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In such a case they talk in tropes,

And by their fears express their hopes.

SWIFT,On the death of Dr Swift, 118-119

De Schlegel à Kierkegaard, de Jankélévitch à Rorty, de Dumarsais à Sperber et Wilson, de la rhétorique à la critique littéraire et à la philosophie, on a beaucoup écrit sur l’ironie. Tantôt on la traite comme une figure de rhétorique parmi d’autres, et on constate que malgré des décennies de sémiotique la vieille théorie de Quintilien selon laquelle l’ironiste dit le contraire de ce qu’il pense a la vie dure, tout comme l’idée que l’ironie est la marque d’une dépréciation des valeurs[1]. Tantôt on l’associe à l’une ou l’autre de ses formes (ironie socratique, ironie romantique, ironie de situation), ou bien on renonce à l’unifier et on admet qu’il y a à la limite autant d’ironies qu’il y a d’oeuvres littéraires singulières. Mais d’où vient que nous n’hésitons pas à voir l’ironie partout chez certains écrivains (Horace, Chaucer, Rabelais, Cervantès, Swift, Fielding, Sterne, Voltaire, Gogol, Musil, Kafka, Kraus, Gombrowicz, Eça de Queiros, Nabokov), alors que nous ne la prêtons pas aisément à d’autres (Virgile, Dante, Racine, Corneille, Chateaubriand, Novalis, Goethe, Balzac, Dostoïevski, Zola, Proust, Conrad, Faulkner, Camus, Coetzee). Est-ce parce que les premiers prendraient leurs distances avec le réel et avec leurs personnages alors que les seconds seraient plus sérieux ou tragiques  ? Il y a certes une différence entre la vision du monde d’un Rolland (Romain) et celle d’un Sterne (Laurence), mais pourquoi Fénéon (Félix) serait-il toujours ironique et Tolstoï (Léon) jamais  ? Nous voyons bien que ces divisions sont artificielles et qu’il peut y avoir autant de sérieux chez les premiers que d’ironie chez les seconds. Pour avoir une théorie un peu meilleure de l’ironie, il faut une investigation à au moins trois niveaux. En premier lieu, au niveau linguistique, il faut expliquer comment l’ironie verbale est possible et comment un énoncé ironique émis par un locuteur peut être compris comme tel par un auditeur. En second lieu, au niveau axiologique, il faut comprendre quelle relation l’ironiste entretient avec les valeurs et les idéaux : est-il là pour les priser ou pour les enterrer  ? S’il joue ou s’il dissimule son jeu, est-ce pour corriger les moeurs ou pour s’en accommoder  ? En troisième lieu, il faut comprendre les mécanismes de l’ironie littéraire. La littérature est-elle connaissance ou bien pure fiction  ? L’ironie littéraire est-elle du côté de la première ou de la seconde, ou bien est-elle compatible avec les deux  ? Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il y a de multiples formes de l’ironie, et que celle-ci n’est pas un genre littéraire par elle-même, mais de quoi ces multiples formes sont-elles les formes ? Les essais réunis ici portent sur ces trois types de questions.

La définition classique de l’ironie est, par exemple, celle qu’on trouve chez Fontanier : « L’ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser[2]. » Mais même à supposer que l’on admette cette définition, elle ne permet pas de comprendre comment comprendre un énoncé ironique comme ironique. L’exemple qui illustre peut être le mieux l’ironie antiphrastique est le célèbre tract de Defoe The Shortest Way with the Dissenters (1702), dans lequel l’auteur de Robinson Crusoe recommande la manière la plus expéditive (l’exécution) d’en finir avec ceux qui rejettent la foi anglicane, et fut condamné au pilori pour avoir publié son pamphlet. Nullement découragé, il écrivit juste après un hymne au pilori. Il eût mieux valu pour Defoe que ses dénonciateurs comprissent son ironie ! Mais pourquoi ne la comprirent-ils pas ? La théorie antiphrastique seule ne permet pas de le dire. Wittgenstein nous mettait au défi de dire « Il fait froid ici » en voulant dire « Il fait chaud ici » (P.U. 1. 510), et le défi n’a pas été relevé. La conception pragmatique de Grice (1969) a apporté un progrès important en concevant la compréhension de l’énoncé ironique comme une forme d’inférence, dérivée par implicature à partir de la violation de la Maxime de qualité (dites ce que vous croyez être vrai) : si je vous dis « Sarkozy est distingué » l’auditeur reconnaît l’énoncé comme littéralement faux et infère, de ce fait, que j’ai eu l’intention de communiquer un autre sens que le sens littéral, et, on peut le présumer, le sens selon lequel Sarkozy est vulgaire. Le problème, comme le montre ici Anne Reboul, est que cette analyse ne va guère au-delà de l’analyse classique. Si vous ne savez pas quelle est mon opinion sur Sarkozy, comment pourrez-vous inférer que j’ai fait un énoncé ironique ? Et pourquoi énoncerais-je quelque chose de manifestement faux si je veux en fait énoncer que Sarkozy est vulgaire ? Et même si vous savez déjà mon opinion, est-ce que je ne viole pas la maxime de quantité en énonçant par implicature qu’il est vulgaire ? Certes on peut recourir à l’hyperbole (« Sarkozy est la distinction même »), mais toute ironie ne le fait pas. Sperber et Wilson (1981)[3] ont proposé de voir au coeur de l’ironie une forme d’interprétation d’un énoncé impliquant une mention d’un autre énoncé faisant écho à un énoncé qui serait implicitement émis par le locuteur ou par un groupe supposé représenter une sorte de norme commune (dans mon exemple l’opinion unanime trouve Sarkozy vulgaire, et l’ironie de mon énoncé est reconnue immédiatement )[4]. C’est un progrès important par rapport à l’analyse classique parce qu’on met l’accent sur la notion d’interprétation et parce qu’il n’est pas nécessaire, selon l’analyse de Sperber-Wilson, que l’énonciateur ironique pense le contraire de ce que dit son énoncé littéral. Mais tous les énoncés ironiques ne sont pas échoïques. Considérez une brève de Fénéon : « C’est au cochonnet que l’apoplexie a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus. » Ici nul écho ni mention, mais simplement une manière lapidaire de conter, qui produit l’effet ironique (on a plus ici affaire à une ironie de situation, par le contraste entre le tragique de l’événement et le ridicule de la boule poursuivant sa course). La théorie avancée par Gregory Currie, selon laquelle l’ironiste pratique une forme de faire-semblant ou de « feintise » (pretence)[5] par laquelle il prétend prendre le point de vue de quelqu’un d’autre, a ceci de commun avec l’analyse échoïque qu’elle repose sur une interprétation et non une description. Mais selon Currie, l’ironiste ne fait pas simplement écho ou mention d’un énoncé. Il feint de l’énoncer et surtout feint d’être le personnage qui l’énonce. Plus précisément, comme le dit Currie :

Ce qui est important, c’est que l’énoncé de l’ironiste soit une manifestation du fait qu’il ou elle fait semblant d’avoir une position ou un point de vue restreint ou déficient, F, et, de la sorte, il nous met dans l’esprit d’une certaine perspective, d’un certain point de vue ou position, G (qui peut être identique à F ou simplement lui ressembler) étant la cible du commentaire ironique.

Feindre d’avoir une certaine croyance ou de faire une affirmation n’est pas la même chose que de faire cette affirmation ou de rapporter le discours d’autrui. Et feindre d’être un certain type de personne n’est pas la même chose que feindre de croire quelque chose. Enfin Currie associe explicitement le feindre ironique à l’adoption simulée d’une perspective déficiente ou en quelque manière limitée ou non pertinente. En quelque sorte l’ironiste évalue la perspective de sa cible et la sienne.

La conception de Currie a, comme on l’a souvent noté, des points communs avec la théorie échoïque : toutes deux admettent que l’ironie est une forme d’attribution de pensée ou d’attitude, et toutes deux notent que la pensée qui est objet d’attitude ironique n’a pas besoin d’être identique à celle qui est exprimée par l’énoncé ironique (contre la conception antiphrastique classique). Mais la thèse de Currie est plus générale. Tout d’abord, en axant l’ironie sur l’idée de feintise ou de simulation, elle incorpore les cas d’ironie privilégiés par Sperber et Wilson où intervient une forme de mention d’un énoncé sans pour autant assimiler tout énoncé ironique à une citation ou métareprésentation implicite. Ensuite, la notion de feintise est clairement associée aux théories de la fiction et de l’imagination que des auteurs comme Walton et Currie lui-même ont associée à la capacité psychologique de faire semblant, dont toute la littérature sur les jeux de pretence chez les enfants montre combien elle est étroitement liée à l’acquisition d’une « théorie de l’esprit »[6] ; en ce sens elle permet de comprendre comment la fiction et l’ironie peuvent avoir des racines mentales communes. S’il y a un mécanisme commun aux deux, on voit mieux comment l’ironie est constitutive de l’écriture littéraire, même si la feintise ironique n’est pas la même que celle qui engendre la fiction. Enfin, la théorie de Currie permet de comprendre en quoi l’ironiste, tout en se mimant un certain personnage, peut prendre ses distances, par rapport à lui, y compris en indiquant qu’il ne partage pas ses valeurs ou ses points de vue. Elle n’est pas sans problèmes néanmoins, comme le montre ici Anne Reboul, notamment parce qu’elle prescrit que dans une fiction un personnage ne peut pas dire quelque chose qui est interprété comme absurde par le lecteur — ironie auctoriale — ce qui se produit très souvent chez Stendhal (dont l’ironie spécifique est ici analysée par Patrizia Lombardo). Elle rencontre aussi des difficultés quand on a affaire à des ironies emboîtées ou niveaux d’ironie, et à ce que Sophie Duval analyse ici comme « dynamique ascensionnelle » de l’ironie chez Proust, car il n’est pas facile de voir comment on peut feindre une feintise au second, voire au troisième degré.

Si la théorie de l’ironie comme feintise n’a peut être pas toute la généralité voulue pour l’analyse de l’ironie verbale, il y a un point sur lequel elle est très pertinente, et sur lequel insiste Currie : l’ironie exprime une attitude, le plus souvent négative, mais qui peut être bienveillante (cf. Stendhal), sur sa cible. Kevin Mulligan montre que cette analyse fut anticipée par Rudolf Jancke dans Das Wesen der Ironie (1929). Comme le dit Mulligan « Toute description de l’ironie devrait fournir des réponses à des questions comme les suivantes : pourquoi l’ironiste ironise-t-il ? Quels états d’esprit et attitudes, s’il y en a, sont essentiels à l’ironie ? Quelles sont les valeurs ou non-valeurs qui motivent l’ironiste ? » Selon Mulligan les valeurs auxquelles est sensible au premier chef l’ironiste sont les valeurs cognitives ou de connaissance, et c’est pourquoi, selon lui, l’une des cibles privilégiées de l’ironiste est la bêtise. Cette remarque semble autoriser un rapprochement plausible entre l’ironie et la satire, dans la mesure où la satire est souvent une prise de position sur des valeurs, et prend souvent comme cible la bêtise, vice cognitif par excellence[7]. Mais Mulligan rejette ce rapprochement : selon lui, le satiriste est motivé par des buts pratiques seulement et vise à changer le monde, alors que l’ironiste est un « quiétiste » qui ne prend position que par rapport aux valeurs cognitives et fustige la bêtise sans chercher pour autant à rendre les gens meilleurs ou plus intelligents.

Comme le remarque Mulligan, on a souvent tendance, en ironologie, à partir des auteurs qu’on considère comme paradigmatiques, à généraliser à partir du cas unique (comme on le fait en neurologie clinique). Même s’il est vrai, comme le dit Anne Reboul, qu’il n’y a que des ressemblances de famille entre les formes variées d’ironie, nous ne pouvons nous défaire de l’idée qu’il y a des types dès qu’il s’agit d’ironie littéraire. L’ironie littéraire est affaire de trame ou d’intrigue en un sens où l’ironie verbale ou conversationnelle ne l’est pas (il faut avoir interagi pendant plus d’une conversation avec quelqu’un pour repérer son style d’ironie). Je ne ferai pas exception à la méthode du cas unique, mais j’espère que tout le monde s’accordera pour admettre que Jonathan Swift est l’un des plus grands ironistes de l’histoire de la littérature. En fait, sa prose (et sa poésie) semblent quasiment faites pour illustrer les théories de l’ironie évoquées ci-dessus. Je voudrais cependant suggérer que ce n’est pas toujours le cas. Le partisan de la définition classique de l’ironie comme antiphrase ne manquera pas de recruter au service de cette définition le Modest Proposal, les Drapier’s Letters, ou Argument to prove that the abolishing of Christianity : Swift n’y monte-t-il pas sa satire en énonçant le contraire de ce qu’il pense, sur le ton de la raillerie sarcastique ? Le partisan de la théorie de l’ironie comme écho et mention ne pourra-t-il pas recruter quasiment tout le Tale of a Tub et Gulliver au service de la thèse selon laquelle l’ironie revient à faire une allusion échoïque à une pensée attribuée ? Mais les choses sont plus complexes. Par exemple, dans la section II du Tale of a Tub, Swift introduit ce qu’il nomme lui-même en note une « satire sur l’élégance et la mode en vue d’introduire ce qui suit ». Mais cette satire est en fait une satire du matérialisme de Hobbes et du Léviathan[8]. On a donc une satire au second degré. Ce n’est pas incompatible avec la théorie échoïque ni avec l’idée proposée par Sophie Duval de degrés d’ironie. Mais une satire ironique est-elle une satire ? Ne se renverse-t-elle pas en discours sérieux ? On penserait plutôt que c’est l’ironie qui se met au service du message que veut faire passer la satire. La même analyse vaudrait alors pour L’argument destiné à prouver que l’abolition du christianisme, etc. (1708). Swift y fait-il écho à quelqu’un qui recommanderait l’abolition du christianisme ? Evidemment pas, puisque son but clair est au contraire apologétique. Dans la plupart des cas, on connaît les cibles de ses attaques et les raisons pour lesquelles il les mène (les Anglais dans les Drapier’s Letters, les Modernes dans la Battle of the Books, la Royal Society dans le livre III de Gulliver, etc.). Mais ici on ne sait pas si Swift attaque les chrétiens, qui se seraient convertis à un christianisme « nominal », au nom du christianisme « réel », ou bien s’il attaque les agnostiques adoptant un christianisme de façade, ou bien les impies. Si l’on devait admettre la théorie antiphrastique ici, on ne saurait pas sur quel niveau d’ironie se placer. Il arrive même à Swift de désamorcer sa propre ironie, ainsi dans l’Apology ajoutée au Tale of a Tub :

Il y a une chose que le lecteur judicieux ne peut pas avoir manqué d’observer : certains passages de ce discours, qui semblent les plus susceptibles d’élever des objections sont ce que l’on appelle des parodies, où l’auteur personnifie le style et la manière des autres auteurs, qu’il entend exposer.

Swift donne ici la clef de sa méthode d’ironie, qui est bien conforme à la conception de la feintise : il s’agit de feindre d’être un certain type de personne, avant même de faire écho ou allusion à un certain discours. Mais cela ne donne pas naissance chez lui à un seul type d’ironie[9]. En premier lieu, Swift use de la parodie, comme dans Tale of a Tub, qui consiste à « transplanter » et « déraciner » un propos (comme celui de Wotton dans Battle of the Books), ou encore dans les célèbres Meditations upon a Broome Stick (qui sont une parodie des sermons de Robert Boyle) : ici la théorie échoïque s’applique. En second lieu, Swift feint être quelqu’un d’autre qui personnifie. C’est ce qu’il fait dans la plupart de ses satires les plus fameuses : Bickestaff, Scriblerus, la Modeste Proposition, les Instructions aux domestiques mais aussi le Projet de distribution d’insignes distinctifs aux mendiants, le Manuel de conversation polie, ou le Schéma intéressant et pratique pour l’aménagement d’un hôpital pour incurables. La plupart du temps, le narrateur, dans ces textes, est supposé être quelqu’un qui sait, un professeur, un faiseur de projets ou un réformateur, qui, au nom de ce savoir, propose un « schème », un « projet », une « proposition » destinée à améliorer le bien-être public. Cela semble, de prime abord, être une forme d’ironie pédagogique ou socratique, où l’auteur feint d’approuver une certaine proposition pour inciter son lecteur à penser mieux ou à faire son éducation morale[10]. Mais le personnage du réformateur, dans les satires de Swift, n’est nullement socratique au sens où il serait conscient de son ignorance et chercherait à étendre le savoir d’autrui. Au contraire, le personnage réformateur qui parle est en général un fat ou un sot dogmatique qui prétend savoir (Manuel de conversation polie) ou bien quelqu’un qui propose un schème si absurde que le lecteur est amené à le rejeter. S’il y a ironie socratique, elle est au second degré, car le réformateur dont on parodie le schème pousse le lecteur à juger par lui-même de cette absurdité. En troisième lieu Swift se moque lui-même de ses propres personnifications. C’est par exemple ce qu’il fait dans ses Verses on the Death of Dr Swift, où le personnage qui est la cible de son ironie est lui-même (« Il se déchaînait dans les satires / Et ne laissait personne tranquille... / Que d’horreurs il détaille dans ses livres / Satires libelles, pseudo-voyages / Sans respect pour sa propre soutane / Dans laquelle il mord comme une mite ») ou encore, ultime clin d’oeil, dans sa propre épitaphe à la cathédrale Saint-Patrick (Decani, Ubi saeva indignatio ulterius cor lacerare nequit). Swift use en fait de tous les registres d’ironie, et il parodie sa propre ironie. C’est en fait fréquent dans la plupart des formes d’ironie : l’ironiste nous prévient souvent que son discours ne porte que sur des trifles, des bagatelles, bien qu’en fait il prenne fort au sérieux ce dont il va parler. La plupart des satires de Swift portent sur des points de détail, des choses sans conséquences, telles que celles qui occupent les domestiques et la maisonnée. Mais ce sont en fait des affaires de l’univers qu’il s’agit[11].

Ce trait, qui est peut-être une forme de la « force ascensionnelle » dont parle Sophie Duval au sujet de Proust, a conduit nombre d’interprètes contemporains à voir dans l’ironie swiftéenne une forme d’ironie post-moderne, dans laquelle l’auteur parle plusieurs voix et déconstruit sa propre ironie[12]. S’appuyant sur les notions de dialogisme et de polyphonie chez Bahktine[13], l’interprétation postmoderne soutient qu’il y a, dans la plupart des ironies littéraires, une pluralité de voix qui parlent dans un texte ventriloque sans que l’une d’entre elles soit privilégiée. Selon la théorie post-moderniste de l’ironie, l’ironie littéraire est constitutive du texte et brouille d’entrée de jeu toute distinction entre le texte et le monde, entre langage et réalité. Ainsi Edward Said dit-il, au sujet de Gulliver, que tout lecteur « doit prendre au sérieux la découverte de Swift selon laquelle les mots et les objets du monde ne sont pas simplement interchangeables car les mots s’étendent des objets vers un monde autonome entièrement verbal[14] ». Richard Rorty a peut être simplifié un peu les choses, mais il a le mérite d’avoir essayé de définir clairement l’ironie post-moderne. Selon lui, l’ironiste remplit trois conditions : 1) il a des doutes radicaux sur le vocabulaire final qu’il emploie couramment parce que d’autres vocabulaires lui ont fait forte impression ; 2) il réalise que le raisonnement formulé dans son vocabulaire présent ne peut ni confirmer ni dissoudre ; 3) il ne pense pas que son vocabulaire soit plus proche de la réalité que les autres[15]. Autant dire qu’il est un sceptique post-moderne ou néo-pragmatiste au sens de Rorty lui-même. Il est possible que la conception post-moderniste de l’ironie soit vraie pour certains ironistes contemporains, outre Rorty lui-même, comme Derrida, Foucault ou Baudrillard (pour lesquels il faudrait peut-être forger la notion d’ironie triste, voire lugubre). Mais l’ironie post-moderne n’est certainement pas vraie de Swift. Il est un classique, qui sait parfaitement distinguer ce qui relève du discours et ce qui relève de la réalité, et un rationaliste, même un rationaliste dogmatique et réactionnaire, qui passe son temps à dénoncer les effets de la déraison humaine, même s’il n’a rien d’un rationaliste des Lumières et si son ironie est en ce sens très différente de celle d’un de ses premiers fans, Lichtenberg[16]. Il répond en ce sens parfaitement à la définition de l’ironie proposée par Mulligan selon laquelle l’ironiste est au premier chef préoccupé par les valeurs épistémiques et par leur dépréciation dans la bêtise. Mais selon Mulligan, cela devrait ne pas faire de lui un satiriste.

Et pourtant Swift est un satiriste ironiste, ou un satiriste qui use de l’ironie. Selon la définition traditionnelle, c’est presque une tautologie. Mais si l’on en croit aussi la définition de Mulligan, si Swift est un satiriste il n’est pas un ironiste, et s’il est un ironiste il ne peut pas être un satiriste. Selon Mulligan, le satiriste est quelqu’un qui croit à des valeurs, essentiellement des valeurs pratiques et politiques, et qui dénonce la dévaluation de ses valeurs. La cible du satiriste est parfaitement claire et identifiable, et il espère, par sa satire, corriger les moeurs et influer sur l’action politique ou les moeurs de ses contemporains. Il est possible que cette définition de la satire s’applique à la satire augustéenne de Pope ou de Dryden mais elle ne convient pas à la tradition de la satire Ménippée, qui mélange les discours[17]. Swift joue en fait sur les deux registres, le ménippéen et l’augustéen. Certains de ses textes satiriques ont un objectif politique explicite : c’est le cas des Lettres du drapier ou du Modest Proposal. Dans une lettre célèbre de 1725 à Charles Ford, il dit que ses Voyages de Gulliver « amenderont merveilleusement le monde ». Mais dans la plupart de ses autres écrits, il n’a pas cet objectif, et il s’adresse particulièrement aux valeurs épistémiques et cognitives, et non pas aux valeurs pratiques. C’est le cas du Conte du Tonneau, des livres III et IV de Gulliver, qui sont, au moins autant que l’Éloge de la folie d’Erasme, l’Éloge de la bêtise de Jean Paul, le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, ou la conférence de Musil sur la Dummheit, des écrits sur la bêtise et la dévalorisation de la connaissance. Faut-il dire alors que Swift cesse dans ces écrits d’être un satiriste ? C’est pourtant bien ainsi qu’il se dépeint lui-même et donne sa propre définition de la satire : « To vex the rogues though it will not amend them[18]. » On notera que dans cette définition il ne s’agit plus, précisément, d’amender ou de changer les humains, ce qui ne veut pas dire que Swift ne cherche pas à éduquer le jugement de son lecteur. Il me semble que l’on peut parfaitement être un satiriste et un ironiste, et adopter à la fois la pose du satiriste, qui parle au nom de valeurs qu’il connaît (en ce sens le satiriste est par définition un réaliste et un cognitiviste moral[19]), et celle de l’ironiste qui feint d’adopter le point de vue déficient d’un personnage qui ne reconnaît pas ces valeurs. Autrement dit, je ne suis pas sûr que l’ironiste soit nécessairement un quiétiste. Le cas de Swift, mais aussi celui de Chesterton l’illustrent : on peut être un ironiste et un croyant. On peut aussi bien entendu être un ironiste rationaliste et anti-post-moderne[20]. Et de même qu’il peut y avoir des ironistes satiristes préoccupés des valeurs cognitives, il peut aussi y avoir des ironistes non satiristes préoccupés de valeurs non cognitives. C’est le cas de Stendhal selon la lecture de Patrizia Lombardo. Stendhal est certes tout aussi sensible que le sera Flaubert à des vices cognitifs comme la bêtise, toutefois son ironie n’est pas agressive mais tendre. Les valeurs qui le préoccupent au premier chef sont affectives et esthétiques. Quand il ironise sur ses personnages, il leur attribue des erreurs et des attitudes qu’il pourrait adopter lui-même. C’est pourquoi rien n’est plus éloigné de l’attitude ironique de Stendhal que le penchant pour la raillerie et le sarcasme qu’ont beaucoup d’ironistes.

L’une des raisons pour lesquelles on peut être tenté de séparer la satire de l’ironie tient à la théorie de l’ironie comme feintise. Si cette théorie est correcte, l’ironiste n’affirme pas ce qu’il dit ironiquement ni ne fait d’authentique assertion, mais feint seulement l’assertion. Cependant, qu’est-ce que faire une assertion sérieuse ? Selon une théorie défendue entre autres par Peter Unger et Timothy Williamson, une assertion vise non pas la vérité mais la connaissance, et la norme de l’assertion est que celui qui dit quelque chose sur le mode assertif sait que le contenu asserté est vrai. Une assertion ironique devrait alors être une pseudo-assertion, puisque l’ironiste par définition ne peut pas savoir ce qu’il prétend savoir. Cela expliquerait la différence entre le satiriste et l’ironiste, le satiriste étant celui qui sait, l’ironiste celui qui suspend son jugement. Cette définition convient peut-être à la représentation post-moderniste de l’ironiste comme une sorte de sceptique. Mais elle ne convient pas à Swift, justement. Swift se place dans la perspective de celui qui sait, et adopte une attitude cognitive vis-à-vis des valeurs morales et cognitives qu’il défend, mais cela ne l’empêche pas de pratiquer sans cesse l’ironie comme feintise. Les personnages de réformateur, de bâtisseur de projets ou de plans pour la société et l’humanité que Swift prétend incarner font-ils de pseudo-assertions ? Non. Ils font des assertions, et ils se représentent explicitement comme sachant ce qu’ils affirment. Mais le narrateur lui-même ne fait pas l’assertion correspondante, et c’est en ce sens qu’il feint. On peut donc répondre à la norme de l’assertion tout en faisant une assertion feinte ou ironique, et il me semble que c’est pourquoi la satire peut être ironique et l’ironie satirique[21].