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L’ouvrage édité par G. Khushf se présente comme un panorama relativement exhaustif de la réalité de la bioéthique aujourd’hui, sous la forme d’une collection d’essais (vingt-six contributions, elles-mêmes classées en cinq sections) réunissant des philosophes et des médecins qui se proposent d’envisager les questions qui les interpellent selon une approche philosophique.

Pour autant, et comme le souligne l’introduction du recueil, la tâche n’est pas mince, et qui s’y attelle doit d’abord affronter deux difficultés majeures conçues comme deux risques inhérents à la nature même de la bioéthique en tant que discipline de recherche. Le premier danger est celui d’une perte de repères: ceux qui rejoignent la bioéthique viennent d’horizons différents, de sorte qu’il est au final extrêmement malaisé de cerner des profils et de classer les intervenants, chercheurs et contributeurs comme appartenant à une discipline initiale (philosophie, théologie, sciences médicales...), puisqu’ils se définissent d’emblée comme bioéthiciens. Le second danger est celui de la spécialisation à outrance dans une question précise de bioéthique, en oubliant qu’il s’agit d’une discipline très étendue, qui couvre un champ très large dont les divers éléments doivent être en liaison continue les uns avec les autres. En ce sens, la création et le développement de pôles de spécialisation indépendants nuit à une vision synthétique des choses au sein d’une « discipline multiple », conçue comme un réseau aux nombreuses ramifications.

L’approche du recueil, une approche philosophique, n’est pas, elle non plus, aisée à définir et à réaliser. Qu’est-ce approcher philosophiquement la bioéthique? Il s’agit, affirme Khushf, d’adopter et de faire sienne la rigueur formelle qui définit classiquement le raisonnement philosophique, tout en se démarquant de l’idée selon laquelle la philosophie, mère de toutes les sciences, est fondée à nous fournir les réponses à toutes les questions que nous nous posons. En somme, le rapport qui unit bioéthique et philosophie peut être résumé de la manière suivante: la bioéthique est une pratique bien établie, avec sa culture, ses normes et sa propre histoire; si elle ne la définit pas et si elle ne cherche pas à en offrir une reconstruction, la philosophie ne lui est cependant pas totalement étrangère puisqu’elle lui propose d’oeuvrer selon sa méthode et avec ses armes, usant à la fois du concept et du regard critique.

La première section, « L’émergence de la bioéthique », recense une unique contri­bution, celle de Jonsen, et fait office d’introduction historique au présent volume. Jonsen énumère les différents facteurs qui ont permis l’émergence de la bioéthique et prend soin de démontrer que cette naissance n’est pas une naissance unilatérale, mais s’est accompagnée, conjointement, de la re-nais­sance des traditions et des disciplines qui ont permis l’édification de la bio­éthique. Plus particulièrement, une dialectique fructueuse s’est mise en place, et la philosophie, dans un retour de balancier qui lui fut à la fois bénéfique et salutaire selon Jonsen, s’est vue acculée à renouveler ses méthodes d’investigation et à sortir du positivisme logique alors en vogue pour entrer dans une sphère plus concrète d’inspiration aristotélicienne, voir pragmatiste, à la Dewey par exemple.

La deuxième section, « La théorie bioéthique », regroupe sept contributions, deux d’entre elles étant écrites à quatre mains. Le point commun de ces contributions est l’idée selon laquelle aucune réponse, que l’on soit fémi­niste, adepte de l’éthique narrative ou autre, ne peut prendre la forme d’une solution définitive, indépassable, mathé­matique. Des différences d’approche émergent toutefois, prenant souvent la forme d’une alternative et requérant, de la part du bioéthicien, une prise de position ferme. Ainsi en est-il de la question de savoir si l’on doit mettre l’accent sur les actions ou l’agent lui-même, sur le mobile de l’action ou sur ses conséquences. Pour autant, les séparations ne sont jamais aussi tranchées qu’elle peuvent le paraître ab initio, et l’on trouve souvent des démarches synthétiques qui oeuvrent à dépasser le manichéisme primaire; c’est le cas de Boyle, par exemple, qui cherche à intégrer un certain conséquentialisme à l’intérieur d’un cadre déontologique. Les implications de ces questionnements ciblés sont déterminantes. Elles exigent que soit repensée la finalité même de la bioéthique en interrogeant le socle même sur lequel elle s’est établie: faut-il en revisiter l’arrière-plan moral de fond en comble ou se contenter d’en dénoncer les limites? Là encore, les contributeurs sont partagés, plus ou moins virulents.

La troisième section a pour objet les concepts fondamentaux de l’éthique cli­nique. Elle rassemble cinq essais qui se proposent d’examiner le rapport délicat existant entre la pratique clinique ou médicale et l’idéal, en termes de relations humaines dans un cadre sanitaire au sens large. La première exige l’action et ne peut se permettre une réflexion infinie. La nature du second exige, elle, la présence d’un jeu permanent entre les règles et les principes inhérents à la pratique, d’un côté, et la particularité quasi-infinie des situations dans le domaine de la médecine clinique, de l’autre. La bioéthique a permis à cette dernière de se sortir du paradigme paternaliste, dans lequel le praticien, détenteur du savoir absolu, donnait à la fois l’information et la solution au patient, résolument passif. Il s’agit à présent de tendre vers un schéma responsabilisant au sein duquel le malade est considéré comme tout à fait apte à déterminer son intérêt. Cet intérêt peut être, au demeurant, opposé à ce que le médecin considère comme bénéfique à son patient, de sorte qu’une éthique du dialogue doit être instaurée, brisant par-là même la structure archaïque hiérarchique praticien/patient.

Cette éthique du dialogue ouvre la voie à une nouvelle approche de la médecine, au sein de laquelle les questions de l’autonomie, de l’identité personnelle, du bien-être et de l’accomplissement individuels acquièrent un statut auquel elles n’avaient jamais pensé pouvoir prétendre. Ces questions se meuvent autour d’un axe central, la maladie. Comment définir la maladie? Est-ce un simple dysfonctionnement, un rouage qui s’enraye? Est-ce un élément fortement perturbateur qui fait irruption dans l’existence et la traverse de part et d’autre en laissant le patient désorienté et aliéné? Au-delà des définitions, il faut veiller à ce que malade et médecin se retrouvent dans une relation de confiance et de savoir partagé, et à ce que la réponse du second prenne en consi­dération la spécificité du premier (Zaner).

La quatrième section réunit quatre études qui se proposent d’étudier les moda­lités et les implications du passage d’une relation initialement privée entre le médecin et son patient à la sphère publique lorsqu’il s’agit de prendre position et de légiférer sur des questions comme l’euthanasie, la procréation assistée ou les maladies génétiques. Ces questions rejoignent une préoccupation commune: l’opposition classique entre l’individu et la communauté — entre l’intérêt personnel et le bien commun — évaluée en termes de coût, souvent exorbitant pour le premier. Mais cette dichotomie structurante est elle-même trompeuse quand il s’avère que l’exercice de notre capacité d’auto-détermination engage la destinée d’un autre (que ce soit une personne ou un groupe de personnes) tout autant que soi-même. C’est le cas principalement des maladies génétiques qui engagent aussi bien le porteur que sa descendance présente et à venir. Comment la bioéthique se positionne-t-elle par rapport à ces questions? Les quatre contributions de cette section tentent de répondre à cela en posant, peu ou prou, la nécessité d’une ré-appréhension des principes de la réflexion éthique.

La dernière section regroupe cinq essais qui se retrouvent autour d’un thème commun, les fondements éthiques des professions de la santé, et interrogent à la fois l’idéal de compétence scientifique et l’idéal éthique à l’heure où la médecine est menacée de devenir un commerce comme un autre. La médecine ne doit pas se concevoir comme la simple réparation d’un dysfonctionne­ment, comme une pure technique. Elle est bien plus que cela: comme gérontologie par exemple, elle se doit de prévenir, et non pas uniquement de guérir, en promouvant des politiques pour le long terme (McCullough).

En résumé, cette collection d’essais offre au lecteur un excellent aperçu de ce qu’est la bioéthique aujourd’hui, aussi bien par la variété des thèmes traités que par la diversité des contributeurs, venus d’horizons intellectuels et professionnels différents. Ceux-ci se complètent et se répondent dans un dialogue fécond qui invite à penser et à s’interroger.