Corps de l’article

Selon Donald Davidson, il est possible d’expliquer l’agir humain en invoquant un modèle particulièrement simple : nos actions sont causées par nos désirs et nos croyances. Le modèle davidsonien (souvent qualifié de « causal theory » ou de « standard theory of action ») a exercé — et exerce aujourd’hui encore — une influence dominante dans la philosophie de l’action et la philosophie de l’esprit contemporaines. L’un des avantages les plus remarquables de ce modèle est bien sûr sa parcimonie psychologique. D’après Davidson et ses admirateurs, l’agir humain peut en effet s’expliquer sans que l’on doive invoquer « de mystérieux actes de la volonté, ou des formes de causalité étrangères à la science[1] ».

Durant ces quinze dernières années, le modèle davidsonien a été la cible d’un impressionnant barrage de critiques. Christine Korsgaard et David Velleman, en particulier, deux ardents défenseurs d’une approche néo-kantienne de l’agir humain, ont accusé Davidson d’avoir exclu l’agent humain de sa théorie de l’action. En effet, le simple bon sens semble nous indiquer que nos actions sont causées par nous, les agents, et non par nos désirs. Et c’est précisément cette capacité que l’agent a de causer et de contrôler ses actions — autrement dit, la capacité d’agir de façon autonome — qui différencie les êtres humains des animaux. Aux yeux de défenseurs de l’autonomie tels que Korsgaard et Velleman, le modèle davidsonien représente peut-être de façon satisfaisante le comportement animal, mais il ne dispose pas des outils conceptuels nécessaires à une représentation adéquate de l’autonomie caractéristique de notre agir[2]. La tâche principale de la philosophie de l’action serait maintenant de combler cette lacune et d’enrichir le modèle davidsonien en y intégrant les éléments nécessaires à une approche adéquate de l’autonomie humaine.

Dans un important ouvrage récent[3], Nomy Arpaly s’attaque aux défenseurs de l’autonomie, et en particulier à la résurgence néo-kantienne dans la philosophie de l’action contemporaine. Selon Arpaly, en effet, l’idée d’un agent autonome contrôlant ses actions et choisissant lesquels de ses désirs il va suivre est un mythe. Arpaly fonde sa critique de l’autonomie sur une analyse originale des conditions de la responsabilité morale. Pour les défenseurs contemporains de l’autonomie comme pour Kant, c’est notre capacité d’agir de façon autonome qui fait de nous des êtres moralement responsables et qui nous distingue des créatures incapables d’agir moralement. Arpaly s’inscrit en faux contre cette prémisse centrale de l’éthique kantienne. À ses yeux, un examen minutieux de nos pratiques morales révèle que notre responsabilité morale, cette caractéristique distinctive et essentielle de l’agir humain, peut s’expliquer sans l’autonomie. En conséquence, Arpaly pense qu’il convient maintenant de nous débarrasser de notre obsession pour l’autonomie, et ce, tant dans le domaine de la philosophie de l’action que dans le domaine de la psychologie morale.

Les problèmes abordés par Arpaly sont à mon avis importants et méritent d’être pris au sérieux par les défenseurs de l’autonomie. Pourtant, je crois qu’il convient, en réponse à Arpaly, de repenser l’autonomie et non de rompre le lien que la tradition kantienne a établi entre l’autonomie et la responsabilité morale.

1. Émotions et raisons

La démarche d’Arpaly se fonde sur une critique radicale de l’intellectualisme, à ses yeux excessif, qui corrompt un important segment de la philosophie de l’action contemporaine. Selon la tradition kantienne, en particulier, ce sont nos capacités réflectives et discursives qui sont la marque distinctive des êtres humains et qui doivent jouer le rôle central dans une approche philosophique de l’autonomie. Ces capacités intellectuelles nous permettent de reconnaître les raisons pratiques qui s’appliquent à nous et de former des jugements normatifs sur ce qu’il faut faire. Pour les admirateurs contemporains de Kant, une action est autonome quand elle est causée par une telle reconnaissance de raisons issue de nos capacités intellectuelles. L’autonomie humaine est donc affaire de raison et non de désirs et inclinations[4]. Arpaly pense que la tradition intellectualiste kantienne défend une conception beaucoup trop étroite de la psychologie humaine. À son avis, une approche plus réaliste de l’agir humain doit en particulier accorder une place de choix à nos émotions et à la capacité qu’ont ces dernières de nous fournir un accès épistémologique aux raisons pratiques. Arpaly invoque toute une série d’exemples pour appuyer sa critique.

Huckleberry Finn, le héros de Mark Twain, est l’un des protagonistes principaux du livre d’Arpaly. Huck se lie d’amitié avec un esclave, Jim, qu’il aide à échapper à son maître. Pourtant, la conscience morale de Huck lui dit qu’il agit ainsi de manière immorale : comme tous les membres de sa communauté il pense qu’aider un esclave à s’échapper, c’est le voler à son maître. Huck agit donc de manière acratique, contre le jugement réfléchi qu’il forme au sujet de ce qu’il doit faire. L’ensemble de la tradition philosophique considère de telles actions comme sérieusement déficientes — Huck agit par « pure inclination » d’après Kant, par « vertu naturelle » d’après Aristote. Arpaly pense que de telles critiques sont injustifiées. En agissant contre sa conscience, Huck agit de façon moralement bonne. De plus, son action est une réponse aux raisons morales qui prévalent dans sa situation (75-9). Lorsque Huck se trouve incapable de rendre l’esclave à son maître, il n’est pas la victime d’une simple impulsion irrationnelle. C’est parce qu’il s’est lié d’amitié avec Jim, parce qu’il a éprouvé de l’empathie à son égard et a reconnu que Jim était un être humain méritant le respect que Huck ne peut suivre les injonctions racistes de sa conscience morale. Les capacités émotionnelles de Huck lui permettent donc de détecter les raisons morales appropriées dans sa situation (l’humanité de Jim et le respect qu’il mérite), alors que son jugement moral explicite reflète simplement les convictions morales erronées de sa communauté. Selon Arpaly, les cas où ce sont nos émotions et non nos jugements réfléchis qui détectent les raisons appropriées ne sont pas rares. La tradition philosophique a trop souvent représenté les émotions comme de simples obstacles à la rationalité. Il est maintenant temps de mettre l’accent sur les cas où ce sont nos jugements réfléchis qui nous empêchent de suivre les raisons détectées par nos émotions.

La manière dont Arpaly discute l’exemple de Huck (et nombre d’autres exemples similaires) suggère que nous disposons, à ses yeux, de deux modes d’accès épistémologique aux raisons. Arpaly ne dément pas, bien entendu, l’importance de nos jugements réfléchis pour la connaissance des raisons pratiques. Nos capacités de réflexion sont particulièrement utiles quand nous sommes confrontés à des situations nouvelles ou spécialement complexes : dans de tels cas, ce n’est qu’après délibération réfléchie que nous pouvons discerner quelles sont les raisons qui peuvent justifier notre agir (63-5). Mais cette voie « intellectuelle » d’accès aux raisons n’est pas la seule dont nous disposons. Nous pouvons également reconnaître les raisons pratiques d’une manière plus « viscérale », parfaitement illustrée par l’exemple de Huck. Selon Arpaly, les animaux, même s’ils sont incapables de délibération réfléchie, disposent comme nous de cette voie d’accès viscérale aux raisons pratiques. Les chiens, par exemple, sont capables de conformer leur comportement à des raisons pratiques (63). Ce qu’Arpaly reproche à la tradition intellectualiste néo-kantienne, c’est de surestimer l’importance de nos capacités réflectives et de rejeter tout accès viscéral aux raisons. Bien souvent nos émotions nous mettent en contact avec des raisons que nous sommes incapables d’exprimer dans des jugements réfléchis.

L’idée d’une voie d’accès viscérale aux raisons n’est pas, bien sûr, sans détracteurs[5]. La nature des raisons est un sujet particulièrement controversé, et Arpaly ne propose aucune théorie métaéthique qui puisse dissiper les doutes de ses adversaires néo-kantiens. Velleman, par exemple, a récemment réaffirmé son opposition radicale à l’idée que de simples désirs ou émotions puissent nous donner accès aux raisons pratiques [6]. À ses yeux, une considération joue le rôle de raison pratique si elle contribue à justifier l’action dont elle est la raison. Avoir accès à une considération dans son rôle de raison, c’est donc avoir accès à la force justificatrice de cette considération. Selon Velleman, nos capacités intellectuelles réflectives (capacités conceptuelles et inférentielles) sont requises pour avoir accès au rôle justificateur des raisons. Désirs et émotions ne peuvent d’eux-mêmes nous donner accès à ce rôle justificateur.

Faut-il conclure que nous avons abouti ici à une impasse, les défenseurs du rôle épistémologique des émotions tels qu’Arpaly et leurs adversaires néo-kantiens assumant des approches de l’épistémologie des raisons radicalement opposées? Je crois qu’il est fort heureusement possible d’éviter une telle impasse. On peut certainement reprocher à Arpaly de ne pas fournir une défense suffisante de l’accès viscéral que nos émotions nous donnent, selon elle, aux raisons pratiques. Une telle défense nécessiterait de toucher à des questions particulièrement épineuses, comme la nature des raisons et le contenu représentationnel des émotions. Arpaly n’aborde pas ces questions. Pourtant, cette lacune, même si elle est importante, ne semble pas en fin de compte porter à conséquence pour son argumentation principale.

Les raisons qui intéressent Arpaly sont en effet les raisons morales — les raisons appropriées à la question de la responsabilité morale. Et elle insiste sur le fait que de telles raisons ne sont pas suffisamment « simples » pour être reconnues par des créatures dénuées de capacités intellectuelles réflectives : en effet, nos capacités intellectuelles sont à ses yeux nécessaires pour reconnaître les raisons morales. La résistance viscérale de Huck, en particulier, est informée par un riche arrière-plan de croyances morales (par exemple la croyance qu’il faut aider ses amis) qui nécessitent le déploiement d’un répertoire conceptuel sophistiqué (146-8). Peu importe donc si la thèse plus ambitieuse suggérée par Arpaly — l’idée que de simples émotions procurent aux animaux ne disposant pas d’un répertoire conceptuel sophistiqué un accès viscéral non conceptuel aux raisons pratiques — résiste ou non aux doutes d’auteurs néo-kantiens tels que Velleman. La critique qu’Arpaly adresse ici à l’intellectualisme dominant dans la philosophie de l’action néo-kantienne contemporaine repose sur une thèse plus modeste. Ce que l’exemple de Huck démontre à ses yeux, c’est que nos émotions (informées par nos croyances morales implicites) peuvent dévoiler d’importantes raisons morales auxquelles nos pratiques délibératives et les jugements réfléchis qui en résultent demeurent aveugles. Cette thèse plus modeste ne repose sur aucune présupposition théorique sujette à controverse. Je crois qu’elle mérite d’être prise très au sérieux. Quand ils insistent sur le fait que la reconnaissance de raisons pratiques est la clé de l’autonomie, les auteurs néo-kantiens ont tort d’assumer l’existence d’une dichotomie rigide entre raison et inclination. Nos émotions, même quand elles vont à l’encontre de nos jugements réfléchis, peuvent nous donner accès à d’importantes raisons pratiques morales.

2. Valeur morale et autonomie

La revalorisation du rôle épistémologique des émotions constitue la première prémisse de la discussion qu’Arpaly consacre à la question de l’autonomie et de la responsabilité morale. La seconde prémisse de sa discussion réside dans la théorie originale de la « valeur morale » (moral worth) qu’elle propose. Les jugements que nous portons sur la valeur morale de nos actions (méritent-elles le blâme ou l’éloge [praise]?) ont un lien très étroit avec la question de la responsabilité morale. Si nous estimons que la responsabilité d’un agent est diminuée, nous nous refusons en effet à le blâmer (ou, en tous cas, nous modérons notre blâme) pour ses actions immorales. Il est donc capital d’avoir une conception adéquate des jugements que nous portons sur la valeur morale de nos actions si nous voulons aborder la problématique de la responsabilité morale et déterminer le rôle qu’y joue l’autonomie de la volonté.

C’est dans le troisième chapitre de son livre qu’Arpaly présente sa théorie de la valeur morale. Dans son approche de la valeur morale de la bonne volonté, Kant insiste sur l’importance de la pureté des motifs : pour avoir valeur morale, une action doit être accomplie par devoir, et non seulement être en conformité avec le devoir. Arpaly concède à Kant qu’il n’est pas suffisant de conformer ses actions à la loi morale pour leur conférer une valeur morale, mais elle refuse de considérer l’agir par devoir comme une condition nécessaire à la valeur morale. À ses yeux, ce qui est requis pour la valeur morale, c’est que la volonté soit bonne, autrement dit que l’action soit accomplie pour de bonnes raisons (72). Ainsi, par exemple, si les actions du marchand de Kant n’ont pas de valeur morale, c’est parce que le marchand se conforme au devoir de ne pas voler ses clients pour de mauvaises raisons — pour des raisons d’intérêt personnel, et non pour des raisons morales. Selon Arpaly, il est absolument crucial d’éviter ici de tomber dans le préjugé intellectualiste qui a corrompu toute la tradition kantienne. Selon Arpaly, le coeur comme l’intellect peuvent assurer qu’une action est accomplie pour de bonnes raisons et qu’elle possède ainsi une valeur morale. Comme nous l’avons vu, l’action de Huck, par exemple, est accomplie pour de bonnes raisons morales : ce qui motive Huck, c’est sa reconnaissance de l’humanité de Jim et du respect que cette humanité mérite (73-9). Pourtant, l’action de Huck est accomplie contre son jugement moral explicite. Il faut donc rejeter la dichotomie kantienne traditionnelle qui oppose l’agir par devoir à l’agir par inclination. Il n’est pas nécessaire de suivre nos représentations explicites du devoir moral pour conférer une valeur morale à nos actions. Nos capacités émotionnelles peuvent, aux yeux d’Arpaly, conférer elles aussi une valeur morale à nos actions.

Pour compléter sa discussion de la valeur morale, Arpaly propose également une analyse de la valeur morale négative et des conditions qui justifient le blâme. Son analyse reflète ici de manière parfaitement symétrique les conditions qu’elle élabore pour la valeur morale positive. D’après Arpaly, une action mérite le blâme si elle a été causée en l’absence d’une bonne volonté ou par une volonté moralement mauvaise. En d’autres termes, une action mérite le blâme si l’agent n’a pas été suffisamment sensible à de bonnes raisons morales ou s’il a été sensible à des raisons moralement abjectes (79-83).

Armée de son analyse de la valeur morale, Arpaly peut se pencher sur la problématique de la responsabilité et de l’autonomie. Elle ne propose pas de théorie complète de la responsabilité morale. Pourtant, dans les deux derniers chapitres de son livre (chap. 4 et 5), elle adresse une critique radicale à toute la tradition kantienne qui a fait de l’autonomie de la volonté la pièce centrale de la responsabilité morale. En prélude à sa critique de l’autonomie, Arpaly dénonce l’ambiguïté qui accompagne de nos jours le terme « autonomie ». Ce terme est utilisé dans la littérature contemporaine pour signifier différentes choses, et une telle ambiguïté, qui n’est, de plus, pas toujours reconnue comme telle, peut bien sûr créer de nombreuses confusions. Je crois qu’Arpaly a raison de nous inciter à la prudence quand nous utilisons un terme associé à autant d’idées différentes[7].

La critique principale d’Arpaly s’adresse à la composante fondamentale de l’autonomie, ce qu’elle appelle l’autonomie agentielle (agent-autonomy) et qu’elle définit de la façon suivante :

L’autonomie agentielle est la relation entre un agent et ses motivations, relation qui peut être caractérisée de façon approximative comme la capacité de l’agent de décider laquelle de ses motivations il va suivre : il s’agit d’un type d’autocontrôle ou d’autogouvernement que possèdent les personnes humaines et non les animaux non humains.

118

L’autonomie agentielle, telle que la définit Arpaly, est bien au coeur de la discussion philosophique contemporaine : c’est ce type d’autonomie que Harry Frankfurt, Christine Korsgaard, David Velleman, Michael Bratman, et bon nombre d’auteurs importants de la philosophie de l’action contemporaine considèrent comme une caractéristique essentielle de l’agir humain. Et c’est parce que l’agent humain a la capacité de choisir lequel de ses désirs il va suivre que, de l’avis des défenseurs de l’autonomie, nous pouvons lui attribuer la responsabilité morale de ses actions. Comme les animaux non humains n’ont pas la capacité de choisir lesquels de leurs désirs ils vont satisfaire, nous ne pouvons les tenir pour responsables de leurs comportements.

Selon Arpaly, l’importance attribuée à l’autonomie agentielle dans la tradition néo-kantienne et dans la philosophie de l’action contemporaine en général n’est qu’un autre symptôme des préjugés intellectualistes qui dominent notre tradition philosophique. Il n’est pas nécessaire de postuler un moi autonome et contrôleur pour expliquer ce qui fait de nous des agents responsables (132-9). Pour établir cette conclusion, Arpaly se fonde sur son analyse de la valeur morale (chap. 3). Il est communément reconnu que la responsabilité est une condition centrale de la valeur morale : nous ne considérons pas comme responsables les animaux ou les êtres humains sérieusement retardés, et de ce fait nous n’attribuons pas de valeur morale à leurs comportements. Au vu de l’approche de la valeur morale qu’elle développe dans son livre, il n’est pas difficile de voir pourquoi Arpaly pense que l’autonomie n’est pas nécessaire à l’explication de la responsabilité. Ce qui est crucial pour la valeur morale, c’est la capacité de suivre les raisons (reason-responsiveness), la capacité d’agir pour de bonnes raisons. C’est parce que Huck suit les raisons morales (l’humanité de Jim et le respect qu’elle mérite) que nous sommes prêts à attribuer une valeur morale à son action et à le considérer comme responsable. Par contre, la présence d’un moi contrôleur n’est, selon Arpaly, absolument pas requise pour la valeur morale et la responsabilité. L’action de Huck n’est certainement pas produite par un acte d’autocontrôle de la part d’un moi autonome. Huck est simplement envahi par le sentiment de sympathie qu’il éprouve pour Jim, et son jugement moral réfléchi ne réussit pas à guider son agir.

Arpaly, bien sûr, ne dément pas que l’autonomie agentielle soit une marque distinctive de l’être humain. Pourtant, ce n’est pas à son avis l’absence d’autonomie agentielle chez les animaux non humains qui explique pourquoi nous ne considérons pas ces derniers comme moralement responsables. Ce qui est essentiel à la responsabilité morale, c’est la capacité de suivre les raisons morales. Et c’est précisément cette capacité qui fait défaut aux animaux non humains. Même s’ils peuvent percevoir des raisons simples, les animaux non humains n’ont pas les capacités conceptuelles sophistiquées requises pour comprendre les exigences de la moralité et les raisons qui en découlent (146-7). C’est parce qu’ils disposent de ces capacités conceptuelles sophistiquées — et non parce qu’ils peuvent exercer une autonomie agentielle sur certaines de leurs actions — que les êtres humains sont moralement responsables de leurs actions.

3. Repenser l’autonomie

Quoi qu’en dise Arpaly, l’idée d’autonomie agentielle — l’idée d’un moi capable de résister à ses inclinations et de contrôler son agir — semble bien occuper une place centrale dans notre conception de l’agir humain et de la responsabilité morale. Arpaly est consciente que l’attaque qu’elle dirige contre l’autonomie ne manquera pas d’engendrer un véritable barrage d’objections. Pour consolider sa position, elle se lance dans une discussion détaillée de toute une série d’exemples destinés à démontrer que l’idée d’autonomie ne joue pas dans l’agir humain le rôle fondamental qu’on lui attribue communément. Ironiquement, certains des exemples qu’elle examine me semblent bien plutôt suggérer que l’idée d’autonomie est indispensable à une approche de l’agir et de la responsabilité humaine.

Considérons en particulier une série importante de pathologies — telles que l’hyperactivité, le déficit attentionnel, ou le syndrome de Tourette — sur lesquelles Arpaly porte son attention. Arpaly examine le cas de John, un patient souffrant d’hyperactivité et de déficit attentionnel. Ses actions sont dictées par ses impulsions du moment. Après avoir remarqué qu’une maison est à vendre, il l’achète en quelques minutes, alors qu’il n’a nullement besoin d’un nouveau logement (151-3). Arpaly reconnaît que les défenseurs de l’autonomie de la volonté insisteront ici sur le fait que de tels exemples confirment l’importance de l’autonomie pour les questions de responsabilité. Ce qui fait défaut à John, c’est la capacité de résister à ses impulsions et de contrôler son agir de manière raisonnable — ce qui manque à John, c’est donc l’autonomie agentielle telle que la définit Arpaly. Du fait que cette capacité fondamentale d’autonomie fait défaut à John, nous estimons que sa responsabilité est sérieusement limitée. Faut-il en conclure que l’autonomie est après tout un élément central de l’agir et de la responsabilité humaine?

La réponse d’Arpaly est malheureusement décevante à ce point. Elle concède que l’autonomie (la capacité de résister à ses impulsions et de contrôler son agir) a un rôle à jouer dans une théorie de la responsabilité. Pourtant, elle pense que l’exemple de John ne démontre pas que l’autonomie joue un rôle privilégié (153) dans les questions de responsabilité. À ses yeux, ce qui est central dans les questions de valeur morale et de responsabilité, c’est la qualité de la volonté de l’agent : si l’action indique que la volonté de l’agent est moralement mauvaise, elle mérite le blâme; si elle indique au contraire que la volonté de l’agent est moralement bonne, elle mérite alors d’être louée. Parce que John souffre d’un déficit d’autonomie, ses actions impulsives ne nous permettent pas, selon Arpaly, de conclure que sa volonté est moralement mauvaise. De même, si John souffrait d’un déficit de la perception, le rendant par exemple incapable de reconnaître son épouse, il serait faux de conclure que sa volonté est moralement mauvaise quand, faute d’avoir reconnu son épouse, il ne lui procure pas l’aide dont elle a besoin. Arpaly conclut que, de même que le bon fonctionnement de nos organes de perception, l’autonomie de la volonté a peut-être un rôle indirect à jouer dans les questions de responsabilité : les déficits perceptuels, comme les déficits dans l’autonomie de la volonté, peuvent falsifier le lien que nous établissons d’ordinaire entre le comportement d’un agent et la qualité morale de sa volonté. Pourtant, et c’est là le point important à ses yeux, il convient de ne pas perdre de vue le fait que c’est la question de la qualité morale de la volonté qui est décisive pour les questions de valeur morale et de responsabilité (152-3).

Une telle réponse a peu de chances de convaincre les défenseurs de l’autonomie de la volonté. Nous estimons que John ne peut pas être considéré comme totalement responsable de son action. Nous estimons en effet que John ne remplit pas certaines des préconditions fondamentales qui doivent être satisfaites pour qu’une assignation de valeur morale puisse être appropriée dans son cas. Je suppose que personne ne contestera que la question de la responsabilité touche à la satisfaction ou à la non-satisfaction de telles préconditions fondamentales. Et l’exemple de John illustre parfaitement le rôle central que l’autonomie de la volonté joue quand il s’agit de déterminer le contenu de ces préconditions fondamentales. La tradition philosophique distingue en effet deux grandes classes de facteurs disculpants dans les questions touchant à la responsabilité : facteurs cognitifs d’une part, et facteurs volitifs d’autre part. Ces facteurs ont une très grande plausibilité intuitive et ils exercent une influence déterminante sur nos attributions de responsabilité. En ce qui concerne les facteurs cognitifs, nous estimons en général que la responsabilité d’un agent pour une action particulière est limitée s’il ignore certains éléments décisifs pour l’évaluation de cette action. De façon similaire, dans le domaine volitif, si une déficience importante affecte les capacités de décision de l’agent, nous concluons d’ordinaire que sa responsabilité est limitée. La tradition philosophique assume que l’idée d’un moi capable de résister à ses impulsions et de contrôler ses actions — l’idée d’autonomie — joue un rôle central quand il s’agit de déterminer si les capacités de décision de l’agent fonctionnent de façon adéquate ou non. Les exemples de John et d’autres pathologies similaires confirment le bien-fondé de cette assomption. Comme le reconnaît Arpaly, phobies, compulsions, déficits attentionnels, toutes ces conditions empêchent le moi d’exercer un contrôle normal sur ses désirs et ses actions. En conséquence, nous estimons que la responsabilité des agents souffrant de telles conditions est limitée. C’est dire que l’autonomie de la volonté fait bien partie des préconditions fondamentales dont la satisfaction ou la non-satisfaction détermine si un agent est responsable de ses actions.

Il est bien clair que l’idée d’un moi contrôlant ses actions n’est pas sans problèmes. Personne aujourd’hui ne souhaite faire appel à un moi kantien nouménal, séparé du moi empirique, quand il s’agit d’expliquer l’autonomie de la volonté. Mais il n’est pas aisé de voir comment un moi autonome peut émerger des structures neurologiques et déterministes qui constituent l’esprit humain. Peut-on expliquer le contrôle que nous semblons posséder sur nos actions sans poser la présence d’un « homunculus » aux commandes de notre agir? La grande majorité des philosophes contemporains sont convaincus qu’une telle explication doit être possible, mais nous sommes encore bien loin, malgré les progrès spectaculaires des neurosciences, d’avoir éclairé de façon satisfaisante les mécanismes qui rendent possibles le contrôle que nous exerçons dans les conditions normales sur nos actions. Même si l’idée d’un moi contrôlant son agir reste donc entourée de mystère, il convient cependant d’insister sur le fait qu’Arpaly ne nous fournit pas de raison de douter de l’existence d’un tel moi et de son importance pour la question de la responsabilité. Arpaly a raison de penser que, lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur morale d’une action, la question de la qualité de la volonté de l’agent joue un rôle déterminant. Nous pensons en effet qu’un agent ne mérite d’être blâmé pour une action que s’il a été, dans la formation de ses intentions, insuffisamment sensible aux raisons morales. Mais c’est là une thèse que les défenseurs de l’autonomie peuvent très bien accepter. La présence dans l’agent d’une capacité de résister à ses impulsions et de contrôler son agir n’en demeure pas moins l’une des préconditions essentielles qui doivent être satisfaites pour qu’une assignation de valeur morale soit appropriée. Vouloir nier ce fait, c’est faire violence au sens commun et à nos pratiques morales.

Faut-il conclure que les condamnations sévères qu’Arpaly adresse à l’idée d’autonomie sont injustifiées? Je crois qu’il convient de tirer de sa contribution une leçon plus positive. Les théories de l’autonomie ont été dominées par le courant intellectualiste kantien, et Arpaly a raison de s’inscrire en faux contre cette domination. Elle semble avoir mal choisi sa cible : ce n’est pas l’idée d’autonomie comme telle qu’il faut rejeter, mais les interprétations intellectualistes que la tradition kantienne a fournies de cette dernière.

En effet, les défenseurs principaux de l’autonomie auxquels Arpaly s’oppose — Harry Frankfurt, Christine Korsgaard, David Velleman, Michael Bratman — acceptent tous le même modèle de base pour expliquer l’autonomie humaine. D’après ce modèle, kantien dans son inspiration, une action est autonome si elle est causée par les jugements évaluatifs réfléchis que le moi porte sur ses désirs et ses actions. Si l’action est déterminée simplement par les désirs immédiats de l’agent, elle n’est pas autonome. Par exemple, je n’agis pas de façon autonome quand je cède à mon désir immédiat de vengeance et agresse mon adversaire. Pour que mon action soit autonome, il faut qu’elle soit causée par un jugement (ou un désir) émanant de mes facultés intellectuelles réflexives, facultés qui me permettent de prendre une distance critique face à mes désirs immédiats. Même si Frankfurt, Korsgaard, Velleman et Bratman diffèrent dans les détails de leurs conceptions de l’autonomie, ils acceptent tous ce même modèle de base intellectualiste[8].

C’est quand il s’agit d’illustrer les faiblesses de ce modèle intellectualiste que la critique d’Arpaly est particulièrement utile. En effet, le modèle intellectualiste semble proposer une approche beaucoup trop restrictive de l’autonomie humaine : il n’est pas nécessaire d’agir par devoir, ou d’une manière plus générale de suivre les jugements évaluatifs de son intellect pour agir de façon autonome et être responsable de ses actions.

Considérons un exemple banal. Bien souvent, comme Huck, nous suivons nos inclinations et agissons à l’encontre de nos jugements évaluatifs réfléchis. Je sais que je dois impérativement corriger les copies de mes étudiants, et pourtant je passe ma soirée cloué devant mon téléviseur. Nous estimons que, dans un tel cas, je suis responsable de mon action et mérite d’être blâmé. Cet exemple est donc radicalement différent du cas de John qui, du fait de la profonde pathologie qui l’afflige, ne peut offrir aucune résistance aux impulsions qui s’emparent de lui et ne peut en conséquence être tenu pour responsable de ses actions. Ce qui fait défaut à John, c’est la capacité du moi de résister aux impulsions qui l’assaillent et de contrôler ainsi ses actions — capacité qu’Arpaly nomme autonomie agentielle. Par contre, cette capacité est présente en moi quand je regarde la télévision, et c’est pour cette raison que, contrairement à John, je suis responsable de mes actions.

D’après le modèle intellectualiste de l’autonomie proposé par Kant, Frankfurt et leurs admirateurs, je n’agis pas de façon autonome quand je reste cloué devant mon téléviseur — mon action n’est en effet pas causée par mon jugement évaluatif réfléchi. Ce que les analyses d’Arpaly suggèrent, c’est que l’autonomie, si elle est conçue de manière intellectualiste, ne joue pas un rôle fondamental dans les questions de responsabilité. Le simple fait qu’une action soit acratique suffit, selon le modèle intellectualiste, à établir qu’elle n’est pas autonome. Toutefois, nous sommes de toute évidence moralement responsables pour beaucoup de nos actions acratiques.

Les défenseurs du modèle intellectualiste de l’autonomie — ou en tous cas certains d’entre eux — seront vraisemblablement prêts à accepter la dissociation de l’autonomie et de la responsabilité sur laquelle insiste Arpaly. Ce que le modèle intellectualiste réussit peut-être à articuler, c’est un certain idéal d’autonomie : l’idéal d’une action totalement sous le contrôle de l’agent, ou d’une action à laquelle l’agent « participe » de façon maximale[9]. Une théorie de l’autonomie qui vise un tel idéal ne peut de toute évidence pas prétendre éclairer les conditions nécessaires de la responsabilité morale.

Je ne souhaite pas ici me pencher sur l’avenir du modèle intellectualiste de l’autonomie et déterminer si ce modèle peut vraiment jouer le rôle d’un idéal d’autonomie. Ce qui me paraît par contre capital, c’est de reconnaître la nécessité de distinguer différents degrés d’autonomie. Mon action acratique — lorsque je reste cloué devant le téléviseur — est bien éloignée de l’idéal d’autonomie qui intéresse les défenseurs du modèle intellectualiste. Personne ne considérerait une telle action comme un modèle parfait d’autonomie. Pourtant, contrairement à John, je dispose d’un important degré de contrôle (ou d’autonomie agentielle) sur mon action. Le modèle intellectualiste, qui a dominé les discussions contemporaines de l’autonomie, ne procure pas une approche plausible du type de contrôle que j’ai sur de telles actions et qui fonde ma responsabilité dans de tels cas. Ce que la critique d’Arpaly démontre, me semble-t-il, c’est que nous avons besoin d’un nouveau modèle de l’autonomie, plus flexible que le modèle intellectualiste, qui soit capable de différencier les différents degrés d’autonomie qui nous intéressent[10]. Comme nous l’avons vu, l’idée d’un moi capable de résister à ses impulsions et de contrôler ses actions joue un rôle important dans les attributions de responsabilité. Cela signifie que l’idée d’un lien essentiel entre l’autonomie et la responsabilité morale doit être réaffirmée. Ce qui est maintenant urgent, c’est de développer une théorie de l’autonomie qui puisse éclairer ce lien essentiel et isoler le type de contrôle qui accompagne les actions dont nous sommes responsables.

4. Devoir moral et autonomie

Pour consolider l’idée d’un tel lien entre l’autonomie et la responsabilité, j’aimerais maintenant me pencher sur certaines difficultés plus fondamentales auxquelles se heurte la tentative d’isoler la responsabilité de l’autonomie. Une telle tentative d’isolement ne fait pas seulement violence aux intuitions que nous avons au sujet de la responsabilité. Elle se heurte également à d’importants problèmes métaéthiques.

Il n’est pas difficile de reconnaître dans l’approche d’Arpaly l’influence du modèle davidsonien, déjà cher à Hobbes et Hume. Selon ce modèle, différents désirs, moraux et immoraux, entrent en conflit, et l’action est simplement causée par le désir le plus fort. C’est bien cette vision fondamentalement atomistique de l’esprit humain, où différentes attitudes entrent en interaction et causent une action sans le contrôle d’un moi autonome, qui est au fondement de la psychologie morale d’Arpaly et de son approche de la valeur morale. Certains individus ont un désir moral[11] fort qui, dans les situations appropriées, suffit à causer les actions requises par la moralité. Les actions de tels individus, quand elles sont causées par ce désir moral, sont accomplies pour de bonnes raisons morales et méritent donc l’éloge. D’autres agents ont par contre un désir moral plus faible. Lorsque, dans les situations appropriées, ce désir est dominé par d’autres désirs et qu’une action immorale est ainsi engendrée, elle mérite le blâme.

Il faut reconnaître à Arpaly le mérite d’accepter les conséquences qu’une telle psychologie morale — où l’action est causée par les désirs de l’agent, sans l’intervention ou le contrôle d’un moi autonome — implique pour les questions de la valeur morale et du blâme. « D’après mon approche, nous dit Arpaly, le blâme est analogue à traiter quelqu’un de mauvais homme d’affaires ou d’artiste médiocre » (173). En effet, du fait de leurs dispositions naturelles et de leurs conditions sociales, certains individus héritent d’un désir moral fort alors que d’autres ont un désir moral plus faible. Nous attribuons éloge aux premiers et blâme aux seconds. Certes, ce sont ultimement la chance (moral luck) et des facteurs sur lesquels nous n’avons aucun contrôle qui déterminent la force du désir moral d’un individu particulier, et donc si les actions de ce dernier auront une valeur morale positive ou négative. Arpaly pense que nous devons nous faire à cette conclusion. La chance joue également un rôle important dans nos évaluations non morales. C’est en effet la loterie génétique qui détermine dans une large mesure les talents économiques et artistiques d’un individu. Pourquoi n’en irait-il pas de même quand il s’agit de la valeur morale de nos actions?

Les défenseurs de l’autonomie insisteront sur le fait que la position d’Arpaly est ici en sérieux porte-à-faux avec le sens commun. « Ought implies can », dit le slogan. Si une raison morale ou un devoir moral s’applique à un agent, il doit être possible à celui-ci d’y conformer son comportement[12]. Cette condition fondamentale de la normativité est au coeur de nos pratiques morales et a une très forte plausibilité intuitive. Elle explique pourquoi les évaluations morales sont à nos yeux différentes des évaluations économiques ou artistiques. Ce que le sens commun suggère, c’est que chaque individu normal a la capacité de reconnaître les exigences de la moralité et d’y conformer son comportement. Par contre, bien peu d’êtres humains normaux ont les talents nécessaires pour être de bons artistes ou de bons hommes d’affaires. Ce fait contribue à expliquer pourquoi, contrairement au domaine moral, nous ne considérons pas que tout être humain normal soit soumis à des impératifs normatifs en matière de succès économique et artistique. Nous avons tous le devoir d’agir de façon morale, mais pas le devoir d’être de bons artistes et bons hommes d’affaires.

La présence d’un moi autonome, capable de résister à ses différents désirs et inclinations donne tout son sens au slogan « Devoir implique pouvoir ». C’est cette présence par exemple qui explique pourquoi nous estimons que j’aurais dû ne pas rester cloué devant mon téléviseur et qu’il était en mon pouvoir de corriger les copies de mes étudiants au lieu de perdre mon temps à regarder un programme stupide. Si nous acceptons par contre le modèle davidsonien, d’après lequel nos actions sont causées par nos désirs les plus forts sans le contrôle d’un moi autonome, il est beaucoup plus difficile de voir comment, ainsi que l’admet le sens commun, j’aurais pu agir de façon différente dans de telles circonstances.

Proposer une analyse détaillée de la capacité d’agir autrement que semble postuler le sens commun est bien sûr une tâche particulièrement délicate : nous sommes bien loin de disposer d’une approche théorique satisfaisante des mécanismes psychologiques qui sous-tendent cette capacité ou d’avoir clarifié le contexte modal dans lequel s’inscrit cette référence à une telle capacité[13]. Pourtant, il convient de bien mesurer les problèmes métaéthiques auxquels se heurte quiconque prétend, comme Arpaly, expliquer la responsabilité et les devoirs moraux sans l’autonomie. Le problème n’est pas simplement que nos assignations de blâme sont très sensibles à tout ce qui touche à notre capacité d’agir autrement : toute limitation de cette capacité, par exemple dans le cas des pathologies d’addiction, entraîne immédiatement une diminution du blâme et du degré de responsabilité de l’agent. Le problème est que sans l’autonomie il n’est pas facile de voir comment, si devoir implique pouvoir, raisons et devoirs moraux peuvent s’appliquer à tous les êtres humains normaux.

Une comparaison rapide entre la position d’Arpaly et la critique que Bernard Williams adresse à nos pratiques morales peut, je crois, être ici éclairante[14]. Comme Arpaly, Williams demeure sceptique face à l’idée d’un moi kantien autonome contrôlant notre agir. Hume et Davidson ont selon lui raison d’insister sur le fait que nos actions sont simplement causées par nos désirs. Mais, contrairement à Arpaly, Williams réalise pleinement combien le modèle humien/davidsonien s’inscrit en opposition à la moralité du sens commun et à la façon dont nous envisageons le blâme. Quand nous blâmons un agent pour son action immorale, nous prétendons, selon Williams, que cet agent avait des raisons d’agir autrement et qu’il était en son pouvoir d’agir autrement. Williams estime que l’éthique kantienne décrit de façon adéquate ce système de présuppositions qui est au coeur de nos pratiques morales. Bien sûr, il rejette l’ensemble de ces présuppositions kantiennes, présuppositions qui sont à son avis incompatibles avec la réalité psychologique humaine — alors que Kant décrit correctement les présuppositions de nos pratiques morales, Hume décrit correctement notre réalité psychologique. Mais Williams reconnaît les conséquences très sérieusement révisionnistes de toute tentative de se débarrasser d’un moi kantien aux commandes de son action. Si Hume et Davidson sont dans le vrai, il faut simplement abandonner l’idée que nous sommes tous soumis aux impératifs de la moralité et il faut également renoncer à notre pratique du blâme. En effet, le principe « devoir implique pouvoir » a pour conséquence que les raisons morales ne s’appliquent pas aux individus dépourvus de tout désir moral. Et notre pratique du blâme est à tel point corrompue par le mythe qu’il est toujours en notre pouvoir d’agir de façon morale qu’il convient purement et simplement de s’en défaire.

Tout au long de ses analyses Arpaly assume que les impératifs moraux s’appliquent à tous les êtres humains. Cela signifie-t-il qu’elle entend répudier un principe aussi fortement enraciné dans nos pratiques morales que le principe « devoir implique pouvoir »? Ou pense-t-elle alors que le modèle humien/ davidsonien a les ressources nécessaires pour concilier ce principe avec l’idée que les exigences morales s’appliquent à nous tous, du simple fait que nous avons les capacités intellectuelles requises pour comprendre les impératifs moraux? Malheureusement, Arpaly n’aborde jamais ces questions métaéthiques pourtant fondamentales.

En conclusion, et contrairement à ce que suggèrent les défenseurs du modèle humien/davidsonien tels qu’Arpaly et Williams, je crois qu’il serait tout à fait prématuré d’abandonner l’idée kantienne d’un moi autonome aux commandes de nos actions. Arpaly ne décrit pas de façon adéquate nos pratiques morales et fait preuve de naïveté métaéthique quand elle prétend que la moralité du sens commun et la manière dont nous envisageons le blâme ne présupposent pas l’existence d’un tel moi autonome. D’une manière plus générale, il convient d’insister, contre les défenseurs du modèle humien/davidsonien, sur le fait que ni une analyse philosophique du sens commun ni les découvertes empiriques récentes ne semblent mettre en doute l’existence d’un moi autonome capable de contrôler ses actions. Mais il faut reconnaître avec Arpaly que les défenseurs de l’autonomie sont, à ce jour, loin d’avoir proposé une caractérisation théorique satisfaisante de l’autonomie et de ses différents degrés.