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En 1980, le petit monde de la philosophie des sciences était ébranlé par la parution d’un ouvrage aux dimensions réduites : The Scientific Image. La posture antiréaliste de l’auteur prenait à rebours nombre de positions usuelles. De plus, il y défendait l’idée d’« adéquation empirique », laquelle a fait fortune et est en quelque sorte devenue, depuis, sa marque de commerce. Ce nouvel ouvrage, qui paraît presque trente ans plus tard, développe un nouveau concept, la représentation scientifique du titre, peut-être appelé, lui aussi, à un grand avenir. Essayons de voir pourquoi.

L’ouvrage comprend treize chapitres, regroupés en quatre sections de longueur variable, elles-mêmes suivies de quatre appendices précisant des aspects des chapitres I, VI, VII et XIII. Le tout est précédé d’une brève introduction. La première section (« Representation », chap. I-III, 11-88[1]) s’interroge sur ce qu’est la représentation, tant en art qu’en science. Van Fraassen y voit une notion primitive et non réductible (7). La deuxième (« Windows, Engines, and Measurement », chap. IV-VII, 91-185) aborde la question de la mesure, vue comme une forme de représentation, et soulève le problème de la coordination, que nous examinerons tout à l’heure. La troisième (« Structure and Perspective », chap. VIII-XI, 189-261) passe en revue l’évolution du structuralisme chez les philosophes antérieurs. Van Fraassen y propose sa propre version de cette approche, qu’il baptise structuralisme empiriste. La quatrième (« Appearance and Reality », chap. XII-XIII, 269-308), enfin, analyse les critères de base à partir desquels on peut juger la science moderne. Curieusement, l’ouvrage se termine sans véritable conclusion.

Comme il est illusoire de penser rendre justice, en quelques pages, à un travail aussi riche que dense et subtil, nous opterons ici pour une présentation thématique plutôt que séquentielle.

On le sait, on ne peut interpréter correctement la mécanique quantique (dorénavant MQ) à moins de disposer d’une théorie de la mesure. Habituellement, les philosophes développent une telle théorie exclusivement aux fins de compréhension de la MQ. Telle n’est pas l’approche retenue par van Fraassen, bien au contraire. L’une des grandes originalités de cet ouvrage consiste en effet à proposer une réflexion générale sur les instruments de mesure, entendus en un sens très large. Est « instrument de mesure » tout ce qui permet d’obtenir une représentation de l’objet scientifique : modélisations, graphes, cartes, simulations informatiques, appareils de mesure, d’observation (van Fraassen analyse longuement le rôle du microscope optique : 99-111), etc. L’auteur développe ainsi, fait rare chez les philosophes des sciences, une philosophie de la technologie, engendrant dans la foulée une théorie générale de la mesure (147-156), laquelle permet à son tour d’asseoir solidement les analyses subséquentes sur la fonction de la science. C’est d’ailleurs pourquoi toute la première partie de l’ouvrage cherche à cerner, le plus précisément possible, le concept de représentation.

En l’occurrence, il faut cependant faire preuve de prudence. Rorty, déjà, dénonçait ces notions dévoyées de représentation, grâce auxquelles on prétend simplement tendre un miroir à la nature[2]. Aussi van Fraassen écarte-t-il soigneusement ces théories mimétiques de l’image. Pour lui, les représentations scientifiques, celles que nous procurent les divers instruments à notre disposition, ne constituent pas des « fenêtres sur le monde[3] », mais des phénomènes inédits, engendrés par des « appareils créateurs » (100-101). Ce sont, dit van Fraassen, des « hallucinations publiques », dont l’arc-en-ciel constitue l’exemple par excellence[4]. C’est pourquoi, renvoyant à la formule caustique de Clausewitz sur la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens, van Fraassen appelle plaisamment sa position, la « doctrine Clausewitz de l’expérimentation », celle-ci étant, dit-il, « la continuation de la construction théorique par d’autres moyens » (112).

Avant de poursuivre, il faut toucher un mot de la notion d’« apparence », cruciale pour la nouvelle position de Van Fraassen, mais à laquelle il donne ici une signification éloignée du sens philosophique habituel. Selon lui, la tripartition réalité-phénomène-apparence a présidé à la naissance de la science moderne, qui a souvent cherché des manières de dériver les apparences des phénomènes. Ainsi, usant de la cinématique et de l’optique, Copernic montre bien comment les mouvements rétrogrades des planètes constituent une simple apparence, explicable par la trajectoire réelle des astres par rapport à la Terre et au Soleil (286-288). Galilée (Il Saggiatore, 1623) et Locke reprendront cette distinction, entre autres sous la forme de la célèbre opposition entre qualités primaires et secondaires. Quant à Descartes, il la transposera dans le domaine des rapports matière-esprit, donnant naissance au fameux « problème de l’existence du monde extérieur ». Dans le quatrième et dernier appendice de son ouvrage, « Retreat ( ?) from The Scientific Image », van Fraassen regrette de ne pas avoir considéré plus tôt cette antithèse : « […] à l’époque [en 1980], je ne distinguais pas clairement les phénomènes des apparences » (317)[5]. Il ne s’agit donc plus, pour la science, de « sauver les phénomènes », selon la célèbre expression platonicienne[6], mais d’analyser les apparences. En d’autres termes, le phénomène, c’est l’entité potentiellement observable, qu’il s’agisse d’un objet, d’un événement ou d’un processus (8, 307), tandis que l’apparence, c’est plutôt le résultat de la mesure (284), le phénomène en situation d’observation (289).

La science vise donc, dans la mesure du possible, à dériver l’apparence du phénomène, soit. C’est ainsi qu’elle est née, au xvie siècle. Mais est-ce toujours nécessaire pour que l’on puisse parler d’une théorie scientifique complète ? Pour l’auteur, non. Les développements modernes de la physique, en particulier ceux de la MQ, ont parfois réussi à contourner avec succès cette contrainte. Autrement dit, une compréhension juste de la dérivation de l’apparence à partir de la réalité théorique, soit sous forme déterministe, soit sous forme stochastique, ne constitue pas un critère de complétude pour une théorie scientifique (299 sq.). Que se passe-t-il au moment de la réduction du paquet d’ondes ? Bien que les recherches récentes sur la décohérence quantique éclairent certains aspects du processus, elles ne solutionnent pas le problème (396, n. 21), de sorte que personne ne le sait vraiment. Pourtant, d’un point de vue pragmatique, le structuralisme empiriste ne se formalise aucunement de cette lacune, dont il s’accommode même très bien. En effet, l’adéquation empirique exige seulement que les apparences soient correctement agencées (« embedded ») dans les modèles théoriques[7]. Il faut donc parfois faire un pas en arrière et, dans les termes de van Fraassen, écarter, lorsque nécessaire, le « critère de l’Apparence issue de la Réalité », qui ne doit pas devenir une contrainte inhérente à toute théorie physique (308).

Qu’on en maintienne ou non l’exigence, cette matrice à trois niveaux constitue l’un des aspects importants du nouveau structuralisme empiriste (chap. XI, 237-261), appelé à remplacer, pour van Fraassen, l’empirisme constructif de ses débuts. Mais ce n’est pas le seul, et, avant de conclure cette brève recension, il vaut la peine de mettre en lumière un autre volet essentiel de la nouvelle position de l’auteur, qui témoigne de la subtilité de l’ouvrage.

Selon van Fraassen, les résultats de l’expérimentation produisent d’abord des données brutes, incluses dans des modèles empiriques (« data models »). Normalisés, ceux-ci mènent à leur tour à des modèles de surface (« surface models »), c’est-à-dire des séries affichant un « éventail continu de valeurs » (167). Enfin, ces modèles aplanis sont eux-mêmes enchâssés (« embedded ») dans des structures mathématiques. Or, pour l’approche sémantique défendue par van Fraassen, une théorie scientifique constitue précisément une famille de modèles, c’est-à-dire de structures mathématiques. Ainsi, comme l’avaient bien compris Russell et Carnap, à qui n’auront manqué qu’une véritable attitude empiriste et une conception juste de la représentation (chap. IX-X, 213-235), nous n’avons accès qu’aux structures, c’est-à-dire aux relations entre les choses (238). Mais quelle est justement la relation exacte entre les données empiriques et le formalisme mathématique de la théorie ? « Comment une entité abstraite, telle une structure mathématique, peut-elle représenter quelque chose qui n’est pas abstrait, quelque chose dans la nature ? » (240 ; l’auteur souligne). Van Fraaasen nomme ce problème, soulevé d’abord par Mach et repris ensuite par Poincaré, Schlick et Reichenbach, le problème de la coordination, et il y consacre un chapitre entier de l’ouvrage (chap. V, 115-139). Or sa réponse est fort originale. Une mesure, nous l’avons dit, entraîne une représentation. Et il se trouve que, selon lui, celle-ci n’a de sens que par le biais de son usage : « Il n’y a pas de représentation, sauf au sens où certaines choses sont utilisées, réalisées ou conçues pour représenter certaines choses de telle ou telle manière » (23 ; l’auteur souligne). Comme le tableau est conçu en fonction du point de vue d’un spectateur[8], de même la mesure n’a de sens qu’en fonction d’une intention, exprimée dans un jugement utilisant des termes indexicaux (« indexicals judgments[9] », 181-182). « Il faut identifier sa position dans l’espace logique de la théorie, au même titre que, sur une carte, on doit localiser l’indication “Vous êtes ici” » (261). En d’autres termes, et bien qu’il y prenne un sens différent, le perspectivisme est inévitable en science, tout comme en peinture. La mesure est un acte localisant une information (« item ») dans l’espace logique (165), et toute représentation scientifique est contextuelle. Par conséquent, la « mesure est perspectiviste » (176). Dans le cas contraire, on se retrouverait devant un « problème insoluble » (122). C’est pourquoi, dit van Fraassen, l’agent scientifique doit nécessairement se situer et accepter, du même souffle, l’existence du fameux cercle herméneutique (116), que l’on limite habituellement aux sciences humaines ou sociales[10]. Il faut en conséquence abandonner ce qu’Eddington appelait « le point de vue de personne en particulier », et accepter plutôt, selon le mot de Weyl parlant des systèmes de coordonnées, « le résidu incontournable de l’anéantissement de l’ego » (71). Comment, dans ces conditions, ne pas tomber dans un subjectivisme pernicieux et garantir malgré tout l’objectivité scientifique ? Pour van Fraassen la réponse, sans doute inspirée de la phénoménologie husserlienne, s’impose d’emblée : pour parer à ce problème, la science doit rechercher l’« intersubjectivité maximale » (266).

Ajouté à la tripartition réalité-phénomène-apparence, ce perspectivisme pragmatique, si on peut l’appeler ainsi, constitue la clé de voûte de la nouvelle position de van Fraassen. Car l’usage, lié au contexte et exprimé dans des propositions utilisant des termes indexicaux, ajoute en quelque sorte une triple spécification à son structuralisme inédit.

Pour être complet, il faudrait encore parler de l’isomorphisme des sous-structures postulé par l’auteur, de l’analogie entre l’espace pictural et l’espace logique, du but qu’il assigne à la philosophie des sciences (non pas révéler les mystères de la nature ou la structure de la réalité, mais simplement comprendre le fonctionnement de la science en sa pratique : 239, 297), et de bien d’autres thèses que défend avec brio van Fraassen. Malheureusement, les limites sévères d’une simple recension ne le permettent pas. Espérons cependant que cela n’empêchera pas ceux et celles que préoccupe la réflexion sur les sciences de se procurer cet ouvrage ; sa richesse et son intérêt ne dépareront certes aucune bibliothèque. Car en passant de l’image scientifique (1980) à la représentation scientifique (2008), van Fraassen a encore affiné sa pensée, nuancé ses positions et affuté ses concepts. Pour notre plus grand plaisir.