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1. Philosophie et histoire de la philosophie

Peu de gens nieront l’importance que présente pour l’histoire de la philosophie l’étude des textes écrits par Wittgenstein au début des années 30, quand il reprend son activité philosophique. Tout d’abord, parce qu’il n’y a que très peu d’études à ce sujet. Celui qui veut écrire un essai concernant les Philosophische Bemerkungen, ou le Big Typescript, ne trouvera pas plus de cinq ou six titres avec lesquels il pourrait entamer un dialogue, ou du moins qui puissent lui servir de point d’appui. Dans ce travail d’interprétation des textes, il faut pratiquement tout recommencer du début, en explorant des territoires à peu près intouchés. La lacune du point de vue de l’histoire de la philosophie est évidente, et toute contribution à ce travail est donc la bienvenue.

Pour l’histoire de l’évolution de la philosophie de Wittgenstein, la nécessité de combler cette lacune est encore plus pressante. Y a-t-il dans cette évolution plus de continuité ou plus de rupture ? Quel est le sens de ce pas que l’on franchit en allant du Tractatus aux Recherches philosophiques ? Que se cache-t-il sous ce contraste si marqué dans le style et dans le contenu des deux oeuvres ? Évidemment, il est tout à fait possible de chercher des réponses structurelles pour ces questions — des réponses basées sur l’économie interne des textes et sur l’établissement de leurs lectures possibles. Il est cependant inévitable que tôt ou tard ces réponses de nature structurelle soient appelées au tribunal des manuscrits, dans lesquels les étapes effectives de ce passage sont consignées. Et il est assez clair qu’une étape cruciale de ce mouvement est celle qui s’accomplit au tout début de la période intermédiaire, quand une crise s’abat sur le projet tractatuséen, et les anciennes réponses ne sont désormais plus recevables. Ou, en une formulation plus neutre : les anciennes questions ne peuvent désormais plus être articulées de la même manière.

Mais posé même que les questions discutées dans les articles qui composent ce volume aient une importance historique indéniable, l’importance proprement philosophique que pourraient avoir ces discussions est loin d’être claire. Qu’importe, après tout, une philosophie provisoire, passagère, à laquelle l’auteur lui-même n’a pas accordé quelque peu que ce soit une forme définitive. Il nous semble que ce genre de question réveillera immédiatement chez nombre de lecteurs le souvenir d’un texte séminal écrit par Peter Hylton il y a plus de vingt-cinq ans. Nous pensons naturellement à « The Nature of Proposition and the Revolt against Idealism », l’article qui est à l’origine du livre important que Hylton publiera quelques années plus tard sur la philosophie de Bertrand Russell. Écrit pour un recueil dont le thème était justement les relations entre la philosophie et son histoire, l’article se divise en deux parties bien tranchées. Dans la première, Peter Hylton fait une description minutieuse de la genèse de la théorie du jugement comme relation multiple que Russell présente d’abord dans l’essai sur la nature de la vérité et de la fausseté, en 1910, et qu’il tente ensuite de développer dans le célèbre manuscrit inachevé de 1913. Nous sommes en 1984, l’année même où ce manuscrit a finalement été publié. Même avant sa publication, il avait déjà déclenché un bouleversement des études wittgensteiniennes. La théorie de l’image du Tractatus reçut un nouvel éclairage à partir de travaux qui la projetaient sur l’arrière-plan des critiques que Wittgenstein adresse à Russell à l’époque où celui-ci est en train de préparer ce manuscrit. L’étude de ce texte de Russell mettait en évidence ce contre quoi le Tractatus venait établir ses prises de position, ce qui à son tour aidait à comprendre quel était exactement l’enjeu de certains aphorismes qui, jusque-là, restaient plus ou moins (sinon complètement) obscurs.

Pour examiner la théorie du jugement en tant que relation multiple, Hylton remonte à la première théorie du jugement de Russell, présentée dans les Principles of Mathematics. Ce qui l’amène finalement à reconstruire le contexte d’une révolte de Russell et de Moore contre la tradition idéaliste représentée par des auteurs relativement peu étudiés comme Bradley, ou pratiquement oubliés comme T. H. Green. C’est à partir d’une étude approfondie de ces auteurs que Peter Hylton a reconstruit non seulement le sens de la première théorie de la proposition de Russell, mais aussi (et principalement) le sens d’urgence que le problème de l’unité propositionnelle avait dans le contexte du débat philosophique en Angleterre à la fin du xixe siècle.

Mais quel est l’intérêt proprement philosophique d’une recherche historique aussi minutieuse ? Dans la partie finale de l’article, Peter Hylton essaye de répondre à cette question. Selon un certain point de vue, l’histoire de la philosophie fournirait au philosophe une espèce d’inventaire de solutions pour des problèmes donnés à l’avance. Ce que toute la partie initiale de l’article avait montré, néanmoins, c’était justement le contraire. Il n’y a pas de question abstraite concernant l’unité propositionnelle que Russell ait essayé de résoudre de deux manières différentes : l’intelligibilité même de l’entreprise de Russell n’en sort pas indemne quand nous l’arrachons à un contexte historique au moins assez ample pour qu’il puisse abriter ses interlocuteurs immédiats. De même, il est difficile de comprendre l’insistance avec laquelle Russell essaye à tout prix de sauver sa deuxième théorie du jugement d’un naufrage imminent quand nous ne sommes pas au clair relativement aux alternatives qu’il essaye d’éviter.

Le travail qui se fait aujourd’hui sur les textes de la « période intermédiaire » de Wittgenstein gagne un sens philosophique plus profond quand on le considère dans cette perspective. Il ne s’agit pas seulement de compléter une collection de timbres avec l’acquisition d’un exemplaire rare et plus ou moins exotique. Bien sûr, c’est aussi de cela qu’il s’agit. Il n’est pas raisonnable que toute une étape de l’évolution intellectuelle d’un des plus importants philosophes contemporains continue de plonger dans les brumes. Or la description que nous avons aujourd’hui du passage de la philosophie du Tractatus à celle qui est caractéristique des Recherches philosophiques est loin d’être satisfaisante. Quelles que soient nos options herméneutiques, et quelle que soit la manière par laquelle nous décrivons les différences entre la première et les dernières oeuvres de Wittgenstein, on ne peut que juger peu satisfaisant le fait que cette description soit obligée de suggérer, faute de mieux, une espèce de conversion soudaine, produite on ne sait pas bien quand. Le plus léger examen des textes de la période intermédiaire suffit pour écarter définitivement toute hypothèse d’un événement soudain. Ce que l’on rencontre dans les manuscrits, c’est une lutte laborieuse pour venir à bout de difficultés très spécifiques qui se sont posées pour le système du Tractatus et l’effritement progressif du tissu de ce système, jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable. Cette histoire a donc une importance qui lui est propre, et il faut la raconter.

Mais il ne s’agit pas seulement de cela. D’un point de vue philosophique, ce que l’on attend d’une lecture adéquate des textes de la période intermédiaire, c’est qu’il en résulte plus ou moins le même effet sur la lecture des textes de la période finale que celui que les travaux comme ceux de Peter Hylton ont eu sur l’interprétation du Tractatus. Il est impossible, par exemple, de se pencher sur l’opposition entre l’hypothèse et le phénomène dans les Remarques philosophiques sans songer aux discussions concernant l’impossibilité d’un langage privé dans la période finale de la philosophie de Wittgenstein. Il est impossible de parcourir les pages où Wittgenstein parle du langage comme d’un « calcul avec des règles fixes » sans être amené à les comparer avec les pages qu’il consacrera plus tard à l’analyse de la notion de « suivre une règle ». Il est impossible de lire la première section des Recherches philosophiques sans qu’il nous vienne à l’esprit que c’est justement autour de mots comme « rouge », « cinq » et « pommes » qu’une bonne partie des discussions de la période intermédiaire s’est articulée. C’est là, au début des années 30, que les relations logiques entre des objets physiques, comme les pommes, et des phénomènes, comme la sensation de rouge, seront au coeur de la réflexion de Wittgenstein. C’est là aussi que la grammaire des désignations de couleur sera soumise à un nouvel examen, face à l’évidente impossibilité de réduire cette grammaire au fonctionnement d’opérateurs vérifonctionnels uniformes. C’est dans la période intermédiaire, finalement, que la grammaire des nombres acquiert un statut propre et irréductible, puisqu’elle ne peut plus être comprise comme le simple prolongement d’une notion absolument générale d’« opération logique », comme c’était le cas dans le Tractatus.

Disons-le clairement : celui qui se penche sur la période intermédiaire est par force amené à penser que ce n’est que sur l’arrière-plan de ces textes que la philosophie tardive de Wittgenstein pourra être correctement comprise. C’est là, encore plus que dans le Tractatus, que nous allons trouver l’arrière-plan oublié contre lequel cette philosophie tardive s’est formée. Il y a de bonnes raisons de croire que ce que la lecture minutieuse de T. H. Green a signifié pour la compréhension de la théorie russellienne de la proposition, l’étude minutieuse de la période intermédiaire pourra le signifier pour la compréhension de la philosophie tardive de Wittgenstein. Loin d’être un simple objet d’érudition, il s’agit d’un épisode central dans l’histoire de la philosophie contemporaine.

2. Textes, thèmes, abordages

L’attention portée aux manuscrits de la période intermédiaire n’est pas du tout un phénomène récent. Très tôt — par exemple dans le long commentaire analytique des Recherches philosophiques par Baker et Hacker, ou alors dans Le mythe de l’intériorité de Jacques Bouveresse — ces manuscrits ont été largement mis à profit pour éclairer soit la philosophie tardive, soit le développement même de la philosophie de Wittgenstein. Le fait est que la plupart des fois — même quand ils sont l’objet principal de l’étude —, ces manuscrits sont mesurés à l’aune des « deux » philosophies de Wittgenstein, celle du Tractatus et celle des Recherches. L’un des problèmes exégétiques qui se posent donc d’emblée pour le lecteur des manuscrits est celui des relations entre ces manuscrits et les deux points de repère que constituent sa première et sa « dernière » oeuvre.

Comme nous l’avons dit, la topographie accidentée de ces manuscrits, avec quelques grands sommets (les Remarques philosophiques, le Big Typescript), résiste à la simplification d’un choix entre une rupture soudaine et une continuité de progrès. Pour en dresser la cartographie, il faudra bien sûr non pas renoncer aux deux grands points de repère, mais reconnaître à ces textes tout leur droit, et avoir la patience de les écouter. Ainsi, quand David Stern revient sur l’interprétation des Remarques philosophiques qu’il avait lui-même proposée dans Wittgenstein on Mind and Language, le fond de sa critique du rapprochement excessif entre la thématisation du solipsisme du Tractatus et celle de 1929-1930 n’est pas à trouver dans la substitution de la thèse de la « continuité » par la thèse de la « rupture », mais dans la tentative de restituer aux Remarques philosophiques leur autonomie philosophique, pour ainsi dire. Ces relations entre les manuscrits et les deux oeuvres-repère sont abordées par Mauro Engelmann à partir du Big Typescript. Ce texte est certainement l’un des « grands sommets » de la topographie accidentée de la période intermédiaire ; situé assez près du Tractatus selon l’ordre du temps, il en est néanmoins assez distant par la forme de sa composition aussi bien que par les vues qu’il exprime. Mauro Engelmann, en s’appuyant sur les relations entre l’idée du langage comme calcul et celle d’autonomie de la grammaire telles qu’on les trouve dans le Big Typescript, marque la distance de ce texte tant par rapport au Tractatus et à sa conception à première vue semblable du langage-calcul que par rapport aux Recherches ; il s’agit pour lui aussi, en somme, de montrer « l’autonomie philosophique » de ce texte.

Les textes que Wittgenstein consacre à l’espace visuel en 1929-1930 (dans Some Remarks et dans les Remarques philosophiques) peuvent être l’objet de différents abordages. D’un côté, en effet, ces textes marquent une prise de distance par rapport au Tractatus, dans la mesure d’abord où l’on y trouve l’abandon de l’idée que toute proposition est une fonction de vérité de propositions élémentaires logiquement indépendantes ; mais surtout, comme le montre João Vergílio Gallerani Cuter, parce qu’ils sont à l’origine d’une nouvelle vue sur les mathématiques, qui ne fait plus des nombres un simple développement de l’idée générale d’opération logique, mais leur assigne l’autonomie d’une grammaire irréductible à un domaine autre. D’autre part, ces mêmes textes peuvent être considérés du point de vue du sujet qui leur est propre, c’est-à-dire, de celui de la question de l’espace visuel par contraste avec l’espace physique. De ce point de vue, nous avons là non seulement un thème bien caractéristique du Wittgenstein du début des années 30, mais aussi une question philosophique à bon escient. André Porto met en valeur cette question, en la rapprochant de la question de l’« image interne » qui deviendra une des cibles privilégiées de la philosophie tardive de Wittgenstein.

La réflexion sur les mathématiques est présente d’un bout à l’autre de son oeuvre, et ici aussi l’alternative continuité/rupture s’avère être appauvrissante, en même temps que le double point de repère du Tractatus et de l’oeuvre tardive est indispensable. Mathieu Marion et Mitsuhiro Okada s’adressent à une question centrale de cette réflexion, à savoir, l’idée selon laquelle le sens d’une proposition mathématique est donné par sa preuve, et ils examinent sous le double point de vue de l’exégèse des textes et de la cohérence interne certaines des conséquences de cette idée qui sont à première vue troublantes. Sören Stenlund, de son côté, se penche sur les changements que la réflexion wittgensteinienne sur les mathématiques subit au début des années 30 ; il s’agit pour lui d’un côté de mettre en valeur l’importance que les mathématiques contemporaines ont pour la compréhension de ces changements, dont l’axe doit être cherché dans l’idée d’application des mathématiques. Sébastien Gandon, à son tour, envisage la question des relations entre le « premier » et le « dernier » Wittgenstein sous l’angle de la critique adressée au logicisme russellien par la partie III des Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, donc sous l’angle d’un texte tardif reprenant une polémique qui habite déjà le Tractatus.

La question du temps, finalement, est un thème qui dans le cadre des études wittgensteiniennes trouve naturellement sa place dans les écrits du début des années 30. Nuno Venturinha revient sur les analyses de Hintikka et de David Stern qui ont mis ce thème à l’ordre du jour ; mais par l’exégèse des textes du début des années 30, ce qu’il vise est un point de vue privilégié pour lire la philosophie tardive de Wittgenstein. Denis Perrin nous propose un examen de la critique que Wittgenstein adresse dans les Remarques philosophiques à Russell au sujet de concepts comme celui d’expectation, non pas tellement pour défendre Russell, mais pour dégager ce qui est à la base de cette critique : l’effort de maintenir le cadre tractatusien des relations entre langage et monde en tenant compte de sa réflexion sur le temps. Bento Prado Neto, en dernier lieu, aborde le thème des relations entre la réflexion de Wittgenstein sur le temps et l’abandon du projet d’un langage phénoménologique par l’examen de la place que le chapitre VII des Remarques philosophiques occupe dans la genèse de ce texte.

Au dernier jour du colloque « The Middle Wittgenstein » à Brotas[1], Mathieu Marion a pris la parole pour faire un vibrant hommage à la mémoire du regretté Michael Wrigley, disparu en 2003, à la suite d’une courte maladie. Michael était au moment de sa mort professeur à l’Université de Campinas, et un membre actif de la communauté philosophique brésilienne depuis de nombreuses années ; il avait notamment écrit d’importants textes sur la philosophie de Wittgenstein, et sa contribution aux études wittgensteiniennes au Brésil, au cours des ans, fut des plus importantes. Michael était bien connu des participants, qui avaient pour lui une grande affection, et son absence au colloque n’a pas seulement privé ce volume d’un texte de sa main, elle laisse dans l’esprit de tous un grand vide. C’est pourquoi nous aimerions dédier ce dossier à sa mémoire.