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Au cours des dernières années, de plus en plus de philosophes ont entrepris de revisiter les enjeux classiques de la morale dans un cadre « naturaliste », c’est-à-dire en s’appuyant sur une littérature empirique tirée des sciences de l’évolution, des neurosciences et des sciences cognitives. Nicolas Baumard s’inscrit dans cette tendance et développe dans ce livre une proposition théorique à la fois originale et ambitieuse. L’auteur se situe clairement du côté des « innéistes ». Sa thèse est qu’il existe chez l’humain un sens moral, un véritable « organe de l’esprit » autonome, modulaire et ayant été sélectionné dans la lignée humaine pour sa fonction sociale. Baumard rapproche son sens moral de celui décrit par des philosophes comme Shaftesbury, Hume et Smith, tout en s’appuyant sur plus de deux siècles de progrès scientifique pour avancer une thèse plus élaborée que ses célèbres prédécesseurs.

Baumard commence par expliquer ce que n’est pas le sens moral. La discussion est méthodique. Le sens moral n’est ni la sympathie ni la bienveillance, bien qu’il interagisse souvent avec elle. Il n’est pas non plus le souci de notre réputation, bien qu’il soit parfois difficile de déterminer ce qui est motivé par l’un et par l’autre. Il ne se réduit pas davantage à l’instinct parental, à la prudence, à l’altruisme ou à la générosité. Le sens moral est une disposition psychologique parmi d’autres.

Plus important encore, le sens moral ne se réduit pas à des « normes culturelles intériorisées » (p. 53). Il est une disposition universelle, à l’oeuvre dans toutes les cultures humaines. L’innéisme de Baumard s’oppose ainsi de front à l’empirisme d’un Jesse Prinz, pour qui pratiquement aucune contrainte ne limite la variation des croyances morales d’une culture à l’autre. Sa proposition se distingue aussi d’une autre approche innéiste, celle de la « grammaire morale », défendue entre autres par Susan Dwyer, Marc Hauser et John Mikhail. Pour ces derniers, notre sens moral produit une description structurelle de la réalité sociale, s’appuyant sur les concepts d’action, d’intention, de moyen, de conséquence, etc. Selon Baumard, ces descriptions structurelles ne sont pas le produit de notre sens moral, mais découlent de compétences préalables en matière de cognition sociale.

Quel est donc le sens moral ? Baumard qualifie sa théorie de « mutualiste ». Le sens moral a évolué parce qu’il permettait des interactions mutuellement bénéfiques. Dans leur environnement évolutif, nos ancêtres étaient en compétition les uns avec les autres pour recruter des partenaires. Dans ce « marché de la coopération », les individus favorisés étaient ceux qui se montraient capables d’arriver à des compromis respectant au mieux les intérêts de chacun : « le marché de la coopération donne donc un avantage aux individus naturellement disposés à coopérer de manière équitable : ils seront préférentiellement recrutés et auront la possibilité de choisir les associations les plus intéressantes » (p. 79).

L’approche mutualiste ressemble à certains égards à la théorie de la « réciprocité », mais elle s’en distingue également. Les individus cherchent à s’associer aux partenaires les plus équitables et pas nécessairement à échanger des faveurs. On comprend ainsi pourquoi on considère devoir agir moralement avec des individus qui ne sont pas en position de nous rendre la pareille.

La théorie mutualiste se distingue aussi, et surtout, de la théorie de la sélection des groupes, défendue notamment par Elliot Sober et David S. Wilson. Selon cette théorie, la morale a été sélectionnée parce qu’elle permettrait de maximiser le bien-être du groupe plutôt que le bien-être individuel. Si cette théorie était vraie, soutient Baumard, le jugement moral n’aurait pas les caractéristiques qu’il présente aujourd’hui. Plus précisément, il nous commanderait de nous sacrifier pour le groupe dès que le bienfait résultant de ce sacrifice dépasse le coût subi par l’individu. En d’autres mots, le raisonnement moral serait utilitariste. Pour Baumard, ce n’est pourtant pas le cas. La morale n’exige pas des individus qu’ils se sacrifient pour autrui. Elle exige qu’ils trouvent un équilibre entre les intérêts de chacun. La générosité et la solidarité peuvent aller au-delà du seuil de l’équité, mais elles deviennent alors surérogatoires.

Ayant présenté le coeur de la théorie mutualiste, Baumard déploie son argument de façon ordonnée, expliquant pourquoi chacune des caractéristiques du sens moral a sa place dans une théorie mutualiste. La discussion est très complète. Le mutualisme permet d’expliquer, par exemple, nos intuitions en matière de justice distributive et, notamment, pourquoi les gens développent très tôt l’idée que les inégalités sont acceptables à partir du moment où elles correspondent au mérite. Dans une expérience qu’il a réalisée, l’auteur montre ainsi que, dès l’âge de trois ou quatre ans, les enfants considèrent que ceux qui ont fait le plus d’effort dans la préparation d’un gâteau ont droit à un plus gros morceau (p. 40). L’inégalité se justifie par le fait que l’effort modifie les intérêts en jeu et, par conséquent, le calcul de l’équité.

Les devoirs d’assistance et de partage sont également déterminés par la logique de l’équité ou, plus précisément, par l’équilibre entre l’effort demandé et le bénéfice obtenu. Si je suis très doué en informatique et que je peux produire un bienfait important pour mon voisin sans trop d’efforts, je dois le faire. En revanche, je n’ai pas le devoir de maximiser le bien-être global en employant tout mon temps libre à faire bénéficier autrui de mes talents.

La théorie mutualiste explique également pourquoi la façon dont nous comprenons une situation influe sur notre jugement. Le cadrage d’une situation modifie en effet notre perception des intérêts en jeu ou des liens entre les actions et leurs conséquences. De même, la théorie explique comment les institutions sociales et économiques déterminent le jugement moral. Selon Baumard, il n’existe pas de cultures « contractualistes » ou « collectivistes », mais simplement des institutions qui structurent différemment les intérêts et les croyances d’un contexte à l’autre.

Le rejet de la démocratie dans l’Ancien Régime, par exemple, s’appuyait sur l’idée que seule la monarchie était en mesure d’assurer la stabilité nécessaire au respect des intérêts de chacun (p. 171). Si les observateurs occidentaux sont parfois surpris de l’importance du groupe dans certaines sociétés traditionnelles, c’est qu’ils oublient à quel point l’intérêt individuel peut parfois passer davantage par le groupe que par des institutions comme l’État ou le libre marché (p. 173). Le fait que les individus soient davantage obligés de coopérer pour garantir leur bien-être n’implique cependant pas qu’ils donnent préséance au bien-être collectif sur celui des individus.

Baumard s’attaque ensuite à des caractéristiques du jugement moral qui, de prime abord, semble poser problème pour la théorie mutualiste. La question des « fautes sans victime », qui a reçu beaucoup d’attention, en est une. Comment le mutualisme peut-il rendre compte de notre condamnation de l’inceste consentant, de l’insulte au drapeau, du blasphème ou du suicide ? À première vue, ces gestes ne semblent causer de tort à personne. La stratégie de Baumard consiste à nier que ces fautes soient véritablement sans victime, du moins pour ceux qui les moralisent. Le suicide crée souvent une perte pour ceux qui restent, particulièrement dans une société où les individus dépendent étroitement les uns des autres. Les insultes au drapeau ou le blasphème sont souvent compris comme des menaces à l’ordre public ou à des institutions produisant des biens publics appréciés. Quant à l’inceste consenti, plusieurs d’entre nous imaginent difficilement comment il peut véritablement l’être.

Le mutualisme explique également le phénomène de la « chance morale ». Pourquoi le conducteur ivre qui rentre chez lui sans histoire est-il moins coupable que celui causant la mort d’un enfant ? Les deux n’ont-ils pas agi de la même manière ? Ne sont-ils pas également responsables ? Pour le mutualisme, la conséquence des actions sur les intérêts des parties est prise en considération dans le jugement moral, qu’elle soit ou non sous la responsabilité stricte des acteurs.

Finalement, la logique mutualiste peut rendre compte de la distinction entre les actions et les omissions, c’est-à-dire du fait qu’« à conséquences égales, une action est […] toujours plus grave que les omissions » (p. 115). Elle le fait en tenant compte du degré d’effort fourni par chacun des acteurs : « D’un point de vue mutualiste, les coûts engagés dans les actions et les omissions sont différents. Ainsi, ne pas tuer est peu coûteux, tandis que veiller à ne pas laisser mourir autrui, c’est-à-dire l’aider chaque fois qu’il en a besoin, peut être bien plus coûteux » (p. 115).

L’interprétation mutualiste intéressera les amateurs de dilemmes moraux, particulièrement du célèbre « dilemme du trolley ». Nos intuitions dans ces dilemmes ne montrent-elles pas que nous raisonnons, au moins parfois, de façon utilitariste, quand nous acceptons de sacrifier un individu pour en sauver cinq autres ? Comment le mutualisme peut-il accommoder ce sacrifice au profit du plus grand nombre ?

D’abord, rappelle Baumard, les dilemmes moraux sont généralement des situations où il n’y a pas de bonnes solutions :

Dans le cas du trolley, comme dans celui de l’avortement, le bien en jeu (la vie) ne peut être partagé. […] La logique du respect mutuel ne peut donc s’appliquer jusqu’au bout. Pour reprendre le vocabulaire de la négociation, il n’est pas possible de faire des concessions égales. Celui qui meurt fait une concession totale et l’autre n’en fait pas du tout

p. 188

Nous acceptons parfois de sacrifier un individu pour le bien collectif, mais nous hésitons à dire que cette décision est moralement bonne. Si nos intuitions étaient utilitaristes, nous n’aurions pas ces hésitations : nous maximiserions simplement le bien-être collectif, sans nous formaliser de la distribution des pertes entre les individus.

Baumard s’attarde ensuite à démontrer que la façon dont le jugement varie d’un dilemme moral à l’autre répond à la logique mutualiste et à notre désir de trouver un équilibre. Dans les dilemmes moraux, par exemple, la distinction entre action et omission joue souvent un rôle central. Mais elle n’est pas la seule variable en jeu : les intérêts des individus varient souvent en fonction de la structure de la situation. Le fait de sacrifier un individu qui se croit entièrement en sécurité (par exemple, l’individu sur le pont dans le dilemme du trolley) nous apparaît davantage condamnable que de sacrifier un individu déjà en position risquée (l’individu sur la voie ferrée).

L’argument de Baumard est convaincant. Du moins, pour l’essentiel : le raisonnement moral dépend étroitement de notre évaluation des intérêts en jeu et de notre désir de trouver quelque équilibre entre eux. Pour ce qui est de la façon exacte dont nous parvenons à cet équilibre, des facteurs précis en fonction desquels nous établissons une équivalence entre les intérêts des uns et des autres, Baumard reconnaît ne pas offrir de réponse précise et laisser ainsi une partie du problème en suspens (p. 260). Si la morale me commande de sacrifier mon intérêt au bénéfice du vôtre dès que le coût pour moi est suffisamment petit et le gain pour vous suffisamment grand, quels sont exactement les facteurs d’équivalence en jeu ? Ce facteur d’équivalence est-il universel ou varie-t-il en fonction des individus et des contextes ? Voilà des questions qui demeurent pour l’instant en suspens.

Un problème potentiel apparaît également avec le traitement de la punition. Baumard prend le contrepied des défenseurs de la « réciprocité forte », comme Robert Boyd et Peter Richerson, pour qui la punition est essentiellement un geste altruiste venant accroître la coopération au sein du groupe. L’argument de Baumard est complexe. Dans un premier temps, il nie que la punition soit fréquente dans les sociétés humaines. Notre réaction habituelle ne consiste pas à punir les individus injustes, mais à les éviter. Cette réaction est directement inspirée par notre intérêt à nous associer aux individus les plus moraux. Dans un deuxième temps, Baumard souligne que nos intuitions punitives sont d’abord et avant tout rétributives. Elles ne visent pas à dissuader les individus fautifs — en réduisant l’utilité espérée du crime — mais à proportionner la peine à la faute. Cette recherche de la proportionnalité, selon Baumard, explique pourquoi la punition a sa place dans une théorie mutualiste.

Il semble cependant manquer quelque chose à l’argument. On peut d’abord se demander pourquoi nous avons de si fortes intuitions rétributives si la punition occupe une place si modeste dans nos interactions sociales ? Et si la punition a effectivement joué un rôle important dans notre histoire évolutive, comment en rendre compte dans un cadre mutualiste ? La punition ne vient-elle pas toujours, par définition, empirer la situation d’au moins un des acteurs ? Comment peut-elle apparaître dans un cadre où l’on cherche à respecter les intérêts de chacun ? À moins que l’on ne croie qu’en punissant le coupable l’on redonne quelque chose à la victime ? La question demeure en suspens.

Une dernière question à laquelle le livre n’offre qu’une réponse partielle est celle de l’évolution du sens moral. À quel moment est-il apparu ? Quel était le contexte écologique et social précis qui a conduit à sa sélection ? Baumard situe l’évolution de la morale dans le contexte plus large de l’évolution de la coopération. À un moment dans leur histoire évolutive, soutient-il, les humains ont développé une aptitude spécifique à la coopération. Cette évolution est venue élargir considérablement le marché de la coopération, lui donnant une ampleur inédite.

Peu de lecteurs remettront en question l’idée qu’il existe une relation étroite entre la morale et la coopération. Cette relation soulève cependant un problème potentiel que les pourfendeurs de l’innéisme moral auront tôt fait de soulever. À partir du moment où les humains possèdent cette disposition avancée à la coopération, est-il nécessaire pour qu’apparaisse la morale, que soit sélectionné un « sens moral » inné et modulaire permettant le calcul et la prise en considération des intérêts de chacun ? Ne peut-on pas imaginer que la morale ne soit qu’un effet secondaire de la coopération, c’est-à-dire un ensemble simple de règles d’arbitrage apprises intuitivement et précocement au gré de nos interactions coopératives ? Jesse Prinz défend une thèse semblable : s’il existe une universalité dans le fonctionnement du jugement moral, elle s’explique par le fait que notre tendance naturelle à la coopération et notre besoin de coopérer contraignent la sélection des normes morales sélectionnées dans l’évolution culturelle. Si la théorie mutualiste réfute de manière efficace l’utilitarisme, le débat entre l’innéisme et l’empirisme ne se résoudra sans doute pas si facilement.