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J’aimerais maintenant formuler à mon tour des problèmes clés qui ont été soulevés par les trois commentateurs. J’espère pouvoir montrer à la fois les problèmes interprétatifs dans la compréhension de Husserl, et les problèmes philosophiques qui sont en jeu. Je crois que le présent échange nous aidera à voir comment la nouvelle discipline de la phénoménologie — à peine vieille d’un siècle mais possédant des racines plus anciennes — se distingue dans toute l’économie de la philosophie prise comme un tout, et ce autant dans l’oeuvre de Husserl que dans notre compréhension des résultats auxquels il est parvenu.

Réponse au commentaire de Jean-Michel Roy

Jean-Michel Roy se penche sur le rôle de la phénoménologie dans le système philosophique général de Husserl en posant un défi à ma conception de la systématique husserlienne et en proposant une conception alternative attrayante. Je me réjouis du problème soulevé par le professeur Roy et par la conception qu’il propose. J’espère montrer comment incorporer la vision de Roy dans la structure que j’ai construite.

L’unité dans le système de Husserl

Comme je l’ai déjà souligné, je soutiens dans mon livre la thèse selon laquelle Husserl a développé un système unifié de la philosophie, où la phénoménologie prend sa place en relation à la logique, l’épistémologie et la théorie des valeurs (la théorie éthico-sociale). J’affirme qu’à l’intérieur de ce système une partie de la logique de Husserl est constituée par une conception métathéorique, une « théorie des théories » (comme il l’appelle). De ce point de vue logique, les résultats de Husserl en logique, en ontologie, en phénoménologie, en épistémologie et en théorie des valeurs forment tout un registre de théorie. En gros, une théorie est un système axiomatique de propositions portant sur un domaine d’entités ; ainsi, la logique est une théorie de la signification (et de la référence, de la vérité et de la conséquence logique), l’ontologie une théorie de l’être (de ce qu’il y a, des catégories, de l’essence des choses), la phénoménologie une théorie de la conscience (particulièrement de l’intentionnalité et des contenus de signification dans l’expérience), l’épistémologie, une théorie de la connaissance (qui comprend la perception, la raison et l’« intuition »), et enfin, la théorie des valeurs est quant à elle une théorie de ce qui est bien et juste (comprenant les fondements qui sous-tendent le fait que les actions sont guidées par les intentions, les jugements de valeurs, etc.). Selon ma conception, chacun de ces registres de théorie philosophique est dépendant des autres. Par exemple, la logique — la logique philosophique, ou phénoménologique, ou transcendantale, par opposition à la pure logique mathématique symbolique, sur laquelle Roy insiste à juste titre — dépend de la phénoménologie, puisque les implications dans les propositions relient ensemble des contenus idéaux dans des actes de jugement, qui sont les structures de l’intentionnalité étudiées en phénoménologie. Et, conversement, la phénoménologie dépend de la logique, car les contenus des expériences intentionnelles ne sont pas des phénomènes simplement « psychologiques » (chez les êtres humains dans le monde naturel) mais sont plutôt des significations idéales qui, chez Husserl, sont étudiées par la logique.

Or Jean-Michel Roy reconnaît, dans la philosophie de Husserl, une telle interdépendance au sein des parties distinguables, mais il pose un défi instructif à ma conception. Je veux ici y répondre en proposant une extension de la théorie de la dépendance que Husserl a lui-même avancée.

Types de dépendance

Le professeur Roy a noté que je parle de deux types de dépendance inter-théorique à l’intérieur du système de Husserl. D’une part, je dis que la phénoménologie dépend de l’ontologie, et vice versa, de telle sorte que la phénoménologie et l’ontologie sont « mutuellement fondatrices », et que la phénoménologie est liée à la logique, à l’épistémologie et à la théorie des valeurs au moyen de dépendances mutuelles similaires. Ainsi, la phénoménologie ne peut former l’unique fondation du système husserlien, alors que tous les autres registres de théorie philosophique sont fondés ou dépendent de la phénoménologie au sens propre. Or, d’autre part, j’affirme qu’« il y a, pour la phénoménologie, une façon particulière de fonder les autres parties de la philosophie [italique ajouté] ». Ainsi, les différents registres de la théorie dépendent les uns des autres, mais ils dépendent les uns des autres de manière différente. Roy a eu la finesse d’isoler cette complication (et John Drummond a judicieusement indiqué ce problème également, comme j’en discute plus loin).

Afin de clarifier et d’amplifier ma position, je crois que nous devons aller au-delà de la conception de la dépendance propre à Husserl. La définition husserlienne (simplifiée) de la dépendance est la suivante : A dépend de B si et seulement si les essences de A et B sont telles que A ne pourrait exister sans que B existe, c’est-à-dire que nécessairement, étant donné l’essence de A et l’essence de B, A existe seulement si B existe. Dans cette formulation, on dirait qu’il n’y a qu’un seul genre de nécessité/possibilité, en gros un genre ontologique, et que celui-ci gouverne ce qui est attaché aux essences en question. Mais nous devons élargir cette notion de dépendance. Elle est déjà exclue de la définition de Husserl (RL III, §17), dans laquelle il précise ce qu’est un moment ou partie dépendante. Nous devons séparer les formes ontologiques des parties de la dépendance, et c’est pourquoi j’ai esquissé plus haut une définition husserlienne de la dépendance en tant que telle. Or, en amplifiant cette définition, on se rend compte qu’on peut soutenir la thèse qu’il y a différents types de possibilité/nécessité, et donc différents types de dépendance. La distinction de Husserl entre l’ontologie formelle et l’ontologie matérielle apporte ici une certaine aide. La structure formelle ontologique de la dépendance est celle qui est définie plus haut. Mais si nous spécifions ensuite différents substantifs ou types « matériels » de possibilité, disons la possibilité psychologique, logique et physique, nous pouvons alors distinguer des manières spécifiques en fonction desquelles A peut dépendre de B. On peut alors distinguer la dépendance logique, la dépendance physique, la dépendance psychologique, etc., des formes matérielles de dépendance gouvernées par la forme de base (formelle-ontologique) de dépendance.

Il est très difficile d’élaborer cela en détail, car nous ne sommes pas habitués à penser en ces termes. Mais penchons-nous sur un type de dépendance, celle entre les significations, qui conduit Roy à sa conception du rôle de la phénoménologie dans le système général de Husserl.

La dépendance entre théories dans le système de Husserl

La dépendance entre les théories est la dépendance entre les propositions, les significations idéales, qui sont regroupées en théories. Ce qui est remarquable dans le schème de Husserl, c’est qu’il applique son ontologie des touts et des parties cum dépendance aux significations, de la même manière qu’il l’applique aux objets de genres très différents (aux objets physiques ou aux actes de conscience, par exemple). La dépendance logique — nous disons la présupposition logique — est un type de dépendance ontologique dans ce schème. Je crois que la meilleure façon de souligner cela est de dire que la force intentionnelle d’une proposition <p> dépend de la force intentionnelle de la proposition <q>. Ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement l’existence des propositions en tant que telles (où <p> ne pourrait exister sans que <q> n’existe : mais, de toute façon, ce sont toutes des entités idéales, donc cela ne nous avance à rien). Ce qui est en jeu dans la dépendance logique, c’est l’existence de leur force sémantique : <p> ne pourrait être vrai, c’est-à-dire que <p> ne pourrait représenter avec succès (« viser ») un état de choses existant sans que <q> ne soit vrai. C’est là la dépendance logique définie comme une forme de dépendance ontologique.

Roy prend note que la structure tout-parties (y compris celle de parties dépendantes) est citée dans la conception de la logique « pure » de Husserl, dans les prolégomènes aux Recherches logiques. En effet, le programme de la logique « pure » fait référence à l’ontologie « formelle ». Mais cela ne signifie pas, contrairement à ce que Roy semble penser, que l’ontologie formelle est elle-même exclusivement une partie de la logique pure en opposition à l’ontologie. L’ontologie formelle traite plutôt de l’être des formes, les types d’essences qui gouvernent les essences substantives ou matérielles. C’est ce qu’on voit explicitement dans le premier chapitre des Idées, où les résultats se rabattent sur ceux des Recherches logiques dans leur seconde édition. Dans ma lecture, l’ontologie est l’ontologie formelle et matérielle, alors que la logique est la logique formelle et transcendantale. Et cette logique dépend de l’ontologie formelle (sans s’y subsumer comme une partie propre) : c’est-à-dire que certains principes de la logique pure présupposent certains principes d’ontologie formelle (la force intentionnelle des premiers principes dépend de celle des seconds). Plus spécifiquement, ce qu’on appelle maintenant la sémantique est une partie de la logique pure, à savoir cette partie de la logique qui spécifie les corrélations entre les formes de signification et les formes d’objets du monde, des objets qui sont représentés par des significations appropriées et qui sont redevables seulement partiellement des formes. Ainsi, la proposition <Socrate a enseigné à Platon> représente (« vise ») l’état de choses [Socrate a enseigné à Platon], et cette représentation n’est valide que si la forme de cette proposition est dans une corrélation appropriée avec la forme de cet état de choses — ces formes étant spécifiées dans l’ontologie formelle.

Ce type de dépendance contribue-t-il à notre compréhension de la manière spécifique par laquelle les autres parties du système husserlien dépendent de la phénoménologie ? Je le crois, et Roy le croit aussi. Cela ne veut toutefois pas dire que cette dépendance face à la phénoménologie évince tous les autres types de dépendance à l’intérieur du système husserlien. Cela signifie qu’il y a en effet une manière importante et distincte par laquelle les autres registres de théorie philosophiques dépendent de la phénoménologie, comme la phénoménologie dépend d’une autre façon d’autres registres de la théorie, y compris les théories logiques, ontologiques et épistémologiques. Creusons un peu cette idée.

Phénoménologie et sémantique

Jean-Michel Roy suggère de comprendre la primauté de la phénoménologie dans les termes du potentiel sémantique du contenu intentionnel. En plaisantant, je disais que Husserl est le « sémanticien modèle » : la phénoménologie, la science des essences de la conscience, met l’accent sur la théorie des significations idéales et sur leur potentiel sémantique ou intentionnel. Nous y trouvons là, dans sa théorie astucieuse de l’intentionnalité, le coeur de la conception de la phénoménologie de Husserl. C’est là que réside la clé de son anti-psychologisme en logique et en fondements des mathématiques. Et c’est ainsi que sa conception des fondements de la logique et des mathématiques guide le développement de sa phénoménologie. Comme Roy l’observe : la logique philosophique, ou phénoménologique, ou transcendantale — on pourrait dire, la logique intentionnelle — est vraiment au coeur de la phénoménologie de Husserl. Et, de la même façon, il y a aussi une manière particulière par laquelle les autres domaines de la philosophie dépendent de la phénoménologie : parce qu’elle est la « logique » de la signification, ou le contenu intentionnel idéal réalisé dans la conscience gouvernant la façon par laquelle toute théorie est en relation de dépendance avec une autre. La phénoménologie, une extension de la logique conçue de cette manière, fournit autrement dit le fondement des manières par lesquelles l’ontologie, l’épistémologie et l’éthique dépendent de la phénoménologie, à l’intérieur de laquelle bat le coeur de la logique, pompant le sang des concepts, des propositions, des significations, des noemata, vers tous les registres théoriques. Comme je l’ai noté dans le livre, la métathéorie de Husserl, ou sa théorie des théories, est précisément la vision intuitive de la métalogique et de la métamathématique qui ont été élaborées plus tard de façon détaillée en mathématiques par Hilbert, Tarski, Gödel, Carnap, Hintikka et alii.

On connaît bien le dictum de Dagfinn Føllesdal selon lequel la théorie du noème élargit la théorie de la signification du langage vers toutes les expériences intentionnelles en général. On voit ici cette idée centrale ramifiée dans le système husserlien ! Comme Roy le souligne, la phénoménologie joue ainsi un rôle central dans la préoccupation de longue date de Husserl pour les fondements de la logique et des mathématiques.

Mais Roy suggère également que la phénoménologie, développée comme une sorte de sémantique, sert aussi de prima philosophia dans le système de Husserl. Comme j’aime le faire remarquer, j’ajouterai que nous pouvons voir l’éthique comme une philosophie première, par exemple chez Platon, ou nous pouvons voir la métaphysique comme philosophie première, comme c’est explicitement le cas chez Aristote. Ou encore nous pouvons voir l’épistémologie comme philosophie première, comme c’est le cas chez Descartes ou Hume. Nous pouvons voir également la logique comme philosophie première, comme chez Russell. Ensuite, en suivant les passions de Husserl, la phénoménologie serait vue comme prima philosophia. Dans une telle conception, une partie de la philosophie est primaire et fondationnelle pour d’autres parties de la philosophie. Il est intéressant de voir cette succession historique de points de vue comme ce qui est le plus fondamental en philosophie. Roy acquiesce à la métaphilosophie de Dummett qui place la sémantique logique ou la philosophie du langage (guidée par la théorie frégéenne) au fondement de la philosophie. Pour Dummett, c’est la position par laquelle se définit la philosophie « analytique ». Comme Dummett et Føllesdal, Roy voit Husserl comme une âme soeur du « sémanticien », et il prolonge la vision de la « sémantique » d’Alberto Coffa pour appuyer sa conception du système de Husserl comme étant ultimement fondé dans la phénoménologie.

Mon différend avec cette interprétation raffinée du système de Husserl concerne la nature de la dépendance. Lorsque nous parlons de « fondement », c’est comme si la dépendance était par définition une voie à sens unique : chacune des autres parties du système de Husserl, dirait-on, dépend ou est « fondée » dans la phénoménologie — mais non l’inverse, à ce qu’il semble. Cependant, l’artisanat minutieux de Husserl produit une oeuvre aux sonorités différentes, une oeuvre symphonique qui fait résonner les différentes parties du système. J’ai tenté de montrer en détail comme les théories disparates de Husserl — en logique, en phénoménologie, en épistémologie et en éthique — dépendent les unes des autres. Ainsi, une pièce individuelle de la théorie ne peut avoir la force théorique (intentionnelle, logique) qu’elle a sans que les autres pièces de la théorie aient leur propre force théorique. Ce holisme structurel bloque toute philosophie « première » autonome.

Néanmoins, je suis d’accord sans réserve avec l’affirmation selon laquelle la phénoménologie est une discipline particulière dotée d’une signification particulière, et que le projet de vie de Husserl était de développer cette « science » particulière. Pour intégrer cette vision dans le système holistique de Husserl, nous devons amplifier la théorie de la dépendance afin de permettre que des parties différentes de la philosophie puissent dépendre les unes des autres de différentes manières.

L’intuition en phénoménologie et dans le système de Husserl

Roy soutient que l’unité du système de Husserl découle de son « intuitionnisme ». Le « principe des principes » de Husserl affirme que, pour tout domaine d’objets, la connaissance est fondée dans le type approprié d’« intuition » — intuition directe, expérience évidente — de tels objets. Ce principe, selon la suggestion de Roy, guide le développement du système de Husserl dans tous les domaines de la théorie philosophique. Puisque l’intuition est une forme particulière d’expérience consciente, analysée par la phénoménologie, d’autres parties du système de Husserl sont dépendantes de la phénoménologie de cette manière. Considérer ce type de dépendance, propose Roy, offre une solution de rechange à ma conception des dépendances mutuelles au sein des doctrines de Husserl en phénoménologie, en logique, en ontologie, en épistémologie et en éthique. Et j’estime en effet que ce rôle donné à l’intuition est déterminé à l’intérieur de la conception sémantique de la phénoménologie : c’est seulement au moyen de la signification (Sinn, noème) « remplie » par l’évidence dans l’intuition que nous en venons à connaître un domaine donné d’objets.

Je suis d’accord sur le fait que, pour Husserl, l’intuition (de types appropriés) joue un rôle vital dans les jugements qui constituent chacun des registres théoriques dans le système de Husserl. Mais cela ne fait qu’aller dans le sens de mon point de vue selon lequel, dans la philosophie de Husserl, toute théorie partielle est dépendante épistémologiquement du principe intuitionniste. Mais ce principe lui-même est logiquement dépendant des principes de la logique, de la phénoménologie et de l’ontologie. Les types ou les essences d’objets dans un domaine donné sont spécifiés en ontologie ; le type d’expérience intuitive approprié à un domaine donné est spécifié en phénoménologie ; les types de raisonnements basés sur des jugements intuitifs appropriés sont spécifiés en logique. Et le principe épistémologique correspondant est fondé quant à lui dans des principes dont les propres registres théoriques sont phénoménologiques, ontologiques et logiques.

Roy esquisse un schème de types d’intuitions appropriées à des types de sciences et à des types d’essences (essences d’objets pour ces sciences). Je ne peux pas ici en discuter les détails. Ce qui m’intrigue toutefois est de savoir comment la dépendance a lieu lorsqu’on formule différents types d’intuition à l’oeuvre dans la philosophie de Husserl. Mais je continue à voir des interdépendances mutuelles même lorsqu’on identifie différents types de l’intuition des domaines d’objets pertinents. Par conséquent, je vois encore une interdépendance des parties du système de Husserl.

Philosophie du langage. Philosophie de l’esprit

Étant donné le rôle de la logique philosophique ou de la sémantique dans le système husserlien, Roy se demande quelle place devrait prendre, selon moi, la philosophie du langage dans le schème de Husserl. La théorie détaillée du langage de Husserl est la première des Recherches logiques, sur « l’expression et la signification » (avec aussi quelques élaborations dans des ouvrages plus tardifs). Ce morceau de théorie inclut des principes de logique, d’ontologie et de phénoménologie. Ainsi, la théorie du langage est elle-même une théorie composite, c’est-à-dire en partie logique, en partie ontologique et en partie phénoménologique (et aussi en partie théorético-sociale, si nous nous penchons sur le rôle du langage dans la Krisis). La logique du xxe siècle a tendance à mettre l’accent sur les structures syntaxiques et symboliques du langage, auxquelles les propriétés sémantiques sont adjointes. Si nous gardons à l’esprit la conception husserlienne, plus large, de la logique et de ses relations au langage que nous utilisons, son renvoi à l’intentionnalité apparaît alors à l’avant-plan, ultimement dans sa conception plus tardive de la logique « transcendantale », c’est-à-dire dans Logique formelle et logique transcendantale, une étude riche en phénoménologie. Puisque sa philosophie du langage est si complexe, Husserl ne pourrait pas voir ce registre théorique comme la seule fondation de la philosophie.

En réaction à l’essor de la philosophie de l’esprit depuis les dernières décennies, on peut se demander, de manière analogue, où se trouve la philosophie de l’esprit de Husserl dans le système général. Gardons à l’esprit que les noms de disciplines que sont « philosophie de l’esprit » et « philosophie du langage » n’étaient pas employés à l’époque de Husserl, donc la philosophie de langue allemande a dû introduire des termes comme « Sprachphilosophie » et « analytische Philosophie des Geistes ».

Or la phénoménologie elle-même est une partie centrale de la philosophie de l’esprit ! Ce domaine refait lentement son apparition dans la philosophie « analytique » de l’esprit avec la montée en force des « consciousness studies » et de la notion de « qualia » ou du caractère subjectif de l’expérience. Le problème le plus saillant a toutefois été pendant des décennies celui de la relation de l’esprit au corps, ou mieux, des états mentaux, et particulièrement des actes de conscience aux états cérébraux. Husserl a peu à dire sur ce problème ontologique. Toutefois, son ontologie des « régions » propose un cadre pour cela : le même état ou événement a, pour Husserl, des propriétés qui relèvent de régions irréductiblement distinctes, ou des essences matérielles les plus élevées, celles de la nature, de la conscience, et du Geist (« esprit » ou culture). Une philosophie de l’esprit véritablement husserlienne est ainsi un registre théorique composite qui incorpore des principes de phénoménologie et d’ontologie (et de logique, d’épistémologie, et de théorie culturelle). La question de la manière exacte selon laquelle les propriétés neurologiques d’un acte de conscience sont reliées aux propriétés phénoménologiques de cet acte, là est le problème corps-esprit traditionnel comme nous y faisons face aujourd’hui. Or, lorsque des neuroscientifiques cherchent le « substrat neuronal de la conscience », pour différents types d’expérience consciente, c’est la structure husserlienne des catégories formelles et des régions matérielles qui définit virtuellement cette entreprise.

Réponse au commentaire de John Drummond

John Drummond se penche également sur le problème crucial de savoir comment la phénoménologie est liée aux autres parties du système husserlien, et propose des solutions de rechange à ma reconstruction en ce qui concerne un nombre de points importants.

Le professeur Drummond reconnaît l’importance du caractère systématique de la philosophie de Husserl, et j’en déduis qu’il est heureux de voir Husserl se joindre à Aristote et Kant sur le « mont Rushmore » des grands philosophes systématiques. Drummond suggère que Thomas d’Aquin y rejoigne Aristote, Kant et Husserl, et — je m’en réjouis — précisément pour la bonne raison. Thomas est aussi un philosophe systématique et, de plus, il fait la synthèse des conceptions systématiques de ses prédécesseurs, particulièrement d’Aristote, lui-même synthétisant les conceptions de ses prédécesseurs, et notamment de Platon. Kant synthétise alors le rationalisme et l’empirisme de ses prédécesseurs (Descartes, Leibniz et Hume), alors qu’eux-mêmes répondaient à la tradition aristotélicienne tout en cherchant à la ré-viser. Et enfin Husserl, dans son système, fait la synthèse d’une grande partie de cette longue tradition — Brentano servant de fil conducteur vers les philosophes médiévaux qui ont développé la théorie de l’intentionnalité (avec Aristote et Thomas en arrière-plan de Brentano). Tout à fait d’accord !

Comme Jean-Michel Roy, le professeur Drummond est d’accord avec mon approche élargie du système de Husserl, mais il propose une autre lecture du rôle de la phénoménologie dans le système. Je suis d’accord avec presque tout ce qu’affirme Drummond dans son clair exposé, mais je tire des conclusions différentes. Là où il est en désaccord avec ma lecture, j’aimerais montrer comment on peut employer sa propre lecture pour amplifier ma conception des dépendances entre la phénoménologie, l’ontologie et la logique dans le système de Husserl. L’échange avec Roy plus haut a déjà installé le décor.

Continuité dans le développement de la phénoménologie de Husserl

Drummond conteste mon argument selon lequel Husserl a développé son système philosophique à l’intérieur d’un programme largement continu, bien qu’évolutif. Toutefois, il est d’accord avec une certaine continuité dans la mesure où on comprend le « tournant » transcendantal d’une certaine manière. Là où nos positions diffèrent, c’est sur la question de savoir comment comprendre l’importance de la réduction phénoménologique de Husserl, et donc sa philosophie de la maturité. Nos divergences concernent en premier lieu non pas la méthodologie de la réflexion phénoménologique, mais le rôle de l’ontologie en relation à la phénoménologie. Plus spécifiquement, Drummond offre une autre lecture de la progression qui mène Husserl de la logique à l’ontologie, puis à la phénoménologie.

Le rôle de la logique dans le développement de la phénoménologie de Husserl

On sait bien que, dans les Recherches logiques, Husserl s’est attaqué au psychologisme en théorie logique, défendant une logique « pure » caractérisée par des significations idéales et menant à une théorie de l’intentionnalité, puis aux fondations de la connaissance. Drummond soutient que, dans la première édition des Recherches, Husserl opère encore avec une « psychologie descriptive » pré-phénoménologique, mais que, dans la seconde, publiée en 1913 en même temps que les Idées, il en était arrivé à la « phénoménologie » au sens propre, grâce à la réduction phénoménologique telle qu’expliquée et pratiquée dans les Idées. Drummond considère ce passage — le « tournant » transcendantal de Husserl — comme un changement net de philosophie, et j’y vois un approfondissement de la première position de Husserl. Brentano lui-même distinguait la « psychologie descriptive », qu’il appelait aussi la « phénoménologie », de la « psychologie génétique ». Et même cette première forme de phénoménologie s’engageait à décrire les types (comparez avec les espèces ou les essences de Husserl) d’actes de conscience, par opposition à des observations simplement empiriques des expériences en train de se produire. Toutefois, si Roy a raison, la préoccupation grandissante de Husserl pour la signification idéale a donné plus de relief à sa première proto-phénoménologie caractérisée par sa doctrine lo-gique de la signification. Et nous sommes tous d’accord sur le fait que, dans Logique formelle et logique transcendantale, le retour de Husserl au statut de la signification lie la logique beaucoup plus fermement à la phénoménologie. Une correction toutefois : Drummond dit que Husserl, tant le premier que le dernier, cherchait une logique « normative » (comment nous devrions raisonner) : cependant, Husserl a fondé ce genre de normativité dans une théorie de la signification objective idéale (nous devons conclure <q> de <p> parce que la signification idéale <p> implique objectivement la signification idéale <q>). Mais qu’est-ce que la phénoménologie husserlienne de la maturité a de plus à offrir, selon Drummond ?

La relation de l’ontologie à la phénoménologie

Drummond croit que ma compréhension de la relation entre la phénoménologie et l’ontologie est erronée. Ici sont en jeu à la fois la question interprétative de savoir comment interpréter la conception husserlienne de la relation et la question philosophique systématique de savoir comment ces disciplines sont interreliées (indépendamment de la conception de Husserl).

Là où je lis les Idées de Husserl comme suivant la même feuille de route que celle esquissée dans les Recherches, avec un approfondissement de la théorie de la signification ou du noème et un accent conséquent sur la signification dans la conscience, Drummond propose une lecture différente de la progression de l’argument des Idées. J’affirme que les Idées débute avec des doctrines explicites en ontologie (fait et essence, ontologie formelle et matérielle, tout et parties) faisant rapport des résultats des Recherches, puis enchaînant sur des analyses phénoménologiques de la conscience, de l’intentionnalité, de la connaissance, lesquelles présupposent ensuite ces doctrines ontologiques. Drummond, au contraire, suggère que, dans les Idées, la dernière phase de l’argument forme « une sorte d’herméneutique à la Münchhausen ». Après avoir déployé la réduction phénoménologique (après avoir mis la question de l’existence du monde environnant entre parenthèses, ce qui met évidemment entre parenthèses les questions ontologiques), Husserl nous invite à porter notre attention sur les structures de la conscience pure, qui comprend la hylè sensorielle, la noèse, le noème et l’intentionnalité de la conscience. Ensuite, selon la lecture de Drummond, à l’intérieur du point de vue phénoménologique, la « clarification » phénoménologique de la signification des objets (et de leur essence) par Husserl prend une autre signification, puisque l’« ontologie est ainsi réinscrite à l’intérieur de la phénoménologie ». C’est là une lecture naturelle et courante, mais avec une tournure instructive en tant qu’« herméneutique à la Münchhausen ».

On lit souvent Husserl comme si, dans les Idées, il passait de la réduction phénoménologique à un idéalisme radical, effectuant ainsi une réduction ontologique alors que le monde au complet est avalé dans la conscience. Ce n’est pas la thèse de Drummond, ni la mienne non plus. Pour faire écho à la discussion de Roy, il importe de savoir ici comment comprendre les types de dépendance à l’oeuvre dans la progression ou la « clarification » de l’ana-lyse dans le développement rhétorique des Idées. Et l’idée de la « méthode Münchhausen » suggère une variation intéressante sur la structure de l’interdépendance que je vois dans le système de Husserl.

Reconsidérons les phases de l’analyse dans les Idées. Husserl commence avec les principes ontologiques. Vient ensuite la méthode de mise entre parenthèses qui dirige notre attention vers la conscience. L’explication de la conscience présuppose (dépend de) l’ontologie, puisque la mise entre parenthèses nous fait « gagner » une nouvelle « région de l’être » (une région nouvellement comprise), à savoir la région « conscience ». Mais maintenant il nous faut détailler l’intentionnalité de la conscience. C’est alors que l’être des objets — en tant qu’ils sont visés — nous apparaît sous un nouveau jour. Nous voyons alors comment nous visons les objets et, par conséquent, comment nous concevons le statut ontologique et la structure des objets de différents types, avec différentes essences. Si vous voulez, on pourrait dire que Husserl nous fait pratiquer la métalogique, nous fait voir — oui, « voir » dans la vision eidétique — ce que c’est pour nous que de transformer la connaissance en jugements à propos du monde. Et maintenant, je propose pour le compte de Husserl — et avec cette « méthode Münchhausen » à l’esprit — que nous comprenions plus clairement ce que nous faisons lorsque nous formons un jugement ontologique. Ici, c’est une récursion qui a lieu (pour employer une notion des logiciens postérieurs à Husserl) : nos jugements ontologiques présupposent maintenant nos jugements phénoménologiques, alors même que nos jugements phénoménologiques initiaux ont présupposé nos jugements ontologiques initiaux. Nous avons ici, si je puis me permettre — un magnifique modèle de l’interdépendance de la phénoménologie et de l’ontologie — ainsi que de l’épistémologie (et, si vous voulez, de l’éthique : nous devons pratiquer la philosophie de cette manière, implore Husserl).

Ainsi, au lieu de subsumer ou de « réinscrire » l’ontologie, et d’autres registres de théorie philosophique, à l’intérieur de la phénoménologie transcendantale, nous voyons qu’il y a des configurations intriquées et récursives, pourrait-on dire, des configurations d’interdépendance à l’intérieur du système de la philosophie. C’est la pratique de Husserl, sinon sa rhétorique, qui nous montre ici la voie. Et je crois que cette voie est éclairante. La méthode Münchhausen que Drummond a finement discernée consiste selon moi précisément en cette structure récursive de l’interdépendance que j’ai suivie à la trace dans le système de Husserl. Mais du coup nous ne perdons pas d’énoncés bona fide en ontologie lorsque nous revenons sur nos jugements ontologiques armés de nos jugements phénoménologiques.

Drummond résiste à ma thèse selon laquelle, pour Husserl, la conscience forme une « région » d’être. Mais pourquoi ? Husserl dit explicitement que nous gagnons par la mise entre parenthèses une « nouvelle région d’être » (Idées, § 33), à savoir la région conscience, où région est entendue comme l’essence matérielle la plus élevée (§§10-11). Nous devons nous rappeler qu’une région n’est pas un registre d’entités, mais plutôt un type d’essences, l’essence du genre le plus élevé (une essence matérielle, et non formelle). Cette doctrine implique qu’un acte de conscience a des propriétés — l’intentionnalité, notamment — qui appartiennent à l’essence conscience, mais non à l’essence nature. Le même acte peut avoir une structure intentionnelle et aussi (dans l’explication scientifique contemporaine) une structure neuronale, bien que l’essence de l’intentionnalité soit assez différente de l’essence de l’activité neuronale[1]. Donc, pourquoi Drummond résiste-t-il ? Je soupçonne qu’il veut rabattre l’ontologie sur l’expérience de la conscience. Mais nous devons faire attention de ne pas retomber dans une « explication » réductive ou une « clarification » de quoi que ce soit dans les termes de la conscience, une réduction inter-théorique où les énoncés ontologiques sont ultimement expliqués (ou décomposés) en termes d’énoncés phénoménologiques.

Intentionnalité, noème et attitude

Drummond croit que j’ai une lecture erronée de l’intentionnalité, que je me suis « engagé à donner à l’ontologie la priorité sur la phénoménologie », et donc que je cherche, sous de fausses prémisses, « quel genre d’entité est le noème ». Or, de mon point de vue, et aussi du point de vue de Husserl comme je le comprends, la phénoménologie et l’ontologie sont interdépendantes, donc ni l’une ni l’autre n’a l’unique priorité sur l’autre. Néanmoins, nous devons formuler les aspects à la fois ontologiques et phénoménologiques de l’intentionnalité et de la nature du noème. Drummond soutient que le noème n’est pas, à proprement parler, une entité, et que ce n’est donc pas une entité idéale d’un genre fondamentalement distinct. Qu’est-ce que cela veut dire, étant donné que Husserl dit régulièrement du noème (ou de sa composante centrale) qu’il est un sens, un Sinn ? Ce terme semble bien représenter un type d’entité, comme on le croit dans la tradition « sémantique » dont nous avons parlé plus tôt.

La supposée lecture frégéenne de la doctrine husserlienne du noème (formulée initialement par Dagfinn Føllesdal) soutient que le noème d’un acte est un sens idéal, ou Sinn, du même genre que ce que Frege a appelé le Sinn en logique, où une expression exprime un Sinn et se réfère à ce que le Sinn représente. Cette compréhension logico-sémantique de base du noème est en jeu dans plusieurs de mes discussions dans Husserl, et elle sous-tend la doctrine sémantique discutée par Jean-Michel Roy. Drummond s’oppose depuis longtemps à cette explication du noème (voir Drummond, 1990). De manière conséquente, dans son commentaire sur Husserl, Drummond affirme que « la doctrine de la corrélation noèse-noème […] est une doctrine phénoménologique, et non une doctrine ontologique ». Dans ce contexte, le défi de Drummond ouvre la porte à un point métathéorique important, un point que nous pouvons, je crois, présenter maintenant plus clairement, étant donné la partie du terrain couvert par Husserl et étant donné la discussion présentée plus haut (et plus bas) concernant la relation entre la phénoménologie et l’ontologie. Ce qui est en jeu, je le maintiens, est à la fois un énoncé phénoménologique et un énoncé ontologique distincts : comme je le soutiens, la corrélation entre la noèse et le noème est à la fois phénoménologique et ontologique.

La conception positive dont Drummond se fait le défenseur soutient que la réduction phénoménologique provoque un changement d’attitude envers le monde qui nous entoure. Je vois cet arbre ; l’arbre est ce qu’il est, et ma conscience de l’arbre comme je le vois est bien sûr différente et distincte de l’arbre lui-même. Lorsque je fais passer mon attention de l’arbre vers mon expérience-de-l’arbre (la noèse), mon attitude passe de l’arbre lui-même, un objet dans la nature, vers l’arbre-tel-que-je-le-vois (le noème, en corrélation avec la noèse). Dans l’attitude phénoménologique, ma préoccupation ne porte pas sur l’objet dans la nature, mais plutôt sur la façon dont je fais l’expérience de l’objet visé. De cette manière, je mets entre parenthèses l’ontologie de l’arbre lui-même (la question de son existence dans la nature), mais aussi l’ontologie du phénomène de l’apparence-d’arbre, l’« arbre-en-tant-que-perçu ». Dans cette attitude strictement phénoménologique, je ne pose pas l’existence de l’arbre lui-même, mais je ne pose pas non plus l’existence du noème en corrélation avec ma vision de l’arbre. Car le noème n’est que l’« arbre en tant que perçu », la simple apparence ou phénomène dont je fais l’expérience quand je vois l’arbre. Or Drummond soutient que, dans l’attitude phénoménologique, nous ne disons pas que ce noème est une entité puisque tout le point qui consiste à dire comment l’arbre perçu est donné dans mon expérience perceptuelle… C’est ainsi que fonctionne la doctrine déflationniste du noème.

Je suis satisfait de cette explication de la façon dont nous faisons l’expérience du noème, c’est-à-dire en ayant une expérience-cum-noème. Dans mon expérience visuelle, ma conscience est dirigée vers l’arbre. Je vise visuellement l’arbre d’une certaine manière, et l’arbre comme je le vois — « l’arbre en tant que perçu » — est dédoublé, le noème de mon expérience visuelle (pour emprunter un terme grec pour ce qui est connu ou visé). C’est tout ce qu’on retrouve dans la réflexion phénoménologique, dans la pratique de la pure phénoménologie. Mais cette parcelle d’analyse phénoménologique se rattache à une parcelle correspondante d’ontologie, et dépend à son tour d’elle. Car il y a un autre niveau ou registre de la théorie philosophique dans lequel nous pouvons et devons nous poser la question ontologique : quelle est exactement cette entité (s’il y a une telle chose) appelée « l’arbre en tant que perçu », le phénomène ?

Pour parodier Wittgenstein, on peut répondre que le phénomène ou l’apparence est un rien, ou en tout cas que ce n’est pas un quelque chose : c’est-à-dire que je fais l’expérience de l’arbre comme il apparaît, mais je ne fais pas l’expérience de l’apparence elle-même, c’est-à-dire comme objet, une image dans mon esprit vaguement arborialesque phénoménalement. Je n’ai pas d’objection en ce qui concerne cette portion de l’histoire. Mais une autre réponse, apportée dans un registre différent de la théorie, est que le noème est une entité distincte en genre (dans le cas en question) à la fois de l’arbre lui-même et de mon acte de voir-l’arbre. Et dans cet autre niveau de la théorie, nous construisons une théorie de la structure ontologique de l’intentionnalité : un acte est dirigé par le biais d’un noème vers un objet putatif, c’est-à-dire que la relation intentionnelle de l’acte vers l’objet est une relation à trois places qui implique un noème ou sens médiateur (Sinn). Ici, nous entrons dans la théorie sémantique, c’est-à-dire dans la lecture « sémantique » de Husserl.

Cette dernière partie de théorie (sémantique) est une autre partie de la phénoménologie qui est exposée lorsqu’on procède à revers de l’acte dont on a l’expérience et qu’on pose une question — ontologique — supplémentaire quant à la structure de la relation intentionnelle entre un acte de conscience et son objet. Drummond résiste à cette pièce supplémentaire d’analyse, à tout le moins lorsqu’il dit que la corrélation noético-noématique est une doctrine phénoménologique et non ontologique. Mais il n’a pas besoin de le faire, étant donné l’interdépendance de la phénoménologie et de l’ontologie. En fait, nous avons uniquement besoin d’identifier clairement la thèse que nous soutenons quand nous l’affirmons, et à quel registre de la théorie elle appartient.

Nous pratiquons alors la méta-phénoménologie en discutant de l’ontologie de la phénoménologie, en évaluant l’ontologie de la structure de l’intentionnalité, une structure initialement révélée dans la phénoménologie pure. Est-ce que nous sortons de la phénoménologie de cette manière ? Ou avons-nous plutôt approfondi la phénoménologie en appliquant la méthode Münchhausen pour sortir la phénoménologie de l’ontologie autant que nous l’avons appliquée pour sortir l’ontologie de la phénoménologie ?... L’ontologie n’a pas ici de priorité sur la phénoménologie, ou vice versa : elles sont interdépendantes.

Réponse au commentaire d’Eduard Marbach

Eduard Marbach se concentre sur la question tracassante de savoir comment on doit comprendre la doctrine du noème de Husserl. Sa lecture attentive de nombreux textes reprend exactement là où, conceptuellement, la dernière discussion nous avait laissés. Et je vais donc continuer là où nous étions rendus, notre précédente discussion ayant mis la table pour répondre à ce défi central posé par le professeur Marbach, à savoir : le noème joue-t-il un rôle médiateur dans l’intentionnalité ? À mon avis, ce qui est problématique ici, c’est la question de savoir comment le « transcendantal » interagit avec le phénoménologique et l’ontologique, ainsi qu’avec le logique ou le sémantique. Ainsi, la problématique durable du noème est beaucoup plus que celle de mettre les choses au clair sur un point technique de détail dans la théorie husserlienne de l’intentionnalité, et c’est loin d’être un point de détail sur la manière dont Husserl emploie le terme de « noème ».

Le rôle du noème dans le modèle médiateur de l’intentionnalité

Ce qu’on appelle l’interprétation frégéenne de la théorie de l’intentionnalité de Husserl, qui comprend la conception du noème de Husserl, a été établi nettement par Dagfinn Føllesdal dans les années 1960[2]. L’idée de base est alors devenue la pierre de touche dans la reconstruction que Ronald McIntyre et moi-même avons développée de la théorie de l’intentionnalité de Husserl[3]. Selon ce modèle de l’intentionnalité (nous l’avons noté plus haut), un acte de conscience est dirigé vers son objet par le biais d’un noème, et le noème est compris comme une entité idéale de signification, un Sinn qui prescrit sémantiquement l’objet de la conscience, médiatisant ainsi la relation intentionnelle de l’acte à l’objet. Dans Husserl, j’ai glosé cela ainsi : « la signification est le medium de l’intentionnalité »[4]. Dans le développement du texte du Husserl, je développe ce modèle de base de l’intentionnalité dans une perspective systématique élargie, en plaçant le modèle dans le contexte du système de philosophie général de Husserl, et en situant les racines du modèle inter alia dans le contexte historique de la théorie logique et mathématique à l’époque de Husserl.

Le professeur Marbach m’invite à reconsidérer le statut du noème comme entité médiatrice — comme medium — dans la relation intentionnelle. Marbach expose brièvement une autre lecture qui met l’accent sur le caractère « transcendantal », phénoménal du noème — par opposition, faut-il noter, au rôle « sémantique », médiateur du noème. Étant donné cette lecture transcendantaliste, Marbach ne voit aucune nécessité de donner un rôle de médium ou de médiateur au noème dans la relation intentionnelle.

La lecture de Marbach fait écho à un ancien ouvrage[5] et converge avec la ligne d’interprétation de Drummond (voir Drummond, 1990) et avec une étude précédente de Robert Sokolowski sur la phénoménologie et l’intentionnalité[6]. Je vais maintenant reconsidérer la doctrine du noème dans le présent contexte de discussion. Comme je l’ai souligné plus haut, la structure de mon Husserl expose une conception des interdépendances à l’intérieur du système de Husserl entre la phénoménologie, l’ontologie, la logique et l’épistémologie (qui comprend également son éthique et sa théorie sociale). Je crois que cette perspective métathéorique nous permet de rendre compte plus précisément des problèmes en jeu dans la doctrine du noème, et ce compte rendu nous ramène à la conception sémantique du noème proposée par Jean-Michel Roy.

La problématique du noème

Comment devons-nous comprendre la distinction de Husserl entre l’objet d’un acte et le noème d’un acte ? C’est un problème de longue date dans l’interprétation de Husserl. Selon une lecture, Husserl dirait que le noème est distinct, en genre et en nombre, de l’objet dont il est le corrélat. Une autre lecture considère que Husserl identifie le noème avec l’objet, bien que, dans l’attitude phénoménologique transcendantale, ce soit l’objet en tant que vu. La première lecture mène au modèle médiateur, sémantique ; la dernière au modèle transcendantal et phénoménal. Nous allons maintenant aborder de nouveau ce problème à partir du commentaire de Marbach.

Dans Husserl, j’ai identifié trois affirmations partant de la discussion du noème par Husserl (précisément formulées dans les Idées, §§ 88-90, et faisant écho à des formulations plus anciennes dans la cinquième des Recherches logiques). D’abord, le noème d’un acte n’est pas identique à l’objet de l’acte, l’objet simpliciter, c’est-à-dire l’objet qui est visé. (On aurait pu dire « l’objet en soi », mais cet idiome évoque la notion kantienne de Ding an sich, « la chose en soi », une notion et un idiome que rejette Husserl.) Deuxièmement, le noème est l’objet en tant que visé, qui est distinct de l’objet simpliciter. Et troisièmement, le noème d’un acte est une signification, c’est-à-dire un sens, un Sinn.

Ces trois affirmations sont soutenues par le modèle médiateur de l’intentionnalité, qui soutient que la relation intentionnelle est une relation à trois places entre l’acte, le noème et l’objet. Si le noème n’est pas distinct de l’objet, alors bien sûr la relation intentionnelle n’offre pas de place pour un noème entre l’acte et l’objet — et le noème ne joue alors aucun rôle médiateur dans la relation intentionnelle. C’est précisément le point que vise Marbach, affirmant que le tournant « transcendantal » de Husserl supprime en fait toute tentative de voir le noème comme une entité de son propre droit, et donc comme une entité médiatrice dans la relation intentionnelle.

Il y a ici un point de style — ou, pour être exact, de syntaxe logique — qui est important et souvent négligé quant à la façon dont Husserl utilise les guillemets pour dénoter les composantes du sens dans le noème, par opposition à une dénotation de l’objet visé. Cet appareil syntaxique est un renvoi à la théorie logique, où nous parlons de la relation entre une expression, dénotée entre guillemets, et son référent, dénoté sans guillemets. Ainsi, nous disons (et écrivons) : le nom propre « Husserl » dénote l’individu Husserl (lui-même, simpliciter). Husserl adapte l’usage des guillemets pour dénoter le sens d’une expression, et, dans mon texte, j’emploie les crochets pour cet usage. Ainsi, nous disons : l’expression « Husserl » exprime le sens <Husserl> qui, par conséquent (étant donné l’état du monde, y compris le contexte de l’énoncé), dénote l’individu Husserl ou réfère à lui. Cet emploi des guillemets est cohérent avec le modèle sémantique de l’intentionnalité, car le modèle médiateur distingue entre l’acte, le noème ou sens, et l’objet. (La façon dont fonctionnent les noms propres est un problème complexe en philosophie du langage et de l’esprit, car elle soulève la question des lectures « internalistes » et « externalistes » de Husserl. Mais c’est là un thème pour une autre occasion).

Allant à l’encontre du modèle sémantique (médiateur) de l’intentionnalité, Marbach propose une lecture différente et nuancée de la façon dont Husserl utilise l’idiome « l’objet en tant que visé » (et des idiomes similaires). Il se base sur de nombreux textes de Husserl, incluant des passages de textes où, entre 1907 et 1908, celui-ci trouve sa voie dans les formulations « transcendantales » qui composent les Idées I (ainsi que II et III). Sur la base de cette lecture des formulations de Husserl concernant l’« objet en tant que visé », Marbach argumente contre le principe selon lequel la relation intentionnelle est médiatisée par le noème. Il ne voit aucune nécessité à ce principe dans l’interprétation de Husserl, mais aussi, j’en déduis, dans une théorie husserlienne de l’intentionnalité.

À peu près de la même manière que je l’ai exposé dans Husserl, le problème est donc celui de savoir comment trancher entre la doctrine sémantique du noème comme sens médiateur et la doctrine transcendantale, phénoménale, du noème comme objet-en-tant-que-visé. La solution de Marbach est de laisser tomber le rôle médiateur.

Le noème par rapport à l’objet-en-tant-que-visé

Nous pourrions éclairer la lecture que Marbach fait de Husserl en argumentant de la manière suivante — restons-en au cas de la vision d’un arbre :

Le noème en corrélation avec un acte de conscience est l’objet en tant que visé dans l’acte.

Il n’y a qu’un objet considéré, l’objet simpliciter, l’arbre lui-même (si un tel arbre existe) ;

Cet objet peut être vu de deux manières différentes : comme il est dans la nature (l’arbre simpliciter) et comme il est en tant que visé (qu’il soit ou non tel qu’il est visé ou qu’une telle chose existe ou non) ;

Ainsi, il n’y a pas un autre objet qui est l’objet-en-tant-que-visé : il n’y a pas deux objets, mais simplement deux façons de voir le seul et même objet ;

Conséquemment, le noème n’est pas une entité qui médiatise la relation intentionnelle d’un acte vers un objet : il n’y a pas de troisième entité impliquée dans la relation acte-objet.

J’ai résumé dans Husserl (pp. 304-311) plusieurs conceptions concurrentes du noème, d’autres lectures des textes de Husserl qui définissent le noème. Une de ces lectures est celle de Sokolowski et de Drummond, avec laquelle converge ici la discussion de Marbach. Dans mon résumé, j’ai cherché à développer de nouvelles ontologies du noème — ou, selon une des approches, la rétention-de-l’ontologie entre parenthèses. J’aimerais considérer la lecture de Marbach comme une lecture pré-ontologique.

La thèse de base de Marbach est que le noème n’est pas du tout une entité, un type distinct d’objet. Lorsque nous caractérisons l’« objet en tant que visé » (=noème), nous sommes plutôt en train de décrire la façon par laquelle la conscience se représente l’objet (=l’arbre qui est perçu) — une affirmation purement phénoménologique. Que devons-nous faire de cette affirmation phénoménologico-transcendantale ? Comme je les comprends, ni Marbach ni Drummond ou Sokolowski ne sont opposés à l’ontologie. Je crois plutôt qu’ils sont tous des réalistes métaphysiques, comme nous le sommes lorsque nous portons notre attention sur des choses comme les arbres per se, les objets dans la nature, qui existent d’eux-mêmes (peu importe ce en quoi ces objets peuvent ultimement consister, partant de la cellule biologique jusqu’aux quarks et aux strings). Mais lorsque nous tournons notre attention vers la manière dont nous faisons l’expérience de tels objets dans notre conscience, notre préoccupation est tout simplement di-rigée ailleurs. Et ainsi, dans la réflexion phénoménologique, dans l’attitude purement phénoménologique, nous contemplons l’arbre que je vois comme je le vois. Nous parlons ainsi de ce que je vois comme je le vois, et Husserl adapte le terme grec de « noema » (littéralement, ce qui est connu ou pensé, gemeint, vermeint) précisément pour ce mode de visée.

Je résiste ici à la tentation de mettre « ce que je vois comme je le vois » entre guillemets, parce que Husserl emploie les guillemets pour caractériser des éléments du noème. Dans la conception déflationniste mise de l’avant par Marbach, ces guillemets sont simplement un outil syntaxique pour indiquer l’attitude phénoménologique qui est en jeu : je ne suis pas préoccupé par l’eucalyptus de l’autre côté de la rue, mais par la manière dont il m’apparaît dans mon expérience visuelle. Par contraste, du point de vue sémantique mis de l’avant par Roy et moi-même, ces guillemets indiquent la signification-entité idéale qui est en jeu dans l’expérience, sur laquelle nous nous penchons dans la réflexion phénoménologique.

Or nous pouvons être d’accord sur le fait que, dans la réflexion phénoménologique, nous caractérisons la manière dont je vois l’arbre : dans l’idiome de Husserl, l’arbre comme je le vois, l’arbre perçu en tant que perçu. Mais cela ne nous empêche pas de nous demander quel type d’entité est cette « manière » ! En progressant dans la réflexion, nous trouvons par abstraction qu’il y a dans mon expérience un moment « noématique » qui joue le rôle de « manière » dont je fais l’expérience de l’arbre. Et ce point est un point d’ontologie, niché au coeur de la phénoménologie.

C’est-à-dire que si nous abstrayons cette « manière » de l’acte lui-même, nous l’abstrayons de manière conceptuelle, nous réfléchissons sur elle, et nous trouvons cette caractéristique abstraite dans le noème de l’acte : un certain type de moment, ou de partie dépendante, de l’acte. Dans l’ontologie formelle de Husserl, le noème est effectivement une entité, un objet avec un mode particulier d’être dépendant. Et, de la même manière, si nous observons un homme marcher rapidement, en marche rapide olympique, alors, dans l’ontologie de la marche, nous traitons ce style de marche lui-même, de manière abstraite, comme une entité — un objet dans le sens le plus large selon l’ontologie formelle de Husserl.

C’est là que se trouve l’ontologie formelle du noème chez Husserl : oui, une ontologie ! Comme je l’ai observé dans Husserl (p. 275-280), l’ontologie est explicite, mais terriblement dense dans les Idées I, sur lesquelles je vais revenir un peu plus loin.

Puisque le noème est formellement un objet, à savoir un moment de l’acte, il y a une relation intentionnelle à trois places allant de l’acte vers le noème, puis vers l’objet. C’est la structure ontologique formelle de la relation intentionnelle : l’acte est dirigé vers son objet d’une certaine manière, et le noème de l’acte est cette « manière ».

Le noème en tant qu’objet — mais pas l’objet visé

Dans les Idées I, Husserl définit le noème en corrélation à la noèse. Il affirme que le noème est un type d’objet, et il caractérise ses modes d’être particuliers comme un objet qui est idéal ou « non réel », bien qu’étant toutefois un moment de l’acte (« réel »). Ce moment dans l’acte est foncièrement différent et distinct de l’objet de l’acte (voir Husserl, p. 275-280, passage que j’amplifie quelque peu ici).

Dans le § 85 des Idées, Husserl introduit la notion de « moment noétique » d’un acte, ou simplement « noèse », en adaptant un terme de la terminologie grecque. Il évoque le lien étymologique au mot grec « nous » (ou « Nus » en allemand), qui signifie « esprit », et il dit qu’en quelque sorte ce terme rappelle le « Sinn ». Au § 88, il introduit le terme « noème », ou « contenu noématique », corrélatif du « contenu réel, noétique » [Gehalt] dans un acte, et il appelle le noème « la composante expérientielle intentionnelle ». (Le titre de cette section est : « Reelle und intentionale Erlebniskomponenten. Das Noema ».) Au § 97, il revient sur la distinction entre « les moments hylétiques et noétiques en tant que réels, et les moments noématiques en tant que moments non réels d’expérience » (c’est le titre de la section). Ainsi, Husserl appelle explicitement le noème d’un acte une « composante » ou un « moment » de l’acte, en mettant l’accent sur le fait que le noème est un moment « non réel » ou idéal de l’acte. Ainsi, le noème n’est pas lui-même dans le temps (« réel »), mais il est un moment d’un acte, alors que l’acte lui-même est dans le temps (« réel »). Ensuite, au § 98, il spécifie le « mode d’être » (Seinsweise) du noème. Comme je l’ai expliqué dans mon livre[7], Husserl dit à cet endroit que le noème, l’« arbre vu comme tel », est, « d’un point de vue logique, effectivement un objet en lui-même, mais un objet complètement dépendant ». Car un moment est, par définition, une partie dépendante ou « abstraite » : ce genre de partie est formellement (=logiquement) un objet.

Dans ces sections des Idées I, Husserl procède alors explicitement à l’ontologie impliquée par la phénoménologie : l’ontologie de la noèse et du noème. J’ai délibérément parlé d’« abstraction de la signification dans les “guillemets” phénoménologiques » (p. 244), afin de préparer le point suivant sur l’ontologie (p. 275sq), là où Husserl affirme que le noème est un « moment » de l’acte. Pour Husserl, un moment est défini comme une partie « abstraite », ou dépendante[8]. Ainsi, bien qu’idéal, le noème est une partie de l’acte qui ne peut exister séparément de l’acte, une partie qui peut être sé-parée de l’acte uniquement grâce au procédé cognitif de l’abstraction.

Il est clair que, pour Husserl, ce processus d’abstraction du noème est une phase supplémentaire de réflexion dans la pratique de la phénoménologie. Car, au cours des Idées I, la façon dont Husserl développe la doctrine de la noèse et du noème est au coeur de sa conception de la nouvelle science de la phénoménologie.

Une contradiction dans la théorie husserlienne du noème ?

Comme le note Marbach, Denis Fisette a affirmé qu’on doit « reconnaître l’existence de contradictions dans l’oeuvre de Husserl »[9]. Chez le dernier Husserl, affirme Fisette, il y a une séparation entre le sens et le noème (p. 67). Qui plus est, Fisette a même trouvé les racines de cette tendance dans les Recherches logiques. L’unité des Recherches est un thème directeur de mon approche dans Husserl. Et la question de l’unité, écrit Fisette,

est importante pour quiconque reconnaît une tension entre le thème logique, qui concerne le caractère objectif et idéal de la signification et de la référence, et le thème psychologique qui touche la dimension subjective des actes. Le cas du psychologisme logique est paradigmatique de cette tension. Dans les Prolégomènes, les arguments contre cette forme de psychologisme concernent la conception pratique et normative de la logique ainsi que les thèses fondationnalistes de la psychologie. Cette tension témoigne donc d’un double effort de Husserl[10].

En effet, cette double piste dans la théorie de Husserl est précisément le problème auquel nous faisons face en ce qui concerne la doctrine du noème, spécifiquement dans les Idées I qui, à mon sens, suit la même grande ligne d’argumentation que dans les Recherches, sans le jargon « transcendantal ».

Comme Fisette, Marbach note les changements apparents dans les textes de Husserl au fil des années. Et, de la même façon, tout au long du développement de sa lecture, Marbach traite le noème de manière transcendantale-phénoménologique comme étant la manière dont l’objet est visé, la manière dont il apparaît ou est donné dans la conscience. Évidemment, dans cette lecture, la notion ontologique de sens est laissée de côté. Par contraste, dans la lecture que j’offre, l’ontologie du noème, ou du sens, est plutôt une histoire supplémentaire que nous devons raconter à l’intérieur du cadre de la phénoménologie. Ces deux interprétations concurrentes de la doctrine du noème citent toutes deux des textes convaincants, mais elles semblent les tirer dans des directions différentes.

Néanmoins, je pense qu’il y a une façon de réconcilier ces deux lectures. Dans Husserl, j’ai esquissé une interprétation qui doit être amplifiée, notamment, en réponse aux problèmes soulevés ici sur la relation entre la phénoménologie et l’ontologie. Marbach cite l’idée de base que j’ai proposée (à la p. 257) : phénoménologiquement, on fait l’expérience du noème en vivant un acte de conscience : ontologiquement, le noème est abstrait comme une entité significationnelle, une forme de sens qui médiatise l’intentionnalité. Ce contraste doit être expliqué plus en détail, ce à quoi la discussion a pavé la voie jusqu’à présent.

Le point en jeu ici n’est pas que la notion sémantique de sens soit séparée de la notion transcendantale de noème ; ces deux concepts seraient alors opposés de manière contradictoire et ne pourraient ainsi dénoter la même chose. Le point en jeu est plutôt que deux phases de l’analyse phénoménologique du noème/sens sont séparées. Premièrement vient la description phénoménologique de l’objet en tant que visé : appelons-le noème. Ensuite, grâce à une analyse supplémentaire par abstraction, vient la description ontologique du noème lui-même : c’est un « sens » idéal, qui incarne la façon dont l’objet est visé dans l’acte, cette « façon » étant un moment (une partie dépendante) de l’acte. Dans ces deux modes de réflexion phénoménologique, nous mettons l’accent sur le contenu intentionnel de l’acte de deux manières différentes, c’est-à-dire au moyen de deux concepts différents : comme « noème » et comme « sens » — pour employer les guillemets introduisant des significations, nous pourrions dire : par l’intermédiaire des concepts <noème> et <sens>. C’est-à-dire que le même contenu C est présenté par réflexion de deux manières différentes, à travers deux conceptions différentes, à travers deux concepts différents du contenu. Autrement dit, en jargon sémantique : deux sens d’ordre supérieur représentant de manière différente un sens donné (est-ce de la musique aux oreilles de l’interprétation frégéenne de Husserl ?).

Que devons-nous alors faire des tensions textuelles qui peuvent sembler être des contradictions dans l’oeuvre constamment en expansion de Husserl ? On voit Husserl travailler pendant plusieurs décennies au développement de son système, tout comme un mathématicien construisant sur des résultats précédents. Certes, il y a certains moments où Husserl a modifié son histoire. Un de ceux-là est le changement allant du sens comme espèce idéale de l’intention vers le sens comme entité idéale d’un type différent non comme espèce per se, mais comme signification idéale (voir le chapitre sur l’ontologie dans Husserl). On pourrait suggérer qu’un autre changement va du noème comme sens vers le noème comme phénomène ou objet-en-tant-que-visé — et c’est la proposition formulée par Fisette et Marbach.

De la même manière et à partir de plusieurs textes, Marbach souligne l’accent distinctif mis sur le caractère phénoménal qui est saillant dans les écrits de Husserl autour de 1907 et 1908, alors que celui-ci lutte pour intégrer les idées « transcendantales » (et largement kantiennes) de « phénomènes » dans son propre système. L’interprétation de ces textes à l’intérieur de la longue trajectoire de l’oeuvre évolutive de Husserl est une tâche formidable. Comme je l’ai noté plus haut, je vois une continuité dans le changement au sein de la philosophie en constante évolution de Husserl, même lorsqu’il introduit la nouvelle terminologie de la « noèse » et du « noème » dans les Idées I (1913). À différents moments de cette épopée, Husserl cherche à incorporer dans son propre système des idées centrales et même des termes adaptés (avec certaines modifications) issus de ses grands prédécesseurs qui vont de Platon et Aristote à Descartes, Leibniz et Hume, puis à Bolzano, Lotze et Frege. Son tournant transcendantal autour de 1907 était un tournant vers les idées kantiennes. Il se tourna un peu plus tard vers les idées cartésiennes, et, encore un peu plus tard, vers les idées communautariennes de la Lebenswelt. Comme stratégie herméneutique, considérons que sa façon de parler des objets comme ils nous apparaissent — comme ils sont représentés ou visés dans la conscience — n’implique pas un rejet de ses premières conceptions sur l’ontologie et la logique, mais plutôt qu’elle fait partie de son effort pour intégrer les intuitions kantiennes dans son propre système, aux côtés des intuitions d’autres penseurs qu’il estime. Toutefois, afin d’éviter les contradictions, il doit modifier les idées qu’il importe, en les agençant dans un système cohérent.

Le problème persistant

Peu importe ce qu’on fera des textes évolutifs de Husserl sur le « noème » et le « sens », nous faisons aujourd’hui face au problème systématique de savoir comment la signification et le mode d’intention phénoménal sont reliés. Même dans la tradition sémantique, comme je l’ai observé (p. 272), Frege caractérise lui-même le Sinn comme impliquant une « façon d’être donné », une « Art des Gegebenseins », souvent traduite par « mode de présentation » ou « mode de donation ».

Par conséquent : retournons aux choses elles-mêmes ! Aux phénomènes ! Aux significations ! Elles-mêmes !

Je crois que nous devrions comprendre le contenu intentionnel comme ce dont nous faisons l’expérience dans la conscience-d’un-objet et, de manière plus abstraite, comme une signification idéale à l’oeuvre dans l’expérience intentionnelle, dans la relation intentionnelle d’un acte vers un objet. Cette compréhension du contenu intentionnel nous permet de faire sens des façons husserliennes de parler du noème comme « sens » (le modèle sémantique) en même temps que de celles où le noème est dit être « l’objet-en-tant-que-visé » (le modèle phénoménal). Si Husserl cherchait une façon de ramener ces deux manières de parler sous un seul toit, c’est qu’il cultivait le sol qui allait plus tard être transformé en une conception métalogique de la signification et de la théorie sémantique. Dans le chapitre sur la logique, dans Husserl, j’ai esquissé des liens conceptuels et historiques partant des conceptions de Husserl vers des conceptions plus tardives de la sémantique, telles que développées dans la tradition de Tarski, Carnap, Hintikka, et autres. J’aimerais conclure ces réflexions in disputatio avec une brève proposition allant dans ce sens.

Conclusion : conscience et métathéorie

Dans la pratique de la phénoménologie, nous avons besoin d’une perspective multivalente sur la conscience elle-même. Nous pouvons considérer la conscience à partir de deux niveaux de réflexion et d’analyse : a) de la perspective interne, à la première personne et de premier ordre, de la phénoménologie « pure » ; et b) de la perspective externe, à la première personne, et d’ordre supérieur, de l’ontologie cum phénoménologie. Dans les termes de notre discussion précédente, la perspective de premier ordre est purement « transcendantale », purement « phénoménologique », purement phénoménale ; la perspective de second ordre est « sémantique ». On peut soutenir que les deux définissent bona fide des parties de la phénoménologie, et en fait de la phénoménologie transcendantale. La partie sémantique est proprement dépendante de la partie phénoménale, de la description « purement » phénoménologique de l’expérience. Mais encore, alors que la description phénoménologique commence indépendamment de la sémantique de l’expérience, le modèle sémantique peut aider par la suite à cerner l’analyse phénoménologique de l’expérience. Et c’est là qu’intervient la méthode Münchhausen.

La sémantique de l’intentionnalité

La théorie de l’intentionnalité, qui comprend le concept de noème, est centrale dans la conception de la phénoménologie de Husserl. Cette théorie de l’intentionnalité forme ce qu’on pourrait appeler la sémantique des actes de conscience.

Dans la théorie logique contemporaine, la sémantique est cette partie de la logique qui traite des relations entre les expressions dans un langage et les choses dans le monde, médiatisées par le sens sur un modèle frégéen. Pour spécifier la sémantique d’un langage donné, suivant un tel modèle, nous tenons pour acquis qu’il y a une ontologie qui distingue les expressions, les sens et les objets. La sémantique de ce langage établit ensuite des corrélations entre les formes appropriées d’expressions, de sens et d’objets. Husserl considérait que cette partie de la logique appartient à ce qu’il nomme la « logique pure », où nous spécifions les corrélations parmi les catégories formelles d’expressions, de sens et d’objets. Pour des langages symboliques bien définis, la spécification de ces corrélations est appelée aujourd’hui la sémantique formelle, et elle appartient à ce qui est appelé la métalogique[11].

Mais comment la compréhension de cette conception peut-elle nous aider à comprendre la conception de la phénoménologie de Husserl ?

Métalogique et métaphénoménologie

À l’époque de Husserl, les termes « sémantique » et « métalogique » n’étaient pas encore figés dans la tradition logique ou dans ce que Coffa a appelé la tradition sémantique. Je propose de voir rétrospectivement la lutte de Husserl pour définir la phénoménologie — afin de traverser ses conceptions de l’intentionnalité, du noème, de la mise entre parenthèses, et davantage —, comme étant elle-même une généralisation de la perspective émergente en métalogique. Ou mieux : la conception de la métalogique était elle-même une construction technique de la conception husserlienne de la logique pure, laquelle a donné forme à la théorie de l’intentionnalité de Husserl et ultimement à sa conception de la phénoménologie « pure » ou « transcendantale ».

Dans le paradigme courant de la métalogique hérité de Tarski : une sémantique pour un langage spécifique (pour Tarski, un langage symbolique bien défini) est séparée du langage lui-même, elle est affirmée dans un métalangage, lequel formule une théorie métalogique sur ce langage dans sa propre logique. Partant de cette perspective sémantique d’ordre supérieur, nous observons un langage symbolique et disons quels objets ses expressions représentent, quelles significations ces expressions expriment, quelles conditions de vérité sont définies pour les formes de phrases dans le langage. Par exemple, dans un métalangage qui fait partie du français colloquial (traité comme le langage objet), on dit :

Husserl est un sémanticien » est vrai si et seulement si Husserl est un sémanticien.

Si vous voulez, nous mettons entre parenthèses la question de savoir si, dans les faits, Husserl est un sémanticien, et nous disons que la phrase entre guillemets représente l’état de choses putatif, l’état de choses mis entre parenthèses. Initialement, nous disons que l’état de choses tel que visé (par la phrase) est : que Husserl est un sémanticien. Or, si nous adoptons une perspective explicitement ontologique en ce qui concerne cette relation sémantique ou intentionnelle, une perspective qui assume les significations idéales, alors nous disons : le sens <Husserl est un sémanticien> représente l’état de choses que Husserl est un sémanticien, à supposer que cet état de choses existe.

C’est là l’interprétation courante de la conception métalogique de la sémantique, adjointe (par Husserl) à une ontologie à la fois des significations et des états de choses. Mais que se passe-t-il si nous ne pouvons sortir de notre propre langage pour en parler, pour parler de l’ontologie de ce langage, pour parler de nos propres significations comme entités en elles-mêmes ? Nous sommes alors dans la position de la perspective purement « transcendantale » en phénoménologie, sans accès à la perspective sémantique sur notre propre conscience. Nous ne pouvons procéder à l’ontologie de l’intentionnalité, c’est-à-dire, à la poursuite de nos études à l’intérieur de la phénoménologie, dans ce que nous pourrions appeler la métaphénoménologie.

Les limites du langage ?

En philosophie de la logique et du langage, Hintikka a distingué deux conceptions opposées du langage[12]. La première conception voit le langage comme un « médium universel », qui porte en lui-même ses interprétations, alors que la seconde voit le langage particulier comme un « calcul », capable d’être réinterprété dans un autre langage. Hintikka généralise en partant d’une distinction faite par le logicien Jean van Heijenoort, inspiré à son tour par la conception d’un langage idéal de Leibniz, un idéal qui a inspiré la notion de logique formelle cum ontologie de Husserl, comprise comme « mathesis universalis » (un thème courant dans toute la philosophie du premier comme du dernier Husserl, comme je l’ai souvent noté dans mon Husserl).

Selon le point de vue universaliste, Hintikka écrit :

On ne peut faire comme si on regardait notre langage de l’extérieur et qu’on le décrivait, comme on peut le faire avec d’autres objets qui peuvent être spécifiés, auxquels on peut se référer, qui peuvent être décrits, discutés, et théorisés dans le langage. La raison de cette impossibilité alléguée est qu’on peut employer le langage pour parler de quelque chose seulement si on peut se fier à une interprétation définie donnée, un réseau donné de relations de significations établi entre le langage et le monde. Ainsi, on ne peut dire dans un langage, de manière significative et pertinente, ce que sont ces relations de signification, car, dans toute tentative de le faire, on doit déjà les présupposer[13].

De ce point de vue, la sémantique de notre langage est ineffable.

Le parallèle avec la phénoménologie est imminent. De manière intéressante, Hintikka note que van Heijenoort a observé une similarité avec la conception kantienne de la philosophie, selon laquelle (permettez-moi cette glose) on ne peut regarder les « phénomènes » comme si on les regardait de l’extérieur, alors qu’on voit les choses comme elles sont en elles-mêmes, car c’est comme si on était toujours emprisonné dans son propre schème conceptuel et sensoriel. Hintikka souligne que, remarquablement, van Heijenoort a affirmé que la théorie du sens et de la référence de Frege — notre modèle de sémantique logique moderne — était pour celui-ci une simple sorte d’aide heuristique à la logique qu’il explicitait (la syntaxe, les règles d’inférence, etc.) Pas de métalogique, s’il vous plaît ! Et, dans cet esprit, on sait bien que Wittgenstein soutenait que la forme logique peut être « montrée mais qu’elle ne peut être dite » dans notre langage. Comme le dit Hintikka en plaisantant, on trouve alors des « sémanticiens sans sémantique » (p. 2).

Les limites de l’expérience ?

Passons maintenant du langage et de la représentation linguistique à l’expérience, à la conscience et à l’intentionnalité. Si la conscience est un « medium universel » de l’intentionnalité, alors nous pouvons vivre dans nos actes de conscience pendant que nos expériences sont dirigées vers des choses dans le monde autour de nous, vers des objets tels que visés, signifiés, représentés. Mais nous ne pouvons pas nous retirer et parler de la manière dont nous faisons l’expérience des choses comme si nous observions un acte de conscience particulier et que nous jugions qu’il est relié intentionnellement d’une certaine manière, à travers un certain Sinn, à un certain objet. Si nous le faisions, nous formulerions ainsi une sémantique de notre propre expérience. Mais, du point de vue du médium universel, la sémantique de notre expérience est ineffable. Si vous voulez, la signification est le médium de notre intentionnalité, mais nous ne pouvons pas le « dire », nous ne pouvons que le « montrer » en vivant dans ces actes.

Ainsi, du premier point de vue, du point de vue universaliste, la réduction phénoménologique est comprise comme le passage vers une attitude qui ne mène pas à une véritable sémantique de la conscience, c’est-à-dire à une théorie dans laquelle nous disons qu’un acte a une signification ou un sens, une entité appelée un noème, qui médiatise la relation intentionnelle de l’acte à un objet. Du point de vue universaliste, nous ne pouvons jamais sortir de notre propre expérience, nous pouvons seulement, par mise entre parenthèses, voir les objets d’une certaine façon, une façon « transcendantale ».

D’un autre point de vue, le point de vue sémantique, la réduction phénoménologique nous mène à une attitude différente, une attitude métathéorique où nous posons une signification idéale, ou un noème, qui médiatise la relation intentionnelle de l’acte vers l’objet. Dans cette attitude « sémantique », nous sortons de nos expériences mondaines et nous posons notre regard vers les relations intentionnelles de celles-ci avec leurs objets, observant ainsi le rôle des significations idéales qui servent de médium à l’intentionnalité. Il y a ici un niveau supérieur de phénoménologie, une métaphénoménologie.

Phénoménologie et métaphénoménologie

Ce que je suggère ici, c’est que Husserl a abordé la structure de la signification (les « phénomènes ») à deux niveaux. Les deux manières de comprendre la doctrine du noème de Husserl sont précisément ces deux manières de comprendre la signification.

À un niveau, nous vivons dans la signification noématique mais ne pouvons en parler. La sémantique de notre propre expérience est ineffable à ce niveau-là. Nous pouvons voir les objets de façon mondaine, et même, en changeant d’attitude, les contempler en tant qu’ils sont visés dans notre expérience, mais nous ne pouvons poser la signification qu’ont les choses et en parler comme s’il y avait une entité, un noème, qui les dotaient d’une signification. À l’autre niveau, on sort d’un acte de conscience donné et, par abstraction, on parle de sa signification, le contenu noématique idéal, qui joue un rôle dans la relation intentionnelle de l’acte à son objet. Cette dernière perspective est celle de la conception sémantique de l’intentionnalité, et elle suppose une ontologie de la signification.

À ces deux niveaux de compréhension de la signification, nous pratiquons deux niveaux de la réflexion et de l’analyse phénoménologique. Il semble que Husserl nous ait montré comment pratiquer ces deux niveaux de l’analyse phénoménologique.

Par conséquent, si nous observons la relation entre la phénoménologie et l’ontologie, nous pouvons pratiquer une phénoménologie « pure » et ensuite, sans autre abstraction, pratiquer une phénoménologie « sémantique » discutant de l’ontologie de la signification et de l’intentionnalité. Dans cette conception ontologique de l’intentionnalité, nous montons au niveau métathéorique lorsque nous assistons à notre propre conscience dans la réflexion phénoménologique. De cette manière, la phénoménologie comprend sa propre métathéorie, ou métaphénoménologie. Une manière très proche de la façon dont Husserl a inclus la métathéorie dans le système (ou théorie) philosophique général.