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Fichte, philosophe du « Non-Moi » est le deuxième livre de Sylvain Portier concernant la pensée de Johann Gottlieb Fichte. Comme le souligne André Stanguennec[1] dans la préface de l’ouvrage, Portier y « prolonge et approfondit son thème et sa thèse de “l’auto-affection sentimentale” tels que les engageait déjà le chapitre III de son précédent livre sur Fichte et le dépassement de la chose en soi[2] (9) ».

Dans ce premier ouvrage sur Fichte, déjà, Portier défendait une interprétation rigoureusement idéaliste de la première philosophie de Fichte (1794-1799). Contre l’interprétation mise en vogue, en France, par Alexis Philonenko et son école, il y soutenait que le rapport du moi à l’altérité, chez le Fichte de la période d’Iéna, s’explique exclusivement à partir du moi lui-même. L’altérité reconnue et vécue comme radicale par le moi serait posée par ce dernier du sein de ce qu’il est en tant que moi. C’est dans le moi lui-même que s’effectuerait la fracture qui amènerait ce dernier à reconnaître la réalité de quelque chose qui lui est étranger — ce que Fichte appelle le non-moi. Celui-ci, d’après Portier, ne serait rien de plus, dans la perspective fichtéenne, que la représentation engendrée par l’activité inconsciente du moi. Originairement, le moi serait unité pure et absolue. En tant que pure activité réflexive, il serait absolue identité du sujet et de l’objet, c’est-à-dire qu’il n’y aurait en lui ni sujet ni objet, mais synthèse des deux. De par cette activité réflexive que constitue originairement le moi, dans l’acte même par lequel il fait retour sur soi, cependant, le moi s’affecterait et se sentirait lui-même. L’intuition intellectuelle posée par Fichte à l’origine de toute réalité, selon Portier, serait donc sentiment de soi. Cette auto-affection serait à l’origine de la scission survenue au sein du moi entre sujet et objet. Conformément aux explications fournies par Fichte aux § 5-8 de la Grundlage, le sentiment se rapporte à la fois au moi et au non-moi. Le sentiment tient le milieu entre l’activité et la passivité, dont il constitue la synthèse. Il est actif, puisque c’est toujours le moi qui sent. À cet égard, le sentiment correspond à une activité du moi et s’y rapporte. Mais il est également passif, parce que, dans le sentiment, le moi n’est pas libre de sentir ou non ce qu’il sent. Comme l’écrit Fichte : « Une contrainte est présente[3] », et, à cet égard, le sentiment se voit rapporté à l’objet. Cette impression de contrainte, d’étrangeté du moi face à lui-même dans le sentiment, explique Portier, vient selon Fichte du fait que l’activité réflexive par laquelle le moi originaire s’affecte lui-même précède nécessairement la scission du moi en sujet et en objet dont elle conditionne la possibilité, et que cette activité est en tant que telle nécessairement inconsciente. Dans le sentiment, le moi se perçoit alors comme agissant — comme « sentant » —, mais sans avoir conscience de l’absolue autonomie de cette activité, qu’il vit comme lui étant imposée. Il pose alors l’origine de son activité hors de soi, = non-moi. C’est en ce sens que Portier, dans sa thèse, pouvait affirmer que ce qu’il appelle l’auto-affection sentimentale constitue chez Fichte « une synthèse du sujet et de l’objet » qui doit nous conduire à « rejeter les conceptions réalistes du monde[4] », c’est-à-dire les conceptions du monde selon lesquelles notre perception de la réalité matérielle doit être expliquée par un objet transcendant l’appareil cognitif — traditionnellement appelé chose en soi. Bien loin d’être une illusion que la doctrine de la science aurait pour but d’élucider et de dénoncer, comme l’affirme Philonenko, l’absoluité du moi posée par Fichte au § 1 de la Grundlage, selon Portier, serait le principe premier à partir duquel Fichte, dans la suite du texte, chercherait à expliquer comment une altérité est possible pour le moi.

Ce sont essentiellement ces conclusions, enrichies de nouvelles considérations, que Portier, dans son dernier ouvrage, présente à nouveau selon une approche qui se veut « pédagogique (33) » et la moins « technique (33) » possible. Je me contente ici de résumer la partie des explications de Portier qui m’apparaît la plus originale et la plus importante : celle qui vise à redéfinir le projet fichtéen en le comprenant comme une tentative de résoudre le problème philosophique caractéristique de la pensée moderne débutant avec Descartes[5].

Dans la doctrine de la science, Fichte s’interroge concernant le rapport qui lie le moi au non-moi. Ce dernier existe-t-il vraiment indépendamment du premier ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une simple représentation engendrée par le moi lui-même et à laquelle ne correspond aucune réalité en soi ? Voilà les questions soulevées — et, si l’on en croit Fichte, résolues scientifiquement — dans la doctrine de la science. Mais pourquoi ce questionnement ? « N’est-il pas évident que le “Non-Moi”, c’est-à-dire tout ce que le Moi n’est pas en lui-même, ne saurait provenir de ce Moi, auquel il est pourtant lié ? (13) » Comment en arrive-t-on à mettre en doute l’autonomie du non-moi par rapport au moi, autonomie qui semble n’être jamais remise en cause dans la vie courante ? C’est à cette question concernant l’origine de l’investigation fichtéenne que Portier commence par répondre afin de clarifier ce qui est en jeu dans la doctrine de la science.

Il le fait en replaçant cette investigation dans le cadre de la pensée moderne débutant avec Descartes, dont Fichte était un grand lecteur. En dernière analyse, le problème avec lequel Fichte se trouve aux prises dans la doctrine de la science est celui qui se trouve déjà soulevé dans les Méditations métaphysiques. Nous ne doutons nullement, la plupart du temps, du fait que le monde empirique existe et qu’il soit tel que nous nous le représentons au moyen des sens et de ce que Descartes appelle la lumière naturelle[6]. Néanmoins, remarque Descartes, l’expérience la plus commune, si nous y sommes attentifs, nous offre une multitude d’occasions de réaliser que nous ne disposons d’aucun savoir à ce sujet (21). Les illusions des sens, les expériences du rêve et de la folie, les erreurs de jugement que nous commettons sans cesse, ainsi que les hypothèses les plus communes concernant l’origine de l’univers, nous conduisent à reconnaître que la réalité empirique n’est rien de plus que la réalité telle que nous la pensons ou telle que nous nous la représentons, ce qui ne garantit rien quant à l’objectivité de cette représentation, c’est-à-dire quant à la question de savoir si cette représentation est celle d’un objet effectif, existant indépendamment de celle-ci. Au fond, note Descartes, c’est avant tout moi-même que je connais à travers ma représentation du monde : je sais que je me représente les choses de cette façon, mais j’ignore tout des choses elles-mêmes, pour peu qu’il y ait quelque chose de tel. Et c’est dans ce constat que prend naissance l’enquête proprement moderne, qui vise à déterminer si et dans quelle mesure ce qui constitue ma représentation de la réalité doit être considéré objectif.

À ce sujet, Descartes conclut comme on le sait que le point de vue solipsiste peut être dépassé dans la mesure où je parviens à me persuader que Dieu, conçu comme principe de perfection absolu, constitue nécessairement le fondement de mon existence. Cela étant établi, juge Descartes, l’objectivité de la représentation empirique l’est également, parce que la perfection de mon origine implique nécessairement la validité des représentations qui s’imposent à moi par nature (26).

Cependant, explique fort judicieusement Portier, chez Descartes déjà, et encore plus clairement chez les philosophes rationalistes qui s’en inspireront, l’objectivité de la représentation empirique dont Dieu constitue le garant ne doit pas être comprise en termes de correspondance à une réalité indépendante de toute représentation. Dieu, chez Descartes, vient simplement garantir la « consistance » et la « constance (26) » de ce que je tiens pour vrai chaque fois que je le pense. Le problème soulevé par Descartes n’est pas de savoir si, à tel arbre que je vois dans la rue et que je pense comme existant, correspond un arbre identique indépendamment de toute pensée. Descartes est conscient que cet arbre tel que je le pense ne peut être tel que je le pense indépendamment de toute pensée — soutenir l’inverse, c’est vouloir la contradiction même. Mais la question de Descartes est plutôt de savoir si cet arbre que je perçois existerait également tel que je le perçois pour d’éventuels êtres intelligents indépendants de moi, et s’il continue d’exister tel que je le perçois lorsqu’aucune intelligence finie n’y porte attention. Et c’est là que Dieu intervient, en tant que suprême intelligence organisatrice se trouvant au principe de l’harmonie des diverses intelligences individuelles, et capable d’appréhender par sa faculté de connaître infinie la totalité de la création de manière ininterrompue. Que tel arbre existe objectivement ou indépendamment de moi voudrait donc simplement dire, pour Descartes, premièrement que toute intelligence possible dans des circonstances semblables ferait l’expérience de cet arbre de la même façon que moi ; et deuxièmement, que dans l’éventualité où aucune intelligence finie ne le percevrait, il continuerait néanmoins d’exister de la même façon du point de vue de l’intelligence divine. Dieu est déjà chez Descartes ce qu’il deviendra encore plus clairement chez Leibniz et chez Berkeley, à savoir « un certain « Non-Moi », pensé comme Moi transcendant, extérieur et supérieur au « Moi fini », qui est censé garantir la stabilité, l’ordre et la cohérence de nos diverses perceptions, et qui coordonne les perceptions des esprits, de façon à ce qu’existe un monde commun (28).

Et c’est à partir de cette compréhension du cartésianisme et du rationalisme moderne, souligne Portier, qu’il convient de lire Kant. La chose en soi, chez Kant, n’est rien de plus que l’objet de l’intuition intellectuelle, qui pour ce dernier constitue clairement la prérogative de l’être divin. Par conséquent, lorsque Kant déclare que nous ne connaissons pas, à travers l’expérience empirique (c’est-à-dire à travers la sensibilité et l’entendement), la réalité telle qu’elle est en soi, mais seulement la manière dont elle nous apparaît, il n’affirme pas de la sorte l’existence d’une ou plusieurs substances indépendantes de toute intelligence possible, ce qui contredirait radicalement les résultats de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantale. Mais il affirme simplement par là qu’il nous est impossible, en tant qu’il échappe à l’empirie constituant notre domaine de connaissance propre, de déterminer scientifiquement ce que doit être le principe infini ou divin qui se phénoménalise dans l’expérience. On ne saurait déterminer, par exemple, si ce principe doit nécessairement faire en sorte que toute intelligence possible intuitionne la réalité comme nous, êtres humains, l’intuitionnons. Voilà sur quoi repose — du moins en « grande partie (53) » — la distinction kantienne entre phénomène et chose en soi, selon Portier. Une lecture d’une grande ingéniosité qui, il faut l’espérer, attirera l’attention des spécialistes et portera ses fruits dans le milieu des études kantiennes. « C’est seulement parce que rien ne prouve que des modes d’intuition autres que les nôtres n’existent pas, écrit Portier, que nous devons [selon Kant] accepter l’idée de leur existence (53) », et par le fait même l’idée que les choses en soi sont possiblement distinctes de nos représentations. Il n’y a peut-être pas d’harmonie préétablie entre toutes les intelligences ; rien ne garantit que le principe de l’intuition sensible ne puisse pas se phénoménaliser différemment d’une intelligence à l’autre (par exemple chez une éventuelle intelligence extra-terrestre) : c’est là la signification profonde de la doctrine kantienne de la chose en soi.

Et c’est seulement à la lumière de cette lecture de Kant, estime Portier, que le projet et le procédé fichtéens peuvent à leur tour devenir compréhensibles. Fichte, dans la Grundlage, commence (§ 1-2) par poser, à titre de condition de possibilité de toute expérience possible, c’est-à-dire de toute phénoménalisation possible, le rapport sujet-objet. Pour toute manifestation donnée, il faut supposer un moi qui se pose lui-même comme le sujet auquel un objet différent de lui-même (= non-moi donc) se manifeste. Puis, dans la suite du texte, Fichte entreprend de démontrer que la réalité phénoménale, telle qu’elle se présente à nous êtres humains (c’est-à-dire essentiellement selon les formes de l’intuition sensible que sont l’espace et le temps, et selon la table des catégories établie par Kant), peut être déduite entièrement a priori à titre de condition de possibilité du rapport sujet-objet. Autrement dit, Fichte cherche à démontrer que la réalité phénoménale telle que nous la vivons correspond à la seule réalité phénoménale pensable, et donc envisageable pour nous. D’où la prétention fichtéenne à en finir avec la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les choses en soi.

Fichte [écrit Portier] rejette […] la dimension anthropométrique de la position kantienne, et considère que les catégories qui rendent possible notre expérience ne sont nullement contingentes, que ce soit dans leur nature ou dans leur nombre. La tâche qui s’impose tout d’abord à Fichte est donc de déduire a priori l’ensemble ordonné de ce que Kant nomme les Postulats de la pensée empirique

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Et c’est dans le cadre de cette déduction que Fichte, selon Portier, en arrive notamment à la conclusion que le rapport sujet-objet, le rapport du moi à un non-moi, n’est pensable que par le biais d’un sentiment résultant de l’auto-affection du moi. Dès lors, tout sujet possible serait lié à son objet sur le mode de la sensibilité : l’intuition de type sensible, contrairement à ce que supposait Kant, ne pourrait en aucun cas constituer une spécificité humaine, mais serait caractéristique de toute conscience de soi possible. Cette conclusion apparaît cohérente par rapport à l’entreprise fichtéenne comprise comme projet d’établir a priori l’harmonie préétablie de toutes les intelligences possibles et, par là, l’objectivité ou la non-contingence absolue de l’expérience empirique humaine.

En terminant, même si Portier n’a peut-être pas pleinement su tenir l’improbable pari qu’il s’était proposé[7] — présenter les enjeux de l’investigation fichtéenne de manière accessible au grand public ! —, le jeu en valait la chandelle, et l’effort mérite d’être salué. Un effort d’autant plus apprécié qu’il est mis au service d’une interprétation résolument idéaliste de Fichte qu’il est grand temps d’opposer, en France, aux nombreux commentateurs souhaitant voir dans la doctrine de la science une philosophie de la finitude et de l’insuffisance humaines[8].