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Il n’est pas inhabituel pour un ouvrage de philosophie de soulever plus de problèmes qu’il n’en résout ; celui de Joëlle Proust ne fait pas exception, et le principal objectif des remarques qui suivent est de l’inviter à clarifier sa position sur un certain nombre de questions qui ont trait, pour l’essentiel, à la nature des volitions et aux problèmes traditionnels de la liberté et de l’identité personnelle.

Qu’on me permette d’abord de souligner que ce livre se démarque de la majorité des travaux philosophiques sur l’action par le fait qu’il ne contient à toutes fins utiles aucune discussion de questions telles que celles de savoir comment fonctionnent les explications intentionnelles (c’est-à-dire, les explications par les raisons), en quoi consistent les raisons d’agir ou comment elles « rationalisent » ou justifient les actions. Certes, les états mentaux tels que les coyances, les désirs et les intentions sont décrits comme des causes, et parfois comme des raisons de l’action, ce qui laisse entendre que Proust serait disposée à tenir les explications intentionnelles pour des explications causales d’un certain type, mais son centre d’intérêt est ailleurs. Elle ne cherche pas à savoir ce qui distingue les explications par les raisons des autres types d’explication causale, ni si ce mode d’explication est légitime, mais plutôt à décrire ce qu’on pourrait appeler les mécanismes de l’action, tels que la psychologie empirique (ou les « neurosciences » ?), par opposition à la simple « réflexion rationnelle », peuvent nous permettre de les reconstruire. Dans le conflit « homérique » qui oppose ce que Sellars appelait l’image scientifique et l’image manifeste, elle prend résolument le parti de la première, quitte à en payer le prix métaphysique, au demeurant fort élevé (ce qu’elle fait d’ailleurs avec une élégante candeur).

Cela est d’autant plus préoccupant que ce parti pris s’accompagne d’un anti-réductionnisme qui a pour effet de ne laisser aucune place pour l’efficacité causale des propriétés mentales ou des contenus intentionnels. Proust déclare en effet, en se réclamant du monisme anomal de Davidson, que « l’activation d’un schéma volitionnel est un événement mental aussi bien que cérébral, et ce sont les propriétés physiques des états cérébraux qui sont causalement pertinentes » (p. 302). Elle oublie toutefois de signaler que si certains ont effectivement soutenu que le monisme anomal avait la conséquence inacceptable que les propriétés mentales sont épiphénoménales (c’est-à-dire, causalement non pertinentes), Davidson lui-même n’a jamais cherché à nier que cette conséquence était bel et bien inacceptable, mais plutôt que le monisme anomal avait réellement cette conséquence. En acceptant cette soi-disant conséquence, elle se place d’emblée dans la position héroïque, mais dialectiquement peu enviable, d’avoir à faire face à l’immense majorité de la communauté philosophique, et à une bonne partie de la communauté scientifique elle-même. Mais on peut se demander à quel point cet engagement en faveur de l’épiphénoménalisme doit être pris au sérieux, puisque l’essentiel des analyses proposées dans ce livre sont formulées dans le langage « causaliste » habituel, et tout à fait compatibles avec l’efficacité causale du mental en tant que tel.

1. Volitions

Proust emboîte le pas des nombreux philosophes qui, de Thomas d’Aquin et Locke à McCann et Ginet, en passant par Sellars et O’Shaughnessy, ont jugé nécessaire d’admettre l’existence d’actes de volonté (c’est-à-dire, de ce qu’on appelle des volitions) pour rendre compte de notre capacité d’agir, et de la nature de l’action. Un des principaux arguments en faveur de l’existence des volitions est qu’il semble possible d’exécuter volontairement une action qu’on n’a pas l’intention d’accomplir, par exemple parce qu’on se croit à tort incapable de l’accomplir. Mon médecin me demande de vérifier si mon bras droit est bel et bien anesthésié. Je crois que mon bras est paralysé par l’anesthésie. Sans désirer ou avoir l’intention de le bouger, je tente néanmoins de le faire, et contre toute attente, je réussis. Il est difficile, dans un tel cas, de nier que j’ai volontairement bougé le bras, même si je n’avais nullement le désir ou l’intention de le faire.

Faut-il pour autant en conclure, comme Proust le suggère, que les analyses causales telles que celles de Davidson et Searle sont incomplètes ou inadéquates ? Ce n’est pas évident, puisque ces analyses visent à caractériser la notion d’action intentionnelle, et non pas celle d’action volontaire ou d’action « en général ». De plus, il est difficile de voir en quoi la théorie de Davidson serait prise en défaut par l’exemple que je viens d’évoquer, puisqu’elle permet de soutenir que l’action volontaire que j’ai accomplie était intentionnelle sous la description « tenter de bouger le bras », même si elle ne l’était pas sous la description « bouger le bras » (puisque je ne désirais pas bouger le bras). Quoi qu’il en soit, je ne vois aucun problème de principe à appeler « action » un comportement ou une activité qui ne viserait la satisfaction d’aucun désir ou la réalisation d’aucune intention. Mais comment alors distinguer les comportements/ activités qui sont des actions, de ceux qui n’en sont pas ?

Selon la conception volitionniste développée par Proust, lorsque j’accomplis volontairement l’action de bouger mon bras, il se passe au moins trois choses : je « veux » bouger mon bras d’une certaine manière déterminée, cette volition déclenche, contrôle et stoppe le mouvement de mon bras, et mon bras bouge de la manière appropriée. Proust semble croire que cette analyse est à l’abri de l’objection des chaînes causales déviantes qui menace les théories causales, mais il est difficile de s’en convaincre, étant donné que le mécanisme par lequel la volition est supposée contrôler l’exécution du mouvement est lui-même purement causal. Même en stipulant, comme elle le fait, que les conditions de satisfaction des volitions sont toujours en partie (comme les intentions chez Searle) auto-référentielles, de telle sorte que vouloir bouger le bras consiste en partie à vouloir que cette volition elle-même contribue à produire un certain mouvement déterminé d’une manière déterminée, on ne voit pas ce qui pourrait exclure la possibilité que cette volition ne soit reliée au mouvement du bras qu’en vertu du fait qu’elle déclenche l’intervention d’un malin génie qui s’assure à son tour que le mouvement se déroule de la manière stipulée par la volition.

Je ne vois pas comment éviter cette difficulté autrement qu’en prétendant que chaque volition inclut, non seulement la spécification de l’enchaînement causal par lequel le mouvement corporel est supposé se produire, mais aussi la condition qu’elle sera satisfaite seulement si aucun facteur causal n’intervient dans la production du mouvement à moins d’avoir été explicitement spécifié dans le contenu de la volition. Cela revient à dire que chaque fois qu’un agent veut quelque chose, une partie de ce qu’il veut, c’est que cette volition cause le résultat souhaité de manière non déviante. Mais il m’apparaît peu plausible de supposer que chaque action s’accompagne d’une telle volition, compte tenu du fait que Proust ne souhaite pas limiter la capacité d’agir aux humains adultes. De toute manière, cette solution n’est guère plus éclairante que la réponse de Davidson au problème de la causalité déviante, à savoir que nous devons stipuler que l’action est causée de manière non déviante, sans pouvoir spécifier de manière positive ce que doit être une chaîne causale non déviante.

Selon l’analyse évoquée au début du paragraphe précédent, je n’accomplis l’action de bouger le bras que si le mouvement de mon bras résulte, « de la bonne manière », de mon action de vouloir bouger le bras. Proust insiste à juste titre sur le fait que le mouvement de mon bras n’est pas lui-même l’action de bouger le bras ; mais pour autant que je puisse en juger, son analyse n’apporte pas de réponse déterminée à la question de savoir si ma volition est en fait identique à mon action de bouger le bras, ou si elle en est seulement un constituant. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance, dans la mesure où il ne s’agit pas ici d’élaborer une ontologie de l’action. En revanche, il n’est pas indifférent que selon cette analyse, les actions corporelles ordinaires fassent nécessairement intervenir des volitions (qui soit leur sont identiques, soit en sont des constituants), puisque celles-ci sont elles-mêmes des actions et jouent en fait le rôle d’actions de base (c’est-à-dire que ce sont les seules actions que nous n’accomplissons pas en accomplissant d’autres actions). Une conception volitionniste de l’action reste donc incomplète ou circulaire si elle ne fournit pas une analyse de la nature des volitions elles-mêmes, c’est-à-dire, si elle ne répond pas à la question de savoir en quoi consiste l’action de vouloir quelque chose.

Proust reconnaît explicitement cette exigence et pense être en mesure de la satisfaire en offrant ce qu’elle appelle une « définition » téléologique de la volition (p. 156). J’éprouve ici un grave problème de compréhension, car je ne vois absolument pas en quoi l’analyse des mécanismes de contrôle de l’activité musculaire et de leur mode de recrutement en accord avec la loi de l’effet que propose ici Proust peut compter comme une « définition » de la volition. La première difficulté est que la définition qu’elle propose n’a pas la forme d’une définition : elle identifie un certain nombre de conditions comme étant nécessaires pour vouloir quelque chose, mais ne donne pas de condition suffisante. La deuxième difficulté tient au type de conditions invoquées dans son analyse, comme par exemple la condition selon laquelle, pour vouloir le résultat P, il faut que « l’agent dispose de la représentation des moyens de la production occurrente de P (...) dans un contexte motivant donné » (p. 156). Les explications de Proust donnent à penser qu’un agent « dispose de la représentation des moyens » de produire un certain résultat dès lors qu’un certain mécanisme de contrôle capable de produire le résultat en question se trouve en quelque sorte implanté ou réalisé dans son système nerveux. Le mieux qu’on puisse espérer, en multipliant les conditions de ce type (qui ne font aucun usage essentiel ni du concept d’agent ni du concept d’action) c’est d’obtenir une corrélation nomologique (peut-être même une identification théorique, comme celle qui identifie l’eau à l’H2O) entre l’occurrence d’un acte de volonté et le déroulement d’un certain type de processus à un certain niveau d’organisation du système nerveux (système de contrôle, modèle interne, boucle de rétroaction et tout le bataclan). Or il est clair que ce type de stratégie est irrémédiablement incapable de jeter quelque lumière que ce soit sur les concepts d’action de base ou de volition, et relève d’une forme de réductionnisme que Proust semblait pourtant vouloir répudier. On ne peut douter qu’il se passe un tas de choses dans le corps de celui qui veut quelque chose, mais je ne vois pas ce qui devrait nous convaincre que vouloir quelque chose consiste dans le fait qu’il se passe ce type de choses. En disant cela, je ne suis pas nécessairement en train de m’opposer à l’idée que chaque volition particulière soit identique à un certain processus physique particulier (encore que cette idée reste assez problématique), je veux simplement souligner que même si nous étions capables de spécifier, pour chaque volition particulière, le processus neurophysiologique (ou plus généralement, « naturel ») particulier avec lequel elle est identique, cela ne pourrait jamais constituer une définition de ce que c’est que « vouloir » ou simplement « vouloir telle ou telle chose » en général. Et même si ce n’était pas le cas, il est difficile de voir en quoi une « définition » de ce genre pourrait nous permettre de mieux comprendre ce que c’est que vouloir quelque chose.

Le volitionnisme classique soutient que toute action implique l’accomplissement d’une volition et se heurte ainsi à l’objection rylienne classique de la régression à l’infini : puisque vouloir est une action, il est impossible de vouloir quoi que ce soit, à moins de vouloir le vouloir, et ainsi de suite. L’objection ne vaut pas contre le volitionnisme de Proust qui soutient, non pas que toute action implique une volition, mais seulement que toute action volontaire implique une volition. Les volitions sont bien des actions, elles peuvent faire l’objet de volitions d’ordre supérieur et donc être parfois volontaires, mais elles peuvent aussi ne pas l’être. Non seulement peuvent-elles être involontaires, il semble que toute action volontaire résulte nécessairement d’une volition involontaire. On peut, avec Proust, récuser la question de savoir comment une volition involontaire peut faire en sorte de produire une action volontaire. Cette question est mal posée, puisque la question de savoir si une chose est volontaire est celle de savoir si cette chose résulte (de manière appropriée) d’une volition dont elle fait l’objet : ce n’est pas celle de savoir si cette volition elle-même est volontaire. Il reste qu’on peut se demander quelles sortes d’actions peuvent, dans cette perspective, compter comme volontaires.

Considérons de nouveau l’action corporelle « ordinaire » de bouger le bras. Selon l’analyse proposée, pour que j’accomplisse cette action, il faut (i) que j’accomplisse l’action de vouloir que mon bras bouge et (ii) que cette volition cause le mouvement de mon bras (de la bonne manière). La seule chose, ici, qui puisse être volontaire, c’est le mouvement de mon bras. Mais nous avons dit que le mouvement de mon bras n’est pas lui-même l’action de bouger le bras (ce n’est pas une action du tout). Alors en quoi consiste l’action volontaire de bouger le bras ? Peut-être est-ce simplement l’action de vouloir que mon bras bouge, mais cette action ne peut être volontaire que si je veux l’accomplir, c’est-à-dire, si j’accomplis une volition d’ordre supérieur. Nous sommes donc conduits à la conclusion quelque peu surprenante qu’il faut non pas un, mais au moins deux actes de volition (dont l’un doit être involontaire), pour faire une action volontaire. Cette conclusion n’a rien de paradoxal ou d’inacceptable en soi, mais devrait peut-être nous inciter à réexaminer la question de savoir si les animaux sont réellement capables d’actions (c’est-à-dire, de volitions) volontaires (une question qui, dans le contexte de l’analyse proposée, ne se confond pas avec celle de savoir s’ils sont capables de mouvements volontaires).

2. Liberté et identité personnelle

La théorie des volitions élaborée par Proust au chapitre quatre vise principalement à apporter des solutions aux problèmes de Malebranche (comment puis-je bouger mon bras volontairement si je ne sais pas ce qui me permet de le bouger ?) et de Wittgenstein (que reste-t-il si je retranche le mouvement de mon bras du fait que je bouge le bras ?), et concerne donc en premier lieu les « actions » corporelles élémentaires (telles que bouger le bras)[1]. Mais cela n’implique en rien que les volitions soient confinées aux mouvements corporels, nous avons la capacité de vouloir accomplir toutes sortes d’actions complexes telles que celles de planter un clou, acheter une voiture, repeindre sa maison, lire un livre, apprendre le japonais, etc., et c’est en général en songeant à des actions complexes de ce genre qu’on soulève habituellement le problème de la liberté (bien que le problème ne soit pas fondamentalement différent lorsqu’il s’agit de bouger le bras). Puisque dans la perspective volitionniste, toute action « ordinaire » implique une volition dont elle est « l’expansion causale », le problème de la liberté d’agir se ramène, dans ce contexte, à celui de la liberté de vouloir, qui fait l’objet du chapitre six.

On y trouve une brève discussion des positions incompatibilistes et compatibilistes, au terme de laquelle le compatibilisme (sous la forme défendue par Frankfurt) est rejeté, sur la base de l’argument suivant :

Si le déterminisme est faux, l’agent peut ne pas accomplir l’action qu’il fait, et ainsi il n’est plus pertinent de construire la liberté de la volonté sur la base de l’organisation interne de son vouloir. [...] Si le déterminisme est vrai, en revanche, les volitions de second ordre sont déterminées causalement par les états antérieurs de l’agent et par l’environnement. Dans ce cas, on ne peut sans pétition de principe affirmer que la volonté est libre. Au mieux, on dira qu’elle ne paraît pas assujettie.

p. 238

Mais la première branche du dilemme me laisse perplexe. Car même si le déterminisme est faux, et s’il est donc possible que l’agent n’accomplisse pas une certain action qu’il accomplit en fait, il ne s’ensuit pas que l’agent exerce le contrôle sur le fait qu’il accomplisse ou non l’action en question ; comme Proust le remarque elle-même fort judicieusement (p. 215), une action ou une volition qui serait due au hasard ne saurait être qualifiée de « libre ». En ce sens, l’hypothèse indéterministe ne semble pas éliminer la pertinence de faire référence à l’organisation interne de la volonté de l’agent. En ce qui concerne la deuxième branche du dilemme, je ne suis pas sûr de voir en quoi elle implique une « pétition de principe », mais il est clair que dans l’hypothèse déterministe le compatibiliste n’a d’autre option que de « changer de sujet » et d’invoquer une redéfinition ad hoc de la notion de liberté elle-même, et ce faisant, son opposition à l’incompatibiliste devient purement verbale. Mais si cette attitude du compatibiliste est répréhensible, alors comment celle de Proust, qui consiste (en substance) à suggérer qu’un système dont le comportement est contrôlé par une plus grande diversité de paramètres que celui d’un autre (et qui est donc en un certain sens plus complexe et plus plastique qu’un autre) doit être considéré comme « plus libre » que ce dernier, pourrait-elle ne pas l’être ? Quelle consolation cette notion comparative de liberté peut-elle offrir, une fois admis que la liberté (au sens des « possibilités alternatives ») est incompatible avec le déterminisme et que la volonté est déterminée ?

Le chapitre sept aborde un autre problème classique de la métaphysique, celui de l’identité personnelle. Selon ce que Proust appelle la théorie mémorielle simple, l’identité de la personne « dépend seulement de la continuité des souvenirs que l’individu peut se rappeler consciemment » (p. 263). Une des objections classiques auxquelles cette théorie doit faire face, et qui amènent Proust à la rejeter au profit d’une « théorie mémorielle révisée », consiste à souligner que deux personnes numériquement distinctes pourraient être « mémoriellement » indiscernables. Comme le remarque Proust, cet argument de la duplication « peut être généralisé à toute forme de critère de l’identité personnelle qui s’appuie sur une propriété psychologique conçue sur le mode cartésien » (p. 266), c’est-à-dire, de manière internaliste. Il faut probablement en conclure que les propriétés mentales invoquées dans la théorie mémorielle révisée doivent être comprises de manière externaliste, bien que Proust ne donne guère d’indications en ce sens (en dehors du passage que je viens de citer). Même interprétée de manière externaliste, la théorie mémorielle simple resterait toutefois inadéquate, selon Proust, en ce qu’elle ne reconnaît pas que la capacité de s’auto-affecter, d’agir mentalement sur ses propres états mentaux, est essentielle à l’identité personnelle.

Mais la théorie mémorielle révisée n’est-elle pas tout aussi vulnérable à l’objection de circularité que la théorie mémorielle simple, puisque c’est la personne elle-même qui est supposée « s’auto-affecter » ? Cette objection, répond Proust (p. 292-93) présuppose que c’est la personne qui cause ses actions, alors qu’elle défend le point de vue selon lequel ce sont ses états mentaux qui déclenchent causalement ses volitions, c’est-à-dire, ses actions. Les personnes, écrit-elle, ne sont ni des fictions ni des substances, elles sont « le produit mouvant, semi-stable, d’un système de dispositions, socialement entretenu, permettant de réviser ses états (croyances, désirs, intentions, etc.) sur la base d’actions mentales » (p. 292). Je vois difficilement comment éviter la conclusion, à première vue assez troublante, que nous sommes davantage les produits d’actions impersonnelles que les auteurs de nos propres actions, et que nous ne faisons, littéralement, jamais rien. Il resterait naturellement la possibilité que ces actions qui nous constituent soient néanmoins l’oeuvre d’agents qui ne sont pas des « personnes », car si Proust, comme je viens de le remarquer, semble engagée à soutenir qu’aucune personne n’est un agent, cela ne la force pas à nier qu’il y ait des agents. Mais il est douteux qu’elle veuille s’engager dans l’élaboration d’une théorie de l’identité des agents, qui de toute manière ne pourrait que reproduire les difficultés traditionnelles des théories de l’identité personnelle.

Les remarques qui précèdent indiquent amplement que je ne peux accepter aucune des thèses métaphysiques avancées par Proust concernant la liberté et l’identité personnelle (et que mon cerveau ne les accepte pas non plus). Je ne prétends pas pour autant savoir qu’elles sont fausses, mais simplement qu’il reste beaucoup de travail à faire avant que nous n’ayons des réponses définitives à ces questions fondamentales (à supposer que cela soit possible). Nous serons sans doute parfaitement d’accord sur ce point. Mais que les thèses développées dans ce livre soient ultimement défendables ou non, le plus important est qu’il offre (enfin !) au public francophone une discussion intelligente et extrêmement bien informée des recherches récentes sur l’action et la volonté, recherches auxquelles Joëlle Proust a d’ailleurs elle-même contribué de manière significative[2].