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Cet ouvrage impose d’abord par son ambition. Reconnaissons d’emblée que la philosophie de la nature n’est ni la partie la plus connue du système hégélien ni encore moins la plus considérée. Or, dans cette étude, qui constitue une version remaniée de sa thèse de doctorat, Jean-François Filion se propose non pas simplement de réhabiliter la philosophie de la nature de Hegel — d’autres auteurs s’y sont déjà attelés de manière convaincante avant lui, notamment Vittorio Hösle dans sa monumentale étude Hegels System (1987) —, mais plutôt dans une démarche plus engagée, qui consiste à « prendre la spéculation au sérieux » (p. 3). Malgré les deux siècles qui nous séparent d’elle, la pensée hégélienne, pour peu qu’on prenne toute la mesure de sa « radicalité » (p. 2) , peut encore nous aider à penser notre temps.

La thèse que défend J.-F. Filion est que la pensée spéculative hégélienne ouvre une piste de réflexion nouvelle et porteuse permettant de repenser la présente crise écologique. Comme on peut le lire, elle offre « des munitions à la révolution culturelle de l’écologisme » (p. 4). Selon l’auteur, toute l’originalité et la force de cette pensée tient au « renversement ontologique » (p. 317) qu’elle réussit à opérer quant au rapport entre l’être humain et la nature; rapport dont d’aucuns, parmi les penseurs préoccupés par la question écologique, admettent qu’il s’agit là de la cause la plus profonde de la présente crise. En effet, au coeur de la menace qui guette l’intégrité écologique de l’humanité réside une conception de la nature, fruit d’une tradition métaphysique qui remonte en Occident au début des sciences modernes, qui voit dans celle-ci rien de plus qu’une simple matière brute, un matériau dont l’être humain peut disposer à sa guise pour la poursuite de ses propres fins. La nature n’est toujours considérée qu’en tant qu’altérité radicale, comme l’autre de l’humanité.

Or précisément, toute la philosophie spéculative de Hegel repose sur l’idée qu’il existe dans la nature une rationalité « inconsciente » (p. 23), une raison qui est et qui se donne à voir sous la forme manifeste d’une nature inorganique. Dans l’idéalisme absolu hégélien, la nature n’est point saisie en tant qu’altérité radicale, mais bien toujours en tant que simple moment d’un tout qui l’englobe, ce que Hegel nomme l’« Idée » : « La nature et l’esprit partagent le fait d’être les deux modes de la manifestation de l’Idée » (p. 112). Le réel naturel et le réel spirituel s’offrent dans la philosophie spéculative comme deux moments de la manifestation effective (wirkliches) de l’Idée. Autrement dit, « la clef interprétative de la conception hégélienne de la nature inorganique consiste à voir dans celle-ci la forme “aliénée” de la vie cosmique qui se désaliénera ici, sur Terre, avec l’apparition de la vie biologique et d’une espèce animale spéciale qui peut en parler » (p. 18). Aussi, par cette approche spéculative de la nature, la pensée hégélienne permet de surmonter l’aporie à laquelle est confrontée aujourd’hui toute pensée écologique.

À cette fin, Dialectique et matière s’articule sous la forme d’une lecture exégétique de la seconde partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, celle qui précisément porte sur la philosophie de la nature, avec un accent mis sur les paragraphes 245 à 336. L’auteur a retenu pour cette lecture la troisième et dernière édition de l’ouvrage, celle de 1830, retravaillée par Hegel avant sa mort, et qui comprend de nombreuses « additions », soit les notes prises par les étudiants pendant ses leçons berlinoises. L’étude de J.-F. Filion s’organise autour de deux parties comportant au total sept chapitres. La première déploie une introduction à la philosophie de la nature chez Hegel avec une analyse de ce qui distingue cette pensée de celle de Friedrich Schelling, penseur à qui sera associée la figure de Hegel, jusqu’à la publication en 1806-1807 de son imposante Phénoménologie de l’esprit. La seconde partie s’emploie à expliciter la philosophie de la nature inorganique chez Hegel, soit les paragraphes 253 à 336.

La lecture que nous offre J.-F. Filion est conventionnelle — rien ici d’une lecture inédite — tout en étant néanmoins éclairante. Le travail de pensée ne se situe pas tant dans la lecture de Hegel comme telle que dans ce que cette lecture ouvre comme possibilité; ce que précisément l’auteur parvient à très bien faire valoir en introduction et en conclusion de l’ouvrage.

Cependant, malgré les grands mérites de cette démarche et la rigueur avec laquelle elle est menée, on ne peut s’empêcher de se demander à quel lectorat un tel ouvrage est destiné. En effet, si cette étude s’adresse avant tout à ceux désireux de trouver dans la pensée spéculative hégélienne une piste d’espoir pour sortir l’humanité de la crise écologique — objectif que l’auteur semble privilégier dans l’introduction — alors, force est d’admettre qu’il manque à cet ouvrage une introduction générale à la pensée de Hegel dans son ensemble. Assurément, un lecteur néophyte risque en de nombreux passages de n’y rien comprendre tant la pensée hégélienne, et peut-être encore plus sa philosophie de la nature, manifeste une impénétrabilité certaine.

Par delà cet élément de critique, ou peut-être même pour y parer, il ne reste maintenant qu’à souhaiter que Jean-François Filion poursuive sur la voie ouverte par cette étude, en mettant à profit l’approche spéculative hégélienne afin de proposer des pistes de solutions pour sortir d’humanité de la présente menace écologique qui pèse sur son habitat. Rendre justice à la profondeur du hégélianisme peut parfois exiger de passer sous silence la pensée du maître.