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1. La vérité comme propriété

Le débat sur la nature et la définition de la vérité a acquis dans la littérature récente une place de premier plan. Malheureusement, la quasi-absence d’un terrain théorique commun entre les participants a quelque peu obscurci le sujet de ce débat. Deux questions se sont trouvées pour cette raison confondues, l’une concernant la définition réelle de la propriété de vérité, l’autre concernant les définitions nominales de la signification de « est vrai ».

La première question, en particulier, souffre d’un manque de clarté presque incurable, notamment parce que plusieurs participants au débat (comme c’est le cas dans le débat entre réalistes et anti-réalistes) répugnent à la métaphysique et se soustraient par conséquent à toute tentative sérieuse de comprendre ce que peuvent être les propriétés. Qui plus est, la question demeure problématique même pour ceux qui, comme Armstrong, ont proposé des théories des propriétés achevées, étant donné qu’une propriété comme la vérité ne se retrouvera probablement pas au nombre des propriétés de base correspondant à des universaux véritables. Des problèmes continueront en outre à se poser, même pour ceux dont les théories des propriétés sont plus libérales. Nécessairement, une entité est équiangulaire si et seulement si elle est équilatérale. Chacune de ces propriétés est instanciée précisément là où l’autre l’est. Mais cela ne signifie pas que l’une doive figurer dans une définition réelle de l’autre ; de la même manière, même si un principe de vérifaction de la forme générale suivante :

(M)

Nécessairement, « P » est vraie[1] ssi « P » a un vérifacteur

était correct, cela ne nous donnerait pas pour autant une raison de croire qu’avoir un vérifacteur est une définition de la propriété de vérité, pas plus qu’être équilatéral est une définition de la propriété d’être équiangulaire.

Même si ces problèmes étaient réglés d’une manière ou d’une autre, une objection majeure demeurerait contre la conception selon laquelle une définition réelle de la vérité devrait être formulée en termes de vérifaction. Comme l’ont remarqué Lewis, Horwich et d’autres, la [2] validité générale du schéma décitationnel de la vérité (formulé, au goût, en termes de propositions ou de phrases) :

(T)

P ssi « P » est vraie.

implique que tout principe de vérifaction intéressant de la forme (M) peut être reformulé de manière à éviter toute mention de la propriété de vérité. (M), combiné avec (T), donne :

(M*)

P ssi « P » a un vérifacteur.

Et il semble n’y avoir aucune bonne raison de considérer (M) comme antérieur à (M*)[2].

2. La signification d’« être vrai »

Notre seconde question, concernant la signification d’« être vrai », est, par contraste, relativement facile à formuler. En même temps, il est manifeste que la théorie de la vérifaction ne peut contribuer en aucune façon à lui fournir une réponse satisfaisante. Car une spécification de la signification de chaque prédicat donné doit ultimement affronter le tribunal de ceux qui utilisent de manière compétente le prédicat en question en pensant ou en parlant. Cela veut dire, selon toute vraisemblance, qu’une telle spécification devrait se présenter comme quelque chose auquel des utilisateurs compétents accorderaient spontanément leur assentiment, ou qu’elle devrait du moins éclairer les principes sous-jacents aux pratiques linguistiques et mentales de ces mêmes utilisateurs. Mais il est difficile de voir comment une théorie de la vérifaction pourrait faire l’une ou l’autre de ces choses ; et cela, parce qu’en tant qu’additions au schéma décitationnel (T), les principes de vérifaction comme (M), aussi intéressants soient-ils, ne suscitent pas un assentiment spontané chez les utilisateurs ordinaires de « est vrai » compétents, non plus qu’ils n’éclairent les principes sous-jacents à la compétence desdits locuteurs. Par conséquent, même si un principe du genre de celui de la généralisation universelle du schéma (M) était vrai, la raison pour laquelle un tel principe devrait jouer un rôle dans une théorie de la signification de « est vrai » n’est pas claire.

3. Le maximalisme vérifactionniste

En dépit des considérations ci-dessus, pourtant, plusieurs partisans de la théorie de la vérifaction acceptent la prémisse selon laquelle une théorie des vérifacteurs est nécessaire, précisément parce qu’elle permettrait de fournir une définition (réelle ou nominale) de la vérité. Entre autres choses, c’est cette prémisse qui fournit au maximalisme[3] et au factualisme[4] d’Armstrong leur motivation la plus nette. Nous examinerons plus bas comment le rejet de cette prémisse devrait nous conduire à rejeter le maximalisme et le factualisme d’Armstrong, et en conséquence nous aider à arriver à une meilleure caractérisation de la théorie de la vérifaction en tant qu’instrument d’investigation métaphysique.

Notre cible la plus immédiate est le maximalisme vérifactionniste, c’est-à-dire la conception selon laquelle toute vérité doit avoir un vérifacteur, ou, en d’autres termes :

(MAX)

∀P (P est vraie ssi ∃x (x est un vérifacteur pour P)),

où la variable P a pour valeurs les vériporteurs actuels ou possibles (quelle que soit la manière dont ces derniers sont conçus). (MAX) est intuitivement attrayant parce qu’il semble résumer en une formule la thèse éminemment acceptable selon laquelle toute vérité est vraie à cause de quelque chose dans le monde, à cause de quelque chose à propos du monde, ou à cause de la manière dont est le monde. Cependant, ce truisme est exprimé de manière satisfaisante par (MAX) seulement dans la mesure où, par exemple, « il y a quelque chose pour lequel ils se battent » est exprimé de manière satisfaisante par : ∃x (Pour_lequel _ se_battent (ils, x)).

Nous ne souhaitons pas discréditer l’idée de sens commun selon laquelle les vérités sont vraies à cause de la manière dont est le monde. Mais nous ne pensons pas non plus qu’elle puisse être prise au sens littéral requis par les maximalistes. (Réitérer P est parfois la meilleure façon de spécifier la manière dont est le monde, en vertu de laquelle il est vrai que P). De toute façon, le modus tollens nous montre qu’il n’y a pas d’argument simple menant du sens commun au maximalisme, puisque, s’il y en avait un, il se révélerait être de manière équivalente un argument en faveur de l’existence des motifs pour lesquels nous accomplissons les choses, deschoses en lesquelles nous croyons, des choses dont nous déplorons la non-existence, etc.

Bien entendu, les partisans respectables du maximalisme ne se fient pas exclusivement à l’argument du sens commun. Il semble cependant qu’Armstrong ait foi en la prémisse selon laquelle la théorie de la vérifaction est essentielle à une définition satisfaisante (réelle ou nominale) de la vérité. Et si le but est de fournir une telle définition, alors (MAX) offre clairement la solution la plus élégante qui soit concevable.

Elle est élégante parce que, notamment, son rejet semble obliger à un certain dualisme dans la caractérisation des vérités : d’une part, celles qui sont vraies en vertu des vérifacteurs, et d’autre part, toutes les autres.

En l’absence de (MAX), nous serons ainsi forcés de diviser une définition nominale en clauses, de telle sorte que « est vrai » signifiera « a un vérifacteur » dans certains cas mais quelque chose d’autre dans d’autres cas — et ce, sans moyens évidents de spécifier en vertu de quoi les deux types de cas pourraient mériter tous deux le nom de « vérité ». Une définition réelle, en l’absence de (MAX), semblerait devoir pareillement conduire à interpréter la vérité comme une propriété essentiellement disjonctive — une conséquence qui saperait le but même de l’entreprise consistant à fournir une définition ontologiquement robuste de la propriété de vérité. Qui plus est, puisque ni le mode de répartition des vérités entre les deux classes ni celui de la formulation d’une définition des éléments de la seconde classe ne sont clairs, le rejet de (MAX) menace de mettre un terme au projet définitionnel en tant que tel.

Pourtant, (MAX) semble (malheureusement pour ses défenseurs) faire face lui-même à une objection aussi évidente que dévastatrice, si l’on considère le lourd prix ontologique qu’il entraîne en termes d’entités spéciales exigées pour remplir le rôle de vérifacteur dans le cas des différents types « difficiles » de vérités. Cela devient plus clair quand nous associons à (MAX) une autre contrainte sur la relation de vérifaction établie de manière indépendante, à savoir que cette relation devrait satisfaire le principe de nécessitation ou d’implication :

(NEC)

Si l’entité x rend P vraie, alors nécessairement (si x existe, alors P est vraie),

un principe accepté jusqu’ici dans pratiquement toute la littérature vérifactionniste. Car quelle entité est telle que la proposition assertant son existence pourrait impliquer la vérité d’une proposition comme « il n’y a pas de phlogistique » ? Aucune, évidemment, dans la réalité connue par le biais du sens commun ou de la science. Les maximalistes doivent par conséquent se résoudre à postuler des entités spéciales — les faits négatifs dans le cas de Russell, les faits totalisants dans le cas d’Armstrong. Le problème est que la postulation de telles entités n’est étayée par aucun argument indépendant des versions maximalistes de la théorie de la vérifaction.

Si, toutefois, nous avons raison d’affirmer qu’il ne revient pas aux amis des vérifacteurs de fournir une définition de la vérité, alors le maximalisme peut être abandonné, et avec lui, du même coup, ces entités spéciales qui le laissent vulnérable à un argument comme celui qui vient d’être présenté. En d’autres termes, si une thèse ontologique donnée se présente comme intrinsèquement bizarre ; si son seul motif est de satisfaire un principe général prescrivant quelles vérités doivent avoir quels types de vérifacteurs ; si ce principe a à son tour pour seul motif le désir d’une définition vérifactionniste de la vérité, alors un modus tollens s’applique à l’encontre dudit principe aussitôt que nous rejetons comme bizarre sa progéniture ontologique.

4. Le factualisme

Armstrong a appelé « factualisme » une position souvent conjuguée avec le maximalisme. Le factualisme comporte trois thèses selon lesquelles :

  1. le monde est peuplé d’entités spéciales appelées « faits » ou « états de choses » ;

  2. les vérités correspondent à plusieurs ou à toutes ces entités ;

  3. 3. plusieurs ou tous les jugements sont vrais si et seulement s’il existe des faits auxquels ces jugements correspondent.

La version la plus extrême du factualisme est une variante du maximalisme. Elle postule l’existence, pour tout jugement vrai p, d’une entité spéciale de forme propositionnelle, le fait que p, taillée précisément sur mesure pour rendre p vrai. Le factualiste se trouve dès lors dans l’heureuse position de pouvoir fournir une définition de la vérité selon laquelle un jugement p est vrai si et seulement s’il existe un x tel que x est le fait que p.

Les versions plus modérées du factualisme maximaliste, telle que celle d’Armstrong lui-même, privilégient une certaine sous-classe de vérités (par exemple, celles de forme logique atomique) et soutiennent que celles-là seulement sont équipées de faits correspondants, tandis que les vérités restantes sont impliquées par les vérités appartenant à cette sous-classe. Le Tractatus, dont la théorie de la vérifaction postule deux types d’entités, les Sachverhalte et les Tatsachen, appartient aussi à cette variété.

Diverses conceptions du factualisme se font jour, dépendant de la manière dont la priorité ontologique est assignée aux faits. D’une part, il y a la conception selon laquelle les faits sont des citoyens de seconde classe de la réalité — les plébéiens du royaume ontologique. Selon cette conception, les faits surviennent sur, ou sont dépendants d’une réalité en elle-même composée d’entités plus ordinaires, telles que les objets, les qualités, les processus, etc. Nous pouvons également qualifier cette conception des faits de déflationniste, puisqu’encore une fois elle suggère que les faits ne jouent aucun rôle explicatif dans notre métaphysique, et que notre référence à ceux-ci est avant tout une question de commodité linguistique.

Pfänder[5] et Mulligan[6] sont des factualistes plébéiens en même temps que des maximalistes. Selon le factualisme non maximaliste défendu par Daubert[7] et par Smith[8], par contre, les faits sont les résultats de différents types de découpage de la matière de la réalité, lesquels créent dans celle-ci des frontières analogues à celles que nous créons lorsque nous découpons par exemple des circonscriptions électorales ou des lots immobiliers. Une telle conception implique entre autres qu’un fait existe seulement là où il existe une matière positive à découper. Il y a un fait tel que Jean embrasse Marie parce qu’il y a là une matière à découper qui comprend, outre Jean et Marie, un ou des événements dans lesquels figurent certains mouvements des lèvres de Jean. De tels découpages sont des reflets de nos jugements ; par conséquent (pour faire écho à Strawson[9]), s’il n’y avait pas de jugements, il n’y aurait pas de faits. Les faits sont des types d’entités fiat[10] spéciales, des portions arbitrairement découpées de la réalité dépendantes pour leurs démarcations de nos actes de jugement.

D’autre part, il y a la conception selon laquelle les faits sont de vrais patriciens dans l’ordre de la réalité, c’est-à-dire des entités qui existent indépendamment de nos actes cognitifs et qui jouent un véritable rôle ontologique. Selon cette conception, les faits ne surviennent pas sur une réalité non factuelle. Bien plutôt, ils sont des composants à part entière de la réalité à son niveau le plus basique. Ainsi, le fait que cette pomme est rouge, par exemple, n’existe pas simplement parce que la pomme et la rougeur existent. Ce fait est au contraire la connexion ou le lien qui relie cette pomme particulière à l’universel rougeur, ou encore (comme dans la conception défendue par Armstrong), la pomme, la rougeur et le lien eux-mêmes sont proprement considérés comme des abstractions à partir du fait[11].

Appelons ces deux conceptions, respectivement, le factualisme plébéien et le factualisme patricien. Le factualisme plébéien est basé en partie sur l’usage linguistique — il découle du fait que nous disons des choses comme « découlant du fait que », une tournure qui suggère qu’il y a des faits dont les choses découlent. Il tire également sa motivation de la manière dont il semble conjointement faciliter la mise en oeuvre d’une théorie de la vérité de style correspondantiste et d’une définition maximaliste de la vérité en termes de vérifaction, et cela à un coût ontologique très bas. Avec suffisamment de faits plébéiens à notre disposition, nous avons, pour chaque vérité p (ou pour chaque vérité « positive » ou « atomique » p), un fait correspondant qui peut tenir lieu de ce à quoi cette vérité correspond.

Nous sommes cependant d’avis que ceux qui tiennent pour valide le but consistant à fournir une définition vérifactionniste de la vérité devraient rejeter le factualisme plébéien, pour la raison qu’il est incapable de fournir les vérifacteurs requis pour une telle entreprise. L’entière raison d’être d’une définition vérifactionniste de la vérité est après tout d’éclairer la manière dont les assertions vraies se révèlent en un certain sens équivalentes à des assertions ontologiques. Or les expressions plébéiennes des faits sont justement supposées être ontologiquement modestes ou « neutres ». Leur formulation en termes de faits est censée pouvoir se réduire à une formulation qui n’en fait nulle mention. Cela signifie toutefois que toute définition formulée en termes de faits plébéiens n’est jamais rien de plus que l’abréviation d’une autre définition formulée en termes différents. Par conséquent, même s’il y avait de bonnes raisons de se mettre en quête d’une définition de la vérité à saveur ontologique, il est douteux qu’une conception plébéienne des faits pourrait y jouer un rôle important[12].

Notre objectif principal ici n’est pas d’engager un débat avec le factualiste plébéien. Il est plutôt d’examiner ce qui arrive quand nous renonçons au désir de définir la vérité en termes de vérifaction. S’il y a de bonnes raisons de croire aux faits plébéiens, ces raisons survivront sans doute même après la suppression dudit désir. En même temps, une conception authentiquement déflationniste n’entraînera avec elle aucun excès ontologique, et comme telle ne sera pas vulnérable aux arguments du type modus tollens qui peuvent être dirigés contre des versions plus robustes du maximalisme et du factualisme.

Le factualisme patricien tire sa justification de considérations philosophiques plus profondes, et nous n’avons aucun argument général à opposer à une ontologie de faits bien construite. Bien plutôt, notre argument est dirigé seulement contre les formes de factualisme motivées par le maximalisme à postuler des entités « factoïdes », lesquelles sont censées jouer un rôle fondamental dans la structure de la réalité en dépit de leur nature métaphysiquement douteuse. La formulation la mieux articulée de la doctrine du factualisme patricien est la théorie des états de choses d’Armstrong[13], qui repose sur l’intuition selon laquelle, étant donné que le particulier (la pomme) et l’universel (la rougeur) peuvent exister tous les deux sans que la pomme soit rouge, quelque chose en plus doit exister pour expliquer comment les deux sont liés ensemble. Armstrong soutient que c’est le fait que la pomme est rouge qui doit remplir cette tâche. Le fait n’est pas pour Armstrong une manière pour ainsi dire recherchée de se représenter la situation en question ; bien plutôt, le fait est la situation. À la suite de Reinach[14], Armstrong considère également les faits comme essentiels pour rendre compte de la métaphysique des lois de la nature, de la possibilité, des mathématiques — domaines requérant chacun un ajout, en sus des objets, des propriétés et des qualités, afin d’expliquer le phénomène en question. Ainsi, par exemple, si c’est une loi que les F causent les G, alors un état de choses nécessitateur quelconque doit exister, outre F, G et leurs diverses instances respectives, pour servir de vérifacteur à la proposition que cette loi est valide.

Nous estimons que l’intuition derrière de tels arguments possède une certaine force, mais nous pensons que la meilleure réponse est de nous efforcer de rechercher des solutions plus hétérogènes et mieux adaptées à chacun des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Ainsi, par exemple, nous sommes d’avis — à l’instar des partisans des tropes[15] — que le recours à une version quelconque de la théorie de ce qu’Aristote a appelé des accidents individuels (maux de tête, baisers, la rougeur de cette pomme) permet d’apporter une solution moins grossière et plus adaptée au problème de l’explication de l’instanciation[16].

Ce ne sont toutefois pas des problèmes de ce genre, mais plutôt le besoin de postuler des entités supplémentaires pour servir de vérifacteurs pour des vérités telles que : « il n’y a pas de phlogistique », qui a conduit Armstrong à de bizarres postulats ontologiques, les prétendus faits totalisants. Chacun de ces faits est associé de manière essentielle avec une certaine collection (possiblement vide) d’individus et avec une certaine condition (par exemple être blanc ou être une portion de phlogistique), de telle sorte que le fait totalisant existe si et seulement si la collection d’individus avec laquelle il est associé comprend toutes et seulement les entités satisfaisant la condition en question[17]. Non seulement les faits totalisants constituent dans la théorie d’Armstrong un gros morceau à avaler, mais en plus ils ne mènent à l’élucidation d’aucun problème sérieux (tel que celui de l’instanciation ou celui de la nature des lois) en dehors de leur aptitude à sauver le principe du maximalisme vérifactionniste. Étant donné, pour résumer nos précédents arguments, que les faits totalisants doivent être des faits patriciens pour servir l’objectif d’Armstrong (puisque dans la conception plébéienne la référence à des faits totalisants ne serait de toute manière rien ne plus qu’une façon de parler[18] d’autre chose), de tels faits constituent précisément le type d’entités dont la bizarrerie intrinsèque a pour effet de discréditer fortement le principe du maximalisme vérifactionniste lorsque celui-ci est dépourvu de motivation indépendante.

5. Arguments vérifactionnistes

Même chez Armstrong, les vérifacteurs n’étaient pas destinés à l’origine à figurer dans une définition de la vérité. Bien plutôt, la question « où sont les vérifacteurs ? » a été brandie en premier lieu (par C. B. Martin) dans la bataille contre les diverses théories réductionnistes, lesquelles exprimaient des thèses complexes et ambiguës réclamant selon toute apparence une analyse métaphysique, tout en niant la possibilité même d’une telle analyse. Ainsi, le phénoménalisme et le béhaviorisme dépendaient essentiellement d’assertions contrefactuelles pour rendre compte des vérités à propos des objets non perçus et des comportements non manifestés, mais de telle manière que les contrefactuels en question (concernant quels objets auraient été vus, ou quels comportements auraient été manifestés) étaient donnés comme primitifs. Dans ce contexte, la question de la vérifaction a été interprétée comme une demande d’explicitation concernant la manière dont les contrefactuels en question pouvaient être compris comme étant rattachés à, ou fondés dans, la réalité.

L’engagement central de la vérifaction est de ce point de vue ce que nous pourrions appeler la demande d’une explication ontologique, c’est-à-dire de postulats ontologiques qui puissent servir à expliquer (à rendre compte d’une manière non épistémique de la vérité de) certaines propositions de types donnés. Dans plusieurs cas une telle demande sera trivialement satisfaite, comme par exemple lorsque la vérité « Georges existe » est expliquée ontologiquement par Georges. Il ne s’ensuit pas obligatoirement que toute vérité a une explication ontologique même partielle, malgré l’avantage que cela représenterait. Ainsi, il n’y a aucune explication ontologique de « il n’y a pas de phlogistique », pour la raison que la meilleure réponse à la question : « comment un monde possible doit-il être, ontologiquement parlant, s’il n’y a pas de phlogistique dans ce monde ? » est simplement : « il n’y a pas de phlogistique dans ce monde ».

Nous soutenons qu’il y a certains types de vérités dont il est clair qu’elles peuvent être expliquées ontologiquement, et d’autres dont il est clair qu’elles ne peuvent pas l’être, mais aussi qu’il subsiste entre les deux un grand nombre de cas passablement obscurs et problématiques. Nous soutenons en outre qu’il y a une erreur méthodologique à s’attacher à l’avance à un principe général, quel qu’il soit, qui serait censé déterminer quelles sont les vérités explicables ontologiquement et quelles sont celles qui ne le sont pas. La recherche d’un principe de ce genre — maximalement globalisant — est bien entendu compréhensible dans le contexte du désir d’une définition vérifactionniste de la vérité, mais sinon elle ne nous paraît pas justifiée.

Quel but, dès lors, les explications ontologiques servent-elles ? Notre réponse est qu’elles servent à tester les théories métaphysiques. Tout comme la validité d’une théorie scientifique réside dans sa capacité à fournir des explications scientifiques de phénomènes apparemment extrinsèques (phénomènes que les partisans de la théorie en question n’avaient pas prévus), de même la justification d’une théorie ontologique réside dans sa capacité à fournir des explications ontologiques éclairantes de vérités apparemment extrinsèques. Notre méthodologie consistera dans ce qui suit à présenter quelques exemples pratiques d’explication ontologique. Nous sommes d’avis que, pour des vérités de n’importe quel type, la demande d’une explication ontologique est semblable à la demande d’une explication microphysique face à un type particulier de phénomènes physiques simples ou complexes — une demande dont la satisfaction est réalisable uniquement à la lumière d’un ensemble délicat de contraintes ayant pour objet d’assurer une harmonie globale au niveau théorique[19].

Selon la méthodologie préconisée ici, par conséquent, la recherche de vérifacteurs fournit au mieux des arguments réfutables ou négociables pour certains postulats ontologiques choisis, qui doivent dans chaque cas être évalués à l’aune de multiples considérations de types différents. Le succès de la méthodologie en question impliquera donc que la qualité des explications ontologiques fournies par celle-ci soit mise en balance avec le coût de l’intégration des postulats correspondants dans notre ontologie globale.

6. Vérifacteurs et engagement ontologique

Notre approche des vérifacteurs, réfutable et (par conséquent) non apodictique, peut être utilisée également pour éclairer la notion d’engagement ontologique. Armstrong soutient que l’approche privilégiée par Quine en cette matière, avec son fameux critère : « être c’est être la valeur d’une variable liée », fausse la donne au détriment d’une métaphysique des propriétés, puisque dans le cas des prédications ordinaires (telles que « la pomme est rouge ») ce critère exige seulement que nous nous engagions envers l’existence des pommes[20]. Le critère de substitution d’Armstrong, par contraste, affirme que nous sommes ontologiquement engagés envers les entités que nous considérons comme des vérifacteurs pour des types donnés de vérités. Ainsi, les universaux comme « rougeur » compteront au nombre des engagements ontologiques induits par des vérités telles que « la pomme est rouge ».

Quine pourrait rétorquer à Armstrong que c’est son critère d’engagement ontologique qui est biaisé, parce qu’il fausse la donne en faveur des universaux (entre autres choses) en élargissant indûment la gamme des arguments possibles qui peuvent être invoqués à leur appui. À ce stade, il peut sembler que la discussion ait atteint une impasse, et que le choix d’un critère d’engagement ontologique ne puisse s’effectuer que sur des bases partisanes, les amis des universaux penchant pour la conception d’Armstrong et les nominalistes pour celle de Quine. Or il se trouve qu’un critère neutre peut être défini, et que celui-ci a des chances d’être accepté comme satisfaisant par toutes les parties parce qu’il est une généralisation du critère que chacune, respectivement, a proposé.

Ce critère neutre peut être formulé comme suit :

Une théorie nous engage ontologiquement envers les entités dont l’existence est requise pour expliquer ontologiquement les assertions qui la constituent.

Autrement dit :

Une personne est engagée ontologiquement envers les entités dont l’existence est requise pour expliquer ontologiquement les assertions qu’elle tient pour vraies.

Les critères respectifs suggérés par Quine et Armstrong peuvent être considérés tous deux comme les résultats de l’addition au critère proposé ci-dessus d’une thèse spécifique quant aux types d’explication ontologique généralement requis.

7. Vérifacteurs

En parlant d’explication ontologique, nous avons employé délibérément une terminologie plus générale que celle de la théorie de la vérifaction, afin d’affaiblir la force de l’hypothèse selon laquelle il y aurait un unique concept indépendant de vérifaction dont l’analyse pourrait mener à de nouvelles découvertes factuelles substantielles (par analogie avec des concepts tels que savoir ou justice). Nous proposons plutôt, pour ceux qui trouvent important qu’un sens rigoureux soit conféré à la notion en question, une définition purement stipulative de la vérifaction (une simplification de la définition défendue dans « Truthmaker Realism » de Smith[21]) :

(VF)

a VF p : = p ∧ ≤ (E ! (a) ↔ p),

dans laquelle “E ! (a) » symbolise : « a existe » et «↔ » symbolise la co-implication. Ainsi, a rend p vraie à chaque fois que : 1) p est vraie, et 2) l’existence de a est (nécessairement) à la fois nécessaire et suffisante pour la vérité de p. Dans le langage des mondes possibles, nous pourrions dire que a rend p vraie dans notre monde à chaque fois que : 1) p est vraie dans notre monde, et 2) p est vraie dans tous les mondes où a existe, et seulement dans ceux-là.

Cette définition permet de délimiter un certain groupe de propositions, à savoir, celles qui ont des vérifacteurs, ou en auraient si elles étaient vraies. Elles peuvent être identifiées, en gros, aux propositions dont la seule exigence à l’égard de la réalité (tout ce qu’elles exigent du monde, concernant la manière dont il doit être pour qu’elles s’avèrent vraies) est qu’une certaine entité existe. « Superman est réel », « j’existe », « cette rougeur existe », sont des exemples évidents de jugements de ce type. Il y a des exemples moins évidents. Ainsi le jugement « Socrate est mortel » semble à première vue requérir quelque chose comme la présence d’une vertu en Socrate — à savoir, qu’il soit mortel — pour être vrai. Mais Socrate est nécessairement mortel. Autrement dit, il ne pourrait pas exister et néanmoins n’être pas mortel. Cela veut dire qu’il suffit strictement, pour que le jugement en question soit vrai, que Socrate existe. Qui plus est, l’implication vaut dans le sens opposé : si Socrate réussit à être mortel, alors il réussit du même coup également à exister. « Socrate est mortel » constitue par conséquent un jugement qui, nécessairement, à la fois implique et est impliqué par le jugement que Socrate existe.

Cette définition capture l’idée armstrongienne selon laquelle la vérifaction est une nécessitation, et aussi l’idée selon laquelle une proposition exige un vérifacteur seulement s’il y a une entité quelconque dont l’existence est requise pour expliquer la vérité de ladite proposition[22]. La définition en question évite plusieurs des problèmes soulevés par la caractérisation armstrongienne naïve de la vérifaction en tant que nécessitation (par exemple, l’argument de Restall selon lequel votre réfrigérateur nécessite la vérité de « 2 + 2 = 4 »[23]), en exigeant que la nécessité vaille dans les deux sens. (Armstrong, par contraste, se contente d’en appeler à une quelconque logique de la pertinence — non spécifiée — pour sauver la situation).

II. Quelques explications ontologiques

Nous verrons à présent comment la demande d’une explication ontologique peut être utilisée comme moyen pour tester une ontologie spécifique, en l’occurrence une ontologie admettant à la fois les substances indépendantes et les tropes. Nous montrerons que cette ontologie nous permet de fournir des explications ontologiques pour une large gamme de types de vérités difficiles, et ce, d’une manière qui exige seulement de recourir à des entités en l’existence desquelles nous pouvons être indépendamment motivés à croire. Nous jetterons ainsi un nouvel éclairage sur l’usage original qu’ont fait Martin et Armstrong de considérations vérifactionnistes contre les phénoménalistes et les béhavioristes. La méthodologie employée ici visera à montrer qu’une conception est inadéquate lorsqu’elle échoue à spécifier les vérifacteurs appropriés pour certaines de ses affirmations. Nous avons soutenu que cette méthodologie est affaiblie — ou même invalidée — dans la mesure où elle est associée a priori à une théorie particulière des vérifacteurs (c’est-à-dire à un ensemble de principes non négociables prescrivant quelles propositions doivent avoir des vérifacteurs, et quelles caractéristiques doivent avoir ces vérifacteurs). Nos exemples ont pour dessein d’indiquer la manière par laquelle une méthodologie vérifactionniste en métaphysique peut être employée avec succès quand elle ne se trouve pas affaiblie de la sorte.

1. Existentiels singuliers, prédications essentielles

Exemples : « Jean existe », « Socrate est mortel », « Cet événement est un baiser ».

Les jugements figurant dans ce groupe sont vrais si et seulement si l’entité à laquelle l’existence est attribuée, ou de laquelle quelque chose d’essentiel est prédiqué, existe bel et bien. L’existence de cette entité fournit une explication ontologique de la vérité correspondante. Notre ontologie tropiste nous permet de traiter les jugements indexicaux référant à des événements de la même manière. Ainsi, « cet événement est un baiser » sera vrai si et seulement si cet événement lui-même existe, puisque cet événement n’aurait pas pu être autre chose que l’événement d’un baiser.

2. Assertions existentielles standard

Exemples : « Il y a des lapins », « Il y a un homme ».

Le jugement « il y a des lapins » est vrai dans un monde si et seulement s’il s’y trouve un lapin. Il doit bien se produire, parmi tous les lapins existants possibles, des changements de monde en monde, et il n’y a aucune entité particulière dont l’existence soit nécessaire et suffisante pour la vérité dudit jugement. Par conséquent, ce n’est pas le cas qu’Harvey, votre lapin domestique favori, rend vrai le jugement qu’il y a un lapin (souvenons-nous de la définition de la vérifaction donnée ci-dessus)[24]. Néanmoins, nous pouvons quand même dire que l’existence d’Harvey est ontologiquement explicative à un certain degré de la vérité de « il y a des lapins », entre autres parce que cette vérité est impliquée par une vérité rendue vraie par Harvey (à savoir, « Harvey est un lapin »).

3. Prédications standard dans la catégorie des accidents

Exemples : « Jean est affamé », « Jean est en train de courir ».

Le premier cas implique l’existence d’une qualité (ou d’un trope), celle (ou celui) d’être affamé, le second l’existence d’un processus, celui de courir. Dans les deux cas, les entités en question sont existentiellement dépendantes d’un certain porteur substantiel, à savoir Jean. Les jugements sont ici ontologiquement complexes (comme l’ont bien vu Ramsey et Davidson) : ils sont en effet quantifiés existentiellement et assertent l’existence d’un état, d’une qualité ou d’un processus satisfaisant une certaine description.

4. Jugements relationnels externes standard

Exemples : « Jean embrasse Marie », « Marie gifle Jean ».

[12] Ces cas impliquent eux aussi un événement (un baiser, une gifle) dont l’existence nécessite la vérité du jugement pertinent. Comme dans la section précédente, la vérité des jugements dans cette classe implique seulement qu’un événement du type donné existe. Par conséquent, une explication ontologique partielle des jugements correspondants est fournie si nous affirmons qu’un événement Jean-embrasse-Marie existe, qu’un événement Marie-gifle-Jean existe, etc.

5. Négations contingentes standard

Exemples : « Jean n’est pas affamé », « Jean n’embrasse pas Marie », « il n’y a pas de phlogistique ».

Un des principes sous-jacents à notre position est que des entités spéciales ne sont pas requises pour rendre compte de la manière dont le monde est quand quelque chose n’est pas le cas. S’il n’y a pas de montagne d’or, alors il n’est nul besoin d’une entité supplémentaire quelconque dont l’existence impliquerait (démotiquement) que cela est vrai[25]. Bien plutôt, il est seulement besoin qu’il n’y ait pas de montagne d’or. Nous soutenons par conséquent que les assertions négatives standard de ce type ne bénéficient d’aucune explication ontologique.

6. Jugements totalisants

Exemples : « Tout le monde est affamé », « Personne n’embrasse personne ».

Il est notoirement difficile de trouver des entités nécessitant des jugements de ce type. Cela n’est pas surprenant, étant donné qu’il n’y pas de raison intuitive pour laquelle l’existence d’une entité quelconque serait soit nécessaire, soit suffisante pour la vérité d’un tel jugement — et cela parce que, comme les négations standard, ces jugements n’admettent pas d’explication ontologique.

7. Vérités logiques

Exemples : « Toute chose est un humain ou n’est pas un humain », « Il n’est pas le cas que quelque chose est un humain et n’est pas un humain ».

Les vérités logiques sont vraies quoi qu’il arrive. Nous pourrions dire qu’elles n’ont besoin d’aucune explication d’aucune sorte : elles n’impliquent aucun postulat ontologique, quel qu’il soit, puisque leur vérité n’exige la satisfaction d’aucune condition par le monde. Cela s’accorde avec ce que dit Wittgenstein : « La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie » (Tractatus, 4.461). D’aucuns soutiennent que de telles vérités sont vraies en vertu de leur signification, et en particulier en vertu de la signification de termes logiques comme « tout », « ou », « est » ou « pas ». On sera en un sens d’accord avec cette conception si l’on est d’avis que la vérité est une propriété de jugements particuliers plutôt que de propositions abstraites, car si l’énoncé dont il est question avait signifié quelque chose d’autre, alors il aurait pu ne pas être vrai. Mais cela vaut pour tous les jugements. Nous pourrions considérer les jugements logiques (ou, plus largement, analytiques) comme spéciaux, puisque dans leur cas ce sont uniquement les significations qui déterminent la vérité : une fois la signification fixée, il n’y a aucune autre manière dont doit être le monde pour que le jugement soit vrai. L’explication ontologique ainsi que toute discussion concernant la manière dont doit être le monde si un certain jugement est vrai viennent toutefois après que la signification ait été fixée. Autrement, il serait nécessaire de mentionner la composante signifiante de chaque vérité en en donnant l’explication ontologique. Qui plus est, il y a des vérités nécessaires qui ne sont pas des vérités logiques, telles que la vérité que Socrate est mortel s’il existe, et l’approche en-vertu-de-la-signification semblerait pouvoir également couvrir de tels cas. Nous persistons par conséquent à soutenir que les vérités logiques sont simplement vraies quoi qu’il arrive, ou vraies sans qu’aucun postulat ontologique soit impliqué, quel qu’il soit. De cette manière, nous pouvons éviter les questions portant sur la signification et le sens tout en menant à bien notre projet d’analyse ontologique. La position que nous soutenons ne mène pas nécessairement à la conclusion que les vérités logiques sont dénuées de sens, comme le pensait Wittgenstein. Mais cette question relève plus proprement d’une théorie de la signification.

Il y a des vérités logiques qui donnent lieu à des présuppositions existentielles spécifiques, telles que « Jean est affamé ou ce n’est pas le cas que Jean est affamé ». Cette proposition est une conséquence logique de quelque chose qui constitue une vérité logique au sens ci-dessus (à savoir, « toute chose est affamée ou non affamée »), pourvu que nous acceptions que les conséquences logiques des jugements généraux puissent impliquer des noms propres. Nous pourrions appeler ces jugements des vérités logiques « impures » : les énoncés d’identité comportant des désignateurs rigides (par exemple, « Hespérus est Hespérus ») en font partie, car de tels énoncés découlent de la vérité logique que toute chose est identique à elle-même. Les vérités de ce type sont rendues vraies (au sens strict de [VF]) par l’existence des entités dénommées. Les jugements prédiquant des propriétés intrinsèques nécessaires, comme « Socrate est humain », exigent seulement eux aussi pour être vrais que les entités dénommées (ici : Socrate) existent. Cependant de tels jugements ne sont pas des vérités logiques impures, puisqu’ils ne sont les conséquences logiques d’aucune vérité logique pure.

8. Prédications intrinsèques contingentes (jugements de relations internes)

Exemples : « Jean mesure deux mètres », « Dupont est en Thaïlande aujourd’hui », « Le bras de Marie est une partie du corps de Marie », « Jean est plus grand que Marie ».

Ces jugements expriment des faits localisés, temporaires et contingents, et ressemblent aux prédications de relations accidentelles et externes examinées dans les sections 3 et 4 ci-dessus. Cependant, alors que dans le cas de « Jean est affamé », il y a une faim (un gargouillement dans l’estomac, une transmission de neurotransmetteurs au cerveau) et dans le cas de « Jean embrasse Marie », un baiser (une rencontre des lèvres), qu’est-ce qui pourrait nous motiver à croire à l’existence de processus de partition ou de grandeur ?

Les processus possèdent un grand nombre de leurs propriétés essentiellement — ils n’auraient pu différer beaucoup de ce qu’ils sont en fait. Si le Titanic avait coulé une heure plus tard qu’il ne l’a fait, le processus auquel aurait référé la description « le naufrage du Titanic » aurait été dans ce cas une entité différente du processus auquel cette description réfère en fait ; il en aurait été de même s’il s’était agi d’un iceberg différent, ou si les événements en question s’étaient produits dans une région différente de l’Atlantique. Cette particularité de l’essence est unique aux processus. Les objets comme les personnes et les transatlantiques sont tels que leur vie aurait pu être composée d’événements différents de ceux qui ont effectivement eu lieu. Jean a mangé des oranges à midi, mais il aurait pu, à la place, manger des bananes. Le Titanic aurait pu atteindre l’Amérique. Nous pourrions par conséquent être tentés de dire qu’il est contingent qu’un certain processus fasse ou non partie d’une vie. Mais ce qui est contingent n’est pas que ce processus ait fait partie de cette vie (cette dernière étant elle-même un processus étendu d’un certain type). Ce qui est contingent est bien plutôt que ce processus étendu particulier, comprenant l’incident du repas d’oranges d’hier comme partie, ait été cette vie. Il est contingent que cette collision et cette tragédie particulières aient constitué (la conclusion de) l’histoire du Titanic.

Les vies sont des processus occupant des régions de l’espace-temps. Elles correspondent à ce que l’on appelle des « vers spatio-temporels », les parties temporelles instantanées lesquelles coïncident exactement avec les substances dont elles constituent les vies à chaque instant correspondant. La vie de Jean est, pour parler gros, l’événement maximal dans lequel Jean se trouve être l’unique ou principal participant (et nous pouvons parler de la même façon de la vie d’autres types de choses, comme par exemple les bateaux, les bras et les pays). La vie de Jean est existentiellement dépendante de Jean : la vie de Jean n’aurait pû être si Jean n’avait pas été. Il est crucial que l’inverse, encore une fois, ne soit pas vrai. Jean aurait pu vivre différemment. Sa vie aurait été par conséquent différente (une entité différente), tandis qu’il aurait encore été lui-même.

Les vies sont des composantes utiles des explications ontologiques pour les propositions qui nous intéressent ici : parmi les propriétés essentielles de la vie de Jean se trouvent sa localisation spatiale et sa composition matérielle à chaque instant de son occurrence. La vie de Jean est par conséquent l’entité dont nous avons précisément besoin pour attester ontologiquement de la vérité des prédications de propriétés de mesures formelles, de relations de parties contingentes, et d’autres de même sorte.

Une explication ontologique partielle de « Jean est grand de deux mètres » est dès lors : il y a une entité qui est la tranche actuelle de la vie de Jean, et son étendue spatiale maximale est de deux mètres.

Semblablement, la proposition suivante contribue à expliquer ontologiquement « Dupont est en Thaïlande aujourd’hui » : il y a des entités qui sont la tranche actuelle de la vie de Dupont et la tranche actuelle de la vie de la Thaïlande, et la tranche actuelle de la vie de Dupont est située dans une région spatiale qui est une partie de la région spatiale dans laquelle la tranche actuelle de la vie de la Thaïlande est située.

Et semblablement, la proposition suivante contribue à expliquer ontologiquement « le bras de Marie est une partie du corps de Marie » : il y a des entités qui sont la tranche actuelle de la vie du bras de Marie et la tranche actuelle de la vie de Marie, et la première est une partie de la seconde.

Et semblablement, la proposition suivante contribue à expliquer ontologiquement « Jean est plus grand que Marie » : il y a des entités qui sont les tranches actuelles des vies de Jean et de Marie, et l’étendue spatiale maximale de la première est plus grande que celle de la seconde.

Conclusion

Le projet consistant à définir la vérité en termes de vérifaction doit être abandonné (et il est de toute façon irréalisable). Mais cet abandon ne sape pas les fondations de la théorie de la vérifaction dans ses aspects véritablement fructueux. Les effets de ce rejet sont d’ailleurs libérateurs. Ils attirent l’attention sur la vraie force de la notion de vérifaction — la notion d’explication ontologique — en tant qu’elle constitue un type d’outil précieux pour la théorisation métaphysique, plutôt qu’une simple composante de l’entreprise de définition d’un concept ou d’une propriété unique donnée, aussi central (ou centrale) soit-il (ou soit-elle).

Une explication ontologique est en effet une manière de rendre compte de ce qui doit exister dans la réalité pour qu’un jugement donné soit vrai. La tâche, pour chacun d’entre nous, consiste à établir comment trouver les manières de formuler de tels comptes rendus dans le cadre de la théorie ontologique qu’il préfère.

Nous avons proposé une théorie ontologique — impliquant à la fois des substances et des tropes de différents types — qui engendre selon nous l’ensemble maximalement satisfaisant d’explications ontologiques pour un large groupe de cas. Ce faisant, nous avons montré comment des considérations vérifactionnistes peuvent constituer un moyen important de tester les théories métaphysiques.[26]