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Introduction

Dans cet article, je porte mon attention sur quelques-uns des importants problèmes conceptuels posés par le prétendu phénomène de la génération spontanée, en montrant comment ceux-ci sont liés à la question théorique des origines et de l’ontologie des espèces biologiques, et en premier lieu au problème de leurs frontières. Je défends l’idée importante que la distinction conceptuelle de l’histoire de la théorie de la génération ne s’est jamais trouvée entre les animaux sexuellement et spontanément générés, mais plutôt entre les animaux générés par la reproduction cyclique de la forme, d’un côté, et par ce que Descartes appelle les « causes mineures », d’un autre côté. Pour un hylomorphiste tel qu’Aristote, toute reproduction est formelle, qu’elle soit sexuelle ou spontanée; pour un mécaniste tel que Descartes, toute reproduction, y compris la reproduction sexuelle, est mécanique.

Dans la première section, je fais un rapide survol du problème de l’ontologie des espèces et de la génération spontanée chez Aristote, comme il a été traité dans la littérature secondaire depuis l’attribution bien connue, par David Hull, du fixisme des espèces [species fixism] au philosophe grec. Dans la deuxième section, je considère les candidats plus probables des origines de ce fixisme, à savoir les écrivains d’histoire naturelle du début de la période moderne qui étaient préoccupés par la classification des types morphologiques à l’intérieur des systèmes taxonomiques. Dans la troisième section, je discute de la manière dont la nouvelle ontologie émergente des espèces au XVIe siècle a accueilli la théorie très répandue de la génération spontanée qui est apparue durant le Moyen Âge et qui était largement aristotélicienne. Selon cette théorie, on ne refuse pas l’imposition d’une certaine forme par un agent, mais l’on considère plutôt que ce sont les cieux qui jouent le rôle du principe formel. Cependant, cette théorie d’un flux astral générateur de forme a été largement remplacée, au XVIe siècle, par une théorie de la génération spontanée vue comme sous-produit de la putréfaction. Dans la quatrième section, je discute de l’arrière-plan sceptique et libertin de certains aspects de la génération spontanée débattus au début de la période moderne. Dans la cinquième section, les choses se corsent, dans la mesure où nous étudierons les considérations par lesquelles une vision prépondérante de la génération sexuelle au début de la modernité, comme celle de Descartes, a réduit celle-ci à la génération spontanée par d’autres moyens, qui sont la création de nouveaux organismes par le biais de parties coagulées aussi bien que par l’imposition d’une forme par un agent. Dans cette optique, j’argumente que le statut ontologique des espèces est un problème particulier pour la théorie mécaniste générale — et particulièrement celle de Descartes — qui ne concerne pas seulement la génération spontanée, mais aussi la génération simpliciter. Le mécanisme omet entièrement toute explication permettant de comprendre comment et pourquoi le même engendre le même, bien que, contrairement à la biologie d’Aristote, tous les théoriciens du début de la modernité, mis à part les libertins, soient tous, au moins implicitement, des défenseurs du fixisme des espèces.

Cet article s’appuie dans une large mesure sur le travail de Scott Atran concernant les fondations cognitives de la taxonomie biologique occidentale, tout en critiquant aussi sa position sur certains points[1]. Plus précisément, il sera démontré qu’au cours de la période moderne des changements significatifs dans le concept des espèces sont survenus pas seulement, ou premièrement, comme conséquence des nouvelles pratiques et exigences de classification, mais aussi comme résultat de courants philosophiques et théologiques qui n’étaient pas de prime abord préoccupés par les pratiques scientifiques naturelles.

1. La génération spontanée et l’ontologie des espèces chez Aristote

Sur la base d’une fausse compréhension de la conception aristotélicienne des espèces, David Hull identifie un pseudo problème maintenant bien connu concernant la place des créatures générées spontanément au sein de la métaphysique aristotélicienne de la biologie. Son inquiétude se rapporte au fait que la génération spontanée constituerait une rupture dans la théorie fixiste des espèces d’Aristote. Il pose ainsi le problème :

Aristote qualifie habituellement de spontané un événement ou une chose dans la mesure où il apparaît qu’il ou elle se produit toujours ou la plupart du temps, mais dans le cas cité (HA, 551a, 13) et dans de nombreux autres, les changements surviennent régulièrement même quand le matériau approprié est présent et que les conditions sont réunies [...]. Si des animaux de moindre statut peuvent participer de l’éternel et du divin sans l’aide de causes efficientes, formelles et finales coïncidentes, pourquoi cela ne serait-il pas possible pour toutes les espèces? Et s’il n’y a aucun besoin pour les causes efficientes, formelles et finales de coïncider entre elles dans toutes les espèces, alors rien n’empêche d’accepter la théorie évolutionniste[2].

Même si cette inquiétude n’a pas sa place, la position de Hull doit néanmoins être appréciée en raison du fait que son pseudo problème a nourri grandement la réflexion concernant la question plus vaste de la relation historique entre les ontologies de type biologique, d’une part, et les théories de la génération spontanée, d’autre part.

Aristote a longtemps été considéré comme un partisan de ce qui a été appelé le « concept typologique des espèces », qui soutient (i) la fixité éternelle des espèces, et (ii) la doctrine que « tout individu devient nécessairement ce qu’il doit être en vertu de propriétés spécifiques à son espèce, permettant de saisir les propriétés qui définissent l’essence du genre d’être de l’individu et qui font aussi de celui-ci un être particulier [3] ». Selon Ernst Mayr :

[le typologisme] cherche à assigner la variabilité de la nature à un nombre fixe de types de base considérés selon différents niveaux. Il s’agit de postuler que tous les membres d’un même taxon reflètent une même nature essentielle, ou, en d’autres mots, qu’ils se conforment au même type [...]. Conséquemment, la variation est considérée par le typologiste comme triviale et inappropriée[4].

Mais bien que d’une certaine manière Aristote considère les espèces comme « fixées », il ne le fait pas en vertu d’une croyance en des universaux sous-jacents requérant une telle fixité, et dans la mesure où il croit que les individus deviennent ce qu’ils sont en raison de propriétés d’espèce spécifiques, il ne considère pas que cela survient par nécessité. Dans les dernières décennies, les études aristotéliciennes ont largement cherché à surpasser les attributions précédentes et simplistes d’essentialisme chez Aristote, en tant que croyance en des universaux fixés et éternels. Par exemple, D. M. Balme avance que l’essentialisme d’Aristote,

bien qu’apparemment soutenu par plusieurs citations de la Logique et des Métaphysiques [...], est directement contredit par certaines de ses théories les plus matures et savamment argumentées en biologie [...]. Aristote soutient que l’animal se développe d’abord par la filiation parentale, incluant même des détails non essentiels, alors que la forme commune de l’espèce est uniquement une généralité qui « accompagne » cette filiation[5].

Selon Balme, Aristote traite les espèces en tant qu’elles sont simplement obtenues par généralisation. Même s’il est vrai qu’un membre d’une espèce peut permettre d’expliquer les caractéristiques des individus, cela ne résulte pas du fait que les espèces sont une cause efficiente de la formation des individus, mais du fait que dans certaines circonstances les individus sont avantagés par ces caractéristiques (ibid.).

Quelle est la preuve textuelle sur laquelle Hull fonde son argument? Aristote donne une formulation classique de son concept de genre [kind] dans le De Anima. Les créatures, dit-il, ou au moins celles dont « le mode de génération est spontanée »,

produisent d’autres de leur genre, les animaux produisant les animaux, les plantes produisant les plantes, afin qu’ils puissent être unis, autant que leur propre nature le leur permet, dans l’éternité et le divin. C’est là l’idéal que toute créature cherche à atteindre, et qui détermine le comportement, pour autant que celui-ci soit naturel... Mais puisque les choses mortelles ne peuvent perdurer continuellement dans l’éternité et le divin (car rien de ce qui périt ne peut préserver son identité ni demeurer numériquement un), elles participent à l’éternité et à la divinité de la façon qui leur est propre, et avec un succès inégal, atteignant l’immortalité non par elles-mêmes, mais indirectement par leurs progénitures, lesquelles, à travers les individus distincts, forment une unité spécifique.

De Anima 415a, 27-b9

La phrase « avec un succès inégal » est mentionnée ici. À vrai dire, ce qui préoccupe Aristote, c’est l’analyse fonctionnelle et morphologique des genres dans leur environnement écologique. Bien sûr, il existe pour lui une théorie des natures sous-jacente, mais au bout du compte, la méthode d’Aristote est de déterminer l’appartenance à un genre par le biais de l’aspect morphologique. Comme le dit Balme, Aristote fait d’abord des systématiques en zoologie, et d’abord de la morphologie en systématique. Selon Aristote, les natures se développent sous des conditions naturelles spécifiques, bien que rien n’assure de manière certaine qu’un organisme individuel deviendra nécessairement ce qu’il doit être simplement en vertu de la force intrinsèque de sa nature d’espèce spécifique. Il est vrai que pour lui tous les organismes ont comme but de devenir des copies parfaites de leurs pères, qui, eux, contribuent au principe actif de la reproduction à travers le véhicule qu’est le sperme, mais ce but est toujours empêché par le fait que l’enfant requiert aussi la contribution passive du sang menstruel de la mère afin de se développer en une substance particulière et déterminée, et que son développement est aussi influencé par des facteurs environnementaux.

Donc, la reproduction parfaite n’arrive jamais. Les causes environnementales et matérielles jouent toujours un rôle dans l’embryogénèse. Elles peuvent être appelées « préventives » : elles produisent un certain effet en demeurant comme un obstacle à d’autres causes actives — ici, le sperme du mâle — parce que si elles étaient absentes les causes actives auraient un tout autre effet. Quand les causes préventives sont prédominantes, l’enfant est suffisamment « déformé » pour devenir une femelle (GA, 766a, 20-25). À un niveau plus élevé de difformité, « lorsque les mouvements du mâle se relâchent et que le matériel venant de la femelle n’est pas maîtrisé, ce qui reste, c’est ce qu’il y a de plus « général », c’est-à-dire « l’animal » tout simplement » (GA, 769b, 11-13). La ressemblance avec d’autres espèces animales est « seulement une ressemblance » et « en aucun cas elles ne sont ce qu’elles sont présumées être » (GA, 769b, 18-20). Pour Aristote, une « monstruosité est réellement une sorte de difformité (kai gar to teras anaperia tis estin) » (GA, 769b, 30-1), catégoriquement non différente d’un cas mineur de déviation face à l’idéal absolu de la reproduction du père. Un monstre survient quand la nature formelle dans la reproduction est incapable de contrôler la nature matérielle (GA, 770b, 17-18). Cela est un corollaire « non naturel » à la nature des animaux qui cherchent à se reproduire, mais il n’y a absolument rien de non naturel quant à l’apparition de monstres dans l’accouplement de deux animaux.

Pour Aristote, un monstre n’est pas une rupture abrupte dans l’ordre de la nature, il ne s’agit que d’un cas de steresis ou de déviation — et, en effet, tous les organismes dévient face à l’idéal de la reproduction de quelque manière, en tant qu’ils ne sont jamais la copie identique de leur père. C’est en raison de cet arrière-plan qu’Aristote affirme que les femmes sont déformées — elles dévient de l’idéal reproductif, en effet quelque peu plus que l’homme, mais cela n’a rien d’exceptionnel. Pour Aristote, la monstruosité est, dans une large mesure, qualifiable de norme. Nous pouvons dire que pour lui la tératologie est la façon de comprendre la diversité des individus dans une espèce : le fait que tous les individus ne soient jamais la reproduction exacte de leur père; et que les pères accomplissent l’éternité « avec un succès inégal ». Une approximation très pauvre de l’éternité consisterait dans le cas où les influences environnementales ou matérielle subies par une créature ne l’amèneraient pas seulement à ne pas porter les traits particuliers de son père, mais aussi ceux qui sont typiques à l’espèce à laquelle les parents appartiennent. L’espèce des parents est, dans tous les cas, seulement « un universel représentant une... possibilité dans le cours futur du développement optimal de l’individu[6] ». Cet universel n’a pas, par lui-même, d’existence réelle mais est plutôt la substance dérivée ou secondaire à travers laquelle les substances primaires particulières peuvent être connues.

Comme Scott Atran l’explique, les espèces surviennent naturellement comme une « nécessité empirique » — qui fait partie du mélange ontologique [the ontological fold] de la nature — et sont cependant conditionnelles à une constellation idéale de circonstances matérielles pouvant ne jamais être rencontrées[7] ». Ainsi, il n’y a rien qui garantisse que le même engendrera constamment — encore moins éternellement! — le même, bien que, pour Aristote, la reproduction sexuelle s’élève à une sorte d’approximation de l’éternité pour les substances corporelles qui sont mortelles et sublunaires. En effet, si nous considérons la position plus générale d’Aristote concernant la relation entre les substances particulières premières et les substances secondaires, il est remarquable qu’il puisse continuer à être considéré comme un partisan d’une théorie fixiste rigide des espèces. Pour lui, la substance secondaire telle que l’humanité ou la bovinité possède seulement une réalité dérivée de l’existence actuelle d’humain ou de vache. Que cette conception métaphysique constitue ou non un renversement de la théorie platonicienne des formes, il est clair que, pour Aristote, il n’y a pas d’éternel, de standard fixé avec lequel un individu peut être comparé afin de justifier sa qualification pour l’appartenance à une espèce inchangée. L’éternité selon la vision aristotélicienne de la reproduction sexuelle ne peut exister que dans les limites possibles d’une substance corporelle finie. C’est-à-dire, assez peu. La nature ne fait qu’approximer l’éternité, et les circonstances environnementales pourraient bien causer cela; dans le cas de certaines espèces, elles le font de façon assez médiocre.

En quoi cette compréhension révisée des espèces chez Aristote concerne-t-il notre compréhension de sa vision de la génération spontanée? Jim Lennox a fait vivement ressortir la connexion entre ces deux problèmes. Selon lui, la différence fondamentale entre les deux modes de génération se rapporte au fait qu’il n’y a pas de causalité téléologique en cause dans la variété spontanée. La génération sexuelle est une réplique formelle qui engendre des explications téléologiques, lesquelles sont des « explications de processus par la moyenne de leurs résultats[8] ». Dans le cas des espèces générées sexuellement, leur « noblesse » est évaluée selon « la chaleur interne vitale caractéristique de l’espèce[9] ». À l’opposé, dans la génération spontanée, la quantité et la force exacte du pneuma, et conséquemment de la chaleur vitale qu’une enceinte « capturera » sera fonction du lieu où il prendra forme. Comme Aristote l’explique dans De la génération des animaux :

Les animaux et les plantes sont issus de la terre et du liquide parce qu’il y a de l’eau dans la terre et de l’air dans l’eau, et dans tout air il y a de la chaleur vitale; en un sens toute chose est ainsi pleine d’âme. De la sorte, les choses vivantes se forment rapidement quand cet air et cette chaleur vitale sont enfermés dans quelque chose. Quand ils sont très comprimés, le liquide corporel est chauffé, et il se produit comme une bulle mousseuse. La différence selon laquelle nous pourrons évaluer si le genre est plus ou moins honorable est déterminée par l’organisation du principe vital dans l’enceinte. Et tant les lieux de développement que le matériel enfermé sont des causes de cette organisation.

GA, 762a, 18-27

Cette même vision est répétée dans des détails correspondants à de nombreux endroits de l’Historia Animalium[10]. Le modèle de développement est fonction de la quantité de pneuma relative au matériau terreux et liquide du mélange enfermé. Ce mélange, qui peut changer selon les variables climatiques et géographiques, déterminera que l’enceinte devienne un oursin de mer ou une huître. La chaleur vitale qui est productrice des membres de l’espèce n’est donc pas dérivée d’une unité de forme avec ce membre de l’espèce. En d’autres mots, « il n’y a pas de description du déroulement d’un tel processus que l’on identifie comme production d’un certain type d’organisme[11] ». Lennox conclut que les processus spontanés ne devraient pas être mis en contraste avec ceux qui sont ordonnés, mais plutôt avec ceux qui impliquent une reproduction formelle. En bref, ce n’est pas qu’une bernacle n’a pas de forme. C’est simplement qu’elle n’a pas de père.

Dans la génération sexuelle, nous avons le phénomène unique de la reproduction formelle, dans lequel une idée universelle abstraite est approchée dans une génération du même par le même, mais ici encore la forme ne guide pas le processus ni ne garantit un résultat. Au contraire, la forme ou la substance secondaire peut être dite existante seulement dans le cas effectif où des individus semblables peuvent continuer de générer leurs semblables. Dans la génération spontanée, la génération régulière et ordonnée de ce qui apparaît comme membre d’un genre — le genre huître, le genre bernacle, etc. — est possible par la constance relative des circonstances environnementales. Rien ne garantit que les circonstances environnementales vont demeurer les mêmes, et donc rien ne garantit qu’il y aura toujours des bernacles. Mais ce que Lennox sous-estime peut-être, en contraste avec Atran, c’est aussi que rien ne garantit que les circonstances locales permettront d’obtenir la certitut de que les spatules (type d’oiseaux ayant un bec en forme de spatule) continueront de se reproduire, et donc, rien n’assure que la reproduction formelle continuera. Les spatules s’approchent, dans la mesure de leurs capacités, de l’éternité, et ce, à travers la reproduction formelle; ainsi, leur habileté dépend autant des circonstances environnementales que dans le cas de la génération spontanée des bernacles.

Donc, la génération spontanée ne crée pas de problèmes réels pour la philosophie de la biologie d’Aristote, dans la mesure où il n’y a pas de raison de croire qu’il souscrivait à une sorte d’essentialisme typologique dans lequel la génération spontanée constituerait une menace. L’inquiétude de Hull ne met pas en lumière un point très intéressant de la connexion entre la génération spontanée et l’ontologie des espèces chez Aristote. En fait, loin de constituer une rupture dans sa biologie, le fait qu’il soit si convaincu de la réalité de la génération spontanée devrait nous porter à voir l’inadéquation fondamentale de notre considération précédente d’Aristote comme un fixiste rigide.

2. Les origines du fixisme

Selon Atran, la première étape vers une classification systématique globale des genres biologique est survenue au XVIe siècle, quand des botanistes tels qu’Andrea Cesalpino ont cherché à fixer les espèces en tant qu’entité se perpétuant éternellement. Comme conséquence de cet effort pour développer un système compréhensif et universel de classification au début de la période moderne,

[il était, selon Atran,] nécessaire de fixer un critère pour déterminer les espèces dans l’optique de découvertes futures. Sans ce critère il ne pourrait y avoir de principe de justification pour unir sur une base commune des types provenant de différents climats à l’intérieur du même genre. Un tel critère devait donc établir que les caractères morphologiques perçus habituellement comme constants sont effectivement ceux qui devraient être constants en accord avec le plan éternel de Dieu[12].

En 1571, le botaniste italien écrit que :

l’éternité peut seulement venir de l’éternel : depuis que le travail propre à l’âme végétative est d’engendrer son semblable, lequel est fait pour l’éternité des espèces, il est nécessaire que sa substance ne soit pas corruptible. La raison de l’éternel ne réside pas dans les existences corruptibles prises individuellement ou dans leur totalité[13].

En d’autres mots, les espèces doivent être comprises indépendamment du contexte écologique et non sujettes à une transmutation résultant de quelque changement écologique; l’essence des espèces doit être conçue comme fidèlement transmissible d’une génération à la suivante par le biais de la reproduction sexuelle. L’essence d’une créature de l’espèce est déterminée exhaustivement par les parents. « [P]our que le même engendre partout le même », comme le dit Cesalpino, « en accord avec la nature [14] ».

De manière intéressante, Cesalpino utilise Aristote pour appuyer son idée selon laquelle « le soleil et l’homme génèrent l’homme[15] ». Cependant, le botaniste italien conçoit son désaccord avec le philosophe grec comme un amendement plutôt qu’un rejet. Pour Cesalpino, c’est l’homme qui se génère, et il est donc superflu de mentionner le soleil dans cette connection. Si le soleil joue un rôle dans la génération, c’est comme auxiliaire dans l’acte de reproduction, et non pas comme parent. Les éléments essentiels pour la continuité de la reproduction de l’espèce ont été placés dans les premiers parents de l’espèce à la Création, et même si le soleil est requis pour la successio post-Création des générations, cela ne diminue pas le fait que la continuité de l’existence de l’espèce est garantie par la prima creatio[16]. Toutefois, Cesalpino ne peut pas confronter le point de divergence fondamentale avec Aristote, à savoir, que celui-ci ne croit pas en une création, tandis que lui, en tant que chrétien, doit absolument la reconnaître. La conséquence de la divergence de Cesalpino avec Aristote serait une conception des espèces selon laquelle les essences des espèces sont fixées à la Création et où les générations subséquentes se développent par nécessité à partir de leurs premiers parents, sans égard aux altérations des circonstances environnementales. Près de deux siècles plus tard, Linné le formulera de manière encore plus ambiguë : « Constans, immo constantissima, naturae lex est, quod similes procreentur a similibus, nec imbellem feroces progenerent aquilae columbam [17]. »

Atran avance que cette nouvelle conception des essences prenant racine dans la reproduction sexuelle a été développée en conjonction avec les travaux des botanistes du début de la modernité. Alors que pour la biologie traditionnelle, y compris celle d’Aristote, l’intérêt premier avait toujours été de déterminer et de regrouper les espèces par rapport à l’aspect morphologique et à la tendance écologique, l’histoire naturelle après Cesalpino, et plus clairement encore après Linné, en est venue graduellement à se concentrer sur la détermination des affinités entre espèces génétiquement liées. Pour Cesalpino, l’essence est transmise à travers une reproduction de l’engendrement du même par le même, et c’est ce processus qui assure l’éternité des espèces plutôt qu’une approximation imparfaite de l’éternité, comme c’était le cas pour Aristote.

Selon Atran, la métaphysique des espèces des plantes de Cesalpino est une conséquence de certaines exigences du projet de classification systématique. Les espèces de plantes en sont venues à paraître fixées, et leurs essences à être aussi certaines et inchangeables dans la transmission d’une génération à la suivante, et ce, dans une visée qui n’avait plus rien à voir avec le contexte écologique de l’espèce.

En résumé, nous pouvons dire que la position décrite ci-dessus, qui a émergé au début de la période moderne comme résultat des nouvelles exigences de la classification scientifique, a été, par la suite, projetée injustement jusqu’à Aristote lui-même, qui était, de l’aveu général, l’aïeul reconnu de Cesalpino et autres, mais qui n’était pas, malgré tout cela, en accord sur tous les points avec les naturalistes du début de la modernité, y compris la question de l’ontologie des espèces.

3. Le flux astral comme agent formateur et le caractère non spontané de la génération non sexuelle

Il peut être valable de réviser la thèse d’Atran quant à l’importance accordée aux botanistes du XVIe siècle dans l’émergence du concept moderne d’espèce, afin de voir que ce ne sont pas seulement de nouvelles méthodes de classification scientifique qui ont mené à une nouvelle ontologie des espèces, mais aussi l’interprétation de l’Écriture. Pour ne citer qu’un exemple, dans son commentaire sur la Genèse, Martin Luther écrit que, en formant Ève, Dieu a créé pour Adam un « associé pour la génération et la conservation de l’espèce » (socia generationis et conservationis speciei). De cette manière, Dieu s’est assuré que les futurs humains seront générés à la manière des bêtes, qui est opposée à celle des êtres forgés à partir de la boue : « Dieu n’a pas voulu pour les descendants d’Adam qu’ils naissent de la même manière qu’Adam, c’est-à-dire à partir de la terre. Il voulait plutôt que l’homme possède une génération semblable à celle des autres bêtes (voluit, ut haberet generationem, qualem aliae bestiae habent). » À partir de ce moment, le critère de l’appartenance à une espèce, pour les hommes et les bêtes, est clair : « Peu importe la chose vivante générée, elle doit l’être du mâle et de la femelle, de telle façon qu’elle vienne au monde par la femelle (sic ut per foeminam edatur in lucem)[18]. » Dans cette vision, le premier homme est généré à partir de la terre, et, les termes d’Aristote sont littéralement repris, avec Dieu qui joue le rôle du père. Dans une certaine mesure, Dieu communique une certaine forme à un amas de matière réceptive et appropriée dont Il possède une idée intellectuelle[19]. Par la suite, le mode de génération change puisque Dieu n’a plus besoin de se voir attribuer chaque acte de génération; il peut confier le rôle de géniteur aux descendants mâles d’Adam par un travail conjoint avec les femelles humaines.

Le fait que dans la tradition chrétienne le premier homme est né de la terre est peut-être très significatif. À l’évidence, cela ne devrait pas compter comme une instanciation de la génération spontanée, car, après tout, Adam est créé de manière supranaturelle par un Dieu possédant une idée précise de ce qu’il veut produire. En d’autres mots, la création d’Adam admet une explication téléologique. Si ce n’est pas en rapport avec Aristote, mais plutôt en rapport avec les médiévaux tardifs, la Renaissance et les idées du début de la modernité concernant les créatures nées de la terre établissent une distinction imprécise entre le mode de génération de ces créatures et celle d’Adam, car les deux sont vus comme générés de conséquences célestes ou d’un flux astral agissant sur la matière terrestre. Bien sûr, le Dieu chrétien est dit « céleste » uniquement dans un sens métaphorique, bien que le rôle de Dieu dans la première génération de l’humain et des espèces animales porte une ressemblance remarquable avec les idées médiévales et du début de la modernité concernant la « fertilisation » céleste de la matière terrestre. Les histoires de la génération spontanée des XIXe et XXe siècles laissent généralement de côté le rôle du soleil et des autres corps célestes, bien que ceux-ci soient presque toujours invoqués par ceux qui cherchent à définir ce mode de génération, même de manière critique, à l’époque où cela était encore une option. Par exemple, une note plutôt tardive dans un travail de référence de 1728 nous indique que :

La génération ÉQUIVOQUE est une méthode de production des animaux et des plantes, différente de la voie habituelle du coït entre mâle et femelle, mais je ne sais pas quel est ce pouvoir plastique, ou cette vertu dans le soleil [...]. Ainsi, les insectes, les asticots, les mouches, les araignées, les grenouilles, etc., ont habituellement été considérés comme produits par la génération équivoque, c.-à-d. par la chaleur du soleil réchauffant, agitant et imprégnant la poussière, la terre, la boue et les parties putréfiées des animaux. Cette méthode de génération, que nous appelons aussi spontanée, était communément revendiquée et supposée par les philosophes anciens : mais les Modernes, à partir de plus nombreuses et de meilleures observations, l’ont rejetée de façon unanime et maintiennent que tous les animaux, et les végétaux aussi, sont produits de façon univoque, par les parents chez les animaux et par les membres d’une même espèce ou dénomination chez les végétaux[20].

Dans De la génération des animaux, Aristote lui-même mentionne, sans plus d’explications, que le pneuma dans la semence animale est « analogue » au matériel des étoiles (GA, II, 3, 736b, 29). Comme un commentateur le remarque, bien qu’Aristote ne veuille pas dire que le pneuma provient de l’éther, nous retrouvons néanmoins cette idée dispersée dans la tradition aristotélicienne[21]. Avicenne décrit le pneuma comme une « virtus informativa » et pas seulement comme analogue à la vertu des corps célestes. À l’évidence, ces deux vertus seraient du même genre[22]. Tout au long de la philosophie scolastique, il existe une présomption commune selon laquelle le pouvoir formateur à l’oeuvre dans la nature en général est une manifestation de la faculté formative traditionnellement conçue pour gouverner la croissance et le développement biologique. Ce pouvoir formateur est filtré de la sphère céleste vers la sphère terrestre, et ainsi nous pouvons dire que dans tous les cas de croissance et de développement naturel, y compris l’émergence des fossiles et des cristaux aussi bien que les organismes générés « spontanément », il existe un agent dont le rôle est analogue à celui du père dans la génération sexuelle : les cieux.

Nous observons une telle conception de l’émergence des formes dans la matière terrestre au sein de la vision scolastique traditionnelle de l’origine des fossiles. Le dominicain Antoine Goudin argumente qu’il existe des causes tant efficientes que finales travaillant dans la production terrestre des roches ressemblant à des animaux ou à des parties d’animaux. Leur cause efficiente est une sorte de cuisson amenée par les exhalations venant des profondeurs de la terre qui forment la strate où les fossiles se retrouvent dans une espèce de fournaise. Leur cause finale, quant à elle, est :

une certaine force que la terre possède elle-même de manière variable, suivant les différents endroits où les corps mélangés sont formés. Cette force, similaire au sein maternel duquel les animaux sortent, joue assurément un grand rôle dans la formation de ces corps : c’est pourquoi, selon Aristote et saint Thomas, la terre et l’eau fournissent la matière à tout ce qui provient des entrailles de la terre, tout comme le ferait une mère, alors que les cieux et les étoiles remplissent le rôle du père, qui donne la forme[23].

Un principe formateur « mâle » exerce son influence sur la matière « maternelle » de la terre et, de la sorte, donne naissance à des formes dans la terre qui ressemblent à des êtres vivants. Un fossile, pour Goudin, est simplement une créature générée « spontanément », dont la forme est imposée dans le mauvais matériau — la pierre, plutôt que la boue souple — et donc qui est incapable de vivre et de se mouvoir comme le ferait un animal, et ce, même s’il partage la forme d’un animal.

Cette force cosmique est aussi un lieu commun dans la tradition platonicienne, s’étendant de Marsilio Ficino au XVe siècle jusqu’aux figures importantes parmi les platoniciens de Cambridge tel qu’Henry More au XVIIe siècle. Ficino se demande rhétoriquement : « Depuis le commencement de toutes les choses générées, les influences célestes n’ont-elles pas accordé de merveilleux cadeaux dans la concoction de la matière et de sa réunion finale? » Pour lui, la génération spontanée n’est rien de plus que ce qui survient quand les rayons des cieux concoctent à partir de la matière appropriée des organismes complexes. Puis, Ficino continue en demandant : « N’y a-t-il pas d’innombrables grenouilles et animaux similaires, quand les cieux le favorise, qui bondissent hors du sable en un moment? Tel est le pouvoir des cieux par rapport au matériau approprié. » Il continue en ajoutant de nombreux autres phénomènes impliquant l’influence du pouvoir de la vision et de l’imagination afin de rendre compte du fait, a fortiori, que les rayons célestes ont le pouvoir d’influencer la forme terrestre des choses vivantes.

Je mets de côté les fantaisies accomplies par un coup d’oeil soudain et un amour très passionné instantanément enflammé par des rayons émanant des yeux... Je ne mentionnerai pas la rapidité avec laquelle un oeil enflammé afflige quiconque le regarde, ni comment une femme ayant ses menstruations affecte un miroir en se regardant dedans... Qu’est-ce qu’un chien enragé peut accomplir sans une morsure apparente? [...] À la lumière de tout cela, allez-vous dénier que les rayons des yeux des cieux qui nous regardent et nous touchent réalisent des merveilles en un instant? Si une femme enceinte peut marquer instantanément par le toucher une partie du corps de l’enfant à naître avec l’empreinte de quelque chose qu’elle désire, n’allez-vous alors jamais douter que les rayons nous touchent d’une telle manière ou qu’ils peuvent accomplir diverses choses[24]?

Ficino maintient que « la taille immense, le pouvoir et le mouvement des choses célestes supposent que tous les rayons de toutes les étoiles pénètrent à un moment dans la masse de la terre ». Ces rayons pénètrent le centre de la terre. Par l’intensité « des rayons, le matériau de la terre — sec et sans humidité — s’éveille immédiatement, et une fois éveillé est vaporisé et dispersé à travers des canaux dans toutes les directions et soufflé à l’extérieur par des flammes et du souffre ». Il décrit ce feu comme étant « très foncé » et « ressemblant à une flamme sans lumière », utilisant ainsi la même phrase dont Descartes donnera l’écho en décrivant le « feu » qui brûle dans le coeur au moment où le foetus s’éveille.

Cette vision de l’influence céleste trouve un écho au XVIIe siècle à travers le platonicien de Cambridge, Henry More. Dans The Immortality of the Soul, More maintient que le soleil et les étoiles sont les « Êtres les plus intellectuels du monde », et qu’ils ont

rempli toute la Terre avec un mouvement vital, donnant naissance à d’innombrables sortes de fleurs, d’herbes et d’arbres hors du sol. Ils ont aussi engendré la plupart des genres de créatures vivantes. Ils ont empli les mers de poissons, les sols de bêtes et les airs de volatiles; la matière terrestre a été formée aussi facilement dans les formes vivantes de ces animaux par la puissante marque de l’imagination du soleil et des étoiles, que l’embryon du vers est marqué par l’imagination de la mère qui le porte[25].

Dans le même travail, More défend une sympathie entre les corps terrestres et astraux comme une conséquence de leur sujétion mutuelle à « l’Esprit de la nature ». More maintient que l’esprit universel « est prêt à changer sa propre activité et sa production, indifféremment du monde ou de la forme quand l’occasion l’y engage, et donc de préparer un édifice, ou au moins les plus grands traits et délimitations conséquentes, peu importe l’âme spécifique, et ce, partout où la matière permettra ses opérations [26] ».

Ce mode de génération n’est pas, à proprement parler, « spontané », au point que les cieux fonctionnent littéralement comme un père, en imposant une forme à une matière réceptive. La théorie de la génération spontanée en tant qu’imposition de forme semble disparaître précisément au moment même où la théorie de la génération sexuelle se transforme, d’une imposition de forme par un agent paternel, en un processus purement thermomécanique (Descartes) ou en un déclenchement de quelque primordium (Harvey, et plus tard les préformationistes, spermistes, ou ovistes). En d’autres mots, la génération des grenouilles à partir des rayons cosmiques a perdu la faveur, non pas parce que cela est ridicule, mais parce que les rayons ont été pensés comme jouant un rôle trop analogue au principe formel et actif auparavant attribué à la semence. La génération non sexuelle était antérieure au mécanisme et jamais conçue de manière strictement spontanée; et, inversement, la génération sexuelle mécaniste était conçue comme spontanée au moins dans une certaine mesure. Avec la montée du mécanisme, la génération spontanée en est venue à être vue principalement comme une hétérogénèse, une pure conséquence de la putréfaction : ici, les nouveaux organismes ne sont pas développés à partir d’une matière prévue mais sans forme, en fait ils sont plutôt le sous-produit de la pourriture d’organismes morts.

4. Hétérogénèse et la descendance des espèces

Athanasius Kircher écrit vivement dans son Scrutinium pestis de 1658 :

Toute chose vivante produit de sa propre pourriture quelques animaux congruents et différents des autres. Cela nous est prouvé par l’expérimentation actuelle de différentes herbes, et cela est vrai pour les grains qui sont transformés en vers volants. Cela est aussi juste pour certains animaux plus ou moins organisés. Un boeuf mort et pourri est transformé en abeilles [...]. Les chevaux vivants et morts produisent des guêpes et des scarabées qui prennent comme nourriture le sang des animaux qui leur ont donné la vie, à leur plus grand agacement. Les êtres humains (aussi bien que quelques brutes) génèrent des bêtes de lit, des poux et des puces, lesquels sont des compagnons intimes produits par la nature pour retirer le sang corrompu. Un corps mort, empli de pourriture, devient une pouponnière pour les vers. Les restes d’insectes, quand ils sont pourris, produisent des animaux de même nature[27].

Nous pourrions suggérer que ce nouvel accent sur l’hétérogénèse, par contraste avec la transmission de formes par les corps célestes, était largement le résultat de deux développements distincts du début de la période moderne. Le premier a été l’invention du microscope et l’éveil résultant de l’ubiquité de la vie organique. Cette découverte a eu une influence importante sur la façon dont les gens concevaient la question du point de départ ultime de la génération et semble aussi avoir motivé certaines personnes à repenser la possibilité du prédicat « vivant » dans la nature : après la découverte des micro-organismes dans la boue, dans les étangs, il est apparu de plus en plus que toute nouvelle créature générée spontanément ne pouvait être générée que par une autre créature ou à partir de ses restes. Le deuxième facteur, mentionné trop brièvement ci-dessus, était que l’accent sur la génération comme imposition de forme — issue indifféremment du père ou des cieux — à partir d’une matière sans forme, en est venu à être minimisé, puisque l’observation microscopique révélait que ce qui paraissait sans forme pour un simple oeil humain (sans l’aide d’un microscope) possédait souvent une structure compliquée où, plus tôt, on ne percevait qu’une homogénéité.

Un facteur important dans la nouvelle conception de la génération spontanée que nous avons décrite a été la montée de la technologie microscopique. Un autre facteur a été le libertinisme sceptique qui travaillait précisément avec la possibilité que les types biologiques aient des origines terrestres plutôt que divines et que la multiplicité des formes de vie que nous observons autour de nous soient le résultat de la chance. Au XVIe siècle, Girolamo Cardano[28] et Julius Scaliger[29] ont tous les deux entretenu la possibilité que les cadavres des gros animaux puissent produire des animaux nouveaux et parfaits, et peut-être même des êtres humains. Dans le siècle suivant, plusieurs seront inspirés par la découverte des micro-organismes pour identifier une large variété de changements microscopiques comme des cas d’hétérogénèse. Ainsi, Leibniz écrit en 1669 à son mentor Jakob Thomasius : « Quand le fer rouille, il surgit un genre de forêt en une minute; rouiller est donc une altération du fer, mais aussi une génération de petits buissons (touffes de matière)[30]. » Peu importe que le changement naturel soit une altération ou une génération, en d’autres mots, il s’agit d’une question de perspective. Quelques décennies plus tard, Margaret Cavendish explique que la « génération » de certains organismes peut être considérée entièrement comme une altération de leur source matérielle :

J’ai mentionné dans mes Philosophical Letters qu’aucune créature animale ne peut être produite par métamorphose, qui est un changement dans les mouvements de certaines parties de la matière; mais (j’exprime aussi au même endroit) que de tels animaux se produisent l’un par l’autre, et la production de l’un n’est pas causée par la destruction de l’autre; de telles créatures ne peuvent être produites par une stricte métamorphose, sans une transmigration ou une réplication des parties du géniteur; mais les insectes comme les asticots, et plusieurs autres sortes de vers et de mouches, et tous ceux qui n’ont pas de géniteur de leur espèce mais qui sont élevés à partir du fromage, de la terre et de la boue, etc., ne peuvent être produits que par métamorphose et non par réplication des parties[31].

Au moment où les théories de la génération spontanée passaient de la vision de l’imposition de la forme sur la matière terrestre par des forces cosmiques, à des théories de l’hétérogenèse comme sous-produit de la pourriture, elles se sont trouvées élidées dans certains cercles libertins par les théories du naturel, comme opposées au supranaturel, et les théories des origines des espèces, y compris humaines. Selon l’historien Giuliano Gliozzi, dans son étude monumentale des théories de la différence raciale du début, la majorité des défenseurs de la génération spontanée des humains au XVIe siècle étaient des padouans lourdement immergés dans la biologie aristotélicienne. Parmi les plus importants et controversés de ceux-là, mentionnons Lucilio Vanini, que Gliozzi voit comme « liant le polygénéticisme exprimé dans le naturalisme du XVIe siècle avec la version qui prendra une nouvelle forme dans les milieux du libertinisme français dans la première moitié du XVIIe siècle[32] ». Le polygénéticisme, la vision selon laquelle les différents groupes raciaux humains possèdent des origines distinctes, implique dans la plupart de ses variations une relation aux origines naturelles d’au moins certains groupes d’humains, puisque la seule création divine est celle décrite dans la Genèse. En d’autres mots, les juifs et les chrétiens ont été créés, mais les païens ont été formés à partir de la boue ou sont vus comme un sous-produit de la putréfaction. Il s’agit d’une vision modérée au moins dans une certaine mesure : à proprement parler, cela sauve les êtres humains d’une origine terrestre opposée à une origine surnaturelle mais restreint la classe des êtres humains à un bien plus petit groupe que les missionnaires et leurs supporters colonialistes le désiraient.

Dans un dialogue, Vanini, dans le personnage de Jules César, rapporte l’opinion de Diodorus de Sicile, selon qui « le premier homme est né par chance de la boue de la terre[33] ». Vanini y utilise des techniques narratives de distanciation permettant de ne pas identifier ce qu’il affirme comme sa propre vision, car ce n’est pas une chose qu’il a l’intention de faire entrer dans le débat légitime. Jules César répond à l’objection que nous avons toujours vu les petits animaux comme les grenouilles et les souris apparaître spontanément, et qu’il s’agit davantage d’une question de quantité de matière putride disponible pour la génération que d’une limitation inhérente à ce qui peut être produit de cette manière. Pour corroborer cela, il cite une autre variation de l’adage, Ex Africa semper aliquid novi, suggérant que dans le Nil il existe des bancs de vase suffisamment larges pour produire des « animaux énormes » s’ils sont chauffés par le soleil. Vanini propose, encore à travers Jules César, que « le premier homme a été généré par la corruption des primates, des cochons et des grenouilles », « puisqu’il existe une grande ressemblance entre ces espèces en ce qui concerne leur peau et leurs habitudes[34] ». Par la suite, il modifie cette vue pour suggérer que peut-être seuls les Éthiopiens sont des descendants des primates, puisqu’ils ont, selon lui, une pigmentation similaire. Le racisme manifeste de cette suggestion ne doit pas nous empêcher de discerner sa motivation réelle, c’est-à-dire adopter une position de compromis entre la véritable vision blasphématoire que tous les êtres humains, y compris les chrétiens européens, sont issus de la chance, et la vision que tous les humains, peu importe la diversité raciale, sont les descendants d’Adam.

La vision mystérieuse de Vanini semble plutôt être que les animaux sont générés à partir de la matière pourrie d’autres animaux qui sont, d’une certaine manière, comme leurs « progénitures », mais pas membres de la même espèce. Ainsi, son hétérogénèse est en même temps une explication de la descendance des formes de vie. La matière organique pourrie qui était avant un singe peut donner naissance à un homme en vertu des propriétés partagées de ces deux espèces. Vanini n’a jamais expliqué clairement ce qu’il considérait comme des lignées différentes de descendance, mais il révèle au moins l’interconnexion de la possibilité que les créatures émergent de la terre et de la boue, d’un côté, et qu’elles partagent une lignée de descendance commune, de l’autre : si une créature peut émerger de novo à partir de la pourriture sans être le résultat de quelque « conception » plutôt céleste ou séminale, alors la création supranaturelle est réfutée répétitivement partout dans le monde à chaque moment.

Vanini n’est pas le seul libertin à discerner la connexion entre la génération spontanée, d’un côté, et les origines naturelles de l’humanité, de l’autre. Quelques-uns, comme François de la Mothe le Vayer, croient que c’est seulement en faisant appel à la génération spontanée que nous pouvons expliquer la variété du genre humain, des créatures, évidemment sans âme, qui habitent aux limites du monde connu[35]. Comme il l’écrit : « La nature est capable de produire d’elle-même — sans que les hommes tombent dans une bestialité exécrable — des animaux qui nous ressemblent de telle manière qu’ils nous obligent à dire qu’il existe parfois une plus grande différence entre un homme et un autre qu’entre nous et eux. » La Mothe le Vayer affirme que cela n’est pas difficile à concevoir si nous décidons de nous appuyer sur la valeur de plusieurs autorités de l’Antiquité et du Moyen Âge, telles que Platon, Aristote, Épicure, Lucrèce, et Avicenne, qui admettent tous que « [bien avant], la Terre nous avait produit à partir d’elle comme [elle avait fait] les animaux ». La Mothe le Vayer n’a pas simplement répété la théorie hétérogénétique des naturalistes du XVIe siècle, mais a aussi offert une théorie développementale selon laquelle « les hommes ne viennent pas originellement à l’existence dans le stade parfait auquel nous les voyons[36] ».

5. Embryogénèse mécanique vue comme spontanée

Nous avons vu qu’au début de la période moderne la génération spontanée a cessé d’être conçue comme une imposition de forme par les cieux dans une matière terrestre réceptive et appropriée, et, à la place, en est venue à être pensée comme la conséquence d’une chance, ou ce que nous pourrions appeler un sous-produit de la putréfaction, et cela a été mis en lumière par ceux qui souhaitaient promouvoir la possibilité d’origines naturelles pour chaque genre biologique, en opposition avec la création divine ex nihilo. De manière intéressante, une reconsidération très similaire de la génération sexuelle s’est imposée simultanément : qu’est-ce que la vision de l’embryogénèse de Descartes, si ce n’est un effort pour expliquer comment, à travers une séries de causes mécaniques, des fluides homogènes peuvent se coaguler et grandir, en se séparant en organes spécialisés, et à la fin devenir un? En effet, Descartes pense qu’il s’agit de la façon la plus aisée de justifier la responsabilité de Dieu concernant les naissances anormales, tout en l’exaltant proprement en lui attribuant la sagesse de régler tous les phénomènes seulement par un nombre restreint de lois éternelles de la nature. Il résume son approche de l’embryologie dans les Primae cogitationes comme suit :

J’espère que certains diront dédaigneusement qu’il est ridicule d’attribuer un phénomène aussi important que la procréation humaine à de telles causes mineures. Mais quelles causes plus grandes que les lois éternelles de la nature peuvent être requises? Avons-nous besoin de l’intervention directe de l’esprit? Quel esprit? Dieu lui-même? Pourquoi alors des monstres naissent-ils[37]?

Ce que Descartes souhaitait réaliser est bien connu. Mais ce qui a été beaucoup moins remarqué dans les études récentes, c’est que cet effort a été perçu par plusieurs comme réduisant les espèces sexuellement générées à un niveau ontologique vague où plusieurs étaient contents de ranger les bernacles et les souris, ainsi l’embryogénèse cartésienne fait effectivement de chaque genre biologique le produit de causes mineures et met ainsi les espèces dans une certaine crise. Cela est reconnu rapidement par Malebranche, qui note que même si Descartes a pu rendre compte de la formation des organes en général,

jamais, il me semble [...] les femmes et les animaux ne peuvent facilement produire des petits de la même espèce. Bien que l’on puisse donner quelques explications sur la formations du foetus en général, comme Descartes a suffisamment tenté de le faire, il demeure très difficile [...] d’expliquer pourquoi une jument ne donne pas naissance à un veau, ou pourquoi un oeuf de poule ne contient pas une perdrix ou un oiseau d’une nouvelle espèce[38].

Peu après, Leibniz fait l’éloge de la découverte du spermatozoa par Leeuwenhoek, et de sa théorie selon laquelle la créature préexistante est reçue par ce petit « vers », sur ce sol que les microscopistes hollandais ont restauré pour la dignité des hommes, contre les premiers penseurs — c.-à-d. les embryologistes mécanistes — qui avaient dit que le père « ne fait rien de plus que la pluie ». Pour Leibniz, accepter l’épigénèse mécanique comme opposée à son propre préformatisme spermiste n’est vraiment pas différent d’accepter la vision de Vanini selon laquelle les animaux peuvent émerger de la matière appropriée dans les bonnes circonstances environnementales et météorologiques. Même si cela peut survenir, il semblerait que ce ne soit pas une raison satisfaisante de justifier que le même engendre régulièrement le même : où il existe une possibilité que des organismes émergent de matière non vivante comme le résultat d’un processus thermomécanique, puisque les formes de la vie organique ne peuvent plus être vues comme les produits de la transmission d’un genre préservé, dans une essence immatérielle d’espèce, d’une génération à une autre.

Pour compliquer l’affaire, ce n’est pas seulement qu’il n’est pas facile de savoir pourquoi, pour les mécanistes, il existe des espèces, mais aussi pourquoi, dans une espèce, il doit avoir deux sexes différents. En liaison avec cela, Catherine Wilson a remarqué[39] que s’il n’y a plus de dichotomie entre la forme et la matière dans laquelle la distinction mâle-femelle peut être tracée, alors pourquoi n’y aurait-il pas simplement une parthénogénèse universelle au lieu d’une reproduction par deux sexes distincts? Comment pouvons-nous expliquer le dyphormisme sexuel à l’intérieur du contexte du mécanisme? Pour un hylomorphiste, un sexe est responsable de la forme de la progéniture, et l’autre produit la matière. Mais à l’intérieur du contexte du mécanisme, la raison pour laquelle Dieu devrait ne pas avoir arrangé l’épigenèse ou la préformation dans un corps de base type n’est pas claire.

En résumé, c’est Descartes et non Aristote qui doit être au moins un peu en cause dans le problème soulevé par Hull, et pas seulement concernant les créatures générées spontanément, mais aussi celles générées sexuellement. Si nous admettons le problème des espèces, Descartes ne pourrait que conclure, avec Darwin, que leurs origines sont aussi « mineures » que les origines de chaque organisme individuel. Aristote possède une manière satisfaisante d’expliquer un large éventail de phénomènes naturels : toutes les choses naturelles sont une combinaison de matière et de forme; il y a toute sorte de façons dont une forme particulière peut venir à être inhérente à la matière réceptive appropriée, parmi lesquelles il y a la génération sexuelle, la concoction solaire, etc. La forme se sépare toujours d’elle-même de la matière et ses extensions possibles, en imitation de la pure forme divine, et donc des organismes les plus nobles — ceux capables de se réunir à travers leur propre mouvement pour copuler quand cela est nécessaire — qui seront divisés en mâle et femelle. Mais après que la métaphysique de la forme et de la matière est tombée, il n’existe plus de raison claire expliquant pourquoi, pour Descartes, il y a plutôt un dimorphisme dans les espèces générées sexuellement, ou la reproduction régulière d’espèce — ce qui avant aurait pu être décrit comme une réplication formelle — parmi les mâles et les femelles d’une espèce. Avant Descartes, un scholastique aristotélicien aurait pu affirmer par une de ces deux voies : d’un côté, que les anguilles et les bernacles sont de simples réorganisations de la matière qui ne requièrent aucune transmission de forme, et que cela diffère fondamentalement des chevaux et des humains, dont la génération est aussi toujours une reproduction; de l’autre côté que les anguilles et les bernacles sont engendrées à travers la transmission de forme par un flux astral. Mais Descartes ne pourrait prendre aucune de ces voies pour rendre compte de la génération des anguilles et des bernacles ou celle des chevaux et des hommes. La génération de toute créature résulte seulement de « causes mineures », sans aucune transmission de forme.

6. Conclusion

Pourquoi la perspective de la génération par des causes mineures est-elle troublante? Même Darwin a diagnostiqué le problème de manière perspicace quand il a noté dans The Descent of Man que « la naissance des espèces et de l’individu est une partie égale de cette grande séquence d’événements que nos esprits refusent d’accepter comme le résultat d’une chance aveugle[40] ». Aristote n’était pas troublé en cette matière, puisque pour lui les espèces des créatures générées spontanément ou sexuellement n’étaient jamais des genres réifiés supranaturels et éternels, mais plutôt des régularités morphologiques émergeant en réponse à des régularités environnementales. La réification d’espèces éternelles a débuté avec les exigences des Écritures imposées par la science spéculative des origines, et a été consolidée par la nouvelle « métaphysique appliquée » de la taxonomie botanique qui a commencé au XVIe siècle. Même dans la vision fixiste des espèces, la génération « spontanée » ne constitue pas nécessairement une rupture dans l’ordre de la nature, puisque, comme les théories du flux cosmique le montrent, il existe une vision valable de la génération non sexuelle en termes de communication d’une forme par un agent — seulement celui-ci n’est pas un agent biologique. La véritable rupture est venue avec l’embryologie mécaniste, qui prive toute forme de génération, sexuelle autant que spontanée, de toute explication téléologique, et qui a milité fortement contre la vision que toute créature individuelle, humaine autant qu’animale, possède des origines naturelles opposées à des origines supranaturelles. Et, comme Darwin l’a observé, une fois que les origines naturelles sont admises pour la génération des individus, le créationnisme est sapé, et il devient possible de penser qu’une espèce entière peut avoir des origines naturelles. Une telle possibilité ressemble à ce qui était sous-jacent aux théories hétérogénétiques des origines de la megafauna parmi des libertins du début de la modernité tels que Vanini et La Mothe le Vayer : leur but n’était pas en premier lieu de promouvoir une vision raciste des origines des non-européens ni de simplement tomber dans des fantaisies en se portant garants d’un phénomène naturel qu’ils n’avaient jamais clairement vu. En fait, avec les ressources conceptuelles mises à leur disposition, ils ont plutôt cherché à introduire une solution naturaliste aux origines supranaturelles des espèces dictées par la Genèse. Le fait que la génération spontanée ait joué un rôle si important dans ce basculement du supranaturalisme vers le naturalisme devrait nous amener à repenser la relation historique entre le problème de la génération des choses vivantes, d’un côté, et de l’origine des espèces vivantes, de l’autre.