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Parmi les préoccupations majeures des éthiciens du xxe siècle, la plupart tombent dans l’une de trois catégories. L’éthique descriptive s’attarde aux normes d’après lesquelles les agents règlent leurs actions dans les faits. Les questions dites normatives (ou substantives) touchent, sinon la vérité, alors la justification rationnelle de nos jugements moraux afin d’établir selon quelles normes les agents devraient régler leurs actes. Quant aux questions de métaéthique, elles portent sur la signification du vocabulaire éthique et la nature, voire la possibilité même, des jugements moraux.

Cette tripartition du champ de l’éthique s’applique surtout à la philosophie analytique, un courant de pensée anglo-saxon qui trouve sa source chez le logicien Bertrand Russell (Angleterre, 1872-1970) et, en éthique, chez G. E. Moore (Angleterre, 1873-1958). En suivant une méthode d’analyse conceptuelle qui est devenue caractéristique de cette école de pensée, Moore soutenait en 1903 dans ses Principia Ethica que « bien » réfère à une propriété des objets semblable à « jaune ». Notre devoir consisterait à maximiser la présence de cette propriété, un peu comme s’il s’agissait d’appliquer régulièrement une couche de peinture fraîche à un vieux chalutier. Par la suite, nombre de philosophes influents — Ludwig Wittgenstein (celui du Tractatus), H. A. Prichard, W. D. Ross, les membres du Cercle de Vienne, A. J. Ayer, Charles Stevenson, R. M. Hare et des dizaines d’autres — proposèrent des alternatives à l’analyse de Moore. Leur ambition commune fut de traiter l’éthique avec la même rigueur que celle déployée avec tant de succès par Russell et ses devanciers, Gottlob Frege (Allemagne, 1848-1925) et Giuseppe Peano (Italie, 1859-1932), pour analyser les fondements conceptuels des mathématiques. Cette lignée se poursuit ici au Québec grâce à la contribution récente de C. Tappolet et R. Ogien, Les concepts de l’éthique, tout juste parue aux Éditions Hermann.

Nos auteurs s’attardent dans leur ouvrage à deux des controverses les plus tenaces de l’éthique contemporaine, en premier lieu la guerre à finir entre l’éthique conséquentialiste descendant de la pensée de l’utilitariste Jeremy Bentham (Angleterre, 1748-1832), l’éthique déontologique issue des travaux d’Emmanuel Kant (Prusse, 1724-1804) et l’éthique de la vertu (dont il ne sera pas question ici), une version contemporaine de l’éthique aristotélicienne que l’on doit surtout à G. E. M. Anscombe (Angleterre, 1919-2001).

Ces trois théories normatives sont les principales candidates qui se disputent le titre de théorie générale du devoir être. L’éthique conséquentialiste affirme que l’acte juste est celui qui promeut le bien — qui conduit aux meilleures conséquences. Il faut dès lors déterminer ce qui est bien, interroger les lois naturelles qui gouvernent le monde et choisir, parmi les actions envisageables, celle qui produirait davantage de bien ou, à la limite, le moins de mal possible. De cette étude empirique se dégagera l’ensemble des normes morales. L’éthique déontologique dit plutôt que l’acte juste est celui qui satisfait les normes morales. Notre première tâche sera d’identifier ces normes pour ensuite agir de façon à les respecter. De ces normes « premières » combinées aux circonstances nous pourrons déduire des règles additionnelles. Les principes moraux premiers ne sont pas eux-mêmes fondés sur autre chose que leur évidence propre.

Pour prendre position, Ogien et Tappolet empruntent un détour par un second débat, celui-ci touchant la métaéthique et portant sur la définition qu’il faut donner aux termes « valeurs » et « normes ». La stratégie des auteurs sera de justifier la supériorité du conséquentialisme sur sa rivale en montrant que les normes, province de la déontologie, sont fondées sur les valeurs. Il leur faut d’abord vaincre ceux qui prétendent que « normes » et « valeurs » renvoient aux mêmes choses, excluant du coup que les unes puissent fonder les autres. Seconde mission : montrer que les deux concepts, quoique différents, ne se réduisent pas l’un à l’autre. Enfin, il faut bien fonder les normes sur quelque chose, autrement elles seraient injustifiées et « mystérieuses ». Au terme d’un chassé-croisé avec des philosophes modernes et contemporains (Hume, Williams, Moore, von Wright, Geach, Scanlon, Mulligan, Blackburn entre autres) les auteurs recensent plusieurs arguments montrant que les normes ne se fondent ni sur nos connaissances empiriques des phénomènes naturels, ni sur d’autres normes (ce qui serait arbitraire), mais bien — dernière possibilité — sur des valeurs. La dernière partie de l’ouvrage défend le conséquentialisme contre les objections les plus communes qu’on lui oppose et qui pourraient compromettre la conclusion des auteurs.

En somme, il existerait donc « une propriété que possèdent les choses » que nous pourrions appréhender : le monde idéal se révèlerait à nous à travers une sorte d’intuition morale, fondement des jugements axiologiques (portant sur la valeur d’une chose). C’est d’après de telles intuitions qu’il faudrait fixer nos normes. Si par exemple le bien correspond au plaisir et le mal à la souffrance, comme le voulait l’utilitariste John Stuart Mill (Angleterre, 1806-1873), alors les normes justes sont celles qui entraînent autant de plaisir et aussi peu de souffrance que possible. Établir quels gestes et politiques sont les plus efficaces à cet égard n’est donc qu’une question technique. Ainsi, l’intuition morale est à la norme morale ce que l’observation empirique est à l’hypothèse scientifique. Si l’on récuse ce fondement de la morale par les valeurs, l’édifice normatif prend l’allure d’un cerf-volant échappé. Il s’ensuit que le conséquentialisme, défini comme le devoir d’« accomplir une action si et seulement si elle promeut le bien », est une meilleure théorie du devoir être que la déontologie.

Notre critique portera davantage sur la forme que sur le fond. Si l’on part de la thèse que les valeurs fondent les normes pour conclure que le conséquentialisme est « en meilleure position que la déontologie », alors que la définition du conséquentialisme est précisément que le bien fonde ce que l’on devrait faire, la démonstration est certes décisive, mais elle est tautologique. Il s’agirait d’une pétition de principe dont les auteurs semblent conscients :

Le conséquentialisme repose sur ce qui semble être un truisme, c’est-à-dire une sorte de vérité qui paraît si évidente qu’il est difficile de voir comment il serait possible de la nier : ce que la morale nous demande tout simplement, c’est d’essayer de faire le plus de bien ou le moins de mal possible.

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Le conséquentialisme ne semble pas être une théorie authentique ayant un contenu descriptif que l’on pourrait vérifier ou infirmer, mais plutôt une définition que les auteurs s’efforcent de déduire de définitions antérieures. L’on peut donc se demander si les auteurs n’ont pas choisi d’être conséquentialistes en définissant valeurs et normes de sorte que les unes soient fondées sur les autres.

Il semble malgré tout évident que nous fixions nos décisions sur la base de valeurs perçues, que notre devoir soit de vivre selon des normes qui leur font honneur et que, si le contraire était le cas, la notion même de moralité perdrait son sens. Maximiser la présence du bien dans l’Univers, promouvoir le bien en s’abstenant du mal et en « semant » le bien lorsque possible : que pourrait-on faire de mieux ?

Dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs, Emmanuel Kant nous avait toutefois mis en garde contre un danger : chacun perçoit le bien différemment. Si les tendances subjectives doivent gouverner, la morale ne sera pas universelle mais propre à chacun. Ce que les gens ont en commun, c’est la Raison. La morale, si elle doit être universelle et non pas simplement une question de préférence personnelle, doit donc se fonder sur les normes inhérentes à la Raison, d’où l’éthique déontologique.

Malgré tout, l’intuition morale n’est pas aussi subjective que Kant voudrait nous le faire croire. Il est bien vrai que notre perception d’un phénomène dépend de notre point de vue sur une réalité donnée. Toutefois, cette subjectivité ne freine pas pour autant l’essor des connaissances. En effet, la subjectivité affecte les scientifiques autant que les éthiciens, d’où leur règle d’or : demeurer impartial. Qu’est-ce que cela signifie ? Les critiques du discours scientifique dénoncent l’antihumaniste de l’impartialité scientifique parce qu’elle rejette, à ce que l’on dit, la subjectivité humaine au nom d’une objectivité impersonnelle. Mais ces critiques se méprennent : le scientifique ne tente pas de se placer hors de tout point de vue subjectif (ce qui est impossible) mais plutôt d’investir le même point de vue que ses collaborateurs, en vertu de cette conviction qu’un même point de vue, en présence d’une même réalité et d’observateurs pareillement disposés, conduit aux mêmes observations. En ce sens précis, la science est humaniste. Cette conviction sera corroborée dans la pratique par le succès des sciences appliquées qui montre, contre Kant, que la subjectivité des perceptions n’implique pas nécessairement qu’il faille s’en remettre à une Raison désincarnée pour tester la morale.

Ce qu’il faut remarquer à notre avis, c’est que dans le domaine moral l’accord est aussi produit par des points de vue semblables tandis que les désaccords s’expliquent par la différence des points de vue et, partant, des expériences de vie. Deux personnes identiques dans des circonstances identiques jugeront de façon identique de ce qui est bon ou mauvais. C’est pourquoi nous constatons, pour prendre ici des exemples grossiers, que les civilisations anciennes produisent des préceptes moraux et des régimes politiques semblables, à moins de vivre, comme Athènes, une effervescence du commerce maritime, que les agriculteurs tendent vers le conservatisme tandis que les citadins sont plus libéraux, que les adultes privilégient la sécurité tandis que les jeunes rêvent d’aventure, et ainsi de suite. L’hypothèse d’une référence morale intersubjective en tous points analogue aux données sensorielles qui intéressent la science semble donc plausible, voire corroborée.

Ces considérations renforcent à notre sens la conclusion de nos auteurs. L’ennui, c’est qu’après avoir reconnu que les valeurs fondent par définition les normes qui doivent gouverner nos vies et qu’il faut être conséquentialiste puisqu’il faut promouvoir les valeurs, tous les problèmes urgents de l’éthique demeurent malheureusement ouverts, à savoir : comment expliquer (et prévenir dans le futur) que les intuitions morales de certains ont conduit à d’atroces conséquences, et engendré le totalitarisme hitlérien par exemple ? Pourquoi la faculté morale perd-elle parfois sa sensibilité au point de nous renvoyer alors dans un monde sans valeurs, comme c’est le cas lors d’une dépression ou d’une crise existentielle ? Comment gérer les conflits de valeurs tant au sein d’une conscience individuelle que d’une collectivité ? Quelles normes précises promeuvent nos valeurs et surtout, quelles sont ces valeurs supérieures que révèle le point de vue le plus englobant du « juge compétent », pour reprendre l’expression de Mill ? Nos auteurs n’entendent pas poser ces questions substantives dont les réponses n’ont rien d’évident.

Ce compte rendu ne saurait rendre justice à cet ouvrage complexe. Nous nous sommes en conséquence bornés à présenter les grandes lignes de son argumentaire. Son principal intérêt est d’initier le lecteur au vocabulaire, aux auteurs, aux théories et aux méthodes chères à l’éthique analytique. Or, par moments, l’exercice apparaît à notre sens stérile, peut-être parce que la philosophie analytique s’écarte de certaines leçons annoncées par Bertrand Russell, puis renforcées par Karl Popper (Autriche, 1902-1994). Selon l’auteur des Principia Mathematica et celui de Conjectures et réfutation, la philosophie devrait prendre pour modèles le mathématicien et le scientifique. D’après ce point de vue, les concepts sont des conventions linguistiques qui ne nous apprennent rien sur le monde, qui ne possèdent aucune valeur de vérité et qui provoquent des controverses verbales sans issue.

Héritière des disciplines formelles, la philosophie analytique se concentre sur la définition des concepts et des usages linguistiques plutôt que sur la description du monde, qu’elle laisse à la science. Mais contrairement aux mathématiques qui considèrent les concepts comme des constructions dont on stipule les propriétés par un système d’axiomes, la philosophie analytique tend à penser le concept comme un objet indépendant qui n’est pas créé mais bien saisi par la définition. Et, contrairement aux sciences, la philosophie analytique ne distingue pas clairement entre définitions (conventions linguistiques, ni vraies ni fausses) et thèses (assertions, vraies ou fausses). Ce postulat l’amène à l’idée, à notre avis erronée, qu’il existe des définitions correctes ou incorrectes pour chaque concept, y compris les concepts de l’éthique.

Nous aurions aimé voir nos auteurs stipuler les concepts de l’éthique, notamment « valeur » et « norme », à la façon rigoureuse des mathématiciens pour ensuite les appliquer à l’analyse, l’étude et la résolution de problèmes éthiques à la façon des scientifiques. Mais le fantôme de Platon, selon qui les définitions sont l’objet d’un savoir positif, hante la philosophie analytique tout comme Les concepts de l’éthique, et fait en sorte qu’à la fin on nous persuade de promouvoir le Bien sans trop nous dire de quoi il s’agit.