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Ce livre est composé des Conférences John Locke présentées par Robert Brandom à Oxford en 2006, auxquelles est ajouté un chapitre répondant aux principales objections qui leur ont été adressées. L’auteur y développe des thèmes semblables à ceux abordés dans Making It Explicit (Cambridge, Harvard, 1994) et Articulating Reasons (Cambridge, Harvard, 2000), mais spécifie sa problématique, sa méthode et ses arguments de façon différente. Il propose un programme de recherche formalisant les relations entre vocabulaires selon une approche qu’il qualifie de « pragmatisme analytique ». Les trois premières conférences élaborent ainsi une technique d’analyse des relations entre vocabulaires, l’« analyse signification-usage », s’appuyant sur des diagrammes ; tandis que les trois dernières conférences appliquent cette nouvelle méthode à des vocabulaires d’intérêt saillant pour la philosophie du langage (les vocabulaires modal, normatif, intentionnel et logique classique), et leurs relations mutuelles. Nous résumerons les trois premiers chapitres en un bloc, puis les suivants chacun à leur tour.

Brandom tient à s’inscrire dans les traditions analytique et pragmatiste de la philosophie contemporaine et reconstitue donc pour commencer une histoire du projet classique de l’analyse, projet faisant face à un défi pragmatiste. Le projet classique de l’analyse consiste à faire ressortir les significations propres à un vocabulaire par l’élaboration logique des significations mieux définies d’un autre vocabulaire de base. Ce type d’analyse ne se préoccupe donc que des relations sémantiques entre vocabulaires. Le défi pragmatiste (Brandom fait référence surtout à Wittgenstein) consiste à soutenir que d’autres aspects du langage servent à la constitution de la signification, en particulier les pratiques linguistiques. Brandom prétend récupérer et étendre le projet classique de l’analyse en tenant compte du défi pragmatiste et en formalisant en conséquence l’aspect pragmatique du langage dans sa relation à l’aspect sémantique. Cette formalisation se fait par le biais de l’analyse signification-usage, dans laquelle est introduite la notion de « relation sémantique pragmatiquement médiatisée ». Plusieurs types élémentaires de relation sont distingués dans l’analyse. Ainsi, un vocabulaire peut suffire à spécifier un ensemble de pratiques discursives ou habiletés comportementales, et un ensemble de pratiques discursives ou habiletés comportementales peut par converse suffire à déployer un certain vocabulaire. Un vocabulaire de base sert de métavocabulaire pragmatique pour un vocabulaire cible lorsqu’il permet de spécifier des pratiques ou habiletés, qui elles-mêmes permettent de déployer le vocabulaire cible. Il en résulte une relation pragmatiquement médiatisée entre le vocabulaire de base et le vocabulaire cible, par laquelle le premier en vient à suffire pour caractériser le second. Les relations sémantiques ne sont donc pas remplacées, mais accompagnées de relations pragmatiques médiatrices.

Brandom développe plus avant ce schéma de base de l’analyse signification-usage en considérant la théorie des automates en intelligence artificielle. Cette considération lui permet de faire ressortir le problème des limites apparentes du rôle expressif accordé à certains vocabulaires, qui est particulièrement manifeste lorsqu’un vocabulaire est très différent de son métavocabulaire pragmatique. La portée expressive du vocabulaire de base est expliquée par l’« élaboration algorithmique », à partir des pratiques spécifiées par le vocabulaire de base, d’un autre ensemble de pratiques qui permet à son tour de déployer plus avant le vocabulaire de base et de lui donner de la sorte la portée nécessaire à la mise en relation résultante avec le vocabulaire cible. Le métavocabulaire est donc à la fois élaboré à partir — et explicatif (ou explicitatif) — de pratiques qui constituent un ensemble de pratiques discursives autonomes. L’élaboration algorithmique est ce qui explique, par exemple, la portée expressive des automates qui produisent un langage plus riche que leur langage de programmation initial. La possibilité d’un tel développement soutenu de soi-même (bootstrapping) est ce qui justifie le fonctionnalisme en IA aux yeux de Brandom, dont le pragmatisme analytique entend donc poursuivre le projet. À la fin de ces trois premiers chapitres, l’auteur fait un rapprochement entre les pratiques linguistiques et l’apprentissage, dont le processus est conçu comme l’élaboration pédagogique d’un ensemble d’habiletés en un autre.

Au chapitre suivant, Brandom présente une thèse, qu’il dit dériver de Kant et Sellars, selon laquelle et dans les mots de Sellars, « le langage des modalités est un langage des normes “transposé” » (p. 100, nous traduisons). Brandom traduit cette thèse dans les termes de son analyse signification-usage comme voulant dire que le vocabulaire normatif est un métavocabulaire pragmatique pour le vocabulaire modal, qui est lui-même un métavocabulaire pragmatique pour le vocabulaire empirique. Le vocabulaire modal est plus spécifiquement un vocabulaire à la fois élaboré à partir — et explicatif — de pratiques discursives contrefactuellement robustes, tandis que le vocabulaire normatif est un métavocabulaire à la fois élaboré à partir — et explicatif — de pratiques discursives qui consistent à donner et demander des raisons. Ces pratiques discursives, élaborant et expliquées par les vocabulaires modaux et normatifs, sont autonomes, car assertoriques et inférentielles.

Les pratiques qui consistent à donner et demander des raisons, les plus fondamentales des pratiques discursives, impliquent que l’agent du discours puisse être considéré comme engagé (committed) ou en droit (entitled) aux revendications (claims) exprimées par différentes phrases. Cette capacité à considérer une personne en droit ou engagée se fonde sur une habileté à répondre pratiquement de façon différentielle à son discours. Dans le cinquième chapitre, Brandom approfondit la logique de l’analyse signification-usage en traduisant formellement cette habileté primitive à répondre pratiquement de façon différentielle en termes d’un type de relation inférentielle qu’il nomme « incompatibilité » ou plus précisément « incompatibilité matérielle ». L’incompatibilité sert donc de relation inférentielle de base à l’élaboration suivante d’une sémantique modale plus conséquente avec l’approche pragmatique analytique que la sémantique modale standard, plutôt basée sur les notions de monde possible et de relation d’accessibilité. La sémantique de l’incompatibilité est plus essentiellement une sémantique directement modale qui ne fait pas appel à la notion de vérité. L’auteur identifie de plus le système S5 comme logique modale intrinsèque aux relations d’incompatibilité standards. Les résultats de son analyse sont formalisés dans le sens de leur axiomatisation et prouvés dans cinq appendices techniques faisant suite à ce chapitre.

Le sixième chapitre, qui représente en quelque sorte le clou de l’exposé, présente l’intentionnalité comme une relation sémantique pragmatiquement médiatisée. Brandom y reprend le motif de son analyse signification-usage, mais l’enrichit d’un certain pragmatisme (Brandom fait référence au concept d’expérience de Dewey et à la critique par ce dernier du concept psychologique d’arc-réflexe), à la portée que nous dirions phénoménologique, dépassant le cadre plus strictement langagier de la pragmatique. Le point supplémentaire de ce pragmatisme consiste à faire ressortir plus clairement le fondement matériel, ancré dans le monde actuel, des pratiques desquelles émergent les relations sémantiques intentionnelles. De l’engagement pratique d’un agent dans le monde ressort une intentionnalité pratique fondant le vocabulaire intentionnel qui permet de déployer des pratiques discursives autonomes. L’auteur distingue alors, au sein de ces pratiques, des pratiques normatives subjectives, qui permettent de déployer un vocabulaire normatif, et des pratiques modales objectives, qui permettent de déployer un vocabulaire modal, et cela dans un cycle d’élaboration des vocabulaires et d’explicitation des pratiques ou habiletés. C’est donc le retour d’un niveau du langage sur un autre qui rend l’intentionnalité saisissable par la raison. Dans les termes de Brandom :

La triangulation qui consiste à reconnaître des incompatibilités et des inférences matérielles est, en un mot, la façon dont la demande normative pour une unité d’aperception (jugements) rationnelle rend intelligible la finalité [purport] représentationnelle : ce que c’est que de prendre ou de traiter des jugements en pratique comme représentant ou étant à propos d’objets.

p. 188, en gras dans le texte d’origine, nous traduisons

Brandom conclut que la pratique de la rectification rationnelle permet à son tour de spécifier des vocabulaires normatifs et modaux de l’incompatibilité, c’est-à-dire de traiter des engagements comme normativement incompatibles et des propriétés comme modalement incompatibles.

Les critiques auxquelles répond Brandom dans le dernier chapitre s’attachent surtout à l’aspect analytique de son approche. Mais il nous semble que Brandom argumente alors suffisamment sa défense et que, malgré l’obscurité apparente du texte au premier abord, les diagrammes qui soutiennent sa technique d’analyse aident aussi grandement à la saisir. La difficulté serait plutôt dans la compréhension des innombrables syntagmes figés qui font le style de Brandom ainsi que de la dialectique à contresens qui est particulière à sa pensée. Un point intéressant, toutefois, dans les réponses de Brandom, est lorsqu’il souligne que le développement de la méthode analytique en une certaine métaphysique est en fait une ouverture méthodologique, qu’il décrit (en faisant référence à David Lewis) dans des termes rappellant l’esprit du pragmatisme : le philosophe doit être prêt à analyser toutes sortes de vocabulaires possibles afin de mieux saisir la signification de ses propres conceptions (un principe qu’il faut comprendre en un sens régulatif). Il s’agit peut-être là de la réflexion la plus authentiquement pragmatiste de ce livre. Car il nous semble, pour le reste, que ce qui porte le plus à débat dans le pragmatisme analytique de Brandom n’est pas sa partie analytique, somme toute classique dans son aspect formel et sa perspective langagière, mais bien les nuances réelles que l’on doit apporter à son pragmatisme. Il ne semble pas en effet dériver son pragmatisme des mêmes présupposés et en tirer les mêmes conséquences que le pragmatisme classique. Le pragmatisme d’origine, celui de Peirce, met l’emphase sur la continuité entre les différents éléments de la réalité, alors que Brandom cherche avant tout à distinguer le conceptuel du non-conceptuel. De plus, le pragmatisme peircéen est motivé par un principe de dépendance non réciproque ordonnant en une hiérarchie solidaire les aspects fondamentaux de la réalité, au niveau phénoménologique (phanéroscopique), et les composantes de la relation de signification, au niveau sémiotique, tandis que Brandom fait émerger la signification de la pratique, dans un renversement ou une sursomption du référentialisme par un inférentialisme. Finalement, les notions d’inférence et d’incompatibilité matérielles que déploie Brandom vont peut-être à l’encontre de l’approche phénoménologique qu’il semble vouloir retenir du pragmatisme (deweyen), puisqu’il n’est pas sûr que nous puissions distinguer un monde matériel et actuel dès le premier abord du phénomène ; ainsi, le phaneron peircéen se présente plutôt comme une totalité vague au sein de laquelle les premiers éléments distingués (tels la qualité d’une sensation, le fait brut et la raison médiatrice) précèdent la distinction entre un esprit et le monde, qui plus est d’un monde dont les faits bruts puissent être conçus en termes d’incompatibilité matérielle. Bref, l’engin analytique de Brandom est admirable et pourrait certainement s’avérer des plus productifs, mais nous devrions en l’abordant réfléchir aux présupposés logiques (sémiotiques) et phénoménologiques (phanéroscopiques) de son pragmatisme.