale de la nation seraient clairement anti-libérales. En revanche, des politiques visant à maintenir une identité non raciale, où la sélection s’effectue sur la base de critères tels la connaissance de la langue nationale, les qualifications professionnelles, les liens familiaux ou la familiarité avec une culture démocratique ne sont pas nécessairement inconsistants avec la justice libérale. Bref, les motifs pour réguler l’immigration et les façons de le faire peuvent être plus ou moins libéraux, et une conception libérale du nationalisme tendra évidemment à satisfaire au mieux les exigences de la justice libérale.

Toutefois, pour les libéraux qui croient que l’égalité des chances est un principe appliquable à l’échelle transnationale, la justification donnée par les nationalistes pour restreindre l’immigration pose un curieux problème. En effet, le principal motif de l’immigration, dans le monde contemporain, est la perspective d’avancement économique. C’est un fait bien connu que les immigrants tendent à se déplacer des pays pauvres vers les pays riches dans le but d’améliorer leur situation économique. Ainsi, comme l’a soutenu Joseph Carens, si nous prenons au sérieux le principe libéral d’égalité des chances, alors nous devons également défendre sérieusement l’ouverture des frontières et la libre circulation des personnes dans le monde. Permettre aux États de restreindre ou même de réguler l’immigration équivaudrait à leur permettre d’interdire arbitrairement à autrui l’accès aux ressources dont jouissent leurs propres citoyens, et cela serait une infraction au principe d’égalité des chances. Selon Carens, empêcher des personnes d’améliorer leur situation en changeant de pays nous ramène à la croyance féodale voulant que les perspectives de vie d’une personne soient entièrement fixées dès la naissance. Carens argue ainsi que, derrière un voile d’ignorance rawlsien grâce auquel les partenaires délibérants ne connaîtraient pas leur nationalité ni certains autres faits contingents au sujet d’eux-mêmes, ceux-ci opteraient certainement pour des frontières ouvertes plutôt que pour des frontières régulées par les nations.

L’idée des nationalistes libéraux selon laquelle l’État libéral peut légitimement réguler l’immigration ne s’accorde donc pas d’emblée avec l’idée que se font les libéraux de l’égalité. D’un côté, il est dans l’intérêt des nationalistes libéraux (de la plupart d’entre eux) de contrôler l’immigration afin de protéger une certaine identité nationale requise pour le maintien des institutions démocratiques libérales. Mais, d’un autre côté, cela semble assez clairement aller à l’encontre de la conception libérale de l’égalité[31]. Pour cette raison, Judith Lichtenberg soulève, d’un point de vue critique, la question de savoir « si, étant donné les circonstances de l’égalité globale, le nationalisme peut exister en pratique aussi bien qu’en théorie[32]  ».

Mais il faut aussi voir que ce conflit moral entre les exigences du libéralisme et les stratégies d’édification de la nation n’est pas inévitable. S’il y a un conflit entre la théorie et la pratique du nationalisme libéral, c’est que, dans le monde actuel, le nationalisme est pratiqué dans le contexte d’une grande inégalité à l’échelle internationale. Cependant, les circonstances qui font que la fermeture des frontières a pour conséquence que l’égalité des chances n’est pas accessible à tous les individus de la planète ne sont pas elles-mêmes inévitables. Si cela risque de se produire maintenant, c’est que le monde dans lequel nous vivons est marqué par une distribution inégale des ressources et des opportunités économiques. La chose évidente à faire pour un nationa­liste libéral est de s’assurer que ce conflit puisse être évité en exigeant un monde dans lequel la richesse et les ressources sont distribués de façon plus équitable. Lorsqu’un ordre international plus égalitaire aura vu le jour, la stratégie natio­naliste qui consiste à contrôler l’immigration n’aura plus à entrer en conflit avec le principe libéral de l’égalité des chances. Empêcher les personnes désavantagées de franchir nos frontières n’a pas à entrer en conflit avec l’égalité des chances si nous sommes prêts à exporter certaines de nos ressources pour que ces personnes puissent en profiter. Et bien sûr, dans un tel monde, la principale motivation pour immigrer s’estomperait.

Les conflits moraux ou les « choix tragiques » de cette espèce doivent nous inciter à poser ce que Martha Nussbaum appelle la question hégélienne: « La tragédie pourrait-elle être évitée grâce à une modification de nos pratiques?[33] » Les conflits tragiques, dans lesquels une injustice ou un tort est inévitable peu importe la façon dont on agit, ne doivent pas nous transformer en « âne de Buridan ». Il doivent plutôt nous amener à nous demander comment de tels choix tragiques peuvent être évités à l’avenir, ou comment leur coût, si nous devons agir maintenant, peut être minimisé. Nous devons nous demander si d’autres arrangements institutionnels et une planification différente peuvent prévenir de tels conflits dans l’avenir[34]. Lorsqu’un conflit moral advient en raison d’arrangements institutionnels déficients, nous avons une obligation morale, pour peu que ces conflits soient d’authentiques conflits moraux, de corriger les arrangements fautifs. Plus précisément, des choix difficiles doivent être faits lorsqu’ils se présentent à nous; et nous avons le devoir, dans de telles circonstances, de minimiser autant que faire se peut les effets négatifs inévitables de nos actes. Mais le plus grand défi est de minimiser l’apparition de cas difficiles dans l’avenir grâce à une « meilleure planification sociale[35] ». Réaliser une plus grande égalité à l’échelle internationale est une solution institutionnelle qui peut permettre d’éviter, ou tout au moins de mini­miser, les coûts imposés à l’égalité des chances par des politiques de contrôle de l’immigration.

Ainsi, la nationaliste libérale Yael Tamir souligne que la régulation de l’immigration au nom de l’édification de la nation est conditionnelle à la satis­faction des devoirs imposés par la justice distributive. Elle écrit:

Restreindre l’immigration en vue de conserver le caractère national d’un certain territoire n’est justifié que si toutes les nations ont une chance égale de créer une entité nationale dont les membres auront une chance équitable de poursuive leur buts individuels et collectifs. Le droit de préserver l’homogénéité culturelle dé­pend donc de la richesse des autres nations. Le nationalisme libéral implique qu’il est justifié pour une nation de viser l’homogénéité en contrôlant l’immigration seulement si cette nation a satisfait à l’obligation globale qui lui incombe d’assurer l’égalité entre toutes les nations [36].

Endossant les grandes lignes de cette argumentation, Kymlicka introduit une variation intéressante de la proposition faite par Carens d’appliquer la position originelle rawlsienne à la question de la libre circulation et de l’égalité des chances. Kymlicka suggère en effet que parmi les faits auxquels les partenaires dans la position originelle pourraient avoir accès figurent, non seulement le fait que le monde est radicalement inégal en ce qui a trait à la distribution des ressources et à la richesse entre les nations, mais aussi le fait que les individus ont un intérêt très grand (et justifiable) dans le maintien de leur culture nationale. Kymlicka remarque que, dans un tel scénario, il est probable que, contrairement à ce que pense Carens, les partenaires n’opteraient pas pour des frontières ouvertes mais plutôt pour des frontières fermées. Toutefois, parce qu’ils reconnaissent le problème que pose l’inégalité globale, ils insisteraient sur le fait que les restrictions sur l’ouverture des frontières doivent s’accompagner d’une politique de redistribution des ressources globales. C’est dire qu’ils opteraient pour un cadre institutionnel global grâce auquel la protection de la culture nationale n’a pas à se faire aux dépens de l’égalité des chances pour tous[37].

Thomas Pogge arrive à une conclusion similaire à partir d’arguments différents et plus empiriques[38]. Si notre objectif est d’égaliser les chances à l’échelle internationale, dit-il, il serait plus efficace de nous engager dans un transfert des ressources que d’édicter une politique de complète ouverture des frontières. Plutôt que de garantir globalement l’égalité des chances, une politique d’ouverture des frontières pourrait, dans les faits, compromettre cet idéal pour au moins deux raisons. D’abord, seules les élites des pays en voie de développement — la classe éduquée et riche, par exemple — ont les moyens et les ressources (ainsi que les contacts, dans les pays où un visa de sortie est nécessaire) pour émigrer; elles pourraient ainsi contribuer à aggraver la situa­tion de leur pays et creuser encore davantage les inégalités sociales[39]. De plus, il y a des limites au nombre de personnes qui peuvent émigrer vers des pays plus riches sans outrepasser la capacité d’accueil de ceux-ci et sans compromettre leur capacité de générer de la richesse. Ainsi, des deux options considérées en vue d’atteindre l’égalité, la plus efficace, selon Pogge, est de déplacer les ressources vers les personnes plutôt que les personnes vers les ressources[40]. Si l’inégalité est notre principale préoccupation en ce qui à trait à la justice distributive internationale, la meilleur stratégie serait de permettre un plus grand mouvement des ressources (de meilleurs principes de distribution) plutôt que le libre mouvement des populations. Bref, la mobilité des ressources, plutôt que la mobilité des personnes, servirait mieux les fins de l’égalité des chances à l’échelle globale.

Veit Bader a argué, en réponse à Pogge, que nous devons adopter les deux stratégies: permettre l’immigration (une ouverture équitable des frontières) aussi bien qu’une redistribution des ressources. Selon lui, tant que le schème de redistribution n’est pas entièrement opérationnel et généralement accepté, l’égalité libérale doit laisser place à l’immigration. Il me semble que la plupart des gens seraient d’accord avec Bader sur ce point. Dans un contexte non idéal, où l’égalité entre les nations est encore loin d’être réalisée, les États libéraux doivent accueillir plus d’immigrants qu’ils ne pourraient légitimement le faire autrement. Et certainement, comme le pense Bader, la plupart des pays libéraux contemporains sont encore bien en deçà du point où la venue des immigrants pourrait mettre en péril la cohésion sociale et donc, les institutions démocratiques elles-mêmes.

Néanmoins, les remarques pertinentes de Bader ne nous obligent pas à rejeter la conclusion de Pogge voulant que la seule ouverture des frontières ne soit pas la meilleure stratégie pour résoudre le problème de la pauvreté. La question n’est pas de savoir si on doit permettre l’immigration (ce que Pogge pourrait concéder), mais de savoir plutôt si on doit permettre un contrôle de l’immigration en vue de préserver l’identité nationale, au lieu d’ouvrir entièrement les frontières, comme Carens le propose, en vue d’atteindre l’égalité des chances. On peut à la fois permettre l’immigration (et cela peut même signifier l’augmentation des quota couramment imposés par les pays libéraux), et s’opposer à une complète ouverture des frontières. Il est important de souligner que les nationalistes libéraux ne défendent pas nécessairement les quotas d’immigration tels qu’ils existent présentement dans la plupart des pays libéraux. Leur position est plutôt qu’un certain degré de régulation, par opposition à une ouverture complète, est une pratique nationaliste légitime, mais cela uniquement lorsque l’égalité internationale est réalisée. Bref, dans l’alternative entre redistribuer la richesse et ouvrir les frontières afin de réaliser globalement l’égalité des chances, la redistribution est à la fois la meilleure stratégie et celle qui s’accorde le mieux avec les aspirations d’un peuple à conserver et à protéger ses modes de vie nationaux.

Ce que montre cet argument, c’est que les politiques de contrôle de l’immigration envisagées par les nationalistes libéraux procèdent d’un intérêt raisonnable du point de vue des buts légitimes du processus d’édification de la nation, mais qu’elles ne peuvent être poursuivies légitimement que si elles ne violent pas le principe d’égalité des chances. Et cette condition ne peut être réalisée que dans le contexte d’un monde plus égalitaire, d’un ordre international dans lequel les ressources sont plus équitablement distribuées. Ainsi, si les universalistes libéraux ont de bonnes raisons libérales de promouvoir l’égalité globale, les nationalistes libéraux ont une raison supplémentaire et indépendante de le faire: il ne peuvent, autrement, s’engager en toute légitimité dans un processus de construction de la nation.

Cela ne signifie pas nécessairement qu’en pratique aucun objectif nationa­liste ne peut être poursuivi dans un contexte d’inégalité internationale; une conclusion aussi stricte discréditerait les pratiques d’édification de la nation dans le monde actuel où la quête de justice ne peut jamais qu’être en progression. Ainsi, l’ultimatum lancé par Lichtenberg aux nationalistes libéraux: « Réalisez l’égalité des chances [à l’échelle globale] d’abord, ensuite vous pourrez avoir votre appartenance culturelle[41] » est au mieux une affirmation de la primauté de la justice internationale plutôt qu’un avis sur la façon de prioriser des politiques publiques. Ce que la primauté de la justice internationale affirme, c’est que les devoirs de justice internationale doivent être pris aux sérieux et que les projets nationaux des nations bien nanties sont suspects si elles ne font pas aussi leur quote part pour satisfaire les devoirs que leur impose la justice internationale. Affirmer la primauté de la justice signifie affirmer que la justice détermine les conditions limites à l’intérieur desquelles les personnes peuvent légitimement poursuivre leur fins et leurs plans.

Dans The Law of Peoples, Rawls souligne le problème spécial posé par l’immigration. Il écrit: « Aussi arbitraires que puissent paraître les frontières d’une société d’un point de vue historique, un des rôles importants du gouvernement est d’être l’agent effectif d’un peuple en tant que celui-ci assume la responsabilité de son territoire et de la taille de sa population ainsi que de la préservation de l’intégrité de son environnement [...]. Un peuple doit reconnaître qu’il ne peut esquiver les conséquences de sa propre négligence à contrôler la taille de sa population ou à prendre soin de son territoire en se lançant dans des guerres expansionnistes ou en émigrant sur le territoire d’un autre peuple sans le consentement de celui-ci[42]. » Mais Rawls pense que les principales causes de l’immigration « disparaîtront dans une société de peuples libéraux et décents[43] ». Les migrations, dit-il, sont souvent motivées par des persécutions religieuses, ethniques ou politiques, les famines et l’accrois­sement démographique. Mais dans le contexte idéal qu’il décrit dans The Law of Peoples, Rawls soutient que ces problèmes disparaissent et que disparaîtront du même coup les principales causes de migration.

Toutefois, s’il est vrai que les inégalités peuvent compromettre la satisfaction des besoins de base, alors tolérer les inégalités ne servira à rien pour contenir le flot des migrants. De plus, même lorsque les besoins de base sont satisfaits, de grandes différences entre les niveaux de vie des individus vivant dans des pays différents peuvent encore motiver les habitants des pays moins bien nantis à chercher refuge dans les pays où leur niveau de vie peut être haussé. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la privation est une mesure relative plutôt qu’absolue. Ainsi, l’élimination des calamités telles les famines et les crises démographiques sévères exigée par Rawls dans The Law of Peoples pourrait certainement contenir l’exode massif des peuples. Mais, tant qu’il reste encore des inégalités, la migration continuera d’être une réalité globale domi­nante[44]. Prévenir les calamités économiques pourrait ralentir le flot de ces groupes mal définis que l’on appelle « les réfugiés économiques ». Cependant, les immigrants à la recherche de meilleures conditions pourraient bien demeurer une réalité qu’il nous faudra assumer aussi longtemps que subsisteront des inégalités entre les nations[45].

Avant de clore cette section, il vaut la peine de souligner qu’un des attraits de l’argument déployé ici est qu’il peut être vu comme une extension de l’argu­ment de Kymlicka voulant que l’allocation de droits spéciaux aux minorités soit considérée comme une contrepartie légitime du processus d’édification de la nation. Dans ses plus récents écrits, Kymlicka remarque que les efforts investis par un État dans l’édification de la nation peuvent potentiellement avoir des effets non libéraux sur les membres des nations minoritaires[46]. Les politiques d’éducation publique ainsi que le maintien d’un ensemble d’institutions fonctionnant dans un langage donné (celui de la majorité) ont potentiellement des effets aliénants sur les citoyens qui ne partagent pas la culture majoritaire. C’est en un sens pour compenser, chez les membres des minorités, ces effets de l’édification nationale qu’un État libéral doit adopter une politique des droits des minorités qui permettra aux nations minoritaires de se donner un pareil ensemble d’institutions et aux immigrants de s’intégrer plus facilement à la culture dominante (par le moyen d’une éducation multi­culturelle, d’une sphère publique pluralisée, etc.).

Comme mon argument tend à le montrer, si les pratiques d’édification de la nation d’un État peuvent avoir des effets non libéraux sur les nations minoritaires qui vivent à l’intérieur de ses frontières, elles peuvent aussi avoir des effets non libéraux sur d’autres nations. Ces effets, comme nous l’avons vu, risquent en premier lieu de compromettre l’égalité des chances pour les individus vivant dans des pays moins bien nantis. Tout comme l’État doit offrir des mesures compensatoires (des politiques de droits minoritaires) pour atténuer les effets négatifs de sa pratique d’édification de la nation sur ses minorités, il doit agir pour en atténuer les effets négatifs sur les membres des nations (plus pauvres) en soutenant un ordre international plus égalitaire. En un sens, mes vues sur ces questions complètent celles que Kymlicka avance au sujet de la manière dont les libéraux doivent comprendre l’édification de la nation et ses implications, et y répondre.

Conclusion

Les nationalistes libéraux ont des raisons, découlant de leur position nationa­liste, de promouvoir la réduction des inégalités entre les nations. Par conséquent, non seulement n’y a t-il pas d’incompatibilité entre le nationalisme libéral et la justice cosmopolitique, mais les nationalistes libéraux doivent aussi promouvoir l’égalitarisme à l’échelle internationale s’ils veulent prendre au sérieux leur propre programme nationaliste. Bien sûr, l’égalitarisme à l’échelle internationale n’est qu’un pas en direction du cosmopolitisme auquel adhèrent plusieurs libéraux, puisque ce dernier ne requiert pas l’égalité seulement entre les nations mais aussi entre les individus appartenant aux diverses nations. Mais montrer que le nationaliste libéral doit aussi être un égalitariste international permet de dissoudre le malentendu selon lequel nationalisme libéral et internationalisme sont incompatibles. La question de savoir si les nationalistes libéraux peuvent prendre au sérieux l’idéal cosmopolitique est une question que je réserve pour une prochaine occasion[47].

(Traduit de l’anglais par Jocelyne Couture)